1. L’expression du Pape Paul VI est bien connue. Elle a même fait fortune, dans les milieux de la Tradition, au point d’inspirer le titre d’un livre [1] qui devait connaître un certain retentissement [2]. Le contexte de cette formule, pour être passé au second plan, voire oublié, garde pourtant toute son importance, puisque c’est lui qui doit nous servir de critère pour donner son véritable sens à la pensée de Paul VI. Cette importance est d’autant plus grande que, comme chacun sait, un texte tiré hors de son contexte devient un prétexte.
2. Le Pape s’est exprimé au cours d’une messe célébrée dans la basilique Saint-Pierre du Vatican, le 29 juin 1972, en la fête des apôtres saint Pierre et saint Paul, qui coïncidait cette année avec le neuvième anniversaire de son couronnement. Le texte de son homélie a été rapporté en termes seulement indirects par L’Osservatore romano des 30 juin et 1er juillet suivants [3]. « Par quelque fissure la fumée de Satan est entrée dans le Peuple de Dieu. » Le fond de tout ce discours est inspiré par la première Épître de saint Pierre, avec l’idée centrale du sacerdoce royal des fidèles. Le point de départ de tout le reste est en effet que l’Église, qui est le nouveau Peuple de Dieu, est « un peuple sacerdotal et royal ». Paul VI rappelle bien sûr la réalité du sacerdoce ministériel, mais il estime nécessaire de s’arrêter davantage sur l’idée du sacerdoce commun. « Sacerdoce veut dire capacité de rendre un culte à Dieu, de communiquer avec lui, de lui offrir dignement quelque chose en son honneur, de dialoguer avec lui, de le chercher toujours dans une profonde nouveauté, une découverte nouvelle, un amour nouveau. Cette aspiration de l’humanité vers Dieu qui n’est jamais suffisamment connu, c’est le sacerdoce de celui qui est inséré dans le Christ, l’unique prêtre dans le Nouveau Testament. Celui qui est chrétien jouit par le fait même de cette prérogative et de pouvoir parler au Seigneur en termes vrais, de fils à Père [4]. » Moyennant quoi, le membre du Peuple de Dieu est comme tel celui qui peut « sacraliser également les choses temporelles, extérieures, passagères, profanes » [5].
3. Tel est le fil directeur de ce discours : il faut voir là, dans l’authentique pensée de Paul VI, un hymne au sacerdoce commun, allant de pair avec une apologie de la nouvelle définition de l’Église, dérivée de cette nouvelle idée du sacerdoce. Comme on l’a montré ailleurs [6], il y a là une équivoque profonde, une confusion grave, et elle se situe au niveau même de la définition du culte. En effet, si l’idée du sacerdoce signifie la « capacité de rendre un culte à Dieu », il suffit d’établir déjà la confusion à ce niveau du culte pour brouiller toutes les pistes lorsque l’on en vient ensuite à parler du sacerdoce et de l’Église. Or, précisément, c’est ici que Paul VI commence par semer la confusion, dans le droit fil du concile Vatican II.
4. La confusion est déjà présente au niveau même du sacerdoce, puisque le concile Vatican II ne reprend plus les expressions précises de Pie XII [7] et ne parle plus du « sacerdoce » commun de tous les fidèles comme d’un sacerdoce « intime et secret », essentiellement différent du sacerdoce vraiment et proprement dit. Le texte du n° 10 de la constitution Lumen gentium, au chapitre II, présente le sacerdoce commun comme essentiellement différent du sacerdoce ministériel, mais cette différence n’est plus désignée comme celle qui existe entre un sacerdoce spirituel et un sacerdoce au sens vrai et propre. L’équivoque est donc déjà grave, et cependant, dans son homélie de 1972, Paul VI va plus loin, car il affirme que « le Concile nous dit – et la Tradition l’avait déjà enseigné – qu’il existe un autre degré du sacerdoce, le sacerdoce ministériel, qui a des prérogatives et des pouvoirs particuliers et exclusifs [8]. » Là où Lumen gentium affirme (de manière pourtant déjà gravement défectueuse) qu’il y a entre les deux sacerdoces une différence « essentielle et non seulement de degré », Paul VI affirme que le sacerdoce ministériel est par rapport au sacerdoce commun « un autre degré de sacerdoce ». N’y aurait-il donc, entre les deux sacerdoces, qu’une différence de degré ? Doit-on entendre ce que dit le concile à la lumière du discours de Paul VI ? En tout état de cause, l’insistance est mise par le Pape sur le sacerdoce commun du Peuple de Dieu, au détriment du sacerdoce tout court.
5. Ce sacerdoce commun se définit lui-même en fonction d’un culte, qui n’est plus seulement, comme jusqu’ici, un acte sacré portant sur une matière sacrée, l’acte de la prière liturgique et l’acte du sacrifice eucharistique. Pour Vatican II et Paul VI, l’acte sacerdotal du Peuple de Dieu a pour objet propre non seulement le sacré, mais aussi le profane. Cette idée se trouve déjà dans le n° 34 de la constitution Lumen gentium, au chapitre IV : « Les laïcs, en vertu de leur consécration au Christ et de l’onction de l’Esprit Saint, reçoivent la vocation admirable et les moyens qui permettent à l’Esprit de produire en eux des fruits toujours plus abondants. En effet, toutes leurs activités, leurs prières et leurs entreprises apostoliques, leur vie conjugale et familiale, leurs labeurs quotidiens, leurs détentes d’esprit et de corps, si elles sont vécues dans l’Esprit de Dieu, et même les épreuves de la vie, pourvu qu’elles soient patiemment supportées, tout cela devient offrandes spirituelles, agréables à Dieu par Jésus Christ (cf. I Pe, II, 5), et dans la célébration eucharistique, rejoint l’oblation du Corps du Seigneur pour être offert en toute piété au Père. C’est ainsi que les laïcs consacrent à Dieu le monde lui-même, rendant partout à Dieu par la sainteté de leur vie un culte d’adoration. »
6. Il y a là une nouveauté sans précédent. L’acte du sacerdoce se définit en effet, selon l’étymologie, comme l’acte du sacra dans : comme l’acte où l’on donne des choses sacrées, c’est-à-dire comme l’acte d’un médiateur, qui intervient entre Dieu et le peuple des fidèles, pour donner au peuple les bienfaits divins et offrir à Dieu la prière du peuple [9]. Le sacerdoce a pour objet d’exercer « les actes de religion ordonnés à la sanctification des hommes et à la glorification de Dieu, suivant les exigences de l’économie surnaturelle » [10]. Le concile Vatican II et Paul VI en font l’acte du peuple tout entier, qui « consacre à Dieu le monde luimême ». Ici encore, Paul VI va plus loin que Vatican II. Le Concile se contente en effet de dire (ce qui constitue une équivoque déjà grave) que tout fidèle est prêtre en raison de la sainteté de sa vie, qui accomplit un culte d’adoration. Paul VI affirme en outre que cet acte sacerdotal du Peuple de Dieu consiste aussi à « dialoguer » avec Dieu, à « le chercher toujours dans une profonde nouveauté, une découverte nouvelle, un amour nouveau ». Ce n’est plus seulement l’acte de la sainteté de vie ; c’est l’acte d’une recherche sincère. Recherche d’un Dieu, précise encore le Pape « qui n’est jamais suffisamment connu ». Le sacerdoce en deviendrait-il le symbole d’une philosophie religieuse évolutionniste ?… Force est de constater que l’idée du sacerdoce commun, telle que la conçoit Paul VI, s’accommoderait mieux d’une théologie teilhardienne que des enseignements de Pie XII.
7. En tout état de cause, la formule si souvent reprise doit prendre son sens à la lumière de tout ce contexte. « Par quelque fissure », dit le Pape, « la fumée de Satan est entrée dans le Peuple de Dieu. » Oui : non point dans la sainte Église, mais dans le « Peuple de Dieu », au sens que Paul VI donne à cette expression, dans tout le reste de son discours, Peuple sacerdotal, dont la vocation est de consacrer le monde à Dieu, par le dialogue et par une découverte toujours nouvelle. Et ce Peuple de Dieu doit lui-même s’entendre comme l’un des fruits privilégiés du Concile. « Nous croyons », dit encore le Pape comme pour conclure son homélie, « à quelque chose de préternaturel qui est venu dans le monde précisément pour troubler, pour étouffer les fruits du concile oecuménique et pour empêcher l’Église de chanter sa joie d’avoir repris pleinement conscience d’elle-même [11]. » On retrouve d’ailleurs le même constat dans la mise en garde du Conseil permanent de l’épiscopat français du 8 décembre 1976, contre le livre de Michel de Saint- Pierre, Les Fumées de Satan : « Le Concile, malgré certains abus qui se sont produits sous le couvert de ses réformes, a permis à beaucoup de catholiques, en un temps où la foi est difficile, de mieux vivre l’Évangile et de mieux l’annoncer [12]. » Le concile Vatican II n’est donc pas coupable, il est innocent de la crise de l’Église. Le vrai coupable, ce sont les « fumées de Satan », qui ont empêché le Peuple de Dieu de prendre conscience de lui-même. Le tour est joué.
8. Le tour est bien joué en effet, car ces fumées de Satan expriment déjà, dans un langage métaphorique, l’idée d’un « para Concile » ou d’un « Concile des médias », qui sera développée par Benoît XVI, quelque quarante ans plus tard. Dans le discours du jeudi 14 février 2013, adressé au clergé de Rome, le Pape désormais démissionnaire dresse un constat qui ne fait que reprendre, sous une forme directe et non plus imagée, l’idée de Paul VI. Le Concile des médias, fut « le plus efficace, et il a créé tant de calamités, tant de problèmes, réellement tant de misères : séminaires fermés, couvents fermés, liturgie banalisée… et le vrai Concile a eu de la difficulté à se concrétiser, à se réaliser ; le Concile virtuel était plus fort que le Concile réel ». C’est bien cela : les fumées de Satan ont étouffé les fruits du Concile et empêché le Peuple de Dieu d’en percevoir toutes les richesses, pourtant bel et bien à l’œuvre. En effet, continue Benoît XVI, « la force réelle du Concile était présente et, au fur et à mesure, il se réalise toujours plus et devient la véritable force qui ensuite est aussi vraie réforme, vrai renouvellement de l’Église. Il me semble que, 50 ans après le Concile, nous voyons comment ce Concile virtuel se brise, se perd, et le vrai Concile apparaît avec toute sa force spirituelle. » L’herméneutique du renouveau dans la continuité voudrait trouver ici sa justification et les dernières paroles officielles du Pape Ratzinger n’auront été que l’écho inchangé de son discours initial, le discours à la Curie du 22 décembre 2005.
9. Loin d’exprimer un constat lucide, la formule de Paul VI, qui annonce celle de Benoît XVI, n’est que le signe d’une illusion profonde. Illusion incorrigible et pertinace, puisqu’elle perdure depuis quarante ans. Des fumées de Satan au Concile virtuel, le même alibi s’essaye à disculper Vatican II. En pure perte. La crise de l’Église n’a jamais été analysée dans ses causes profondes et véritables, ni par Paul VI ni par Benoît XVI. Leur regard superficiel n’a pu découvrir que de fausses excuses, celles-là même que Mgr Pozzo continue d’invoquer aujourd’hui encore pour trouver un terrain d’entente avec la Fraternité Saint Pie X. Dans la fidélité à son fondateur et, à travers lui, à l’Église de toujours, celle-ci ne peut que répondre J’accuse le Concile.
Abbé Jean-Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Sources : Courrier de rome n° 608 de mars 2018 /La Porte Latine du 21 mars 2018
- . Credo, Les Fumées de Satan, présentation d’André Mignot, conclusion de Michel de Saint-Pierre, La Table Ronde, 1976. [↩]
- . « C’est en 1976, au moment où Mgr Lefebvre acquiert un certain impact sur l’opinion publique, que l’association Credo dirigée par l’écrivain Michel de Saint-Pierre, fait paraître le livre intitulé Les Fumées de Satan, constitué à partir de plusieurs milliers de témoignages sur des faits ressentis comme des déviations » (DANIEL MOULINET, La Liturgie catholique au XXe siècle. Croire et participer, Beauchesne, 2017, p. 260). [↩]
- . La traduction française se trouve dans la Documentation catholique (DC) n° 1613 du 16 juillet 1972, p. 657–659. Cette traduction ne saurait être considérée comme infidèle, car la réalité est ici d’ordre juridique, et, qu’on le veuille ou non, une traduction officiellement publiée par l’organe de l’épiscopat français garde toute son autorité, aussi longtemps qu’elle n’a pas été désavouée comme telle par le Saint- Siège.[↩]
- . DC, p. 657.[↩]
- . DC, p. 658.[↩]
- . ABBÉ JEAN-MICHEL GLEIZE, Vatican II en débat, Courrier de Rome, 2012, p. 135–142.[↩]
- . PIE XII, « Discours du 2 novembre 1954 » dans AAS, 1954, p. 669. « Quæcumque est hujus honorifici tituli et rei vera plenaque significatio, firmiter tenendum est commune hoc omnium christifidelium, altum utique et arcanum, sacerdotium, non gradu tantum sed etiam essentia differre a sacerdotio proprie vereque dicto quod positum est in potestate perpetrandi, cum personna Summi Sacerdotis Christi geratur, ipsius Christi sacrificium. »[↩]
- . DC, p. 657.[↩]
- . PIE XII, Encyclique Mediator Dei du 20 novembre 1947 ; SAINT THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, 3a pars, question 22, article 1.[↩]
- .PIE XII, ibidem, dans AAS, 1947, p. 539 : « ad legitimos illos religionis actus eliciendos, quibus et homines sanctitudine imbuuntur et debita Deo tribuitur gloria, secundum normas ac præscripta divinitus data. »[↩]
- . DC, p. 659.[↩]
- . Cité par DANIEL MOULINER, ibidem, p. 264.[↩]