L’apologétique a pour objet de répondre à un certain nombre de questions et de trouver la vérité sur Dieu, le Christ, l’Église. Mais une objection se pose bien avant cette série de questions, et cette objection constitue tout simplement une remise en cause radicale de la possibilité de poser même ces questions. Il s’agit du problème de l’existence d’une vérité objective et connaissable. L’homme peut-il atteindre la vérité sur ces questions religieuses, ou bien une telle prétention ne constitue-t-elle qu’une vaine illusion ?
Nous avons vu que l’homme animal raisonnable, être défini essentiellement et premièrement par son intelligence, sa raison, est fait pour la vérité comme le poisson est fait pour l’eau.
Et comme la nature ne fait rien en vain, il est essentiellement possible à l’homme d’atteindre la vérité, même si dans les faits, pour toutes sortes de raisons (paresse, faiblesse, manque de temps, etc.), certains hommes n’atteignent pas, ou pas seuls, certaines vérités. Il existe des hommes qui ne comprennent pas les mathématiques, mais l’homme en général, l’humanité dans son ensemble comprend les mathématiques, comme le prouvent les livres écrits sur cette matière.
Cependant, des objections ont été élevées contre la possibilité pour l’homme d’atteindre la vérité. Il faut maintenant, pour donner à notre démonstration toute son amplitude, y répondre.
La vérité est relative aux diverses personnes
L’idée que la vérité serait essentiellement relative à chaque personne entraîne une conséquence inéluctable : l’incommunicabilité absolue entre les hommes. Si ce que j’affirme ne peut être compris et admis que par moi, parce qu’un autre sera trop différent par ses origines, ses acquis culturels, ses préjugés, son tempérament, pour le comprendre et l’admettre, alors l’humanité se compose de petites « monades » indépendantes qui vivent dans des mondes parallèles et incommunicables.
Mais cette prétendue incommunicabilité est démentie par toute la vie humaine, par toute la société humaine, par toute l’histoire humaine. Que signifie l’adage classique « Nul n’est censé ignorer la loi », sinon que la loi est précisément compréhensible par tous ? Que signifient les contrats (de vente, de location, d’assurance, de travail, de mariage, etc.) qui tissent nos vie, sinon que les hommes peuvent se comprendre et s’accorder sur des vérités stables (certains contrats sont conclus pour des dizaines d’années, voire des siècles) ? Que signifie l’enseignement sous toutes ses formes, sinon qu’un homme peut transmettre à un autre, qui le comprend, des vérités objectives ? Pourquoi discutons-nous avec nos amis, nos relations, nos collègues de travail, sinon parce que nous avons la conviction spontanée de pouvoir ainsi partager certaines vérités ?
Bien sûr, ces différences de culture, de tempérament et d’histoire existent, et colorent pour partie nos jugements. Mais ceci ne constitue qu’une différence accessoire, tandis que la nature humaine, d’animal raisonnable, nous est commune et fonde, précisément, cette « communicabilité » essentielle de l’homme.
Lorsque les conquistadors parvinrent en Amérique et rencontrèrent les habitants du lieu (les « Indiens »), habitants qu’ils n’avaient jamais vus et qui n’avaient, eux-mêmes, jamais vu d’hommes blancs, habitants qui parlaient une langue inconnue et qui vivaient de façon différente, ils ne mirent guère de temps à reconnaître des êtres humains comme eux et à entrer en communication avec eux pour partager un certain nombre de vérités. En revanche, ils ne le firent jamais pour aucun des animaux découverts au même moment. Tout simplement parce que la nature rationnelle commune entre les conquistadirs et les Indiens permettait cette communicabilité.
Les Inuits, ou Esquimaux, vivent en un monde où domine le blanc (notamment celui de la neige et de la glace). Leur langue possède donc plusieurs mots pour exprimer des nuances de blanc que nous ne percevons qu’en partie, nos sens étant sur ce point moins affinés que les leurs. En revanche, les Inuits et nous partageons sans aucune difficulté les vérités concernant l’opposition entre le noir et le blanc, entre le travail et la paresse, entre la famine et l’abondance, entre le bien et le mal, etc.
Il est donc faux de déduire des différences (réelles) entre les hommes une incommunicabilité totale, qui empêcherait la vérité de circuler entre eux. Cette incommunicabilité n’est qu’accessoire, parce que les différences entre les humains sont accessoires, tandis que la nature rationnelle commune fonde la communicabilité essentielle de la vérité entre les hommes.
La vérité évolue avec le temps
L’idée que la vérité évolue essentiellement avec le temps se heurte à un dilemme infranchissable. Si j’affirme comme vraie cette proposition : « La vérité évolue avec le temps », j’affirme que cette proposition elle-même va évoluer. Il viendra donc un moment où elle finira par se transformer en cette nouvelle proposition : « La vérité n’évolue pas avec le temps ». Mais alors, cette proposition « La vérité évolue avec le temps » n’aura pas pu évoluer avec le temps. Autrement dit, les deux propositions contradictoires : « La vérité évolue avec le temps » et « La vérité n’évolue pas avec le temps » seraient vraies en même temps, ce qui est l’absurdité radicale.
Affirmer que la vérité évolue avec le temps, c’est également, chose plaisante, revenir à une théorie très ancienne : l’un des chevaux de bataille d’Aristote consistait précisément à lutter contre la théorie de la vérité évolutive issue d’Héraclite. Autrement dit, cette affirmation que la vérité ne peut que changer avec le temps est une vérité qui n’aurait pas changé depuis le début de la pensée humaine.
En réalité, l’une des bases essentielles de la science (la plus moderne, celle qui régit toute notre vie aujourd’hui) consiste à affirmer que les lois de de la nature sont absolument immuables à travers le temps. Par exemple, les recherches sur l’histoire du cosmos (big bang, âge des planètes, carbone 14, etc.) n’auraient strictement aucun sens si les lois de la nature, il y a dix mille ou cent mille ans, n’étaient pas exactement les mêmes qu’aujourd’hui.
De la même façon, quand nous lisons les anciens philosophes, nous les comprenons, nous y adhérons ou au contraire nous rejetons leurs affirmations (du point de vue de la vérité), et leur vérité d’hier devient ainsi notre vérité d’aujourd’hui. La Renaissance, dont on nous chante tous les jours les mérites car elle nous aurait sortis des « ténèbres du Moyen Âge », n’a jamais consisté, selon une formule humoristique, qu’à « rejeter les Anciens pour glorifier les Antiques », bref, à considérer que les philosophes du XIIIe siècle après J.C. étaient beaucoup moins dans la vérité que les philosophes du Ve siècle avant J.C.
Il existe certes une évolution pour la vérité : c’est quand l’homme, par son travail intellectuel, sa réflexion, passe de l’erreur à la vérité, ou d’une vérité moins connue à une vérité mieux connue. En sens inverse, par sa paresse, ou en raison de circonstances externes (guerres, catastrophes naturelles, etc.), l’homme peut passer d’une vérité connue à une vérité méconnue, voire à l’erreur. En raison des invasions barbares, par exemple, le tout début du Moyen âge avait perdu certaines vérités connues dans l’Antiquité.
Mais si la perception de la vérité par l’homme peut varier en fonction des circonstances, la vérité, elle, continue à exister de façon stable. Les vérités de l’ordre mathématique sont toujours vraies, que les hommes les connaissent ou pas. Ce n’est donc pas parce qu’une vérité est ancienne qu’elle n’a plus de valeur aujourd’hui. Après tout, l’étoile polaire est là depuis la nuit des temps, mais n’en continue pas moins à indiquer le nord.
La vérité correspond à ce qui est utile
L’idée que la vérité correspond à ce qui est utile provient d’une erreur sur la hiérarchie des biens.
L’utile, en effet, est ce qui a sa valeur, non en soi-même, mais comme moyen en vue d’une autre fin, d’un autre bien, qui évidemment est meilleur que le bien utile, puisqu’il met ce dernier à son service. Ainsi la voiture est pour moi un bien utile, qui me sert à atteindre un but plus élevé qu’elle, par exemple visiter mes parents ou travailler. Ce qui m’intéresse n’est donc pas la voiture en soi, mais sa capacité à me procurer le but que je vise vraiment, la visite à mes parents ou mon travail.
Or, précisément, la vérité n’a pas en soi le statut de bien utile, mais celui de fin, de but final, qui met à son propre service les biens utiles. Ce que l’homme recherche par sa raison, c’est la beauté intelligible qui consiste dans la perception de l’ordre qui régit la structure des êtres et préside à leurs relations. Le but de la réflexion intellectuelle est la joie d’admirer la beauté de l’adéquation des parties au tout, des moyens à la fin, etc.
Cette joie est aussi inutile ou aussi utile que celle qui naît de la contemplation d’une peinture ou d’un paysage. La connaissance de la vérité, comme l’art, comme l’amour, est donc pour l’homme un but en soi, non un moyen en vue d’autre chose, non un bien « utile ».
On peut le percevoir a contrario par le fait que nous avons spontanément honte de nous découvrir dans l’erreur ou l’ignorance, même si cette erreur ou cette ignorance n’a que peu de conséquences pratiques fâcheuses. De la même façon, le mensonge, même léger et sans portée malveillante, nous répugne spontanément et altère notre réputation auprès d’autrui s’il est découvert. Tout simplement parce que l’homme est fait pour la vérité, que celle-ci n’est pas un simple moyen utile mais une fin en soi, et que manquer à la vérité par l’erreur, l’ignorance ou le mensonge, c’est manquer en partie à la plénitude de sa nature d’homme.
Il ne s’agit toutefois pas d’occulter un certain aspect utile de la vérité. En effet, ce qui est fin en soi peut être, sous un autre rapport, utilisé comme moyen pour atteindre un autre but. Par exemple, les mathématiques, dont la connaissance est un but en soi pour l’homme, peuvent également être utilisées comme outil pour la physique. Il s’agit là d’un bienfait supplémentaire, dont il faut se féliciter, mais qui ne change pas la nature intrinsèque de la vérité, d’être en soi une fin de l’homme, un but ultime. De la même façon, pour l’étudiant en art, le fait de regarder un tableau et de jouir de sa beauté est un but en soi, mais il peut y ajouter accessoirement le fait d’acquérir par là les connaissances nécessaires à l’obtention de son diplôme.
Cette utilisation accidentelle, cette utilité accessoire ne change donc pas la nature essentielle de la vérité, qui est d’être par elle-même un but, une fin. En ce sens, la vérité est « inutile », parce qu’elle est le but même de l’homme et non un simple moyen d’obtenir autre chose.
La vérité découle de l’expression du « vécu »
L’idée que la vérité n’a de sens et de valeur que comme l’expression d’un « vécu », comme manifestation d’une expérience personnelle traduite avec authenticité, repose sur la confusion de deux réalités distinctes en soi, même si elles devraient ordinairement fusionner dans la personne de celui qui s’exprime : la vérité et la sincérité.
La vérité est essentiellement l’adéquation de l’intellect avec la chose. La sincérité, pour sa part, est l’adéquation de l’expression extérieure avec le sentiment (dans son sens le plus large) intérieur. Je suis dans le vrai si ma raison perçoit ce que la chose est. Je suis sincère si ma parole exprime ce que ma raison perçoit.
Normalement, la vérité et la sincérité devraient se répondre. Et si l’homme était infaillible et naturellement droit, elles se répondraient effectivement toujours. Mais, en réalité, il peut leur arriver d’être opposées, à cause de l’erreur et du mensonge (ou hypocrisie). Si l’homme est dans l’erreur, il peut exprimer sincèrement le faux. Si l’homme est dans la vérité, mais que cette vérité le gêne, il peut exprimer mensongèrement le faux.
Certes, le « vécu » est une réalité intime que je puis essayer de traduire (à moi-même ou à autrui), et qui peut devenir, de ce fait, une certaine vérité, quand un esprit sera adéquat à cette réalité par la connaissance qu’il en aura. Étant donné que ce « vécu » est en soi et ordinairement imperceptible par d’autres que celui qui le ressent, cette vérité ne pourra être transmise que par la sincérité du témoignage personnel. En ce sens, la sincérité est fondatrice d’une partie des vérités humaines, celles qui touchent à la subjectivité des individus.
Mais la vérité, pour sa plus grande part, est indépendante de la sincérité des personnes. Des millions d’hommes se sont trompés et continuent à se tromper aujourd’hui sincèrement à propos de vérités absolument incontestables. A l’inverse, des hypocrites et des pervers ont été et sont dans la vérité pour un certain nombre de choses.
Chacun sa vérité
Le vieux Protagoras, avec son homme devenu mesure de toutes choses, avec sa vérité identique à ce qui paraît à chacun, avec son acceptation de discours contradictoires et néanmoins aussi « vrais » l’un que l’autre, nous a déjà montré à quoi mène ce relativisme destructeur : au laisser-aller, à l’avachissement de la pensée, à l’effondrement sans cesse plus accentué de la pensée et de l’homme lui-même. Le relativisme est, en effet, une impuissance mentale, la méthode la plus efficace et la plus éprouvée pour ruiner l’esprit et le stériliser à jamais.
Socrate, au contraire, le guérisseur de l’intelligence grecque, a donné sa vie pour réfuter Protagoras. Au moment ultime, alors qu’il attendait la ciguë, il a dit des sophistes :
« Ces gens-là ne se soucient pas de savoir ce qui est vrai, mais d’arriver à ce que leurs thèses soient considérées comme vraies. Quant à vous, croyez-moi, ne vous occupez guère de ce qu’a dit Socrate, mais plutôt de la vérité. »