Les rencontres inter-religieuses sont devenues monnaie courante depuis Vatican II. Dans l’éditorial de son dernier bulletin diocésain [1], Mgr Ulrich, archevêque de Lille, prend pourtant soin de justifier celle qui s’est tenue au mois de décembre 2019 dans son diocèse, rassemblant « catholiques, protestants, juifs, musulmans, bouddhistes ». Ce fut, dit-il, une « démarche exemplaire », car elle a surmonté deux écueils.
Ni prosélytisme …
Premier écueil : la démarche qui dit « j’ai raison, écoute-moi ! et tu finiras bien par te rendre à mon point de vue ». C’est le prosélytisme dénoncé par le pape François. Même saint François d’Assise n’échappe pas entièrement à ce reproche, lui qui a abordé son interlocuteur musulman, il y a 800 ans, « avec peut-être l’intention première de persuader l’autre de la vérité qui est de son côté ». Démarche refusée car « elle conduit un jour ou l’autre à la violence ».
Mais ne faudrait-il pas dès lors censurer l’apôtre saint Paul lui-même, qui prêchait à son disciple Timothée : « proclame la parole à temps et à contretemps, réfute, menace, exhorte, avec une patience inlassable et le souci d’instruire » (2 Tim 4, 2) ? Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, annoncé comme le Prince de la paix, nous a révélé qu’il était venu apporter sur la terre non pas la paix, mais le glaive (Mt 10, 34), sans craindre que sa venue vienne créer la discorde à l’intérieur des familles (Mt 10, 35–36). Comme le soulignent les commentateurs de ce passage, « il va sans dire que Notre-Seigneur n’est pas lui-même l’auteur de cette division ; il en est seulement l’occasion » [2]. Reste qu’il n’a pas reculé devant cette conséquence nécessaire. Pourquoi nécessaire ? Parce qu’il y a des biens supérieurs à la paix, comme celui de la foi et de sa profession quand c’est nécessaire. Et aussi,
Parce que « la paix n’est possible que dans la vérité (…), chez les hommes que si leur activité est ordonnée selon la vertu (…). Par suite, le pacifique est souvent amené à préparer et à faire la guerre contre les perturbateurs de l’ordre, contre la concupiscence, contre le monde, contre Satan. C’est donc par amour de l’ordre et de la paix qu’il s’attaquera à l’ignorance, à l’erreur, aux passions, pour sauver les âmes ». C’est donc « un privilège du catholicisme d’exciter toujours et partout la haine violente ou hypocrite du monde qu’il condamne » [3].
Ni relativisme …
Deuxième écueil à éviter selon l’archevêque de Lille, la démarche « relativiste » : « Peu importe ce que chacun pense et croit ! la vérité est plus ou moins dans un mélange, un mixte de nos conceptions qui sont relatives à notre culture propre ». Pourquoi est-ce une fausse route ? Il s’agit pour Mgr Ulrich d’éviter « un grand flou … [qui] finit aussi en violence ». Son refus du relativisme n’a donc rien à voir avec l’honneur de Dieu, rien à voir avec la demande du Notre Père : « Que votre Nom soit sanctifié ». Demande qui signifie, d’après le Catéchisme du Concile de Trente, « que nous demandons que toutes les nations connaissent, honorent et servent Dieu, qu’il ne se rencontre nulle part un homme qui ne soit chrétien (…), que tous reconnaissent et révèrent la très Sainte Épouse de Jésus-Christ, l’Église notre mère. Car elle seule possède cette source surabondante et intarissable de grâce divine » [4]. Défendre l’unique révélation salvatrice, celle de Jésus-Christ : voilà quel est le motif de refuser le relativisme. Il est passé sous silence.
Ni prosélytisme, ni relativisme : comment sortir alors de ce dilemme ? Qu’apportent ces événements ? Voici ce que promeut l’archevêque de Lille dans ces rencontres interreligieuses, voilà la démarche qu’il juge « exemplaire ». C’est celle qui dit :
« Ce que tu vis s’enracine dans une relation profonde avec Dieu. Nous écouter mutuellement nous enracine encore davantage dans cette relation d’amour qui nous permet de nous connaître mieux, de nous aimer au-delà de nos différences, et de construire un monde de respect réciproque. Et c’est Dieu lui-même qui donnera la paix qu’il promet ».
Modernisme !
Cette démarche, donnons-lui son nom, c’est celle du croyant moderniste. « Ce que tu vis s’enracine dans une relation profonde avec Dieu ». Si c’est là le fondement qui constitue le croyant comme tel, quel que soit le contenu de sa croyance qui n’est jamais abordé, ne retrouve-t-on pas là une vision moderniste du fondement de la religion ? Décrivant cette erreur, le pape saint Pie X nous dit dans Pascendi qu’elle fonde la connaissance que le croyant a de Dieu sur l’expérience individuelle, « une certaine intuition du cœur grâce à laquelle, et sans nul intermédiaire, l’homme atteint la réalité même de Dieu » [5], et non pas sur une révélation extérieure à lui, reçue par l’intermédiaire de l’Église. Voilà ce qui, pour le moderniste, fonde, fait vivre et durer une religion, manifeste sa « vérité » : elle va offrir l’occasion de telles expériences. Dès lors, pour lui, « si une religion vit, c’est qu’elle est vraie ; si elle n’était pas vraie, elle ne vivrait pas » [6]. Dans une telle optique, on comprend qu’une « relation profonde avec Dieu » reconnue en chacun justifie un dialogue d’égal à égal entre croyants de diverses religions.
Le moderniste pense par-là échapper à l’indifférentisme. « Nous écouter mutuellement nous enracine encore davantage dans cette relation d’amour qui nous permet de nous connaître mieux », dit Mgr Ulrich. « Nous connaître », c’est d’abord ici connaître l’autre comme différent de moi. Pour le moderniste, cette différence n’est pas gênante, car elle n’est pas essentielle, elle fait même ressortir l’essentiel : au fond de toute religion, il y a le sentiment religieux « toujours et partout le même, substantiellement identique » [7]. Mais « nous connaître », c’est encore se connaître soi-même. A ce titre, la différence est même souhaitable (pas de syncrétisme !) car elle permet au croyant moderniste d’ancrer davantage ce sentiment en lui-même. « Ce qu’on demande à la formule religieuse, c’est l’adaptation au croyant » [8], disait saint Pie X du modernisme. Mon expérience ne se confond pas avec celle de l’autre croyant et elle s’exprime différemment. Le rencontrer, partager son expérience, peut m’aider à mieux vivre la mienne sans qu’elles soient identiques.
Le moderniste espère en même temps échapper à l’exclusivisme. Car « est-ce qu’on ne rencontre pas, dans toutes les religions, des expériences de ce genre ? beaucoup le disent. Or, de quel droit les modernistes dénieraient-ils la vérité aux expériences religieuses qui se font, par exemple, dans la religion mahométane ? Et en vertu de quel principe attribueraient-ils aux seuls catholiques le monopole des expériences vraies ? Ils s’en gardent bien » [9]. D’où le « respect réciproque » entrevu par l’archevêque de Lille : l’expérience que l’autre fait de Dieu est estimable, voire admirable, tout autant que la mienne. D’où la conclusion de son éditorial :
« Lors de cette rencontre, j’ai entendu d’un musulman cette phrase que je vous livre : « La fraternité, c’est un acte d’adoration ». Reconnaissance éperdue du don de Dieu : c’est Dieu Père qui nous fait frères ».
Quel est le terme de cet acte d’adoration ? Dieu Trinité, incarné en Jésus-Christ ? On n’en saura rien. Cette réflexion est livrée comme telle car elle n’est ni vraie ni fausse comme une idée peut l’être : elle témoigne d’un vécu. Dans une telle optique, le commun qui rapproche les croyants n’est pas un contenu formulable en dogmes, mais une action, une expérience humaine semblable au fond à celle de l’autre. Remarquons qu’à ce titre, les membres d’une même équipe de football qui partagent la même expérience chaque semaine sont frères, puisqu’une même expérience humaine les rapproche. Une telle vision naturaliste est très éloignée de ce qui unit beaucoup plus profondément les fidèles selon le Catéchisme du Concile de Trente : une fraternité fondée sur le don de la grâce de Dieu méritée par Jésus-Christ [10].
A propos de cette démarche du croyant moderniste, saint Pie X trouvait « fort étrange » que « des prêtres dont Nous aimons à penser que de telles monstruosités leur font horreur, se comportent néanmoins dans la pratique, comme s’ils les approuvaient pleinement [11] ». Peut-être trouverait-il plus qu’étrange que l’archevêque d’un diocèse fondé sous son pontificat promeuve cette doctrine.
Sources :La Porte Latine du 13 février 2020
- Notre E‑glise, #27, Fév. 2020.[↩]
- La Sainte Bible, dir. Pirot et Clamer, t. IX, p. 134.[↩]
- Abbé Augustin Roussel, Libéralisme et catholicisme, réédition Civitas, p. 76–77. Les militants contre les lois concernant le mariage dit pour tous ou la PMA/GPA n’auront pas de mal à se rendre compte de la justesse de ce commentaire.[↩]
- Catéchisme du Concile de Trente, Itinéraires n° 136, pp. 496, 497 et 498.[↩]
- Saint Pie X, Écrits doctrinaux, éd. Pierre Téqui, p. 167.[↩]
- Saint Pie X, Écrits doctrinaux, éd. Pierre Téqui, p. 169.[↩]
- Saint Pie X, Écrits doctrinaux, éd. Pierre Téqui, p. 167.[↩]
- Saint Pie X, Écrits doctrinaux, éd. Pierre Téqui, p. 167.[↩]
- Saint Pie X, Écrits doctrinaux, éd. Pierre Téqui, p. 167.[↩]
- Catéchisme du Concile de Trente, Itinéraires n° 136, p. 486 et 488.[↩]
- Saint Pie X, Écrits doctrinaux, éd. Pierre Téqui, p. 169.[↩]