Dans le subjectivisme qui devient de plus en plus la norme des intelligences, face au sentimentalisme ambiant, devant les erreurs dont sont imbus malheureusement certains hommes d’Eglise aujourd’hui, notre piété, livrée à elle-même, pourrait être toute désorientée et, du même coup, perdre en profondeur. Mais aussi, tous et chacun, dans notre vie spirituelle, nous nous plaignions de manquer d’attention et de ferveur dans nos exercices de piété. Nous constatons aussi malheureusement que la lassitude et la routine envahissent notre âme. Alors, notre vie chrétienne devient un long fleuve tranquille, monotone, pour ne pas dire superficielle. Pour vaincre cet état de fait, pour gagner chaque jour en profondeur, pour un regain de dévotion, il nous semble nécessaire de revenir à l’un des fondamentaux de la vie intérieure.
Pour introduire notre propos, arrêtons-nous à la formation sacerdotale dispensée au Séminaire français de Rome. Dans un extrait du règlement de celui-ci, daté du 20 mai 1923, le Père Le Floch, alors directeur, parle « de cette règle éminemment formatrice en tout et spécialement en ce qui concerne les études et la piété des séminaristes. » Le Père Le Floch veut des prêtres pieux et savants, et cite la maxime favorite de Claude-François Poullart des Places, fondateur, avec le R.P. Libermann, des pères du Saint-Esprit : « un clerc pieux sans science a un zèle aveugle ; un clerc savant, sans piété, est exposé à devenir hérétique et rebelle à l’Eglise ». En son temps, saint Bernard avait déjà affirmé : « Tantum lucere, vanum ; tantum ardere, parum ; ardere et lucere : perfectum » ; « Briller seulement, cela est vain ; être rempli d’ardeur seulement, cela est petit ; ardeur et lumière, cela est parfait. »
Ainsi, notre aïeul spirituel, puisque Monseigneur Lefebvre eut le Père Le Floch comme directeur, veut pour ses clercs une unité entre la science et la piété. Pour lui, le zèle pour les sciences doit se fonder entièrement dans le zèle pour la piété et inversement. Alors se produira cette harmonie de la formation sacerdotale, telle qu’elle fut toujours recherchée dans l’Eglise aux époques de grande ferveur. Alors la prière et la doctrine seront les deux points culminant d’un balancier rythmant la vie du prêtre dans son ministère.
Si cette règle est très vraie pour le séminariste et le prêtre, elle l’est aussi, à mon sens, pour chaque fidèle, à son niveau. La prière doit entraîner l’étude de la doctrine et celle-ci doit enthousiasmer et nourrir la piété. Si la prière doit être théologique, la doctrine, elle, doit trouver sa lumière dans la prière.
Saint Thomas d’Aquin a plus appris dans l’oraison que dans ses livres. Ici, nous retrouvons l’adage bien connu de la « lex credendi – lex orandi ». « La loi de la foi est la loi de la prière ».
Si nous avons le courage d’appliquer cette sagesse, notre vie spirituelle évitera d’abord quelques écueils, surtout celui du sentimentalisme et de l’oecuménisme actuels. Le premier soin des initiateurs de ce dernier mouvement fut d’abord d’écarter la doctrine traditionnelle, en relativisant la scolastique et saint Thomas d’Aquin, et en faisant fi du magistère des papes. Hasard !… Ensuite, afin de faire pénétrer ce faux oecuménisme dans l’Eglise, trois « hommes d’Eglise » travaillèrent dans trois domaines différents : l’abbé Couturier dans la prière, Dom Lambert dans la liturgie et le Père Congar dans la théologie.
L’abbé Couturier, pour ne s’arrêter qu’à lui, dans deux articles parus en 1935 et 1937 dans la Revue apologétique, se pose les questions suivantes : « Comment, catholiques et protestants peuvent-ils prier ensemble alors qu’ils n’ont pas la même conception de l’Unité ? Comment alors prier en union avec les protestants qui, évidemment, ne demandent pas la même chose ? » L’abbé Couturier diagnostique bien ce gouffre doctrinal entre les catholiques et les hérétiques, mais s’obstine à trouver une solution en dehors de toute doctrine catholique. « Il faut, dit-il, dépasser le problème en se plongeant dans les desseins insondables du Cœur de Jésus. Il ne faut pas nier les différences de vues, il faut simplement les dépasser pour se trouver tous côte-à-côte (anglicans, catholiques, orthodoxes, protestants,…) dans le cœur de Jésus, en demandant l’unité, telle que le Christ la veut, dans le temps et par les moyens qu’Il voudra. » (« A la croisée des chemins » par le M.J.C.F., p. 125) Voilà à quoi aboutit une prière dont les premières prémisses furent l’abandon de la doctrine catholique : une illusion mystico-sentimentale, jointe à une apostasie. En effet, le Christ nous a bien donné la foi comme premier principe de l’unité, comme premier fondement de son Eglise dont le Pape est le gardien. Donc « La piété avec la doctrine », et l’écueil du moment sera esquivé.
De plus, fidèles à cette sagesse, notre prière sera vraie et donc agréable à Dieu et Notre Bon Père du Ciel l’agréera et l’exaucera. C’est ici que se pose tout le problème de la nouvelle messe. Frelatée parce que « s’éloignant dans le détail de la théologie catholique » (« Bref examen critique de la messe Paul VI », préface des cardinaux Ottaviani et Bacci), cette messe n’est pas agréable à Dieu comme le fut le sacrifice de Caïn en son temps.
Pas étonnant de voir cette messe faire perdre la foi aux fidèles conciliaires, puisqu’à force de ne pas prier comme ils pensent, ils finissent par penser comme ils prient, et deviennent ainsi protestants. Ici se vérifie l’adage : « La loi de la prière est la loi de la foi ».
Enfin, appliquant cette maxime, notre piété sera nourrie. Notre intelligence descendant dans les profondeurs du vrai surnaturel, notre âme n’aura pas beaucoup de difficultés pour s’élever et s’entretenir avec son Dieu. Concrètement, n’hésitons pas, dans notre prière à revenir aux définitions de notre catéchisme. Pour vaincre cette routine et cette paresse spirituelle appelée l’acédie, revenons, par exemple, à la définition de la prière et de ses quatre buts. « La prière est une pieuse élévation de l’âme vers Dieu pour bien Le connaître, L’adorer, Le remercier et Lui demander ce dont nous avons besoin. » (Catéchisme de la doctrine chrétienne, Saint Pie X, question 414.) Pour notre perfection, notre salut et celui de nos proches, que de motifs au regard de cette définition viennent exciter notre piété et élever notre âme vers Dieu. Dans un tel cas, la sécheresse devrait être impossible. Cet appui doctrinal dans nos oraisons devrait pouvoir nous faire passer de longues heures en prières. Il en va de même pour notre chapelet quotidien. Si celui-ci n’est pas accompagné régulièrement de bonnes et pieuses lectures, celui-ci sera sans relief ni zèle.
Autre exemple : le Saint Sacrifice de la Messe. Toujours pour exciter notre âme, dès les prières au bas de l’autel, afin d’être plus unis à Notre Seigneur Jésus-Christ dans son sacrifice, afin d’engranger le maximum de mérites pour nous, nos proches et le monde, n’est-il pas judicieux, quelques fois, de revenir à la définition de la messe ? « La sainte Messe est le sacrifice du Corps et du Sang de Jésus-Christ qui s’offre à Dieu sur l’autel, sous les espèces du pain et du vin, par le ministère du prêtre, en mémoire et renouvellement du sacrifice de la Croix. » (Catéchisme de la doctrine chrétienne, Saint Pie X, question 348) Là encore, comment ce rappel doctrinal, médité consciencieusement, ne donnerait-il pas des ailes et du zèle dans notre participation et notre union au Sacrifice du Vendredi- Saint ? Alors, que de fruits, que de grâces, que de forces retirerons-nous pour porter, accepter et offrir à la suite du Divin Maître, les croix de notre journée et de toute notre existence.
Et que dire de la grâce sanctifiante reçue par notre âme le jour de notre baptême. Notre catéchisme nous en donne aussi la définition : « La grâce sanctifiante est ce don surnaturel inhérent à notre âme, et par conséquent habituel, qui nous rend saints, c’est-à-dire justes, amis et fils adoptifs de Dieu, frères de Jésus-Christ, et héritiers du paradis. » (Catéchisme de la doctrine chrétienne, Saint Pie X, question 270) « La grâce sanctifiante est le don que les trois personnes divines nous font de la vie surnaturelle, en venant habiter dans notre âme. » (Catéchisme pour les diocèses de langue française du Chanoine Quinet, question 173) Voilà, tout est dit, le Bon Dieu habite dans notre âme. « Celui qui m’aime, mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure. » (Evangile de Saint Jean 14.23) Profondément pénétrée par cette vérité, comment l’âme chrétienne peut-elle se laisser envahir par la tristesse, la morosité ? De cette vérité, simple, connue normalement de tout catholique, mais bien souvent délaissée, doit naître la vraie joie chrétienne. « Il me semble que j’ai trouvé mon ciel sur la terre, puisque le ciel c’est Dieu ; et Dieu est en mon âme. » (Bienheureuse Elisabeth de la Trinité)
Faisant nôtre cette réponse de Notre Seigneur au démon : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » (Evangile de Saint Matthieu Ch. 4) ; ce travail au moins hebdomadaire de notre catéchisme, de la doctrine chrétienne, entraînera nécessairement notre âme vers une profonde piété. Ce vérifiera alors cette vérité de la psychologie humaine que l’intelligence précède et éclaire la volonté. « Le jugement de la raison meut la volonté vers les choses. » (Somme théologique de St Thomas, I II q. 75) Encore faut-il vouloir éclairer notre raison !…
Comme conclusion, laissons la parole au plus glorieux disciple du Père Le Floch qui sut appliquer les leçons de son maître. Monseigneur Marcel Lefebvre nous parle de cette objectivité de la vie spirituelle qui doit être la nôtre, et qui fut la sienne. En vrai fils, il nous livre là l’esprit de notre sainte Mère l’Eglise. « Notre spiritualité est objective, en ce sens que tout ce qui nous sanctifie vient de Dieu par Notre Seigneur, « Sans moi, dit Notre Seigneur, vous ne pouvez rien faire ». Tout le chapitre XV de saint Jean est une affirmation de cette réalité. Notre intelligence se sanctifie dans la vérité qui lui est enseignée, qui ne vient pas d’elle. Notre volonté se sanctifie dans la loi et la grâce du Seigneur qui ne viennent pas d’elle. Cette dépendance vis-à-vis de la réalité divine qui n’est pas nous, est essentielle pour maintenir l’âme profondément ancrée dans la vertu d’humilité, dans l’adoration, dans la reconnaissance et dans un désir toujours plus vif de nous abreuver et de nous nourrir aux sources de la sainteté, spécialement celles du Cœur de Jésus. (Le R. P. Garrigou- Lagrange dans son Introduction au « De Christo Salvatore » a sur l’objectivité de la spiritualité de très profondes considérations, très utiles en notre temps de subjectivisme.)
Il est difficile de mesurer les dégâts spirituels accomplis par la tendance subjectiviste du Concile, par son personnalisme, qui s’efforce, à tort, de faire abstraction de la finalité de la nature humaine, de sa liberté finalisée ; ainsi s’explique cette exaltation de l’homme, de ses droits, de sa liberté, de sa conscience : humanisme païen qui ruine la spiritualité catholique, l’esprit sacerdotal et religieux. Combien il nous faut méditer ces réalités pour demeurer catholiques et garder les principes et les sources de la vraie sainteté ! Bienheureux les « esurientes » et les « pauperes spiritu » du Magnificat et des Béatitudes. Malheur aux « divites » qui sont remplis d’eux-mêmes et n’ont plus besoin ni de Dieu, ni de Jésus-Christ. Venant d’un monde où règne partout le subjectivisme, qui place comme fondement des relations sociales la conscience individuelle, la liberté de conscience, l’autonomie de la personne, justifiant toutes les erreurs et tous les vices, les jeunes séminaristes auront à cœur de retrouver le chemin de la vérité et de la vertu, dans l’objectivité de nos facultés, et de retrouver en Notre- Seigneur la Vérité et la Sainteté. » (Monseigneur Marcel Lefebvre, « Itinéraire spirituel, à la suite de Saint Thomas d’Aquin dans sa somme théologique », page 88.)
Comme résolution, même si notre carême est derrière nous, tâchons donc d’avoir toujours sur notre table de chevet un bon livre de lecture spirituelle ou de doctrine chrétienne.
Abbé Nicolas Jaquemet +
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