L’apologétique a pour objet de répondre à un certain nombre de questions et de trouver la vérité sur Dieu, le Christ, l’Église. Mais une objection se pose bien avant cette série de questions, et cette objection constitue tout simplement une remise en cause radicale de la possibilité de poser même ces questions. Il s’agit du problème de l’existence d’une vérité objective et connaissable. L’homme peut-il atteindre la vérité sur ces questions religieuses, ou bien une telle prétention ne constitue-t-elle qu’une vaine illusion ?
Il existe aujourd’hui un état d’esprit général, dont la réflexion religieuse subit nécessairement le contrecoup : c’est celui qui remet en cause l’existence même d’une vérité, spécialement sur les points qui touchent au sens de la vie humaine.
Dans une discussion sur les grands problèmes de l’existence humaine, la plupart des réflexions et des objections de nos contemporains se ramènent, une fois les points de vue clarifiés, à cette seule question fondamentale et préalable : existe-t-il une vérité objective ? En bien des domaines, les hommes ne croient plus aujourd’hui à une vérité unique, valable pour tous, ne changeant pas avec le temps et ayant valeur en elle-même. Ils n’admettent même pas que, si une telle vérité existait, leur intelligence pourrait l’appréhender valablement.
De même que Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les esprits actuels font du relativisme sans le savoir. Ils croient sans difficulté en une vérité objective dans leur vie privée ou professionnelle. En revanche, dans le domaine intellectuel, ils ne font plus confiance ni à la réalité, ni à l’intelligence. Sans même examiner la question, ils se comportent comme si toutes les opinions se valaient, sous-entendu ne valaient pas mieux les unes que les autres, sinon pour exprimer la subjectivité individuelle.
La vérité est relative aux diverses personnes
Nos contemporains estiment, en effet, que les catégories logiques, les manières de raisonner et de percevoir le réel varient selon les cultures, comme nous le montrent l’ethnologie et la sociologie. La vérité que je perçois dépend de mes origines, de mon environnement naturel, de mes acquis culturels, qui « colorent » ma vision des choses. Chaque homme est d’ailleurs plein de préjugés inconscients, issus des opinions de sa famille, de son milieu, de son métier, de son pays.
Par ailleurs, il existe des différences de tempérament qui multiplient les modes de pensée. On divise souvent, par exemple, l’humanité en deux classes : les esprits larges et superficiels, les esprits étroits et profonds. Chaque classe possède sa manière de voir qui, se réfractant dans les innombrables caractéristiques individuelles, produit l’infinité des conceptions personnelles.
La vérité évolue avec le temps
Nos contemporains ne jugent pas seulement que la vérité est relative aux personnes : ils sont également imprégnés de l’idée d’évolution dans le temps.
C’est que la « vérité » scientifique évolue, comme le montre la succession des théories scientifiques. Hier, on croyait que le soleil tournait autour de la terre, aujourd’hui on affirme que la terre tourne autour du soleil. Avant-hier, on prétendait que la lumière était une onde, hier qu’elle était une émission de corpuscules, aujourd’hui qu’elle est un mélange des deux : qu’en sera-t-il demain ?
La « vérité » politique évolue également, comme le montrent les révolutions sociales et les coups d’État, avec leurs affirmations idéologiques contradictoires. Sous la Révolution, on a poursuivi les Vendéens. Sous la Restauration, on a poursuivi les révolutionnaires. Sous la Monarchie de Juillet, on a poursuivi les légitimistes. Sous l’Empire, on a poursuivi les républicains, puis les catholiques. Sous la Troisième République, on a poursuivi les conservateurs. Sous l’État Français, on a poursuivi les francs-maçons. Sous la Quatrième République, on a poursuivi les pétainistes, etc.
Devant l’évolution continuelle de ces « vérités » scientifiques ou politiques, les hommes finissent par croire que la vérité, en soi, évolue avec le temps, comme le monde, comme l’homme. Pour eux, ce qui était vérité hier deviendra erreur demain, tandis que ce qui est erreur aujourd’hui correspond à une ancienne vérité abandonnée mais qui peut revenir sur le devant de la scène.
La vérité correspond à ce qui est utile
Si l’on creuse un peu plus profond, on constate que nos contemporains ne s’intéressent plus à la vérité en tant que telle. La « vérité » qu’ils souhaitent, c’est uniquement celle qui sera productive et utile, qui les servira dans leurs projets personnels. Même dans la science, la question sous-jacente que posent les gens n’est plus : « Est-ce vrai ? » mais : « A quoi ça sert ? ».
Cela reste d’ailleurs sur le plan d’une utilité strictement matérielle. Karl Marx a traduit cet état d’esprit dans l’une de sesthèses sur Feuerbach :
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; il s’agit de le transformer. »
L’influence du « marketing » est ici très importante. Auparavant, on concevait un produit conforme à un réel besoin, puis on le vendait. Aujourd’hui, si l’on peut dire, on étudie les désirs supposés des utilisateurs, puis on conçoit le produit qui y correspond. Les hommes ont transféré cette démarche sur d’autres plans.
La politique a été contaminée la première. On part désormais des désirs des électeurs pour proposer un projet politique. C’est tout simplement la vérité elle-même qui est au service de l’homme, et non plus le contraire.
Cette contamination utilitariste a finalement atteint les réalités les plus hautes. S’enflammer pour la vérité perd tout son sens. Comme dit la chanson :
« Mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente. »
La vérité découle de l’expression du « vécu »
Nos contemporains n’identifient cependant pas toujours la vérité à la seule utilité pratique. A d’autres moments, elle exprime pour eux l’authenticité du « témoignage » personnel. Une œuvre se juge à sa valeur de vie, à sa richesse de sincérité. Bien secondaire paraît sa cohérence logique, sa signification intellectuelle, sa valeur de vérité.
Si la vérité n’est bonne qu’en tant qu’expression de l’expérience personnelle traduite avec sincérité, le contenu intelligible d’une doctrine devient effectivement sans importance.
Cet état d’esprit a entraîné un manque de confiance à l’égard d’une pensée qui pose des problèmes et en développe la solution en référence aux seuls concepts et au raisonnement. La notion d’une vérité spéculative, exprimant un rapport entre les idées qu’on a des choses et ces choses elles-mêmes, s’infléchit vers celle du rapport entre l’homme et lui-même.
L’idée que notre esprit puisse arriver à saisir une vérité intemporelle, indépendante de l’homme, devient proprement impensable. La vérité n’est plus pour l’intelligence un gain définitif que l’enseignement transmettrait à travers le temps, l’espace et les diverses cultures, mais seulement l’expression d’une subjectivité passagère.
Chacun sa vérité
Si la vérité est relative aux diverses personnes, si elle évolue avec le temps, si elle correspond à ce qui est utile, si elle découle uniquement de l’expression du « vécu », alors cette vérité ne peut être la même pour tous, elle ne peut traverser le temps, elle ne mérite plus qu’on s’attache à elle, sauf en tant qu’elle peut nous être utile ou nous permettre d’entrer en communication avec une autre subjectivité.
Les hommes d’aujourd’hui pensent ainsi qu’il existe plusieurs façons de voir, diverses « approches » comme on dit maintenant, qui toutes ont une « part de vérité ». On ne peut enfermer le réel dans une conception unique et rigide, car ce serait pratiquer « l’exclusion » à l’égard des autres conceptions également vraies dans leur ordre.
Cet état d’esprit s’est largement répandu. Considérant toutes les affirmations comme également vraies, chacun rejette toute autorité intérieure ou extérieure et se croit en droit de ne suivre, au nom de sa propre vérité, que ses impulsions ou sa manière de voir.
Les gens ont finalement dans l’idée que les différents systèmes de pensée, produits des diverses mentalités, finissent par s’annuler réciproquement ou par se fondre en un vaste syncrétisme. Il devient inutile de se tracasser pour une vérité objective et stable. Comme le disaient Montaigne et Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».
D’où l’affirmation bien connue : « Vous dites cela, mais d’autres parlent différemment. » Sous-entendu : le heurt des opinions est simplement le fruit des différences de tempérament et il n’y a pas lieu de se préoccuper de leur contenu intelligible. Ou encore, selon l’expression devenue classique : « Chacun sa vérité ».
Protagoras d’Abdère, ce sophiste que Platon a si magnifiquement mis en scène, avait déjà manifesté un tel état d’esprit.
« L’homme, disait-il, est la mesure de toutes choses, de celles qui existent et de leur nature ; de celles qui n’existent pas et de l’explication de leur non-existence. »
Il en concluait que « le vrai est ce qui paraît à chacun », de sorte que le même objet peut être blanc pour l’un, noir pour l’autre : « Sur chaque chose, il y a deux discours en opposition l’un avec l’autre. »
Cette conception conduisit Protagoras en son temps, comme nos contemporains dans le nôtre, vers l’agnosticisme concernant les réalités les plus hautes et les plus essentielles de la vie humaine.
« Sur les dieux, disait-il, je ne puis rien dire, ni qu’ils existent, ni qu’ils n’existent pas : bien des choses empêchent de le savoir, d’abord l’obscurité de la question, ensuite la brièveté de la vie humaine. »