Manifestement le pape François porte un intérêt particulier à la vie religieuse. On a vu le zèle qu’il a déployé dans le procès qui aboutit à la destruction des Franciscains de l’Immaculée. On le voit aujourd’hui par le nombre de communautés mises sous l’autorité d’un commissaire [1]. Surtout, depuis 2016, le Souverain Pontife a lancé une campagne de grande envergure. En 2019, les premières mesures voulues par le pape François pour réformer la vie religieuse sont entrées en vigueur. Rétrospective…
Le 21 novembre 2014, le pape François envoyait une Lettre apostolique À tous les consacrés à l’occasion de la vie consacrée. Le 29 juin 2016, le pape publiait une Constitution apostolique, Vultum Dei quaerere, qui lançait une enquête auprès de toutes les religieuses contemplatives cloîtrées.
Le 19 mars 2018, l’exhortation apostolique Gaudete et exsultate présentait une conclusion de cette enquête.
Le 1er avril suivant, la Congrégation pour les états de vie consacrée publiait une « instruction d’application de la Constitution apostolique Vultum Dei quaerere » : Cor orans
Enfin, ce texte fut présenté aux principales intéressées par le Cardinal Joao Braz de Avriz et par son assistant Mgr José Rodriguez Carballo, au cours d’une conférence de presse tenue le 15 mai 2018.
Une reprise en main
La chute dramatique des vocations religieuses autorise certainement une remise en question [2]. Cette baisse des effectifs signifie en effet un vieillissement important. Il entraîne une réduction des observances monastiques et de graves problèmes économiques. Une communauté de religieuses âgées, occupant des bâtiments importants situés parfois en ville, est une proie facile pour des financiers ou des entrepreneurs sans scrupules. On comprend alors l’inquiétude des autorités ecclésiastiques.
Une rupture
Etait-il nécessaire pour autant de rompre avec le passé ? Car le problème n’est pas nouveau dans la sainte Eglise, même s’il s’est accru de nos jours. Un bon nombre de monastères dépendent en effet directement des évêques diocésains ou des supérieurs majeurs de la branche masculine de leur ordre. Ces autorités ne manquent ni de compétence ni de moyens pour gérer les crises que l’on craint.
Pourtant, la volonté du pape et de la Congrégation des religieux est nette. Il faut déroger aux coutumes ancestrales, abolir les prescriptions du Droit canon de 1983, déjà désuet en cette matière [3].
Une centralisation
À première lecture, l’aspect le plus révolutionnaire de ces décisions romaines est l’obligation faite à tous les monastères de s’intégrer à des fédérations de religieuses. Depuis toujours, quelques monastères s’étaient réunis à d’autres en associations ou en congrégations (les moines bénédictins de Cluny, les cisterciens, plus récemment les carmélites de la Mère Maravillas en Espagne). Mais souvent, fidèles en cela à leur vie de prière et de solitude, les monastères avaient gardé leur légitime indépendance. Seule face à Dieu, la religieuse contemplative tenait à l’être tant dans sa vie personnelle que dans sa vie commune.
Cette relative autonomie ne dispensait personne d’une dépendance réelle à l’égard soit de l’évêque diocésain, soit des instituts masculins correspondants. Et en dernier recours, tous le religieux se tiennent sous l’autorité du Souverain Pontife.
À partir du 1er avril 2019 (un an après la publication de l’instruction Cor orans), toutes les maisons religieuses cloîtrées devront impérativement se regrouper en fédérations. La supérieure de la fédération aura la mainmise sur les biens matériels des monastères. Même contre la décision du conseil du monastère, elle pourra saisir une somme d’argent importante et l’affecter aux besoins des œuvres de la fédération. Surtout, elle surveillera la formation des novices [4], déplaçant au besoin l’une ou l’autre dans un autre monastère (Cor orans, n. 122), destituant la maîtresse des novices, sans et même contre l’avis de la supérieure du lieu.
Lors d’une visite canonique (par l’évêque ou par un supérieur majeur) la présidente de la fédération a plus de pouvoir que le visiteur. C’est elle qui « indique par écrit à la supérieure majeure du monastère les solutions les plus appropriées pour les cas et les situations qui sont apparus pendant la visite et en informe le Saint-Siège » (Cor orans, n. 115). Au cours même de la visite canonique, la présidente vérifie que les « règles d’application » établies par Vultum Dei quaerere sont respectées (Cor orans, n. 116).
Tous les monastères sont mis ainsi sous une rigoureuse tutelle, à la merci des décisions indiscutables de la fédération.
Un aggiornamento
Les auteurs de cette prise en main ne cachent pas leurs intentions. Ils se montrent excédés par les monastères qui résistent un tant soit peu à l’aggiornamento de la vie religieuse. Les cloîtrées seraient-elles faibles et influencées par des ecclésiastiques réactionnaires [5] ? Les fédérations y pourvoiront en les mettant sous une étroite surveillance et en leur distillant l’esprit du temps.
Car l’heure est au changement [6] ! À‑t-on suffisamment compris et appliqué le concile Vatican II ? L’Eglise conciliaire veut des religieux conciliaires. Ce qui signifie « promouvoir un renouvellement adéquat [7] » (Cor orans, n. 133), « être intégrés au monde, ne pas se fermer aux changements de la vie moderne », tandis que « les religieux qui ne suivent pas le Concile Vatican II se tuent eux-mêmes ». Or, « le Concile nous demande (…) de dialoguer avec la culture du moment qui n’est pas celle du passé ». Telle est la nécessaire « modernisation de la vie contemplative à la lumière de Vatican II » (Card. Braz de Aviz). Et le prélat laisse entrevoir les conséquences attendues d’un tel bouleversement : « La culture d’aujourd’hui ne veut plus des personnes qui dominent les autres. Nous avons du mal à supporter des mots comme supérieurs et inférieurs. Pourquoi supérieurs et inférieurs ? Supérieurs à qui et inférieurs à qui ? Ne devons-nous pas être seulement frères et sœurs ? » Que reste-t-il du vœu d’obéissance ?
Une spiritualité
La première Constitution du pape commençait bien : Vultum Dei quaerere. C’est bien cela. La vie religieuse a pour but de chercher le visage de Dieu, de s’unir à Dieu dans une vie la plus conforme possible à celle du Christ.
Après un si beau début, on s’attendait à lire une exhortation paternelle à la fidélité aux vœux de religion, à la prière généreuse, à la solitude, au silence. Hélas, les prescriptions romaines vont dans une direction diamétralement opposée. Les fédérations assureront une « formation permanente [8] », qui imposera aux cloîtrées de nombreuses sorties, des voyages pour suivre des sessions en des lieux choisis par la présidente. Or ces relations multipliées avec le monde ne sont pas un effet secondaire que l’on ne tolèrerait qu’avec regret. Elles sont une vision très réfléchie, mais étrange, de la vie religieuse contemplative.
En un trait de plume, le pape détruit la vie de prière des cloîtrées :
Il n’est pas sain d’aimer le silence et de fuir la rencontre avec l’autre, de souhaiter le repos et d’éviter l’activité, de chercher la prière et de mépriser le service. Tout peut être accepté et être intégré comme faisant partie de l’existence personnelle dans ce monde, et être incorporé au cheminement de sanctification. Nous sommes appelés à vivre la contemplation également au sein de l’action, et nous nous sanctification dans l’exercice responsable et généreux de notre propre mission (Gaudete et exsultate, n. 26).
« Il n’est pas sain d’aimer le silence » (…) « de chercher la prière » ? Comme si la vie contemplative était une fuite de l’autre, un mépris du service. Manifestement, saint Bruno, saint Bernard ou sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ne font pas partie de la paroisse !
Une ecclésiologie
Plus profondément, la réforme incessante prônée par le pape François, cet alignement forcé des derniers récalcitrants au concile Vatican II, distillent une nouvelle vision de l’Eglise, l’ecclésiologie de la communion.
Pourquoi le grand péché consiste-t-il en une prétendue « fuite de l’autre » ? Parce que la vie humaine n’a de sens et ne se construit que dans la relation à l’autre [9]. La « communion » ne signifie pas ici la sainte communion eucharistique, ni la charité qui en découle, ni la « communion des saints ». Elle est l’échange, le regard sur l’autre, l’impact intime de la présence de l’autre en chaque individu, l’osmose, la ressemblance en un dénominateur commun que réalise le dialogue [10].
Or, depuis le concile Vatican II, la philosophie de la communion a envahi l’ecclésiologie [11]. Elle doit gagner désormais toutes les communautés religieuses, même les plus cloîtrées.
Conscients que « personne ne construit l’avenir en s’isolant, ni seulement avec ses propres forces, mais en se reconnaissant dans la vérité d’une communion qui s’ouvre toujours à la rencontre, au dialogue, à l’écoute, à l’aide réciproque [12] », ayez soin de vous préserver « de la maladie de l’auto-référentialité » et protégez la valeur de communion entre les différents monastères comme un chemin qui ouvre à l’avenir, en renouvelant et actualisant en ce sens les valeurs permanentes et codifiées de votre autonomie. (Vultum Dei quaerere, n. 29).
Dans Cor orans, le mot « communion » est repris treize fois [13]. En cela le pape François est fidèle au concile Vatican II qui appelait les chrétiens au dialogue incessant avec le monde. Mais il en approfondit la doctrine. Ce n’est plus la vérité qui libère (Jn 8, 32), ni la grâce surnaturelle qui purifie, guérit et élève les âmes, c’est l’autre en tant qu’il est une personne humaine. Il ne s’agit plus d’accueillir avec docilité la lumière et la vie qui viennent de Dieu, mais de se laisser façonner par les sentiments et par les points de vue purement humains qui naissent en nous à l’occasion de la rencontre des hommes [14].
La séparation du monde et la solitude si propices à la vie contemplative gênent considérablement cette vision des choses : « Ne pas se séparer totalement du monde ! C’est important le lien avec le monde ! Le pape le dit. Autrement, pour qui priez-vous ? Pour un monde qui n’existe pas ? » (Mgr José Rodriguez Carballo). Au-delà de cet apparent sophisme, le prélat a raison de dire que le monde n’existe pas, s’il n’est que relation !
Mais plus profondément, le pape François révélait le fond de sa pensée dans un texte que nous laissons dans sa très désagréable ambigüité :
L’Evangile nous invite à toujours courir le risque de la rencontre avec le visage de l’autre, avec sa présence physique qui interpelle, avec sa souffrance et ses demandes, avec sa joie contagieuse, dans un constant corps à corps. La foi authentique dans le Fils de Dieu fait chair est inséparable de la réconciliation avec la chair de l’autre (Evangelium gaudium, n. 88).
Face à se travail de récupération (idéologique et… économique !) de la vie religieuse cloîtrée, les contemplatifs se mettront face à Dieu, ils redoubleront de générosité pour suivre la grâce que Dieu leur a faite, ils cultiveront le silence, la solitude, la pauvreté. Sans rien abandonner de leurs coutumes ancestrales, heureux d’être les fils et les filles des grands solitaires de l’histoire, ils laisseront résonner dans leur cœur l’appel de Dieu à saint Arsène : Fuge, tace, quiesce : Arsène, fuis, tais-toi, repose-toi. » S’il est une fuite du monde, le cloître est une fuite dans les bras de Dieu.
Père Jean-Dominique O.P.
Source : La Porte Latine du 31 décembre 2019
- Une congrégation ou un monastère est mis « sous commissaire » quand, pour une raison ou pour une autre, le supérieur est démis par le Vatican et remplacé temporairement par un « commissaire » choisi par les autorités romaines. 56 en 2017, leur nombre s’élevait à 83 en 2019.[↩]
- De 1965 à 2015, le nombre de religieux et de religieuses a baissé d’environ 40%. Depuis 2010, l’Eglise perd 10 000 religieuses par an.[↩]
- L’instruction Cor orans affiche clairement l’abolition des canons (CIC 1983) 638, § 4 ; 667, §4 ; 628, § 2, 1o ; 686, § 2 ; 667, § 4 ; Verni sponsa de Pie XII, n. 17, § 2.[↩]
- La fédération élabore un « parcours commun de formation, que chaque communauté s’engage à réaliser » (Cor orans, n. 141).[↩]
- Mgr José Rodriguez Carballo exprime son courroux en des termes fort peu respectueux : « Ne vous faites pas manipuler ! C’est vous qui devez gérer votre vie, en femmes adultes ! Il ne faut pas une mais trois grilles pour vous séparer de ces personnes qui veulent vous manipuler, même si ce sont des évêques, des cardinaux, des moines ou d’autres personnes. C’est vous qui devez discerner, parce qu’il y a des gens qui vous font beaucoup de mal. Parce qu’ils projettent sur vous les idées qu’ils ont », et qui, manifestement, ne sont pas celles du prélat ![↩]
- « Le Saint Esprit aujourd’hui est plus un signe d’instabilité que de stabilité : il bouge les eaux et il nous laisse avec de l’eau jusqu’au cou pour que nous ne nous arrêtions pas sur nos certitudes » (…) « Dieu n’est pas statique » (Card. Braz de Aviz). L’intervention du cardinal porte le titre significatif : « À l’écoute du Seigneur de Pierre dans l’Eglise pour moderniser la vie consacrée contemplative millénaire ».[↩]
- Le décret du Concile Vatican II sur la vie religieuse, Perfectae caritatis porte le titre : De accommodata renovatione vitae religiosae, de la rénovation adaptée de la vie religieuse.
Les instituts religieux sont invités à « la correspondance aux conditions nouvelles d’existence », et à suivre le mouvement général de l’Eglise : « tout institut doit communier à la vie de l’Eglise et (…) faire siennes et favoriser de tout son pouvoir ses initiatives et ses intentions. » Ce qui embrasse les domaines « biblique, dogmatique, pastoral, œcuménique, missionnaire et social » (c. 2)
« L’organisation de la vie, de la prière et de l’activité doit être convenablement adaptée (…) aux exigences de la culture, aux circonstances sociales et économiques (.…). D’après les mêmes critères, on soumettra aussi à l’examen le système de gouvernement des instituts. Il faut donc réviser convenablement les constitutions, les ‘directoires’, les coutumiers, les livres de prières, de cérémonies et autres recueil du même genre, supprimant ce qui est désuet et se conformant aux documents du Concile » (c. 3).[↩] - Un des rôles principaux des fédérations est « l’assistance à la formation initiale et permanente », ainsi que « l’échange de moniales et de biens matériels » (Cor orans, n. 87, n. 98).[↩]
- Pour approfondir, voir Abbé Thierry Legrand, « Un maître du futur pape, Michel de Certeaux », Fideliter, mai-juin 2014, p. 16–24.[↩]
- Le pape François aime à se référer au philosophe Emmanuel Lévinas, qui a développé cette notion de communion dans la relation à l’autre. Lévinas demande à la « direction vers autrui », de vaincre « l’égoïsme du moi » et « l’impérialisme du sujet ». Voir Père Jean-Dominique, Le Soupir de Pilate, éditions du Saint Nom, 2014, p. 187–192.[↩]
- Voir Quelle réforme pour l’Eglise ? éditions du Saint Nom, 2019, pp. 79–95 et pp. 284–287. L’Eglise communion est une collection d’individus unis par des échanges d’expérience et de bienveillance, par le dialogue et la tolérance (p. 95). Cette société aboutit à la dis-société, à la confuse union d’intérêts d’une société de pensée. La vérité naît du dialogue. La personnalité s’épanouit par l’échange et l’exercice de la tolérance universelle. La foi et la ferveur religieuse ne sont que la résultante de rencontres avec les personnes de pensée et de mœurs les plus éloignées, abstraction faite de tout jugement de vérité. L’ecclésiologie de la communion est une démocratisation de l’Eglise. Tous égaux et frères, les chrétiens sont invités au dialogue et à l’échange, afin que chacun, selon la voie qui lui est propre, développe son expérience religieuse et le libre épanouissement de sa personne (p. 287).[↩]
- Reprise de la Lettre du 21 novembre 2014.[↩]
- Les fédérations, les associations et les conférences de monastères sont des « structures de communion » (nn. 7, 8, 9) qui permettent aux monastères de « surmonter l’isolement » (n. 7). Tous doivent « vivre la valeur indispensable de la communion » (n. 86).[↩]
- Le cardinal Braz de Aviz est fidèle à la pensée du pape lorsqu’il explique : « Le pape parle de la rencontre de Moïse avec Dieu dans le buisson ardent et en tire une réalité très importante : être attiré par le visage de Dieu et par la terre sainte qu’est l’autre. Il souligne l’importance de la femme et de l’homme qui chemine avec moi dans la vie contemplative. Le rapport avec l’autre est expérience du mystère de Dieu. Nous devons ôter nos sandales devant la terre sainte de l’autre. Nous ne devons pas laisser nos rapports dans la médiocrité. Une spiritualité trop individuelle n’aide pas à entrer dans cette spiritualité. Dans une société dominée par la curiosité maladive, l’Eglise a besoin d’un autre type de relation : la sacralité de l’autre. »[↩]