Pour commencer une réflexion sur l’apologétique, le mieux est d’expliquer sa nature, son but et sa méthode. Mais l’apologétique étant une science, cette explication possède forcément un petit aspect technique et abstrait. Il ne faut toutefois pas se rebuter par ce premier début : les explications suivantes, plus concrètes, seront aussi plus simples à suivre.
L’apologétique a fort mauvaise presse. On dit volontiers d’un écrit à prétention scientifique ou historique qu’il est « apologétique », pour souligner qu’il a pour objet de conforter des préjugés. Ce mépris est erroné pour deux raisons : l’apologétique est une science sérieuse et bien argumentée ; l’art qui en fait usage, que l’on peut appeler « apologie », est en réalité d’un usage quotidien.
Essayons tout d’abord d’exposer ce qu’est la science apologétique. Nous ferons ensuite une brève incursion dans le domaine de l’art qui l’applique aux cas concrets.
La Révélation divine est, en soi, essentiellement surnaturelle, et porte sur des mystères indémontrables par la raison. On ne peut y adhérer que par la foi, mouvement de l’intelligence acquiesçant à la vérité divine sous l’influence de la grâce.
Il est donc impossible de démontrer rationnellement le contenu des articles de foi. Comme le dit saint Thomas, la théologie va montrer scientifiquement la connexion des mystères, va apporter à leur propos des raisons de convenance, va montrer que les objections qui leur sont opposées sont fausses ou intellectuellement non prouvées ni prouvables. Mais en aucune manière la théologie ne va prouver scientifiquement les mystères divins : elle les reçoit humblement de la foi divine elle-même.
Cependant, Dieu auteur de la Révélation et de la grâce est en même temps Dieu créateur et auteur de la nature. Et il ne peut se contredire. Si donc la foi est au-delà de cette raison créée et limitée que le Créateur a mis dans la nature humaine, si elle dépasse infiniment cette raison en l’éclairant d’une certaine participation à l’intelligence divine elle-même, cette même foi ne peut abolir la raison, la contredire, s’opposer à elle.
La foi doit être raisonnable
Le fait de croire doit donc être raisonnable. Nous ne disons pas que la foi doit être le résultat d’un acte purement rationnel : ce serait nier l’essentielle surnaturalité de cette foi, fruit de la grâce. Nous disons qu’avant de poser l’acte de foi, et même après l’avoir posé, il est nécessaire que le fait même de le poser soit et reste raisonnable.
C’est ce que les théologiens appellent la « crédibilité » de la foi catholique. La raison seule ne dit pas que la foi est vraie : ceci, c’est l’assentiment surnaturel et libre de la foi, qui provient de la grâce même de Dieu. Mais la raison doit dire qu’au regard de toutes les circonstances, il est raisonnable de croire. Elle doit même préciser que, s’il s’agissait d’un fait purement humain, les conditions seraient telles qu’il serait absolument obligatoire de croire.
L’apologétique est précisément la science qui a pour objet d’analyser méthodiquement tout ce qui touche à la « crédibilité » de la foi chrétienne, de façon à proposer d’une manière organique tous les arguments qui prouvent qu’il est raisonnable de croire à la Révélation divine.
Les préambules de la foi
Cependant, pour simplement poser ces affirmations à propos du caractère raisonnable de la foi, il est nécessaire d’avoir des convictions intellectuelles préalables sur certains sujets fondamentaux. Par exemple, un parfait athée et matérialiste n’a aucune raison de s’interroger sur une éventuelle Révélation divine : si Dieu n’existe pas, a fortiori il ne risque pas de révéler quoi que ce soit.
Donc, avant même d’entamer la démonstration de la crédibilité rationnelle de la foi, il convient d’établir ou de rétablir dans l’esprit humain certains préambules logiquement indispensables. Par exemple, que Dieu existe ; que Dieu ne peut ni se tromper ni nous tromper ; que l’intelligence humaine peut atteindre la vérité, etc.
Ceci ne constitue pas une partie de la démonstration du fait qu’il est raisonnable de croire à la Révélation chrétienne. De telles affirmations se situent avant même le début d’une telle démonstration. Toutefois, si ces préambules ne sont pas mis en place, le reste de la démonstration coulera sur l’esprit comme l’eau sur les plumes d’un canard.
Cette nécessité d’assurer les préambules de la démonstration est plus pressante pour les esprits modernes, ravagés par le matérialisme, l’agnosticisme, le relativisme et l’illogisme. C’est pourquoi, même si ces préambules n’appartiennent pas, à proprement parler, à la démonstration de la science apologétique, ils lui sont néanmoins en pratique tellement connexes que nous pouvons les compter comme la préface nécessaire de l’apologétique.
Notion de Révélation
Passons maintenant au contenu de l’apologétique au sens propre. Sa première partie, qui utilise une démonstration de type philosophique, va établir et expliquer ce que peut être une Révélation surnaturelle.
L’apologète s’arrête donc à la notion de Révélation divine, c’est-à-dire une manifestation de vérités due à une intervention divine spéciale, immédiate et surnaturelle. Il établit que Dieu, Vérité suprême, peut manifester à l’homme des vérités qui dépassent les forces natives de sa raison, de même qu’il peut l’élever à une perfection supérieure aux exigences de sa nature.
C’est ce que les théologiens et philosophes chrétiens appellent, à la suite de saint Thomas d’Aquin, la puissance obédientielle de la créature spirituelle. D’elle-même, cette créature ne peut en aucune manière atteindre le surnaturel, le divin. Mais il existe en sa nature spirituelle un élément d’accrochage, un point d’insertion, une capacité à recevoir, que le Créateur va utiliser pour faire participer la créature à sa propre nature.
Convenance de la Révélation
De la possibilité d’une Révélation, l’apologète passe à sa convenance. S’il s’agit d’une Révélation de vérités naturelles très élevées (sur Dieu, sur l’âme, etc.), la convenance est relative et morale : en raison de l’état effectif de faiblesse où se trouve l’humanité, il est convenable que Dieu révèle certaines vérités difficiles à atteindre, s’il veut que ces vérités « puissent être connues de tous facilement, avec une entière certitude et sans mélange d’erreur » (premier concile du Vatican).
S’il s’agit maintenant des vérités d’ordre proprement surnaturel, la nécessité de leur Révélation se déduit de l’hypothèse d’une élévation à l’ordre surnaturel : si Dieu veut nous faire entrer dans son intimité, il est obligé de nous révéler certains des mystères de son Être.
L’hypothèse d’une Révélation divine étant posée, l’apologète va montrer son caractère évidemment obligatoire pour l’homme, la créature ne pouvant décider arbitrairement quel bienfait elle acceptera de recevoir du Créateur. Telle était, en particulier, l’erreur des philosophes naturalistes français (Simon, Cousin, etc.) contre lesquels le cardinal Pie mena d’ardents combats.
Pour qu’une telle Révélation puisse s’imposer aux hommes, il faut que ceux-ci puissent en reconnaître de façon certaine l’origine divine. Bien entendu, il n’est pas question de déterminer a priori quels moyens doit employer le Créateur pour faire reconnaître l’autorité de sa Révélation. Cependant, cette partie plus philosophique de l’apologétique peut poser quelques jalons spéculatifs hypothétiques, sur les qualités que devrait posséder, par exemple, une prophétie ou un miracle pour établir avec certitude l’origine divine d’une Révélation.
Existence de la Révélation
La possibilité d’une Révélation étant établie, reste à étudier si, en fait, une telle Révélation existe. Cette partie de l’apologétique est de caractère principalement historique.
Deux méthodes sont possibles pour cette démonstration : une méthode progressive et une méthode régressive. La méthode progressive consiste à partir de la Bible pour montrer que Dieu a bien proposé une Révélation, que cette Révélation contient l’établissement d’une Église, enfin que cette Église est l’Église catholique romaine.
La méthode régressive consiste à partir du fait même de l’existence et de la sainteté de l’Église catholique, pour remonter à son Fondateur, et enfin montrer qu’il est l’Envoyé promis par toute la Bible. Ces deux méthodes sont également probantes, et sont à utiliser d’après les tempéraments des apologètes et des diverses personnes à éclairer.
Caractère divin
Dans cette partie, l’essentiel de la démonstration consiste à établir scientifiquement les faits, mais aussi leur caractère proprement divin. Nous ne sommes pas dans l’Histoire pure : cette discipline, en effet, est assumée par l’apologète dans le cadre de sa propre démonstration scientifique, qui est d’un autre ordre.
Traditionnellement, on cite trois groupes de critères (signes, preuves, etc.) du caractère divin de la religion chrétienne.
Le premier regroupe les critères externes, donc extérieurs au contenu même de cette Révélation. Le premier concile du Vatican les qualifie de « signes très certains et appropriés à l’intelligence de tous ». Ce sont des faits sensibles, extraordinaires, distincts de la Révélation elle-même, mais liés à elle de façon à en prouver l’origine surnaturelle.
Telles sont les prophéties de l’ancien et du nouveau Testaments.
Tels sont les miracles : miracles physiques (guérisons, résurrections, etc.) ; miracles psychologiques (connaissance du secret des cœurs, sagesse très élevée communiquée instantanément, etc.) ; miracles moraux (sainteté de l’Église, son admirable propagation, son unité et sa stabilité, etc.).
Le deuxième regroupe les critères internes à la Révélation elle-même. Ce sont, par exemple, la vérité, sans mélange d’erreurs, de la Révélation ; son élévation intellectuelle et sa beauté morale ; sa convenance avec les besoins et les désirs de l’homme ; son aptitude à promouvoir l’honnêteté et la grandeur spirituelle, etc. Ces signes surnaturels sont, eux aussi, extrêmement puissants pour toucher les esprits et les cœurs, et suffisent dans un certain nombre de cas, sans que la personne visée ait envie par ailleurs de se casser la tête à examiner miracles et prophéties.
Les critères subjectifs
Le troisième regroupe des critères plus particuliers, à savoir les critères internes et subjectifs de celui qui reçoit la démonstration apologétique. Ils consistent en des effets produits en nous par la grâce, comme des illuminations, des inspirations, des impulsions intérieures.
Ces critères sont réels, et on les trouve très fréquemment dans les récits de conversion. Ils sont cependant plus difficiles à utiliser dans une démonstration scientifique, dans la mesure où ils restent en dépendance du sujet qui les reçoit. Cependant, il serait sot et faux de les mépriser par principe.
« On peut éprouver en soi ces notions divines, nous dit le grand théologien Suarez, et de leurs effets conjecturer très fortement qu’elles sont divines et viennent du bon esprit ; aussi les range-t-on parmi les motifs qui contribuent à la crédibilité de la foi. »
Parvenue à ce stade, la démonstration classique est achevée : il a été montré qu’une Révélation était possible, que cette Révélation était réelle et divinement attestée, et que le lieu où cette Révélation était à croire et recevoir était l’Église catholique romaine.
Au seuil de la foi
L’apologète a alors achevé son travail scientifique, mais la personne à laquelle il s’adresse n’est pas forcément encore convertie. Nous l’avons dit, en effet, la foi n’est pas le résultat (automatique, mécanique) de la démonstration apologétique, mais une adhésion de l’intelligence à la vérité surnaturelle de Dieu sous l’influence de la grâce.
Une âme peut donc, à l’issue d’une démonstration apologétique impeccable, refuser la lumière de la vérité et l’appel de la grâce. C’est l’objection classique et très actuelle : « C’est ta vérité, mais qu’est-ce qui me prouve que ce soit la vérité ? »
Nous avons connu un cas très explicite en ce sens. A l’issue d’une démonstration apologétique particulièrement pressante et convaincante, le jeune homme qui en était l’objet s’en tira par une pirouette : « C’est trop logique pour être vrai ! » A ce stade, seule la vie surnaturelle de l’apologète peut encore agir : « Ce genre de démon ne se chasse que par le jeûne et la prière. »
Dans la situation actuelle de l’Église, il faut souvent ajouter à la démonstration classique un chapitre particulier sur la crise actuelle. La gageure est de montrer que l’Église que l’on désigne comme Arche du salut est réellement en crise, en sorte qu’il faille se mettre en garde contre des erreurs graves et des comportements déviants, y compris de la part de membres de la hiérarchie ecclésiastique, et que cette Église reste néanmoins divine et digne de crédibilité.
En cette occurrence, il est souvent plus facile de toucher des personnes qui, sur un plan culturel, historique, politique, artistique, etc. ont déjà découvert qu’en notre société, bien souvent, « la vérité est ailleurs ». Ceux-là, ayant déjà pris leurs distances avec le mensonge dominant, sont en général plus aptes à comprendre que l’Église puisse être infiltrée sans cesser d’être divine.
Un art apologétique
Cette démonstration scientifique est la part proprement objective et spéculative de l’apologétique. Or, l’apologétique (comme d’ailleurs l’Histoire, à laquelle elle recourt volontiers) possède une dimension pratique, voire artistique. Il s’agit, en effet, de puiser dans l’arsenal apologétique, non pas pour démontrer dans l’abstrait la crédibilité de la foi, mais bel et bien pour amener au seuil de l’Église une personne particulière, avec son parcours, son tempérament, ses besoins, ses interrogations.
Il y a donc nécessité de s’adapter aux temps, aux modes (culturelles, intellectuelles, artistiques, sentimentales, etc.) et aux personnes concrètes et individuelles. Car il n’y a de vrai et efficace apologète que le missionnaire (prêtre ou laïc) qui travaille, non à convertir une idée pure, un concept, une abstraction, mais bel et bien une personne, mieux que cela une âme, appelée par Notre Seigneur Jésus-Christ au salut éternel avec toutes ses particularités, hormis le péché.
Suresnes, le 19 avril 2007