Le geste de Benoît XVI à la Mosquée bleue d’Istanbul peut être analysé de divers points de vue : théologique (« Avons-nous le même Dieu que les musulmans ? », cf. notamment DICI 143 p. 4 et 147 p. 7), canonique (« Un tel acte tombe-t-il sous les canons prohibant la participation aux rites sacrés non-catholiques ? »), etc. Ici, nous nous arrêterons à une considération sur la différence entre les intentions des personnes et les conséquences objectives des actes qu’elles posent.
La visite du pape Benoît XVI à la Mosquée bleue d’Istanbul, et son attitude à cette occasion, a causé un certain trouble (et un trouble certain) chez les fidèles attachés à la Tradition et, plus généralement, à l’identité catholique. Des débats passionnés ont éclaté, les uns défendant les bonnes intentions du Saint-Père, les autres s’étonnant voire se scandalisant des actes que les médias ont rapportés.
Ce trouble rappelle celui qui suivit la réunion interreligieuse de prière pour la paix à Assise en 1986 (malheureusement renouvelée à plusieurs reprises depuis). Et, en général, même si l’habitude, hélas ! finit par ne plus nous faire réagir à l’inconcevable, un ensemble de gestes stupéfiants (par exemple, le pape Jean-Paul II embrassant le Coran) n’ont cessé depuis des dizaines d’années de dérouter les catholiques.
Comment ne pas condamner spontanément ces actes si contraires, au moins apparemment, à ce que l’histoire de l’Église nous apprend, à ce que l’instinct de la foi nous dicte ? En même temps, certains des arguments de ceux qui défendent le pape ne nous semblent pas toujours dénués de pertinence. C’est donc à essayer de proposer un jugement juste et nuancé que nous consacrerons les lignes qui suivent.
Pour clarifier le débat
Pour clarifier le débat, nous allons nous restreindre aux gestes posés dans un cadre interreligieux (avec des non-chrétiens), sans parler directement des gestes posés dans un cadre œcuménique (avec des chrétiens non-catholiques).
Par ailleurs, un voyage du pape revêt forcément une dimension politique. Le gouvernement du pays qui reçoit le souverain pontife cherche, évidemment, à en tirer des dividendes personnels. Le Premier ministre de Turquie n’a pas manqué d’utiliser sa rencontre avec Benoît XVI, prétendant que celui-ci avait accordé son soutien à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. Cette dimension politique de l’action du pape est inévitable. Ce n’est toutefois pas elle qui nous arrêtera ici, mais la dimension religieuse.
Enfin, les médias propagent souvent à l’occasion de tel ou tel geste du pape des informations erronées, soit qu’ils les rectifient ensuite (mais le mal est fait), soit qu’ils les maintiennent avec mauvaise foi. Ainsi, les médias ont commencé par affirmer faussement que Benoît XVI s’était prosterné dans la direction de La Mecque, avant de diffuser les informations réelles. Ce n’est évidemment pas à l’interprétation tendancieuse et souvent mensongère des médias que nous nous arrêterons ici.
Une visite à la Mosquée bleue
A Istanbul, les gestes du pape Benoît XVI ont été les suivants : il est entré dans la Mosquée bleue après s’être déchaussé ; il l’a visitée en compagnie d’un Grand Mufti ; il s’est arrêté, tourné vers La Mecque, et s’est recueilli quelques instants en silence. Essayons d’analyser ces faits.
La théologie du dialogue interreligieux
Benoît XVI a réalisé ce geste à la suite des retombées désastreuses de son discours de Ratisbonne. Il cherchait, en effet, un moyen de manifester son estime des personnes musulmanes.
Malheureusement, tel qu’il a été objectivement posé, cet acte nous semble mauvais en soi, justiciable de critiques aussi sévères que fondées. Cependant, ce n’est pas sur ce premier point que nous nous arrêterons ici.
Ce geste a également été l’objet de discours explicatifs. Loin d’en atténuer la nocivité, ces commentaires l’ont renforcée. Ils manifestent, en effet, que ce geste s’enracine dans la nouvelle conception du rapport de l’Église avec les religions non-chrétiennes, dont les principes ont été définis par le document conciliaire Nostra ætate. Or cette théologie du dialogue interreligieux comporte de graves erreurs. Toutefois, ce n’est pas non plus sur ce deuxième point que nous voulons nous arrêter.
Sur ces deux points, nous renvoyons nos lecteurs, par exemple, aux textes parus dans Fideliter à l’occasion de la réunion d’Assise en 1986 (numéros 51, 54, 55, 56 et 61) et de son renouvellement en 2002 (numéro 146).
Une hypothèse de travail
La présente analyse veut plutôt éclaircir un point qui souvent n’est pas bien compris, celui des conséquences objectives d’un acte. Pour ce faire, nous allons supposer, à titre de pure hypothèse de travail, que l’acte posé par Benoît XVI serait bon (ce qui n’est pas vrai : nous venons de noter qu’en réalité la visite de la mosquée a été un acte en soi mauvais) ; nous allons supposer, toujours à titre d’hypothèse, que le commentaire qui en a été fait serait théologiquement exact (ce qui n’est pas vrai non plus, nous l’avons dit). Et, sur la base de cette double hypothèse fictive, nous allons examiner si l’acte posé à Istanbul est moralement admissible, compte tenu de ses conséquences inéluctables.
Un geste qui impliquerait une adhésion à l’islam ?
Cependant, pour la clarté de l’exposé, il convient d’écarter tout d’abord une critique faite à l’acte de Benoît XVI, et qui ne nous semble pas vraiment pertinente. Cette critique postule que le simple fait, pour un baptisé, d’entrer dans une mosquée inclut, de façon indissoluble, un soupçon d’adhésion implicite à l’islam.
A l’appui de cette critique, on apporte volontiers le texte où, traitant de l’apostasie dans sa Somme théologique (II-II, q. 12, a. 1), saint Thomas écrit :
« Si quelqu’un reçoit la circoncision, ou adore le tombeau de Mahomet, il est considéré comme un apostat. »
Entrer dans une mosquée en 2006
Le fait d’entrer dans une mosquée après s’être déchaussé, et de s’y recueillir, implique- t‑il donc aujourd’hui, de soi et automatiquement, le fait d’adhérer plus ou moins à l’islam ? Des pratiques actuellement courantes montrent en réalité le contraire.
Il existe en effet des mosquées de grande valeur historique, ouvertes à la visite, mais où on ne peut entrer qu’après s’être déchaussé. Or, les millions de touristes qui les visitent n’ont aucune intention d’adhérer à l’islam, pas plus que les millions de touristes qui visitent des églises n’ont par là l’intention d’adhérer au christianisme.
Pour les responsables de ces mosquées, le fait de se déchausser possède un sens religieux. Mais aux yeux des touristes, l’obligation de se déchausser ne possède pas plus de signification religieuse que le fait pour les dames, dans certains édifices aux parquets fragiles, de devoir mettre des bouchons de caoutchouc sous les talons pointus de leurs chaussures.
Et sans doute, parmi tous ces touristes, certains, saisis par l’atmosphère si particulière d’un lieu de culte (quel qu’il soit), se recueillent en silence quelques instants, sans pour cela adhérer au Dieu de Mahomet.
Dans les siècles qui ne connaissaient pas le tourisme de masse, entrer dans une mosquée avait en soi une signification religieuse. Mais aujourd’hui, à l’heure de ce tourisme de masse, entrer dans une mosquée, pour un non-musulman, a ordinairement un sens de visite, de découverte, tout à fait étranger à une adhésion à l’islam.
Variabilité du sens d’un geste
Il faut, en effet, se souvenir que la signification attachée à un acte peut varier selon le temps ou le contexte.
L’exemple de la circoncision, qu’utilise saint Thomas, fait précisément toucher du doigt cette variabilité. Aux yeux de saint Thomas, recevoir la circoncision signifie naturellement adhérer à la Loi juive, c’est-à-dire pour un chrétien apostasier de la foi.
Or l’époque moderne a vu naître la circoncision médicale, pour des raisons d’hygiène. Une telle circoncision médicale est pratiquée massivement sur les nouveaux-nés aux États-Unis (70 % des États-Uniens sont circoncis), et dans d’autres pays comme le Canada ou l’Australie (de façon plus limitée).
L’exemple donné par saint Thomas n’est donc plus vraiment pertinent en notre temps : un baptisé qui reçoit aujourd’hui la circoncision ne veut pas forcément signifier par là son adhésion à la Loi juive.
Une image troublante
Nous venons de reconnaître qu’en soi, aujourd’hui, le fait d’entrer dans une mosquée ne signifie pas (ou plus) forcément une volonté d’adhésion à l’islam. Nous avons ainsi fait droit à ce qu’il peut y avoir de vrai dans les arguments des défenseurs inconditionnels du Saint-Père.
Pourtant, cette démonstration nous laisse dans un réel malaise. Est-il si neutre, si « touristique », que le pape visite une mosquée, se déchausse pour y entrer et s’y recueille en silence pendant qu’un Grand Mufti récite de son côté une prière musulmane ? Est-il si anodin que la presse puisse écrire en toute vérité : « Après s’être déchaussé à l’entrée, le pape se recueille dans une mosquée, tourné vers La Mecque » ? Certainement pas ! Il faut donc prendre en compte, de façon sérieuse, les arguments de ceux qui sont troublés par ce geste du pape.
Le pape, un homme public
Les considérations que nous venons de faire sur la visite d’une mosquée concernent une personne privée. Cela s’applique-t-il au pape ? On peut vraiment en douter.
Le pape, en effet, est une personne publique, à un double titre. Il l’est en tant que représentant suprême de l’Église catholique, dont chacun des actes engage, bon gré mal gré, l’Église elle-même. Il l’est actuellement d’une façon toute particulière, puisque chacun de ses gestes est recueilli et reproduit à l’infini par les médias.
Déjà, les actes du pape accomplis à titre privé ont de grandes chances d’être médiatisés. On l’a vu avec les images de Jean-Paul II faisant du ski ou dans une piscine.
Mais lorsque le pape, au cours d’un voyage apostolique, effectue une visite officielle dans une mosquée toujours utilisée et s’y recueille quelques instants, cet acte engage forcément l’Église, par sa portée théologique, d’une part, par sa diffusion mondiale, d’autre part.
Même en tenant compte de la variabilité du sens d’un geste, on ne peut équiparer la visite privée d’une mosquée par un touriste anonyme et la visite officielle et médiatisée d’un pape.
Force de l’image
Cette visite du pape à la mosquée constitue une image extrêmement forte. Cette image a été mondialement médiatisée, et continuera à l’être dans les temps à venir.
Le passé nous montre la force exceptionnelle d’une telle image. La fameuse scène d’Assise en 1986, où l’on voit tous les « chefs religieux » à égalité, un pot de fleurs dans la main, en train de prier, est depuis ce jour reproduite continuellement. En particulier, tous les livres d’Histoire et d’éducation civique utilisés dans les écoles françaises aujourd’hui publient cette photographie.
Cette image récente d’Istanbul, comme l’image d’Assise, parle par elle-même, prêche de façon immédiate, en dehors de toute explication. Elle dit aux hommes qui la voient quelque chose de fort, elle s’inscrit dans leur mémoire, leur réflexion.
Impuissance du commentaire à changer l’image
Sans doute est-il possible d’imaginer un commentaire à cette image. Mais une telle intervention a posteriori est impuissante à empêcher les hommes de voir ce que dit l’image par elle-même, d’en déduire spontanément des conclusions obvies.
Le commentaire qui en sera fait postérieurement pourra compléter ou nuancer l’information transmise par l’image, il ne pourra jamais transformer radicalement le contenu de l’image.
D’autant que, nous l’avons dit, l’acte lui-même et son commentaire reposent sur les graves erreurs de la théologie du dialogue interreligieux. Mais en admettant même, comme nous l’avons fait hypothétiquement, que l’acte posé par Benoît XVI soit bon et que son commentaire soit théologiquement exact, il restera que la majorité des hommes, soit n’aura pas connaissance de ce commentaire, soit ne le comprendra pas.
Peut-on croire que la majorité des hommes aient compris l’assertion très subtile (et très fausse, en réalité) qu’à Assise il s’agissait, « non de prier ensemble, mais d’être ensemble pour prier » ? Même s’il était théologiquement fondé, un tel slogan serait radicalement inefficace pour contrer la force du message porté par l’image.
L’image prêche la relativisation du salut
Le meilleur des commentaires ne suffirait donc pas pour empêcher les conséquences d’images comme celles d’Istanbul ou d’Assise, et ceci même en supposant, comme nous l’avons fait hypothétiquement, que l’acte même d’Istanbul soit bon.
Car quand le commun des mortels voit le pape prier dans une mosquée, il ne peut que se dire que ceux qui prient ordinairement dans les mosquées font bien, puisqu’ils font comme le pape.
Quand il voit le pape noyé au milieu des « chefs religieux », n’être plus qu’une prière parmi d’autre, une voie de salut parmi d’autres, sa conclusion obvie, spontanée, est que la prière du Dalaï lama est de même valeur que celle du pape, que son enseignement est sans doute aussi vrai que celui du pape.
Pour les catholiques, une telle image insinue un doute sur la nécessité du Christ et de l’Église pour le salut. Pour les musulmans, c’est un encouragement à rester fidèles à l’islam, « puisque même le pape est venu prier à la Mosquée bleue ». Pour les païens, c’est une preuve qu’il n’est pas nécessaire de s’enquérir de la vérité de la foi.
Donc, à Istanbul comme à Assise, un geste du pape encourage l’opinion commune que les diverses traditions religieuses se valent plus ou moins, qu’aucune religion ne détient la totalité de la vérité. Par ce geste, le pape participe à la diffusion du relativisme religieux. De plus, ces gestes à saveur relativiste se renforcent mutuellement.
Une occasion de scandale
Un acte humain qui induit un autre homme à faire un péché s’appelle un scandale. Et les théologiens nous rappellent qu’un scandale naît, soit d’un acte en soi mauvais, soit d’un acte éventuellement bon mais ayant les apparences d’un mal.
Nous avons admis à titre d’hypothèse fictive que l’acte du pape à Istanbul était bon. Or, nous venons de le montrer, les hommes, dans leur immense majorité, vont tirer de ce geste des conclusions néfastes. Nous nous trouvons donc devant un acte relevant de la deuxième catégorie signalée par les théologiens, celle d’un scandale causé par un acte en soi bon ayant les apparences d’un mal.
Ainsi, même dans l’hypothèse fictive où la visite à la mosquée serait en soi bonne, le pape avait l’obligation grave de l’éviter, pour ne pas être cause de ce scandale.
On s’habitue, hélas ! au pire
La répétition de ces actes inconcevables tend à nous faire perdre notre capacité de réaction, à anesthésier notre indignation devant ce qui est, en soi, une blessure faite à la confession de la foi.
C’est un grand malheur. Nous devons, au contraire, maintenir la virginité de notre foi. Parce que les conséquences spirituelles de ce geste sont incalculables, et sans nous ériger en juge des intentions, il nous faut réagir de façon claire, tout en gardant respect pour la personne et la fonction du pape.
Cet acte de Benoît XVI à Istanbul est un scandale, au sens réel et étymologique : il induit les âmes au péché, dans ce qui est le plus grave, la confession de la foi, et d’une manière exceptionnellement forte, en raison de la diffusion mondiale de l’image d’un pape priant dans une mosquée.
Abbé Grégoire CELIER