Abbé Patrick de La Rocque – La lumière du Concile : nature du combat de Mgr Lefebvre – Avril 1999

Un regard neuf et objec­tif sur la Fraternité Saint Pie X… Il nous fau­dra com­men­cer par ana­ly­ser l’œuvre dans sa racine, au moment du Concile Vatican II. Viendra ensuite le déve­lop­pe­ment his­to­rique de la Fraternité, qui nous mène­ra à la ques­tion des sacres épis­co­paux confé­rés en 1988.

Introduction

L’œuvre de Mgr Lefebvre ne se juge aujourd’hui qu’à tra­vers les consé­cra­tions épis­co­pales de 1988. Pourtant, ces sacres ne peuvent être consi­dé­rés comme un évé­ne­ment acci­den­tel dans la vie de Mgr Lefebvre, mais dans la conti­nui­té de son œuvre, comme l’acte majeur et ultime de ce com­bat com­men­cé le ler novembre 1970 avec la béné­dic­tion de Rome, non pas pour faire une autre Église, mais « pour prê­cher Notre Seigneur Jésus‑Christ au monde entier, la Croix, le Saint Sacrifice de la Messe, prê­cher la néces­si­té de la grâce, don­ner à l’Église des prêtres capables de faire la même pré­di­ca­tion que Notre Seigneur Jésus‑Christ, prê­cher la bonne, vraie, saine, et sainte doc­trine catho­lique ; pour célé­brer le saint Sacrifice de la Messe en tant que sacri­fice pro­pi­tia­toire pour le par­don des péchés de toute l’humanité. »

Expliquer ces sacres, expli­quer la rai­son d’être de la Fraternité Saint Pie X néces­site donc de com­prendre l’esprit dans lequel Mgr Lefebvre a vécu le Concile, les rai­sons pro­fondes qui l’ont inci­té à ne pas en rete­nir tous les ensei­gne­ments ; ce Concile est appa­ru à Mgr Lefebvre et à ceux qui l’ont vécu avec lui, comme une rup­ture dont il nous faut ana­ly­ser la por­tée parce qu’est à l’origine d’un état de néces­si­té dans l’Église.

1. Nouveauté proclamée par ses artisans

Cette rup­ture opé­rée par le Concile Vatican II a été pro­cla­mée comme une vic­toire par ceux qui l’ont pro­vo­quée, à com­men­cer par le car­di­nal Congar, qui, mal­gré la condam­na­tion encou­rue sous Pie XII, fut l’un des experts du Concile. Lui-​même vient sou­li­gner les trois nou­veau­tés fon­da­men­tales appor­tées par le Concile : la col­lé­gia­li­té, une nou­velle concep­tion de l’Église ouvrant à l’œcuménisme, et enfin la liber­té religieuse. 

- La phrase du P. Congar à pro­pos de la col­lé­gia­li­té est célèbre : « l’Église a fait paci­fi­que­ment sa révo­lu­tion d’octobre » [1] !

- A pro­pos de l’Église, il écri­vait : « Lumen Gentium a aban­don­né la thèse que l’Église catho­lique serait Église de façon exclu­sive » [2]. L’Église a donc aban­don­né la « thèse », pour­tant essen­tielle, de l’unicité de l’Église Église catho­lique, visible, à laquelle il faut appar­te­nir au moins impli­ci­te­ment pour être sau­vé. D’où une nou­velle concep­tion de l’œcuménisme, pour­tant condam­née pré­cé­dem­ment, ain­si que le recon­naît le P. Congar : « Il est clair, il serait vain de le cacher, que le décret conci­liaire Unitatis Redintegratio dit sur plu­sieurs points autre chose, que « Hors de l’Église point de salut » au sens où on a enten­du, pen­dant des siècles, cet axiome » [3].

- Au sujet de la liber­té reli­gieuse que disait‑il ? « On ne peut nier que la Déclaration sur la liber­té reli­gieuse ne dise maté­riel­le­ment autre chose que le Syllabus de 1864 et même à peu près le contraire » [4]. Changement radi­cal, sans fon­de­ment scrip­tu­raire solide, de l’aveu même du décla­rant : « A la demande du pape, j’ai col­la­bo­ré aux der­niers para­graphes de la Déclaration sur la liber­té reli­gieuse : il s’agissait de mon­trer que le thème de la liber­té reli­gieuse appa­rais­sait déjà dans l’Écriture, or il n’y est pas » [5].

Le car­di­nal Ratzinger n’a pas une autre ana­lyse. Dans son ouvrage Les prin­cipes de la théo­lo­gie catho­lique, il recon­naît au sujet de Gaudium et spes que « si l’on cherche un diag­nos­tic glo­bal du texte, on pour­rait dire qu’il est, en liai­son avec les textes sur la liber­té reli­gieuse et sur les reli­gions dans le monde, une révi­sion du Syllabus de Pie IX, une sorte de contre­Syllabus (…) Ce texte joue le rôle d’un contre-​Syllabus, dans la mesure où il repré­sente une ten­ta­tive pour une récon­ci­lia­tion offi­cielle de l’Église avec le monde tel qu’il était deve­nu depuis 1789 » [6]. Ses récentes pages sont d’ailleurs des plus éclai­rantes pour mani­fes­ter l’état d’esprit qui régnait au moment du Concile : « Je trou­vais l’atmosphère de plus en pus effer­ves­cente dans l’Église et par­mi les théo­lo­giens. On avait de plus en plus l’impression que rien n’était stable dans l’Église, que tout était à revoir. Le Concile appa­rais­sait de plus en plus comme un grand par­le­ment d’Églises capable de tout modi­fier et remo­de­ler à sa manière. Le débat du Concile fut de plus en plus pré­sen­té selon le sché­ma par­ti­san propre au sys­tème par­le­men­taire moderne. (…) Mais il exis­tait un pro­ces­sus encore plus pro­fond. Si les évêques de Rome pou­vaient chan­ger l’Église, voire la foi (c’est l’impression qu’ils don­naient), pour­quoi eux seuls, à vrai dire ? On pou­vait ‑ semblait‑il ‑ modi­fier la foi, contrai­re­ment à tout ce que l’on avait pen­sé jusqu’alors ; elle sem­blait ne plus se sous­traire au pou­voir de déci­sion humain, mais c’est celui‑ci qui parais­sait la défi­nir (…) Le cre­do ne sem­blait plus infaillible, mais sou­mis au contrôle des spé­cia­listes (…) Si j’étais ren­tré dans mon pays encore por­té par le sen­ti­ment du joyeux renou­veau qui régnait par­tout à la fin de la pre­mière ses­sion conci­liaire, je m’inquiétais aus­si du chan­ge­ment de cli­mat de plus en plus fla­grant dans l’Église » [7].

Les consé­quences d’une telle atmo­sphère sont résu­mées par le cardinalSuenens : « On pour­rait faire une liste impres­sion­nante des thèses ensei­gnées à Rome avant le Concile comme seules valables, et qui furent éli­mi­nées par les Pères conci­liaires » [8]. C’est pour­quoi le car­di­nal de Lubac n’hésitait pas à par­ler de « petite révo­lu­tion » [9]. D’où la réflexion de Hans Küng : « Lefebvre a tout à fait le droit de remettre en cause la Déclaration conci­liaire sur la liber­té reli­gieuse, parce que sans don­ner d’explications, Vatican II a com­plè­te­ment ren­ver­sé la posi­tion de Vatican I » [10]. Tous sont donc d’accord pour dire qu’il y a eu dans le Concile des nou­veau­tés, des thèses, des pen­sées, des consi­dé­ra­tions qui n’avaient encore jamais été admises dans l’Église. Thèses nou­velles décou­lant d’un état d’esprit nou­veau, par­fai­te­ment défi­ni par Paul VI lui-​même lors du dis­cours de clô­ture du Concile : « La reli­gion du Dieu qui s’est fait homme s’est ren­con­trée avec la reli­gion (car c’en est une) de l’homme qui s’est fait Dieu. Qu’est-il arri­vé ? Un choc, une lutte, un ana­thème ? Cela pou­vait arri­ver, mais cela n’a pas eu lieu. Une sym­pa­thie sans borne a enva­hi le Concile tout entier (…) Un cou­rant d’affection et d’admiration a débor­dé du Concile sur le monde humain moderne (…) Toute la richesse doc­tri­nale du Concile ne vise qu’à une chose : ser­vir l’homme (…) La reli­gion catho­lique et la vie humaine réaf­firment ain­si leur alliance, leur conver­gence vers une seule réa­li­té humaine : la reli­gion catho­lique est pour l’humanité » [11].Telle fut donc la « rup­ture » opé­rée par le Concile Vatican II : l’Église s’est réso­lu­ment détour­née de son but pro­pre­ment sur­na­tu­rel de sanc­ti­fi­ca­tion des âmes pour se tour­ner vers un but humain, ser­vir l’homme. De l’aveu même de Paul VI, c’est là que se situe la racine de toutes les nou­veau­tés doc­tri­nales du Concile.

2. Nouveauté condamnée par les papes

Faute de pou­voir, dans le cadre limi­té de ce seul article, mani­fes­ter l’opposition de la Tradition à cha­cune de ces nou­veau­tés doc­tri­nales du Concile, ou même plus radi­ca­le­ment à ce faux huma­nisme, nous aime­rions néan­moins mon­ter com­bien cet esprit de nou­veau­té fut condam­né par le magis­tère anté­rieur. Car la ten­ta­tion moder­niste avait déjà frap­pé aux portes de l’Église.

Aussi le 1er Concile du Vatican rappelait-​il que « le Saint-​Esprit n’a pas été pro­mis aux suc­ces­seurs de Pierre pour qu’ils fassent connaître sous sa révé­la­tion une nou­velle doc­trine »[12]. Tout au contraire, selon l’expression même de saint Pie X, l’autorité doc­tri­nale dans l’Église a pour objet pre­mier la trans­mis­sion et la défense du dépôt de la foi : « A la mis­sion qui nous a été confiée d’en haut de paître le trou­peau du Seigneur, Jésus‑Christ a assi­gné comme pre­mier devoir de gar­der avec un soin jaloux le dépôt tra­di­tion­nel de la foi à l’encontre des pro­fanes nou­veau­tés de lan­gage, comme des contra­dic­tions de la fausse science » [13]. Dès sa pre­mière ency­clique, ce saint Pape pous­sait ce cri d’alarme, à l’intention du cler­gé : « Que les membres du cler­gé ne se laissent pas sur­prendre par les manœuvres insi­dieuses d’une cer­taine science nou­velle, qui se pare du masque de la véri­té, où l’on ne res­pire pas le par­fum de Jésus‑Christ » [14]. Modernisme qu’il détaille­ra et condam­ne­ra dans son ency­clique Pascendi, par trop oubliée. Il repren­dra à son compte cette phrase de Grégoire XVI : « On les voit, sous l’empire d’un amour aveugle et effré­né de nou­veau­té, ne se pré­oc­cu­per aucu­ne­ment de trou­ver un point d’appui solide à la véri­té, mais, mépri­sant les saints et apos­to­liques tra­di­tions, embras­ser des doc­trines vaines, futiles, incer­taines, et condam­nées par l’Église… C’est un spec­tacle lamen­table que de voir jusqu’où vont les diva­ga­tions de l’humaine rai­son, dès que l’on cède à l’esprit de nou­veau­té, que, se fiant trop à soi‑même, l’on pense pou­voir cher­cher la véri­té hors de l’Église, en qui elle se trouve sans l’ombre la plus légère d’erreur » [15].

3. Nouveauté combattue par Mgr Lefebvre

C’est pré­ci­sé­ment à cet esprit de nou­veau­té et à toutes ses consé­quences doc­tri­nales que s’opposa Mgr Lefebvre. Malgré ces aver­tis­se­ments sans nombre de la part de leurs pré­dé­ces­seurs, les hommes d’Église de notre temps suc­com­bèrent à cette ten­ta­tion d’Aggiornamento mal com­pris. Telle est le constat devant lequel s’est trou­vé Mgr Lefebvre au cours du Concile, lui et d’autres pré­lats, car il n’était pas le seul à s’étonner, à résis­ter et à se battre au Concile. Ainsi Mgr Adam, l’évêque de Sion – en Suisse – est reve­nu de la pre­mière Session tel­le­ment scan­da­li­sé, qu’il refu­sa d’assister aux Sessions sui­vantes. D’autres, tels le car­di­nal Browne, sont morts de cha­grin quelques mois après le Concile, effon­drés par ces bouleversements.

Il était impor­tant de reve­nir à la genèse de cette oppo­si­tion de Mgr Lefebvre pour bien com­prendre ce qui s’est pas­sé dans son esprit. En repre­nant ces années conci­liaires telles que nombre de pré­lats les ont vécues, il faut réa­li­ser que le com­bat de Mgr Lefebvre est un com­bat doc­tri­nal avant d’être un com­bat litur­gique. Au Concile, les deux décrets qu’il refu­sa de signer sont Gaudium et spes et Dignitatis huma­nae, tan­dis qu’il don­na son « pla­cet » à celui sur la litur­gie. Ce n’est que quatre ans plus tard que le com­bat de Mgr Lefebvre s’est por­té sur la litur­gie, lorsqu’en 1969 a été éla­bo­rée ce qu’on appelle la messe de Paul VI ; com­bat litur­gique parce que pré­ci­sé­ment ce nou­veau rite est le véhi­cule, l’expression de cette nou­velle théo­lo­gie du Concile.

Conclusion

Sur quoi se concentre notre résis­tance ? Essentiellement sur cette nou­velle ecclé­sio­lo­gie, celle‑là même qui entraîne la concep­tion actuelle de l’œcuménisme et de la liber­té reli­gieuse. Ce cou­rant nova­teur a don­né nais­sance à une nou­velle Église au sein de l’Église catho­lique, de ce que Mgr Benelli a appe­lé lui‑même Église conci­liaire [16], dont les limites et détours sont bien dif­fi­ciles à pré­ci­ser ; ce qui semble faire l’Église conci­liaire, c’est l’adhésion consciente, volon­taire à ces thèses nou­velles. Mais celles-​ci étant fon­da­men­ta­le­ment évo­lu­tives de par leur conte­nu impli­cite [17], les fron­tières de cette nou­velle Église sont par­ti­cu­liè­re­ment floues. Aussi assistons-​nous à un curieux para­doxe : celui qui, au nom de la Tradition, ose remettre en cause « l’esprit » de Vatican II se voit exclu de cette Église conci­liaire, tan­dis que celui qui, au nom de ce même « esprit » conci­liaire, renoue avec les plus vieilles héré­sies maintes et maintes fois condam­nées, sera encou­ra­gé dans son tra­vail de recherche théologique.

C’est à cette Église conci­liaire que s’oppose notre résis­tance ;ce n’est pas au pape en tant que tel que nous refu­sons notre adhé­sion, mais à cette Église conciliaire,parce qu’elle a une pen­sée qui est étran­gère à la pen­sée de l’Église catho­lique. Notre com­bat n’est pas seule­ment litur­gique. Ce qu’il faut réfor­mer, c’est cette pen­sée conci­liaire, qu’exprime et véhi­cule cette nou­velle litur­gie. Il faut reve­nir à la saine doctrine.

Abbé Patrick de La Rocque de la Fraternité Saint Pie X.

Notes

[1] Y. Congar, Le Concile au jour le jour, 2° ses­sion, le Cerf, 1964, p. 115.
[2] Y. Congar, Essais œcu­mé­niques, le Centurion 1984, p. 216.
[3] Y. Congar, Ibid., p. 85.
[4] Y. Congar, La crise de l’Église et Mgr Lefebvre, le Cerf 1977, p. 54 ; cf. Essais œcu­mé­niques, p. 85. Le Syllabus est un recueil de pro­po­si­tions condam­nées publié par Pie IX.
[5] E. Vatré, A la droite du Père, Edition de Maismie, 1994, p. 118.
[6] Cal. Ratzinger, Principes de théo­lo­gie catho­lique, Tequi 1985, p. 426–427.
[7] Cal. Ratzinger, Ma vie mes sou­ve­nirs, Fayard 1998, p. 115–118.
[8] Cal. Suenens, I.C.I. du 15 Mai 1969.
[9] Cal. De Lubac, Entretiens autour de Vatican II, le Cerf 1985, p. 20.
[10] Hans Küng, National Catholic Reporter, du 21 octobre 1977.
[11] Paul VI, Discours de clô­ture du concile Vatican II, le 7.XII.65, D.C. du 2 janv. 1966 n° 1462, p. 63.
[12] Vatican I, Pastor Aeternus, 18 juillet 1870.
[13] Saint Pie X, Pascendi Domini gre­gis, 8 sep­tembre 1907.
[14] Saint Pie X, E supre­mi apos­to­la­tus, 4 octobre 1903.
[15] Grégoire XVI, Singulari nos, du 25 juin 1834.
[16]- Lettre à Mgr Lefebvre du 25.VI.76
[17] Jean-​Paul II, 1er mes­sage au monde, D.C. n° 1751 du 5.XI.78, p. 902.

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.