L’apologétique a pour objet de répondre à un certain nombre de questions et de trouver la vérité sur Dieu, le Christ, l’Église. Mais une objection se pose bien avant cette série de questions, et cette objection constitue tout simplement une remise en cause radicale de la possibilité de poser même ces questions. Il s’agit du problème de l’existence d’une vérité objective et connaissable. L’homme peut-il atteindre la vérité sur ces questions religieuses, ou bien une telle prétention ne constitue-t-elle qu’une vaine illusion ?
Nous avons relevé précédemment une série d’objections contre l’existence d’une vérité objective et stable ou, si elle existait, contre la possibilité pour l’homme de connaître une telle vérité. Il s’agit maintenant de répondre à ces objections. Mais, en fait, la réponse essentielle à ces objections se cache dans la réponse à une autre interrogation : Qu’est-ce que l’homme et que doit-il devenir, autrement dit quel est son véritable destin ? Lorsque nous le saurons, nous pourrons dire sérieusement si la quête de la vérité représente quelque chose de valable pour l’homme.
Chaque être cherche à développer ses virtualités
Si nous observons autour de nous les minéraux, les plantes, les animaux, nous remarquons que chacun tend spontanément à devenir le plus pleinement possible ce qu’il est par sa constitution, par sa définition. Sa tâche propre, son programme spécifique semble être de développer les virtualités de sa nature, de les amener à la pleine réalisation. Le cheval ne tend pas à devenir âne ou aigle, mais cheval dans toute la plénitude de cette nature chevaline. L’aigle ne tend pas à devenir cheval ou âne, mais aigle dans toute la plénitude de cette nature d’aigle.
L’homme se distingue du cheval, de l’arbre, de la pierre, comme ces êtres se distinguent entre eux, car il est lui aussi d’une autre espèce. Il ne tend donc pas à devenir cheval, arbre ou pierre, mais homme dans toute la plénitude de cette nature d’homme.
L’homme se caractérise par la raison
Cependant, l’homme se dissocie également du cheval, de l’arbre ou de la pierre parce qu’il trouve en lui des caractères spécifiques qu’il est seul à posséder, caractères qui l’opposent aux autres êtres de la nature et l’en isolent. Seul il parle, seul il construit des maisons, seul il invente des outils complexes, seul il pratique une religion. Il est impossible de le confondre avec un autre animal.
Tout au cours de son histoire, l’homme a réfléchi sur cette étrangeté qui le rend unique dans l’univers et l’arrache en partie à cette nature où les autres animaux sont immergés. Il a cherché à comprendre ce qui, en lui, avait provoqué cette rupture, cette mise à part.
La tradition constante de l’humanité a admis que la différence provenait de la raison. L’homme est un animal, certes, comme le cheval ou le renard, mais il est un animal raisonnable, volontaire et libre. Ce qu’il y a de plus en l’homme, c’est l’esprit, l’intelligence, la raison.
Cette raison n’est pas seulement une partie spéciale, elle est surtout ce qui fait l’homme en tant que tel, ce qui le constitue comme homme. On ne peut définir l’homme sans partir de cet élément essentiel. Aussi, le développement de l’homme aura un rapport essentiel avec la raison et se distinguera radicalement du développement des autres animaux.
L’homme se distingue des végétaux et des simples animaux
C’est pourquoi le but de la vie humaine ne peut consister à respirer, à manger, à boire, à dormir, car tout cela nous est commun avec les végétaux et ne saurait donc être la tâche propre de l’homme en tant qu’homme.
Le but de la vie humaine ne peut pas non plus se réduire aux relations sexuelles, malgré ce que semblent penser beaucoup de nos contemporains. Car la reproduction sexuelle nous est également commune avec les végétaux et ne peut constituer en tant que telle une activité spécifiquement humaine.
Il ne s’agit pas, bien sûr, d’éliminer le fait pour l’homme de respirer, de manger, de boire, de dormir ou d’avoir des relations sexuelles : ce serait impossible et insensé. Nous avons en nous une partie végétative qui nous est commune avec les plantes. Mais ces actions végétatives ne peuvent caractériser l’homme en tant qu’homme, sauf à dire qu’il n’est qu’un navet ou une fougère.
Par ailleurs, le but de la vie humaine ne peut consister à voir, à entendre, à humer, à goûter, à palper, ni non plus à imaginer, à se souvenir, ni enfin à se mouvoir, à bouger. Toutes ces actions sensibles nous sont communes avec les animaux et ne peuvent constituer une activité spécifiquement humaine. Ces activités ne sont pas méprisables, mais il faut se souvenir que l’homme n’est pas un loup, ni un crapaud, ni un lézard, qu’il est un homme.
La virtualité de l’homme, c’est la raison
D’une façon générale, la vie d’un vivant se révèle par l’opération qui, plus que toute autre, lui est spécifique, et vers laquelle se porte sa principale inclination. La vie des végétaux se définit par la nutrition et la génération. La vie des animaux se définit par la sensation et le mouvement. La vie des hommes va se définir par la faculté caractéristique de l’homme, par la raison.
Lorsque, comme les autres vivants, il tend à devenir ce qu’il est, l’homme ne se contente pas d’être un végétal, ni même un simple animal, mais il doit assumer cette raison qui est en lui. Être homme, ce n’est pas d’abord manger, dormir, voir, entendre, goûter des plaisirs, voyager, etc., c’est faire régner en soi et autour de soi la raison. C’est devenir homme, c’est-à-dire réaliser pleinement cette nature d’animal raisonnable qui est la sienne et développer les virtualités de sa faculté essentielle, de sa raison.
Il ne s’agit pas cependant, nous l’avons dit, d’annihiler sa partie corporelle, de se faire ange. L’homme n’est pas pure raison, intelligence subsistante en soi. Il porte cette étincelle d’esprit dans le vase fragile d’un corps et d’une sensibilité. C’est donc l’ensemble de lui-même, corps et esprit, matière et raison, qu’il doit développer harmonieusement pour devenir pleinement cet animal raisonnable qu’il est par nature. Et cette harmonie se réalisera quand sa faculté dominante, la raison, établira son règne sur toute sa propre nature.
Le destin de l’homme consiste ainsi pour lui à accomplir sa tâche d’homme, tâche qui n’est rien d’autre que la plus haute et la plus humaine des activités de l’homme, celle qui réalise l’homme pleinement dans sa propre ligne, c’est-à-dire l’activité de la raison.
Quelques confirmations
Les anthropologues, les préhistoriens nous parlent d’ailleurs de l’homo sapiens, c’est-à-dire de « l’homme sage ». Mais cela ne peut se concevoir que par rapport à une sapientia, à une « sagesse », à une activité de la raison qui caractérise et définit l’homme. Sans la raison, impossible de distinguer l’homme des autres animaux, même pour des sciences souvent si matérialistes.
L’éducation, étymologiquement educere, n’a d’autre but que de « conduire hors », d’aider à sortir de la condition purement animale un être doué d’esprit. L’homme possède dès le départ une intelligence qui lui permet de dépasser la matière, de s’orienter vers un monde supérieur, de découvrir les causes et les explications des choses. Son développement vraiment humain se fera dans la mesure où il réalisera ce projet inscrit dans sa nature.
Certains prétendent même que le mot « anthropos », qui désigne l’homme, serait une combinaison de « ana », qui signifie « en haut », et de « tropao », qui veut dire « tourner ». Cette étymologie n’est pas forcément exacte, mais elle semble néanmoins éclairante : l’homme est bien cet animal tourné vers le haut, vers l’esprit.
C’est le sens véritable du fameux adage des Anciens, qui exprime leur idéal moral : « Sequere naturam », « Suis la nature ». Il concerne évidemment la nature raisonnable de l’homme qu’il faut suivre pour trouver le bonheur vrai, c’est-à-dire la pleine réalisation de l’homme lui-même.
Tout homme désire naturellement connaître
Au premier abord, la réalisation concrète, matérielle, pourrait sembler le but principal de la raison humaine. Comme l’oiseau possède un bec pour sa survie, comme le poisson possède des nageoires pour sa survie, l’homme posséderait la raison pour sa survie. Aux yeux du philosophe Bergson, par exemple, l’intelligence est essentiellement orientée vers la fabrication d’outils, vers la survie.
Mais il y a un grave réductionnisme à cantonner ainsi l’intelligence dans une fonction pratique. Car nous constatons d’abord en l’homme une curiosité, un appétit de connaître tout à fait indépendant des applications pratiques qui peuvent en découler.
Les animaux, orientés vers l’action pratique et les plaisirs des sens, trouvent leur satisfaction dans les biens matériels. Si l’on donne à un cheval un peu d’herbe, à un chien de la viande, ils ne désirent rien de plus. Mais l’homme ne vit pas seulement de pain ou d’autres biens matériels, car il est orienté vers le savoir, et son cœur est inquiet tant qu’il ne se repose pas dans une connaissance capable de le satisfaire. Comme le dit Aristote au début de sa Métaphysique, « tous les hommes, par nature, désirent connaître, désirent savoir ».
Le véritable achèvement de l’homme réside dans la connaissance du réel cherchée et possédée pour elle-même, dans la satisfaction de ce désir de savoir inscrit au cœur de sa nature. Le réel est la nourriture de son esprit, comme les aliments sont la nourriture de son corps. L’intelligence est faite pour connaître le réel, comme les poumons sont faits pour respirer.
Un lion ne peut se nourrir d’herbe, il finirait par mourir d’inanition. L’homme ne peut non plus se nourrir exclusivement du sensible ou de l’action pratique : il finirait par s’étioler et mourir intérieurement.
L’homme est fait pour la vérité
Or, précisément, le fait pour l’esprit, pour l’intelligence, pour la raison de connaître le réel, de l’appréhender adéquatement, s’appelle la vérité. Dans son sens premier, la vérité est en effet « l’adéquation de l’intellect avec la chose » : ce que l’esprit appréhende, perçoit, comprend, correspond adéquatement à ce qu’est effectivement la chose.
Connaître le réel par la raison est strictement équivalent à connaître la vérité : ce sont deux mots pour une même réalité. Lorsque nous disons que l’homme se caractérise par la raison, que cette raison a pour objet propre de connaître le réel, et que le développement de l’homme consiste à pleinement user de sa raison, donc à connaître de plus en plus le réel, nous ne disons finalement qu’une seule chose : « L’homme est fait pour la vérité. »
Or la nature ne fait rien en vain. Elle a fait les vaches pour l’herbe, et l’herbe pour les vaches. Elle a fait la terre, l’eau et le soleil pour les plantes, et les plantes pour la terre, l’eau et le soleil. Elle a fait les gazelles pour être la nourriture du lion, et le lion pour éliminer du troupeau les gazelles malades ou blessées.
De la même façon, la nature a fait l’homme pour la vérité, pour la connaissance du réel. Cette orientation qui appartient à l’essence de l’homme ne peut être frustrée, ne peut pas ne pas aboutir, ne peut pas ne pas atteindre son but. C’est pourquoi, lorsqu’il utilise correctement sa raison, l’homme peut vraiment et ordinairement atteindre de façon efficace cette vérité pour laquelle il est naturellement « programmé ».