Que demandez-vous à l’Église de Dieu ? La foi. » C’est la mission essentielle de l’Église : prêcher la foi, à temps et à contre-temps, donner les sacrements aux âmes fidèles, tout en les dirigeant dans la voie du salut. Mais si ceux qui ont la charge de distribuer ces trésors abusent de leur pouvoir pour répandre l’hérésie à pleines mains, tarir la source de la grâce et dissoudre les mœurs chrétiennes, on se trouve alors dans une situation violente, que l’on appelle « état de nécessité ». Il paraît aujourd’hui utile, voire indispensable, de rappeler ce que signifie cette expression, et les conséquences qu’elle implique, au risque (bien faible) d’enfoncer des portes ouvertes.
Commençons par noter qu’il s’agit d’une situation violente certes, mais qui implique une certaine « stabilité » : la crise que nous connaissons dure depuis cinquante ans, et risque de durer bien longtemps encore. La lassitude de l’un ou l’autre en mal de reconnaissance ne peut diminuer en rien cet état de nécessité.
De quelle nécessité s’agit-il ? Laissons à Mgr Lefebvre le soin de nous l’expliquer :
« Constatant que, dans des pays entiers, les évêques n’exercent plus leur autorité en vue d’assurer la transmission fidèle et exacte de la foi et de la grâce, et constatant même que Rome semble tacitement les approuver, un évêque a le devoir de faire tout ce qui est en son pouvoir pour que la foi et la grâce soient transmises aux fidèles qui les réclament légitimement… quand bien même les prêtres n’auraient qu’une incardination fictive » [1].
Il faut nous arrêter à ces propos. « Constatant que… » : Mgr Lefebvre constate des faits. Lorsque l’on parle d’état de nécessité, il s’agit bien d’un état de fait, indépendant de notre désir (qui serait évidemment de voir revenir au plus tôt la prédication de la foi au sommet de l’Église). Plutôt que de nous laisser aller à un dangereux et incorrigible optimisme, nous préférons, à la suite du fondateur de la Fraternité, constater la réalité.
« … un évêque a le devoir de faire tout ce qui est en son pouvoir pour que la foi et la grâce soient transmises aux fidèles qui les réclament légitimement… » : c’est devant ce constat des faits (une crise sans précédent dans l’Église) qu’un évêque et des prêtres fidèles se trouvent dans la nécessité de suppléer aux graves carences spirituelles dans lesquelles les modernistes plongent les pauvres fidèles. Mais il ne s’agit pas seulement de pallier un simple manque : il faut aussi protéger ces fidèles d’une prédication erronée, qui pousse à la perte de la foi et de la morale. Voilà pourquoi Mgr Lefebvre affirmait dans sa célèbre Déclaration :
« Il est donc impossible à tout catholique conscient et fidèle d’adopter cette réforme et de s’y soumettre de quelque manière que ce soit. La seule attitude de fidélité à l’Église et à la doctrine catholique, pour notre salut, est le refus catégorique d’acceptation de la réforme.. » [2]
Cet état de nécessité ne pousse donc pas seulement à suppléer à la grave démission des pasteurs, mais encore à protéger les brebis du poison mortel véhiculé par les réformes conciliaires.
« … quand bien même les prêtres n’auraient qu’une incardination fictive » : imaginons un instant que Mgr Lefebvre et la Fraternité n’aient subi aucune condamnation de la part des conciliaires, et aient été traités normalement. C’est à peine pensable, tant la Révolution commence toujours par persécuter violemment sa victime, avant de tenter de se faire légitimer par elle en l’attirant sur le terrain glissant du compromis. Mais si par impossible il en avait été ainsi, cela n’aurait absolument rien changé à l’état de nécessité : il y aurait toujours eu pour tout catholique « conscient et fidèle » la nécessité de refuser « cette réforme, et de s’y soumettre de quelque manière que ce soit », c’est-à-dire la nécessité de recourir exclusivement aux prêtres qui prêchent la vraie Foi (en dénonçant publiquement l’erreur et ses fauteurs), qui célèbrent les rites de toujours, et enseignent la morale catholique. Cet état de nécessité provient de la crise de la foi, et non des condamnations injustes et nulles encourues par la Fraternité et son fondateur. Comme le disait récemment un confrère vénérable par son ancienneté et les charges qu’il eut à occuper dans la Fraternité :
« l’état de l’Église est tel que nous pouvons administrer les sacrements validement ; c’est ce qui s’appelle l’état de nécessité, qui fonde la juridiction de suppléance ! » [3]
En d’autres termes, l’état de nécessité est dogmatique et non pas canonique. La crise ne se limite pas à la condamnation de la Fraternité. L’état de nécessité ne concerne pas seulement quelques prêtres et fidèles traditionnels, mais bien le monde entier. La Fraternité s’est toujours attachée à demander que la Tradition ne soit pas le privilège de quelques-uns, mais qu’elle redevienne le trésor de toute l’Église. Mgr Fellay l’a déclaré aux autorités romaines :
« Si vous voulez sortir de cette crise, oubliez un instant la Fraternité, occupez-vous de résoudre cette crise ! La crise résolue, la Fraternité ne sera plus un problème pour vous. » [4]
Aussi, les « cadeaux » canoniques qui pourraient être accordés à titre de faveur, ne feront point disparaître la nécessité. Le vénérable confrère dont nous parlions tout à l’heure affirmait ainsi :
« L’état de nécessité perdure et Rome n’y change rien […] Certes, Rome souhaite que nous nous adressions aux évêques, et reconnaissions ainsi qu’il n’y a plus de nécessité, mais cela ne trompera personne : l’état de l’Église est chaque jour plus désastreux ! […] Que tous se rassurent donc : nous conservons toujours la possibilité de confesser et de célébrer nos mariages comme toujours, sans rien demander à l’ordinaire ou au curé du lieu, en raison de cet état de nécessité. » [5]
Tant que les principes empoisonnés de Vatican II seront prêchés et mis à l’honneur, cet état de nécessité demeurera, notre combat sera légitime et indispensable.
On entend pourtant, ici et là, que l’état de nécessité tendrait aujourd’hui à reculer, voire à disparaître. À la lumière de ce que nous venons de rappeler, nous n’avons qu’à nous pencher sur les faits, plutôt que sur nos désirs. La doctrine et la discipline traditionnelles sont-elles remises à l’honneur par le pape, les cardinaux et les évêques ? Force est de constater que non. Et le fait de vouloir, par un Motu Proprio, confondre dans un seul et même rite la sainte Messe de toujours et la messe bâtarde de Luther [6] (en donnant bien sûr la préséance à cette dernière…), manifeste que la nécessité se fait plus que jamais impérieuse de préserver les fidèles de la confusion grandissante : les dix dernières années sont en ce sens un pressant avertissement ! On nous dira peut-être que certains évêques, en élevant la voix, tendent à se distinguer des autres. Saluons leur détermination. Mais ce fait est-il vraiment nouveau ? On se souvient d’un cardinal Gagnon, Oddi ou Stickler (qui osa préfacer, il y a quelques années, une réédition du Bref Examen critique).
Penser que l’état de nécessité recule, ne serait-ce pas oublier que la Révolution a toujours eu besoin, pour avancer, d’opposer progressistes et conservateurs modérés ? Lisons par exemple ce constat courageux :
« Il faut admettre avec réalisme et avec une sensibilité attentive que de nombreux chrétiens se sentent perdus, confus, perplexes et même déçus ; des idées contredisant la vérité révélée et enseignée depuis toujours ont été répandues à pleines mains ; de véritables hérésies ont été propagées dans le domaine dogmatique et moral, créant des doutes, des confusions, des rébellions ; même la liturgie a été manipulée ; plongés dans le « relativisme » intellectuel et moral et jusque dans le « permissivisme » où tout est permis, les chrétiens sont tentés par l’athéisme, par l’agnosticisme, par l’illuminisme vaguement moraliste, par un christianisme sociologique sans dogmes définis et sans morale objective. »
Saurions- nous deviner l’auteur de ces propos, qui paraissent annoncer l’aurore d’un renouveau ? Il s’agit du pape Jean-Paul II, en 1981 [7]. Ce constat réaliste n’a pourtant pas empêché ce même pape de commettre des scandales sans précédents dans l’histoire de l’Église : visite à la synagogue de Rome, réunions d’Assise, baiser du Coran etc. : rien qui fasse reculer l’état de nécessité !
Voilà pourquoi Mgr Fellay déclarait encore à Rome :
« Si vous voulez regagner notre confiance des paroles ne suffiront pas, il faut des actes. Il faut une reprise en main. Il faut condamner ce qu’il faut condamner, les hérésies, les erreurs. Qu’il s’agisse de la foi, qu’il s’agisse de la morale, de la discipline, qu’il s’agisse de la liturgie, il faut que ces actes de condamnation soient connus. Cela dit, il faut aussi des actes positifs. Il faut que la vie catholique qui actuellement est rendue impossible dans l’Église officielle, que la vie normale, traditionnelle soit rendue possible de nouveau. Et cela ne peut se faire qu’en favorisant la Tradition. » [8]
Ce bon sens rappelle la prudence de Mgr Lefebvre, qui écrivait dans son Itinéraire spirituel :
« J’entends dire : ’’Vous exagérez ! Il y a de plus en plus de bons évêques qui prient, qui ont la foi, qui sont édifiants…’’ Seraient-ils des saints, dès lors qu’ils admettent la fausse liberté religieuse, donc l’État laïque, le faux œcuménisme, donc l’admission de plusieurs voies de salut, la réforme liturgique, donc la négation pratique du sacrifice de la messe, les nouveaux catéchismes avec toutes leurs erreurs et leurs hérésies, ils contribuent officiellement à la révolution dans l’Église et à sa destruction. » [9]
Parce que nous sommes obligés de constater que l’apostasie s’accroît au sommet de l’Église, il nous faut plus que jamais protéger les âmes du scandale moderniste. Comme l’écrivait Mgr Fellay en 2002 :
« Tous, pour conserver cette unité, nous avons dû, au nom de notre conscience catholique, nous écarter et refuser de prendre cette autoroute large et facile que proposent les réformes. C’est pour soulager nos consciences que nous sommes là où nous sommes et celles-ci ne seraient pas du tout soulagées si nous nous lancions précipitamment sur un chemin que nous avons refusé pendant trente ans… pour rester catholiques. C’est au nom de la foi de notre baptême, c’est au nom des promesses de notre baptême auxquelles nous avons promis de rester fidèles que nous disons non à tout ce qui n’assure pas la sécurité de notre salut. C’est là notre droit, c’est là notre devoir. » [10] Il déclarait un an plus tôt : « si Rome nous appelle comme des pompiers pour aider à éteindre le feu, nous ne refuserons pas, mais avant de nous engager dans le brasier, nous osons demander que l’on coupe le gaz, source de l’incendie. » [11]
N’est-ce pas là l’écho de ce qu’écrivait Mgr Lefebvre à la fin de sa vie, dans son Itinéraire spirituel ? Il y affirmait :
« C’est donc un devoir strict pour tout prêtre voulant demeurer catholique de se séparer de cette Église conciliaire tant qu’elle ne retrouvera pas la tradition du Magistère de l’Église et de la foi catholique. » [12]
Abbé Philippe Nansenet, prieur de Gavrus
Sources : Le Petit Eudiste n° 204 d’octobre 2017
- . Marcel Lefebvre, une vie par Mgr Tissier de Mallerais,[↩]
- Déclaration du 21 novembre 1974.Clovis, 2002, p. 552.[↩]
- . Le Seignadou, juin 2017.[↩]
- Mgr Fellay, sermon du 2 février 2006 à Flavigny.[↩]
- Le Seignadou, juin 2017.[↩]
- . On se souvient que ces énergiques expressions ont pour auteur Mgr Lefebvre.[↩]
- . Cité par Romano Amerio dans Iota Unum, p. 14–15. [↩]
- . Mgr Fellay, conférence du 11 décembre 2005 à Paris.[↩]
- Mgr Lefebvre, Itinéraire spirituel, Iris, 2010, p. 14.[↩]
- Mgr Fellay, Lettre nº 62 aux Amis et Bienfaiteurs de la FSSPX, juin 2002.[↩]
- Mgr Fellay, Lettre n° 60 aux Amis et Bienfaiteurs de la FSSPX, mai 2001.[↩]
- . Mgr Lefebvre, Itinéraire spirituel, Iris, 2010, p. 40.[↩]