Comprendre la pensée du Pape François

Au mois de novembre der­nier le Courrier de Rome a publié un article du pro­fes­seur Giovanni Turco sur la pen­sée du Souverain Pontife régnant . Beaucoup ont été désta­bi­li­sés par la nature de l’ar­ticle, qui, en douze pages, s’est effor­cé d’ex­traire tous les pré­sup­po­sés et de don­ner toutes les clefs de lec­ture en vue de com­prendre les dires et les faits du pape François.

On peut sans aucun doute être éton­né d’a­voir à plon­ger si pro­fon­dé­ment dans les arcanes phi­lo­so­phiques pour com­prendre un pape qui, contrai­re­ment à ses deux pré­dé­ces­seurs, n’est ni un pro­fes­seur ni un intel­lec­tuel de renom.

La lec­ture de l’ar­ticle du pro­fes­seur Turco est dif­fi­cile parce qu’elle demande la patience d’en­trer dans un rai­son­ne­ment sous-​jacent. Cela seul per­met de com­prendre la cohé­rence d’une action pon­ti­fi­cale qui semble aller dans tous les sens.

Ainsi, mal­gré les appa­rences, le pape François agit selon un cer­tain nombre de prin­cipes, qui eux-​mêmes ren­voient à une cer­taine concep­tion de la vie. Seulement cette « logique » de pen­sée et d’ac­tion pos­sède un carac­tère très par­ti­cu­lier qui déroute au pre­mier abord la grande majo­ri­té des indi­vi­dus inté­res­sés, et sou­vent inquiets, de ce qui se passe au som­met de l’Église catho­lique depuis 2013.

Nous avons à cœur de par­ti­ci­per à cet effort de com­pré­hen­sion en repre­nant à notre compte l’ex­po­sé du pro­fes­seur Turco. Grâce à la syn­thèse que nous vou­lons pro­duire nous pose­rons quelques conclu­sions sup­plé­men­taires qui per­met­tront de sai­sir cer­taines consé­quences capi­tales des options intel­lec­tuelles et des prin­cipes pra­tiques du pape.

I) Synthèse de l’article du professeur Turco

L’universitaire ita­lien nous met en garde dès le début de son article, le pon­ti­fi­cat actuel est un moment cru­cial et nous aurions tort de mépri­ser ce que signi­fie la pen­sée et l’a­gir du pape François. Il est vrai que le carac­tère tri­vial et quelque peu « déma­gogue » de cer­taines inter­ven­tions pon­ti­fi­cales pour­raient engen­drer une forme de mépris moqueur. Qu’on pense au bon pape Jean qui ouvrit le Concile Vatican II ! Derrière l’ap­pa­rente bon­ho­mie du per­son­nage il y avait une pen­sée et un vou­loir, et c’est ce vieux pape qui convo­qua l’as­sem­blée conci­liaire que le géné­ral de Gaulle appe­la « l’é­vé­ne­ment le plus impor­tant du XX e siècle ».

L’article est divi­sé en cinq par­ties, l’in­ter­ro­ga­tion pro­blé­ma­tique en guise d’in­tro­duc­tion, le pro­blème de la véri­té théo­rique, puis celui du juge­ment moral. Ces deux par­ties per­mettent de don­ner une lumière éclai­rante pour com­prendre les désor­mais fameux prin­cipes du pape François. Enfin le pro­fes­seur tire une conclu­sion qui est à la fois un juge­ment phi­lo­so­phique et une approche his­to­rique, le cou­plage de cette double lec­ture per­met au pro­fes­seur de carac­té­ri­ser toute l’im­por­tance de ce qui se passe au som­met de l’Église.

La pro­blé­ma­tique

Pourquoi ana­ly­ser les pré­sup­po­sés phi­lo­so­phiques d’une pen­sée qui ne semble pas pos­sé­der de struc­ture ? Justement pour mani­fes­ter, peut-​être au-​delà de ce que le pape peut assu­mer consciem­ment, la cohé­rence des décla­ra­tions et la logique des axes majeurs de l’ac­tion pon­ti­fi­cale. On peut rap­pro­cher cette inten­tion du pro­fes­seur de la pen­sée qui a pré­si­dé à la rédac­tion de Pascendi du pape saint Pie X. Le saint pon­tife d’a­lors enten­dait syn­thé­ti­ser la pen­sée qui gou­ver­nait les moder­nistes alors qu’ils n’a­vaient jamais eux-​mêmes osé ou entre­pris une pareille syn­thèse, cette der­nière per­mit au saint pon­tife de dévoi­ler les vices sub­tils du modernisme.

La ques­tion de la vérité 

Dans les deux par­ties qui suivent, le pro­fes­seur Turco aborde deux thèmes qui sont inévi­tables dans la perspec- tive où l’a­na­lyse se situe, le vrai et le bien. Comme il s’a­git de dévoi­ler les ten­dances lourdes d’un agir aus­si impor­tant que celui du Vicaire du Christ, on se doit de com­prendre com­ment s’ar­ti­cule la pen­sée de François sur ces deux thèmes. Ceux-​ci concernent en fait l’homme dans ce qui rend sa des­ti­née supé­rieure, sa vie spi­ri­tuelle. La véri­té c’est la vie de l’in­tel­li­gence, le bien l’a­chè­ve­ment de la vie humaine. En terme de vie théo­lo­gale, et pour le dire rapi­de­ment, la ques­tion de la véri­té touche à la foi, celle du bien à la cha­ri­té, donc à l’es­sence même de la vie chrétienne.

Concentrons-​nous sur ce que l’on peut apprendre au sujet de l’im­por­tance de la véri­té. Derrière une cer­taine impré­ci­sion concep­tuelle, la pen­sée du pape recèle une cer­taine cohé­rence, et il faut recon­naître au pro­fes­seur Turco le mérite d’en avoir des­si­né assez fidè­le­ment les contours.

Le pré­sup­po­sé moder­niste à pro­pos de l’intelligence

Pour ceux qui sont habi­tués au rela­ti­visme intel­lec­tuel après cin­quante ans de crise, ce que nous lisons dans l’ar- ticle ne consti­tue­ra qu’une nou­velle étape du triomphe du moder­nisme. Mais pour sai­sir et la pen­sée du pape et l’in­tui­tion du pro­fes­seur Turco, nous ne pou­vons faire l’é­co­no­mie d’un détail plus pré­cis de ces quelques pages. Et ce qui carac­té­rise la pen­sée du pape c’est d’a­bord un pro­fond mépris pour l’in­tel­li­gence, ce qui entraîne ou qui a pour cause, un refus de l’af­fir­ma­tion d’une véri­té ration­nelle, en tout cas dans le domaine reli­gieux. C’est la carac­té­ris­tique de la pen­sée moder­niste, un agnos­ti­cisme pro­fond et une défiance à l’é­gard de la capa­ci­té de la rai­son non seule­ment à connaître en pro­fon­deur la réa­li­té, mais aus­si à assu­rer l’ac­cès au bien.

Mais ce pro­cès de l’in­tel­li­gence qui s’ex­prime depuis plus d’un siècle sous une forme ou une autre, dans des ouvrages savants ou dans des dis­cours pas­to­raux, appelle à une voie nou­velle pour jus­ti­fier de la véra­ci­té de la reli­gion. Faisant écho, peut-​être à son insu, à la défi­ni­tion de la véri­té don­née par Maurice Blondel, veri­tas est ade­qua­tio intel­lec­tu et vitæ (la véri­té est l’a­dé­qua­tion de l’intelli- gence et de la vie), le pape Bergoglio ne voit la véri­té que comme l’ex­pres­sion d’une rela­tion vitale : « […] elle se donne tou­jours et seule­ment comme un che­min et une vie. »

Une rela­tion à un seul terme 

Comme le note Turco, la notion de rela­tion vitale garde un carac­tère indé­fi­ni et vague du fait qu’on ne sait pas à quelle puis­sance de l’âme elle ren­voie. La seule chose qu’on peut savoir avec cer­ti­tude c’est que la véri­té pour François n’ex­prime que l’in­di­vi­du : « je suis comme çà ». Le pro­fes­seur fait à ce sujet un constat très simple : la véri­té dans une telle pers­pec­tive n’est qu’une auto pro­jec­tion de soi, une rela­tion avec soi-​même. Nous rajou­te­rons ceci : du refus que la véri­té soit l’af­fir­ma­tion d’un don­né cog­ni­tif valide en soi, un uni­ver­sel abso­lu déter­mi­nant toute intel­li­gence, on en arrive à faire de la véri­té un abso­lu n’ex­pri­mant qu’une indi­vi­dua­li­té iso­lée et incom­mu­ni­cable. Étonnante rela­tion, à la véri­té, qui doit invo­quer l’a­mour pour se sor­tir de l’isolement.

L’Esprit-​Saint, qui a tou­jours été asso­cié à la cha­ri­té, n’a­git plus, selon le pape, que pour nous por­ter à un amour décon­nec­té de tout rap­port à un quel­conque conte­nu cog­ni­tif. Mais comme le note le pro­fes­seur, c’est tour- ner en rond, (le Saint-​Esprit en vien­drait lui-​même à être auto­cen­tré) puis­qu’on a jamais accès à l’al­té­ri­té sans pas­ser par la connaissance.

Un agir sans direction

Dans les der­niers para­graphes de ce N° 2 le pro­fes­seur Turco détaille l’i­déal papal du rap­port entre l’i­dée et le réel. Mais ces deux mots ne doivent pas nous trom­per, l’i­dée est une construc­tion plus que le reflet d’un don­né externe, et la réa­li­té n’est pas une enti­té stable et per­ma­nente, mais une situa­tion, de soi évo­lu­tive et radi­ca­le­ment ori­gi­nale. Et la situa­tion prime sur la construc­tion men­tale, et sur toute forme de repré­sen­ta­tion cog­ni­tive. Toute idée n’é­tant là que pour accom­pa­gner les hommes dans leur situa­tion sans cher­cher à les éclai­rer, car l’i­dée est sup­po­sée impo­ser un car­can à la réa­li­té ou pour être plus exact, un prisme défor­mant. Ainsi la Parole de Dieu comme telle ne peut être ni une lumière, ni indi­quer un che­min, mais comme est pré­sen­tée comme une com­pagne de voyage. Si nous vou­lons conti­nuer la méta­phore une telle com­pagne est bien encom­brante si elle n’in­dique rien.

Le juge­ment moral

Turco aura déjà abor­dé la ques­tion sous un autre angle dans la par­tie pré­cé­dente. Il ana­lyse en fait dans cette par­tie un aspect très pré­cis de la morale, tel que le pape lui- même le décrit. Deux concepts cor­ré­la­tifs sont ana­ly­sés dans les décla­ra­tions du pape, la conscience et l’ordre moral, mais c’est la conscience qui pré­vaut et tend à rendre l’ordre moral superflu.

La conscience souveraine

De fait depuis le Concile nous ne sommes plus éton­nés de voir invo­quer la conscience humaine à tout pro­pos pour jus­ti­fier toutes les opi­nions et toutes les tur­pi­tudes. Reste à savoir ce que pense le pape sur cette ques­tion pré­cise. C’est ce que fait Turco quand il relève trois pas­sages com­plé­men­taires de la pen­sée papale qui donnent une vue suf­fi­sam­ment signi­fi­ca­tive de la question.

Le pro­fes­seur Turco constate que la ten­dance du pape est d’at­tri­buer au juge­ment de conscience un carac­tère abso­lu, comme si c’é­tait une ins­tance infaillible du juge­ment humain. La conscience semble déta­chée de l’ordre moral objec­tif parce qu’elle peut s’en affran­chir à bon compte dans l’ins­tant même où elle s’exerce dans la com­plexi­té des situa­tions concrètes.

Ce qui inter­dit une inter­pré­ta­tion bénigne des pro­pos du pape c’est pré­ci­sé­ment qu’il n’in­voque jamais la pos­si­bi­li­té d’une conscience erro­née, ou d’une conscience relâ­chée. Si les textes cités par Turco pour­raient être pos­si­ble­ment tirés dans un sens accep­table, cela sup­po­se­rait que le pape ait une autre pen­sée que celle qui a été expo­sée dans la par­tie pré­cé­dente. Là où l’on voit que Turco a très bien péné­tré la pen­sée du pape, c’est qu’il a lié l’a­na­lyse de la conscience à celle de la concep­tion sur la vérité.

Là encore on se trouve confron­té à une pen­sée qui exalte une forme d’ins­tan­ta­néi­té et de rela­ti­visme de situa­tion en face d’une connais­sance intel­lec­tuelle jugée appau­vris­sante et comme vio­len­tant la vie. Dans cette optique, la conscience semble être plus une intui­tion qu’un juge­ment ration­nel, sans doute du fait que ce der­nier est, pour le pape, inca­pable d’at­teindre à la véri­té de la vie.

Le bien moral évanescent 

Un autre élé­ment qui donne rai­son au pro­fes­seur, c’est la place de l’ordre objec­tif du bien moral. Si la conscience est l’ob­jet d’une atten­tion sou­te­nue, on ne peut pas en dire autant de l’ordre moral objec­tif. Parce qu’au-​delà de notre per­cep­tion, c’est cet ordre objec­tif qui boni­fie l’in­di­vi­du dans la réa­li­té quo­ti­dienne de son exis­tence. C’est en tout cas ce qui res­sort clai­re­ment de la pen­sée de l’Aquinate.

On voit mal com­ment l’ac­tuel pon­tife romain pour­rait inté­grer une telle pers­pec­tive dans sa pré­sen­ta­tion géné­rale de la morale. Le pape François est tout à fait consé­quent avec sa concep­tion géné­rale du vrai et du bien. L’ordre moral, la pen­sée évan­gé­lique, doivent accom­pa­gner plu­tôt qu’é­clai­rer, ou alors selon une pos­sible inter­pré­ta­tion de l’i­déa­li­té, éclai­rer comme un hori­zon aus­si magni­fique qu’im­pos­sible à atteindre.

Le peu de consi­dé­ra­tion dont fait l’ob­jet l’ordre moral objec­tif montre où se trouve le centre d’in­té­rêt d’une telle pré­sen­ta­tion géné­rale de l’a­gir humain. C’est véri­ta­ble­ment un chan­ge­ment du centre de gra­vi­té, qui n’a rien d’o­ri­gi­nal en lui-​même dans le contexte du Concile, mais qui n’a­vait jus­qu’i­ci jamais été assu­mé aus­si fran­che­ment par un pon­tife romain. La conscience tend à deve­nir, et nous disons cela parce qu’on ne peut pas dire que cela soit expli­ci­te­ment affir­mé, une intui­tion exclu­si­ve­ment per­son­nelle, imper­méable à toute influence externe, devant laquelle tout doit plier.

Les quatre sen­tences du pape François

Une ana­lyse sérieuse ne pou­vait pas évi­ter d’a­bor­der les quatre phrases quelque peu mys­té­rieuses énon­cées dans les divers écrits du pape. On peut dire en toute objec­ti­vi­té de ces prin­cipes qu’ils sont mys­té­rieux d’une part parce que nous en igno­rons l’o­ri­gine, et de l’autre parce qu’il n’est pas aisé de com­prendre au pre­mier abord com­ment ils s’ar­ti­culent les uns avec les autres. On doit remer­cier le pro­fes­seur Turco de cher­cher à déga­ger cette arti­cu­la­tion logique en l’in­sé­rant dans son inter­pré­ta­tion géné­rale des idées bergoliennes.

Or comme le pro­fes­seur le note, il ne faut pas voir dans ces sen­tences des grands prin­cipes phi­lo­so­phiques ou théo­lo­giques, elles sont plu­tôt cen­sées être des points de vue fonc­tion­nels tirant leur ori­gine de l’a­gir pour y retour­ner, comme des conseils de sagesse, même si ce der­nier terme peut légi­ti­me­ment paraître dépla­cé dans ce contexte intel­lec­tuel. Car en effet, sans faire réfé­rence à autre chose qu’à eux-​mêmes, ils deviennent le cri­tère ultime de juge­ment de l’ac­tion pas­to­rale. Suivons main­te­nant pas à pas le rai­son­ne­ment qui va nous ouvrir la com­pré­hen­sion de cet ensemble de sentences.

Le temps est supé­rieur à l’espace

Certainement cette idée condi­tionne le reste. Et le pape argen­tin pro­fite de l’ex­pli­ca­tion de cette phrase pour livrer une affir­ma­tion sur Dieu des plus impor­tantes. L’agir humain doit se concen­trer sur le dyna­misme des pro­ces­sus, plu­tôt que de cris­tal­li­ser des états de faits. Dieu étant sup­po­sé se révé­ler et même rési­der dans le temps. La jus­ti­fi­ca­tion ultime se trouve donc dans cette affir­ma­tion. Mais dire cela est comme la néga­tion de l’é­ter­ni­té de Dieu, et Turco pense que cela change même la défi­ni­tion du mal.

Le pro­ces­sus en tant que dyna­mique reçoit sa vali­di­té morale dans cette dimen­sion intrin­sèque de chan­ge­ment. Aucun cri­tère intel­lec­tuel ne peut pré­tendre mesu­rer un mou­ve­ment car il le fixe, il le cris­tal­lise. Le pri­mat du deve­nir est patent, et on peut com­plé­ter l’a­na­lyse de Turco en qua­li­fiant cet axiome pra­tique de prin­cipe héra­cli­téen, où la vie est assi­mi­lée pure­ment et sim­ple­ment au devenir.

L’unité pré­vaut sur le conflit

Pour dépas­ser les conflits, il faut favo­ri­ser les pro­ces­sus, les dyna­mismes. Turco fait jus­te­ment remar­quer que la notion même de jus­tice est éva­cuée puis­qu’en­core une fois le dyna­misme suf­fit à résoudre le conflit. Il faut juste ici remar­quer que la réso­lu­tion passe par une forme de dia­lec­tique hége­lienne ou le conflit semble un moteur du deve­nir lui-même.

La réa­li­té est plus impor­tante que l’idée

En soi cette phrase ne semble qu’une répé­ti­tion de ce qu’on a pu lire plus haut. Cependant elle per­met de com­prendre le pri­mat onto­lo­gique de la réa­li­té sur l’i­dée, de la situa­tion sur la construc­tion men­tale, puisque la situa­tion cause la repré­sen­ta­tion ; là encore le dyna­misme prévaut.

Le tout est supé­rieur à la partie

Est-​il encore besoin de pré­ci­ser qu’il ne faut pas cher­cher dans cette pen­sée une quel­conque affir­ma­tion méta­phy­sique ? Ici le pape tend à rap­pe­ler le pri­mat de la rela­tion sur l’af­fir­ma­tion d’une iden­ti­té indi­vi­duelle. Ce der­nier axiome ne nous semble pas avoir un rap­port évident avec les trois autres en ce sens où il ne concerne pas au sens strict une phi­lo­so­phie du deve­nir mais incarne concrè­te­ment l’ab­sence criante de cri­tères de juge­ments objec­tifs (de rai­son ou de foi) pour fon­der une vie com- mune.

Commentaire de la conclusion 

Face à une telle pen­sée, le pro­fes­seur Turco ouvre plu­sieurs pistes de recherches intel­lec­tuelles mais il tient cepen­dant à ran­ger ces dires dans une école de pen­sée, l’exis­ten­tia­lisme. L’article se conclut sur un constat : celui du para­doxe d’une pen­sée qui mal­gré ses efforts pour échap­per à sa nature, reste ce qu’elle est, une théo­rie, un dis­cours conceptuel.

Laissant le lec­teur médi­ter sur la contra­dic­tion rele­vée par le pro­fes­seur Turco, il nous revient de tirer pro­fit de la syn­thèse opé­rée par l’ar­ticle du pro­fes­seur en nous livrant à quelques réflexions succinctes.

II) Perspectives sur un pontificat et son époque

Il est dif­fi­cile de poser un juge­ment sur une pen­sée qu’on vient à peine de décou­vrir, pour autant qu’on puisse pré­tendre l’a­voir réel­le­ment décou­verte. Cependant il semble bien que le pro­fes­seur Turco ait pro­duit une syn­thèse adé­quate qui rende rai­son des options radi­cales que le pape a pro­mues, notam­ment en matière de morale conju­gale et de dis­ci­pline eucharistique.

Depuis Pascendi nous savons que l’Église du Christ, l’Église catho­lique, se doit de prendre garde à un état d’es­prit qui vide de toute leur sub­stance le dogme et la morale, tout en gar­dant en appa­rence l’é­corce exté­rieure. Ce qui arrive aujourd’­hui n’est certes pas très éton­nant car c’est l’a­bou­tis­se­ment d’un pro­ces­sus qui trouve sa source dans le Concile. Même si nous sommes atter­rés de voir les der­niers pans de murs s’ef­fon­drer, on ne doit pas oublier les scan­dales des der­nières décen­nies qui ont été aus­si, en leur temps, des chocs ter­ribles pour les catho­liques éclairés.

Cependant jamais on avait vu un rela­ti­visme aus­si affir­mé prendre pos­ses­sion du corps conci­liaire par la tête. En cela il y a réel­le­ment de quoi s’in­quié­ter même si nous sommes inca­pables de mesu­rer les consé­quences désas­treuses d’un tel fait ; que nous soyons aver­tis peut nous aider à anti­ci­per pour trou­ver parades et remèdes mais la triste réa­li­té s’im­pose à nous, froi­de­ment, bru­ta­le­ment, inévi­ta­ble­ment… Le pon­ti­fi­cat de François a donc en effet une signi­fi­ca­tion his­to­rique par­ti­cu­lière et nous nous devons de le reconnaître.

Il serait pré­ten­tieux de dres­ser ici un tableau syn­thé­tique de la dégra­da­tion opé­rée depuis la clô­ture du Concile, mais il appa­raît que si nous devions voir les choses s’ag­gra­ver, ce serait pour voir dis­pa­raître ce qui reste dans ce qui res­semble déjà à une écorce vide. La « doc­trine » conci­liaire arrive aujourd’­hui à sa matu­ra­tion com­plète, du catho­li­cisme ne reste qu’un sque­lette de socié­té hié­rar­chique qua­si­ment vidé de sa vie et de sa sub­stance quant au conte­nu du dogme et la morale, quant à l’ef­fec­ti­vi­té de son culte et de sa vie sacra­men­telle. La pro­chaine étape, s’il devait y en avoir mal­heu­reu­se­ment une, serait l’a­ban­don de tel ou tel élé­ment que font encore que le corps conci­liaire garde une forme d’or­ga­ni­sa­tion sous une auto­ri­té. Dès lors il n’y aurait plus de confu­sion possible.

La situa­tion actuelle de l’hu­ma­ni­té et de l’Église nous pose un défi. Plutôt que de ver­ser dans le rela­ti­visme et d’ac­cep­ter le scep­ti­cisme, plu­tôt que de nous ral­lier à une phi­lo­so­phie héra­cli­téenne – dont on oublie sou­vent l’es­sence chao­tique et la vio­lence intrin­sèque – , il faut aujourd’­hui pen­ser plus que jamais aux réponses et aux solu­tions, cher­cher à répondre au mal actuel de l’hu­ma­ni­té. Pour cela il faut vou­loir la sor­tir du gouffre et non pas la suivre dans la chute.

Abbé Renaud de Sainte Marie, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Sources : Courrier de Rome n° 597 /​La Porte Latine du 7 avril 2017