DICI : Monseigneur, dès le début de vos entretiens avec Rome, il y a cinq ans, vous avez proposé deux préalables avant toute discussion doctrinale. Il s’agit de la liberté pour chaque prêtre catholique de célébrer la messe tridentine et du retrait du décret d’excommunication porté contre les évêques de la Fraternité. Pourquoi ces préalables ? N’est-ce pas là une manœuvre dilatoire qui permettrait de gagner du temps pour rassurer des prêtres ou des fidèles inquiets d’un éventuel rapprochement ? Ne risquez vous pas de perdre ainsi une occasion inespérée de réconciliation ?
Mgr Fellay : Toutes ces considérations politiques, je dirais même tous ces calculs politiciens sont étrangers à l’esprit des conversations que la Fraternité avec Rome depuis que Mgr Lefebvre les a entreprises. Les préalables que j’ai proposés ont pour but de créer un climat nouveau dans l’Eglise officielle. Ce serait un premier pas pour rendre à nouveau possible la vie catholique traditionnelle. La situation actuelle a poussé les fidèles, devant les désastres post-conciliaires, à fuir leurs paroisses pour rejoindre la Fraternité, et ce malgré l’opprobre dont on entoure les prêtres traditionnels. Aucune sanction romaine, aucune mise en garde épiscopale ne dissuadent ces familles de choisir la Tradition. C’est un fait. Aussi ai-je demandé au pape de poser des actes publics en faveur de la Tradition, car nos fidèles ne pourront se satisfaire de simple paroles d’encouragement. Ces actes sont la liberté de la messe traditionnelle et le retrait du décret d’excommunication. Et si les bruits qui courent aujourd’hui dans la presse sur le retrait de l’excommunication sont avérés, on pourra dire que le Souverain Pontife a pris en compte un des deux préalables.
DICI : N’est-ce pas demander à Rome de régler la crise avec Ecône unilatéralement, sans contrepartie de votre côté ?
Mgr Fellay : Non, car la crise avec Ecône n’est pas première. Elle n’est que le révélateur d’une crise plus profonde à Rome même, et la solution de cette crise majeure est à Rome. Il n’est pas question pour nous d’une négociation de type syndical, parce que nous n’avons pas d’intérêts propres, ni d’avantages personnels à négocier. Nous souhaitons que Rome retrouve sa Tradition. Ecône ne fait que conserver ce qui est avant tout le patrimoine de l’Eglise universelle. Il appartient à Rome de rendre à la Tradition sa place, pleine et entière, afin qu’elle puisse jouer son rôle dans la solution de la crise de l’Eglise.
DICI : Mais l’excommunication est bien une situation personnelle qui vous touche, vous et vos confrères ?
Mgr Fellay : Nous demandons le retrait d’un décret d’excommunication auquel nous n’avons jamais accordé de valeur canonique, sans quoi bien évidemment nous n’aurions exercé aucun ministère : ni ordination, ni confirmation… Mais nous sommes bien conscients de la portée pratique de ce décret : la diabolisation efficace de la Tradition, l’empêchement pour les prêtres traditionnels de faire du bien dans les paroisses. Si une famille fait appel à nous pour un sacrement dans le rite traditionnel, l’évêque ou le curé n’a qu’un mot à dire : « Vous n’y pensez pas, ils sont excommuniés ! » Voilà comment on neutralise la Tradition concrètement.
Les deux préalables – la libéralisation de l’usage du missel de Saint Pie V et le retrait du décret d’excommunication – visent au-delà des fidèles traditionnels le bien de l’Eglise tout entière. Il s’agit de permettre à la Tradition de retrouver droit de cité dans l’Eglise et de faire ses preuves sur le terrain. C’est ainsi que nous pouvons aider Rome à régler la crise dans l’Eglise. Ces deux préalables fonctionnent – selon l’expression des théologiens – comme un removens prohibens, ils doivent ôter les interdits qui empêchent la Tradition d’agir pratiquement, pastoralement.
DICI : Est-ce que vous pourriez préciser votre pensée ?
Mgr Fellay : La messe traditionnelle cessant d’être en liberté surveillée et le ministère des prêtres traditionnels n’étant plus entouré d’une suspicion d’excommunication, on pourra voir l’expérience de la Tradition à l’œuvre.
Dans cette phase expérimentale qui devra durer tout le temps nécessaire à une juste évaluation des résultats, aucun engagement ne serait pris ni par Rome ni par la Fraternité. Mais à la fin Rome pourra juger sur pièces l’œuvre accomplie par les prêtres traditionnels. Et j’ai dit que la Fraternité Saint-Pie X était disposée à accueillir des visiteurs romains qui pourraient apprécier sur place son travail apostolique.
DICI : Tout cela est pratique et pastoral, or la crise de l’Eglise est principalement doctrinale. Qu’en est-il des questions de fond, de la liberté religieuse sur laquelle Mgr Lefebvre avait émis des Dubia, des doutes communiqués au cardinal Ratzinger ? Qu’en est-il de l’ auquel vous avez consacré une étude remise à tous les cardinaux, il y a deux ans ?
Mgr Fellay : Sur cette question de l’œcuménisme, le mutisme des cardinaux auxquels avait été adressée cette étude est très significatif. Leur silence montre toute la distance qui nous sépare au plan doctrinal.Vous faites bien de noter que les deux préalables ont une portée pratique, et c’est en cela qu’ils constituent la première étape nécessaire avant de pouvoir aborder les questions doctrinales. En effet, des discussions sur le fond, entreprises en dehors ou avant cette étape pastorale, semblent a priori vouées à l’échec.
Il importe ici de bien se rendre compte que Rome et Ecône – pour faire court – convergent sur un point, mais divergent sur un autre. Les autorités romaines sont aujourd’hui conscientes de la situation dramatique de l’Eglise, – c’est bien le futur Benoît XVI qui a dit que l’Eglise était comme « un bateau qui prend l’eau de toutes parts »-, sur ce point nous sommes d’accord, mais là où nous ne nous entendons pas c’est sur la cause de cette crise. Rome n’envisage comme principale responsable que la société sécularisée, hédoniste et consumériste, qui ignore ou combat le message évangélique, tandis que, nous, nous affirmons que le concile Vatican II en s’ouvrant à l’esprit du monde moderne a fait entrer en son sein des principes comme la liberté religieuse ou l’œcuménisme qui sont contraires au message évangélique et responsables de la situation actuelle. Nous visons bien autre chose qu’une « fausse interprétation » superprogressiste du Concile.
On comprend bien que les autorités romaines n’envisagent que difficilement de remonter à Vatican II comme à la cause de la crise, car cela équivaudrait à remettre en cause le concile auquel elles demeurent fortement attachées. Et en l’état, il faut reconnaître qu’aucune discussion doctrinale n’est possible, comme le déclarent justement Michaël J.Matt et John Vennari dans une récente (1) déclaration commune.
DICI :C’est pourquoi on peut penser qu’au fond vous n’envisagez pas sérieusement un dialogue avec Rome ?
Mgr Fellay : Je dirais que ce dialogue doit être doctrinal et pratique, avec des faits à l’appui des raisonnements théologiques. En partant du point de convergence entre Rome et nous – le constat commun d’une crise désastreuse -, nous devons tenter de résorber la divergence en essayant de faire admettre à Rome la véritable cause de cette crise. La discussion doctrinale a bien pour but d’obtenir la reconnaissance par Rome de cette cause, mais étant donné les principes modernes dont sont imbues les autorités romaines depuis Vatican II, cette discussion ne peut avoir lieu sans le concours d’une leçon donnée par les faits eux-mêmes, ou encore plus précisément : elle ne peut se faire sans la considération de l’œuvre concrète que la Tradition peut accomplir en vue d’une solution à la crise des vocations, de la pratique religieuse…
De notre point de vue, ce sont les effets de l’apostolat traditionnel qui feront voir a contrario où est la cause de la crise. Voilà pourquoi des préalables pratiques me paraissent indispensables au bon déroulement des discussions doctrinales.
La liberté d’action rendue à la Tradition doit lui permettre de faire ses preuves et de départager dans les faits les deux parties qui ne s’accordent pas doctrinalement sur la cause de la crise. Cette leçon des faits que nous demandons à Rome de bien vouloir accepter, repose avant tout sur notre foien la messe traditionnelle. Cette messe réclame d’elle-même l’intégrité de la doctrine et des sacrements, gage de toute fécondité spirituelle auprès des âmes.
DICI : Votre ligne de conduite est-elle partagée par l’ensemble des prêtres et des fidèles attachés à la Tradition ?
Mgr Fellay : Mgr Lefebvre disait déjà que les autorités romaines seraient plus sensibles aux chiffres et aux faits présentés par le Fraternité Saint-Pie X que par des arguments théologiques. Bien évidemment, notre fondateur n’entendait pas éluder une nécessaire discussion doctrinale, c’est pourquoi nous voudrions dans cette deuxième étape présenter à Rome les arguments de la théologie traditionnelle, confortés par les faits de l’apostolat traditionnel, avant d’aborder la troisième étape, celle du statut canonique de la Fraternité
Il importe de bien voir comment s’articulent les étapes de ce dialogue pour saisir que nous ne voulons négliger ni l’aspect spéculatif ou doctrinal, ni l’aspect pratique ou pastoral, pas plus que nous ne voulons ignorer la prudence réaliste et l’esprit surnaturel.
Ceux qui ne veulent retenir que l’aspect pratique ou canonique, verront dans notre exigence doctrinale une perte de temps, et ces étapes seront perçues comme des manœuvres dilatoires. De l’autre côté, ceux qui ne veulent envisager que l’aspect spéculatif trouveront que nos préalables pastoraux sont une mise entre parenthèses des problèmes de fond, et ils diront que ce dialogue est le début d’un ralliement au modernisme. Les uns et les autres ont raison dans ce qu’ils affirment, mais ils ont tort dans ce qu’ils nient : il faut affirmer et la nécessaire leçon des faits et l’indispensable discussion doctrinale.
DICI : Alors ! l’accord canonique aux calendes grecques ?
Mgr Fellay : On parle d’administration apostolique, de prélature personnelle, d’ordinariat…, cela semble prématuré. En souhaitant un accord canonique tout de suite et à tout prix, nous nous exposerions à voir immédiatement resurgir tous les problèmes doctrinaux qui nous opposent à Rome, et cet accord serait aussitôt caduc. Cette régularisation de notre statut canonique devra intervenir en dernier lieu, comme pour sceller un accord déjà réalisé au moins pour l’essentiel au niveau des principes, grâce aux faits constatés par Rome.
D’ailleurs, imaginons un instant que nous acceptions une structure canonique pour n’envisager qu’ensuite – à l’intérieur, dans le « périmètre visible » des diocèses – les questions doctrinales, nous ne pourrions pas accomplir notre ministère avec toute son efficacité pastorale. Les conditions pratiques ne seraient pas réunies pour permettre une leçon des faits pleine et entière, c’est-à-dire convaincante. Comme c’est déjà le cas pour les communautés Ecclesia Dei, notre apostolat traditionnel serait en liberté surveillée, autorisé à ne se manifester qu’avec parcimonie de-ci de-là, comme au compte-gouttes.
Le tout est de savoir si la situation tragique de l’Eglise aujourd’hui, – la crise impressionnante des vocations, la chute vertigineuse de la pratique religieuse… – lui permet de se contenter de remèdes à administrer au compte-gouttes.
Source : FSSPX/MG
(1) NDLR de LPL : du 28 février 2006