Un regard neuf et objectif sur la Fraternité Saint Pie X… Il nous faudra commencer par analyser l’œuvre dans sa racine, au moment du Concile Vatican II. Viendra ensuite le développement historique de la Fraternité, qui nous mènera à la question des sacres épiscopaux conférés en 1988.
Introduction
L’œuvre de Mgr Lefebvre ne se juge aujourd’hui qu’à travers les consécrations épiscopales de 1988. Pourtant, ces sacres ne peuvent être considérés comme un événement accidentel dans la vie de Mgr Lefebvre, mais dans la continuité de son œuvre, comme l’acte majeur et ultime de ce combat commencé le ler novembre 1970 avec la bénédiction de Rome, non pas pour faire une autre Église, mais « pour prêcher Notre Seigneur Jésus‑Christ au monde entier, la Croix, le Saint Sacrifice de la Messe, prêcher la nécessité de la grâce, donner à l’Église des prêtres capables de faire la même prédication que Notre Seigneur Jésus‑Christ, prêcher la bonne, vraie, saine, et sainte doctrine catholique ; pour célébrer le saint Sacrifice de la Messe en tant que sacrifice propitiatoire pour le pardon des péchés de toute l’humanité. »
Expliquer ces sacres, expliquer la raison d’être de la Fraternité Saint Pie X nécessite donc de comprendre l’esprit dans lequel Mgr Lefebvre a vécu le Concile, les raisons profondes qui l’ont incité à ne pas en retenir tous les enseignements ; ce Concile est apparu à Mgr Lefebvre et à ceux qui l’ont vécu avec lui, comme une rupture dont il nous faut analyser la portée parce qu’est à l’origine d’un état de nécessité dans l’Église.
1. Nouveauté proclamée par ses artisans
Cette rupture opérée par le Concile Vatican II a été proclamée comme une victoire par ceux qui l’ont provoquée, à commencer par le cardinal Congar, qui, malgré la condamnation encourue sous Pie XII, fut l’un des experts du Concile. Lui-même vient souligner les trois nouveautés fondamentales apportées par le Concile : la collégialité, une nouvelle conception de l’Église ouvrant à l’œcuménisme, et enfin la liberté religieuse.
- La phrase du P. Congar à propos de la collégialité est célèbre : « l’Église a fait pacifiquement sa révolution d’octobre » [1] !
- A propos de l’Église, il écrivait : « Lumen Gentium a abandonné la thèse que l’Église catholique serait Église de façon exclusive » [2]. L’Église a donc abandonné la « thèse », pourtant essentielle, de l’unicité de l’Église Église catholique, visible, à laquelle il faut appartenir au moins implicitement pour être sauvé. D’où une nouvelle conception de l’œcuménisme, pourtant condamnée précédemment, ainsi que le reconnaît le P. Congar : « Il est clair, il serait vain de le cacher, que le décret conciliaire Unitatis Redintegratio dit sur plusieurs points autre chose, que « Hors de l’Église point de salut » au sens où on a entendu, pendant des siècles, cet axiome » [3].
- Au sujet de la liberté religieuse que disait‑il ? « On ne peut nier que la Déclaration sur la liberté religieuse ne dise matériellement autre chose que le Syllabus de 1864 et même à peu près le contraire » [4]. Changement radical, sans fondement scripturaire solide, de l’aveu même du déclarant : « A la demande du pape, j’ai collaboré aux derniers paragraphes de la Déclaration sur la liberté religieuse : il s’agissait de montrer que le thème de la liberté religieuse apparaissait déjà dans l’Écriture, or il n’y est pas » [5].
Le cardinal Ratzinger n’a pas une autre analyse. Dans son ouvrage Les principes de la théologie catholique, il reconnaît au sujet de Gaudium et spes que « si l’on cherche un diagnostic global du texte, on pourrait dire qu’il est, en liaison avec les textes sur la liberté religieuse et sur les religions dans le monde, une révision du Syllabus de Pie IX, une sorte de contreSyllabus (…) Ce texte joue le rôle d’un contre-Syllabus, dans la mesure où il représente une tentative pour une réconciliation officielle de l’Église avec le monde tel qu’il était devenu depuis 1789 » [6]. Ses récentes pages sont d’ailleurs des plus éclairantes pour manifester l’état d’esprit qui régnait au moment du Concile : « Je trouvais l’atmosphère de plus en pus effervescente dans l’Église et parmi les théologiens. On avait de plus en plus l’impression que rien n’était stable dans l’Église, que tout était à revoir. Le Concile apparaissait de plus en plus comme un grand parlement d’Églises capable de tout modifier et remodeler à sa manière. Le débat du Concile fut de plus en plus présenté selon le schéma partisan propre au système parlementaire moderne. (…) Mais il existait un processus encore plus profond. Si les évêques de Rome pouvaient changer l’Église, voire la foi (c’est l’impression qu’ils donnaient), pourquoi eux seuls, à vrai dire ? On pouvait ‑ semblait‑il ‑ modifier la foi, contrairement à tout ce que l’on avait pensé jusqu’alors ; elle semblait ne plus se soustraire au pouvoir de décision humain, mais c’est celui‑ci qui paraissait la définir (…) Le credo ne semblait plus infaillible, mais soumis au contrôle des spécialistes (…) Si j’étais rentré dans mon pays encore porté par le sentiment du joyeux renouveau qui régnait partout à la fin de la première session conciliaire, je m’inquiétais aussi du changement de climat de plus en plus flagrant dans l’Église » [7].
Les conséquences d’une telle atmosphère sont résumées par le cardinalSuenens : « On pourrait faire une liste impressionnante des thèses enseignées à Rome avant le Concile comme seules valables, et qui furent éliminées par les Pères conciliaires » [8]. C’est pourquoi le cardinal de Lubac n’hésitait pas à parler de « petite révolution » [9]. D’où la réflexion de Hans Küng : « Lefebvre a tout à fait le droit de remettre en cause la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, parce que sans donner d’explications, Vatican II a complètement renversé la position de Vatican I » [10]. Tous sont donc d’accord pour dire qu’il y a eu dans le Concile des nouveautés, des thèses, des pensées, des considérations qui n’avaient encore jamais été admises dans l’Église. Thèses nouvelles découlant d’un état d’esprit nouveau, parfaitement défini par Paul VI lui-même lors du discours de clôture du Concile : « La religion du Dieu qui s’est fait homme s’est rencontrée avec la religion (car c’en est une) de l’homme qui s’est fait Dieu. Qu’est-il arrivé ? Un choc, une lutte, un anathème ? Cela pouvait arriver, mais cela n’a pas eu lieu. Une sympathie sans borne a envahi le Concile tout entier (…) Un courant d’affection et d’admiration a débordé du Concile sur le monde humain moderne (…) Toute la richesse doctrinale du Concile ne vise qu’à une chose : servir l’homme (…) La religion catholique et la vie humaine réaffirment ainsi leur alliance, leur convergence vers une seule réalité humaine : la religion catholique est pour l’humanité » [11].Telle fut donc la « rupture » opérée par le Concile Vatican II : l’Église s’est résolument détournée de son but proprement surnaturel de sanctification des âmes pour se tourner vers un but humain, servir l’homme. De l’aveu même de Paul VI, c’est là que se situe la racine de toutes les nouveautés doctrinales du Concile.
2. Nouveauté condamnée par les papes
Faute de pouvoir, dans le cadre limité de ce seul article, manifester l’opposition de la Tradition à chacune de ces nouveautés doctrinales du Concile, ou même plus radicalement à ce faux humanisme, nous aimerions néanmoins monter combien cet esprit de nouveauté fut condamné par le magistère antérieur. Car la tentation moderniste avait déjà frappé aux portes de l’Église.
Aussi le 1er Concile du Vatican rappelait-il que « le Saint-Esprit n’a pas été promis aux successeurs de Pierre pour qu’ils fassent connaître sous sa révélation une nouvelle doctrine »[12]. Tout au contraire, selon l’expression même de saint Pie X, l’autorité doctrinale dans l’Église a pour objet premier la transmission et la défense du dépôt de la foi : « A la mission qui nous a été confiée d’en haut de paître le troupeau du Seigneur, Jésus‑Christ a assigné comme premier devoir de garder avec un soin jaloux le dépôt traditionnel de la foi à l’encontre des profanes nouveautés de langage, comme des contradictions de la fausse science » [13]. Dès sa première encyclique, ce saint Pape poussait ce cri d’alarme, à l’intention du clergé : « Que les membres du clergé ne se laissent pas surprendre par les manœuvres insidieuses d’une certaine science nouvelle, qui se pare du masque de la vérité, où l’on ne respire pas le parfum de Jésus‑Christ » [14]. Modernisme qu’il détaillera et condamnera dans son encyclique Pascendi, par trop oubliée. Il reprendra à son compte cette phrase de Grégoire XVI : « On les voit, sous l’empire d’un amour aveugle et effréné de nouveauté, ne se préoccuper aucunement de trouver un point d’appui solide à la vérité, mais, méprisant les saints et apostoliques traditions, embrasser des doctrines vaines, futiles, incertaines, et condamnées par l’Église… C’est un spectacle lamentable que de voir jusqu’où vont les divagations de l’humaine raison, dès que l’on cède à l’esprit de nouveauté, que, se fiant trop à soi‑même, l’on pense pouvoir chercher la vérité hors de l’Église, en qui elle se trouve sans l’ombre la plus légère d’erreur » [15].
3. Nouveauté combattue par Mgr Lefebvre
C’est précisément à cet esprit de nouveauté et à toutes ses conséquences doctrinales que s’opposa Mgr Lefebvre. Malgré ces avertissements sans nombre de la part de leurs prédécesseurs, les hommes d’Église de notre temps succombèrent à cette tentation d’Aggiornamento mal compris. Telle est le constat devant lequel s’est trouvé Mgr Lefebvre au cours du Concile, lui et d’autres prélats, car il n’était pas le seul à s’étonner, à résister et à se battre au Concile. Ainsi Mgr Adam, l’évêque de Sion – en Suisse – est revenu de la première Session tellement scandalisé, qu’il refusa d’assister aux Sessions suivantes. D’autres, tels le cardinal Browne, sont morts de chagrin quelques mois après le Concile, effondrés par ces bouleversements.
Il était important de revenir à la genèse de cette opposition de Mgr Lefebvre pour bien comprendre ce qui s’est passé dans son esprit. En reprenant ces années conciliaires telles que nombre de prélats les ont vécues, il faut réaliser que le combat de Mgr Lefebvre est un combat doctrinal avant d’être un combat liturgique. Au Concile, les deux décrets qu’il refusa de signer sont Gaudium et spes et Dignitatis humanae, tandis qu’il donna son « placet » à celui sur la liturgie. Ce n’est que quatre ans plus tard que le combat de Mgr Lefebvre s’est porté sur la liturgie, lorsqu’en 1969 a été élaborée ce qu’on appelle la messe de Paul VI ; combat liturgique parce que précisément ce nouveau rite est le véhicule, l’expression de cette nouvelle théologie du Concile.
Conclusion
Sur quoi se concentre notre résistance ? Essentiellement sur cette nouvelle ecclésiologie, celle‑là même qui entraîne la conception actuelle de l’œcuménisme et de la liberté religieuse. Ce courant novateur a donné naissance à une nouvelle Église au sein de l’Église catholique, de ce que Mgr Benelli a appelé lui‑même Église conciliaire [16], dont les limites et détours sont bien difficiles à préciser ; ce qui semble faire l’Église conciliaire, c’est l’adhésion consciente, volontaire à ces thèses nouvelles. Mais celles-ci étant fondamentalement évolutives de par leur contenu implicite [17], les frontières de cette nouvelle Église sont particulièrement floues. Aussi assistons-nous à un curieux paradoxe : celui qui, au nom de la Tradition, ose remettre en cause « l’esprit » de Vatican II se voit exclu de cette Église conciliaire, tandis que celui qui, au nom de ce même « esprit » conciliaire, renoue avec les plus vieilles hérésies maintes et maintes fois condamnées, sera encouragé dans son travail de recherche théologique.
C’est à cette Église conciliaire que s’oppose notre résistance ;ce n’est pas au pape en tant que tel que nous refusons notre adhésion, mais à cette Église conciliaire,parce qu’elle a une pensée qui est étrangère à la pensée de l’Église catholique. Notre combat n’est pas seulement liturgique. Ce qu’il faut réformer, c’est cette pensée conciliaire, qu’exprime et véhicule cette nouvelle liturgie. Il faut revenir à la saine doctrine.
Abbé Patrick de La Rocque de la Fraternité Saint Pie X.
Notes
[1] – Y. Congar, Le Concile au jour le jour, 2° session, le Cerf, 1964, p. 115.
[2] – Y. Congar, Essais œcuméniques, le Centurion 1984, p. 216.
[3] – Y. Congar, Ibid., p. 85.
[4] – Y. Congar, La crise de l’Église et Mgr Lefebvre, le Cerf 1977, p. 54 ; cf. Essais œcuméniques, p. 85. Le Syllabus est un recueil de propositions condamnées publié par Pie IX.
[5] – E. Vatré, A la droite du Père, Edition de Maismie, 1994, p. 118.
[6] – Cal. Ratzinger, Principes de théologie catholique, Tequi 1985, p. 426–427.
[7] – Cal. Ratzinger, Ma vie mes souvenirs, Fayard 1998, p. 115–118.
[8] – Cal. Suenens, I.C.I. du 15 Mai 1969.
[9] – Cal. De Lubac, Entretiens autour de Vatican II, le Cerf 1985, p. 20.
[10] – Hans Küng, National Catholic Reporter, du 21 octobre 1977.
[11] – Paul VI, Discours de clôture du concile Vatican II, le 7.XII.65, D.C. du 2 janv. 1966 n° 1462, p. 63.
[12] – Vatican I, Pastor Aeternus, 18 juillet 1870.
[13]– Saint Pie X, Pascendi Domini gregis, 8 septembre 1907.
[14] – Saint Pie X, E supremi apostolatus, 4 octobre 1903.
[15] – Grégoire XVI, Singulari nos, du 25 juin 1834.
[16]- Lettre à Mgr Lefebvre du 25.VI.76
[17] – Jean-Paul II, 1er message au monde, D.C. n° 1751 du 5.XI.78, p. 902.