Le jour des sacres, Monseigneur Lefebvre résume toute son attitude en invoquant l’argument de l’état de nécessité. Il s’agit de « faire vivre la Tradition, c’est-à-dire l’Église catholique ».
Le 30 juin 1988, Monseigneur Lefebvre a réalisé ce qu’il a lui-même appelé une « opération survie » de la Tradition. Dans son homélie des sacres, il disait : « Aujourd’hui, cette journée, c’est l’opération survie, et si j’avais fait cette opération avec Rome en continuant les accords que nous avions signés et en poursuivant la mise en pratique de ces accords, je faisais l’opération suicide. »
Cette opération survie a consisté dans le sacre de quatre évêques, NN. SS. Tissier de Mallerais, Williamson, de Galarreta, et Fellay. Le fondateur de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie‑X a sacré des évêques de suppléance pour que son œuvre continue : transmettre la foi, le sacerdoce, la confirmation et toutes les cérémonies qui reviennent à l’évêque et qui sont consignées dans le livre liturgique appelé le Pontifical. Monseigneur Lefebvre l’a dit dans son homélie : « Aujourd’hui, en consacrant ces évêques, je suis persuadé de continuer, de faire vivre la Tradition, c’est-à-dire l’Église catholique. »
1. L’état de nécessité
Les sacres du 30 juin 1988 ont été motivés par ce que l’on appelle l’état de nécessité. Dans l’homélie de la cérémonie, Monseigneur Lefebvre a précisé que la démonstration de l’état de nécessité avait été faite au préalable : « Vous trouverez précisément parmi ces feuilles que nous mettons à votre disposition, une étude absolument admirable faite par le professeur Kachewski, de l’Una Voce Correspondanz d’Allemagne, qui explique merveilleusement pourquoi nous sommes dans le cas de nécessité, cas de nécessité de venir au secours de vos âmes, de venir à votre secours. » Il faut rappeler ici l’excellente étude sur le sujet, publiée en son temps par l’Union Sacerdotale Saint-Jean-Baptiste-Marie Vianney de Compos au Brésil, intitulée Catholiques, Apostoliques et Romains, Notre position dans l’actuelle situation de l’Eglise (Publication Saint-Jean Eudes, Gavrus, 2000).
Dans son livre intitulé Lettre ouverte aux catholiques perplexes, publié en 1985 par les Éditions Albin Michel et réédité récemment par les Éditions Clovis en 2016, Monseigneur Lefebvre a également démontré, plus pastoralement et dans un langage accessible à tous, l’état de nécessité dans lequel se trouve l’Église depuis Vatican II. Il le montre, non pas à partir d’apparitions privées, de conversations de couloirs ou de raisonnements théologiques désincarnés, mais à partir des faits connus et constatés par tous, sinon par le plus grand nombre, dans les paroisses, les diocèses, et les séminaires. Il utilise également des documents publics : publications diverses, bulletins paroissiaux, directives du Centre National de Liturgie paroissiale. Le langage est simple, clair, accessible à tous. C’est un livre à lire par tous ceux qui se posent des questions et sont perplexes dans la crise.
Cette situation de nécessité, dont il est fait état dans l’ouvrage, est universelle. La table des matières, ajoutée à l’occasion de sa réédition, est éloquente. Les quelque 23 chapitres portent des titres qui révèlent l’essentiel de leur contenu : 1. Pourquoi perplexes ? 2. Une nouvelle façon de prier. 3. La nouvelle messe : expériences. 4. Une nouvelle idée de la messe. 5. Le latin et la soutane. 6. Les nouveaux sacrements. 7. Le nouveau prêtre. 8. Le nouveau catéchisme. 9. Les nouveaux théologiens. 10. L’œcuménisme et le dialogue interreligieux. 11. La liberté religieuse. 12. Ententes avec communistes et francs-maçons. 13. Les puissances occultes contre l’Église. 14. Vatican II : révolution dans l’Église. 15. Une union adultère : l’Église et la Révolution. 16. Une nouvelle idée de la foi. 17. La manie du changement. 18. Le reproche de désobéissance. 19. Écône et Rome. 20. Des sanctions contre nous ? 21. Jésus-Christ, Sauveur des nations. 22. Jésus-Christ, Sauveur des familles. 23. Quel avenir pour les fidèles ?
Dans ce livre, Monseigneur Lefebvre pense et espère que la Providence pourvoira elle-même à la pérennité de son œuvre. Mais les événements providentiels, qui vont suivre cette publication, le feront changer d’avis : il se rend compte, éclairé par le Saint-Esprit et les événements, qu’il sera lui-même l’instrument de la Providence pour continuer le sacerdoce dans la Tradition. Il est convaincu que c’est à lui que Dieu demande d’agir.
2. Du possible au réel
Le Droit canonique, tant l’ancien (1917) que le nouveau (1983), prévoit des « cas de nécessité ». Le Droit de l’Église, prévoit, par exemple, qu’un prêtre défroqué pourrait absoudre validement un mourant qu’il trouverait sur son chemin. C’est une nécessité qui survient dans un cas isolé : c’est un « cas de nécessité ». Si la nécessité en venait à se généraliser, on ne serait plus face à un « cas de nécessité », mais face à un « état de nécessité ». Un homme éminent, saint Vincent de Lérins l’avait déjà envisagé comme possible au 5e siècle dans son opuscule intitulé Commonitorium, qui établit les règles à suivre pour garder la foi catholique. Au chapitre 3, il se pose cette question : « Que fera donc le chrétien… si quelque contagion nouvelle s’efforce d’empoisonner, non plus seulement une petite partie de l’Église, mais l’Église tout entière à la fois ? ». À cette question, il répond : « Alors, son grand souci sera de s’attacher à l’antiquité, qui, évidemment, ne peut plus être séduite par aucune nouveauté mensongère » (Desclée De Brouwer, 1978, p. 27). L’état de nécessité, envisagé comme possible dès les premiers siècles de l’histoire de l’Église, a malheureusement trouvé une réalisation à notre époque conciliaire. Ce qui était envisagé comme possible au 5e siècle par saint Vincent de Lérins est devenu réalité au 20e siècle et se prolonge encore aujourd’hui. C’est cette réalité qui constitue le vrai contexte des sacres de 1988.
3. Un état de nécessité institutionnalisé
Mais n’est-il pas possible de préciser encore un peu plus l’étendue de cet état de nécessité ? Cette situation « de fait », n’est-elle pas provoquée, entretenue, développée, renforcée, cristallisée, par ce que l’on appelle « l’église conciliaire » elle-même ? N’existe-t-il pas un corpus de seize textes conciliaires qui fait officiellement autorité depuis le Concile et sert de référence inconditionnelle de toute la pastorale des hommes d’Église depuis Vatican II ? La nouvelle messe (1969), appliquant les directives du Concile, n’est-elle pas en vigueur comme norme ordinaire liturgique ? Le nouveau Droit canonique (1983), traduisant en langage juridique (cf. Jean-Paul II) la doctrine de Vatican II, c’est-à-dire la liberté religieuse, l’œcuménisme et la collégialité, n’est-il pas la norme officielle à suivre en pratique et nécessairement aujourd’hui ? Le nouveau Catéchisme de l’Église catholique (1991) et son Compendium (2005) ne sont-ils pas les bases officielles et incontournables de tout l’enseignement catéchétique conciliaire actuellement ? L’état de nécessité qui se constate dans les faits, n’est-il pas aussi structurel et institutionnel ? C’est-à-dire juridiquement organisé et codifié par tous les textes officiels qui mettent en pratique Vatican II dans tous les domaines ? Si cet état de nécessité est vraiment devenu un état de nécessité structurel et institutionnalisé, la conséquence n’est-elle pas que, même si la situation s’améliorait de fait, l’état de nécessité perdurerait tant que les textes conciliaires et ses réformes liturgique, canonique, magistérielle resteront la norme de la vie ecclésiale ? Cet état de nécessité ne disparaîtrait-il pas uniquement lorsque la norme pluridisciplinaire conciliaire aura cessé de faire autorité ?
4. Le Christ-Roi en danger
Dans son livre intitulé Ils l’ont découronné, Monseigneur Lefebvre montre comment les hommes d’Église, spécialement à partir du concile Vatican II, et en son nom, ont découronné Jésus-Christ dans les sociétés temporelles. Daniel Leroux, dans son livre intitulé Pierre, m’aimes-tu ? (pp. 20–22), démontre, texte de La Documentation Catholique (DC) à l’appui, que les hommes d’Église ont fait pression sur les États pour laïciser leurs constitutions politiques. L’ouvrage, en particulier, fait mention des modifications survenues en 1973 au Pérou, en 1974 dans l’état du Valais (Suisse), en 1975 au Portugal, en 1976 en Espagne, en 1980 au Pérou, en 1984 en Italie. Toutes ces modifications ont été faites pour aligner les constitutions des États sur la doctrine de la liberté religieuse du concile Vatican II.
L’exemple de la Colombie est particulièrement éloquent. En 1973, sur instances répétées de Rome, on a retiré de la constitution l’article qui stipulait que la religion catholique était la seule reconnue par l’État, et cela au nom de la dignité humaine et de la liberté religieuse conciliaire, comme le précise l’organe officiel des évêques de France, La Documentation Catholique : « Les deux parties contractantes ont été poussées par la volonté d’adapter les dispositions en matière de rapports entre l’Église et l’État, aux principes énoncés par le concile Vatican II et aux réalités sociales actuelles de la Colombie » (DC n° 1638 du 9–23 septembre 1973, p. 790). L’auteur précise que la réalité sociale de la Colombie était, en fait, que cette nation comportait 98 % de catholiques. Cette adaptation aux réalités sociales de la Colombie n’était donc qu’un fallacieux prétexte (qui n’en est pas un de toutes façons) ne reposant sur aucun fondement !
Par ailleurs, Monseigneur Lefebvre apprit, du Secrétaire même de la Conférence épiscopale colombienne, que le Vatican avait fait le siège de la Présidence de la République durant deux ans pour parvenir à cette suppression (cf. conférence à Écône du 1er avril 1976). La Rome conciliaire est donc bien à l’origine de l’apostasie des nations catholiques. Pour le fondateur d’Écône, il n’y avait plus aucun doute à ce sujet : les hommes d’Église s’orientaient dans une direction diamétralement opposée au Magistère des papes antérieurs à Vatican II : Quanta Cura de Pie IX (1864), Libertas praestantissimum de Léon XIII (1888), Quas primas de Pie XI (1925).
5. Des signes providentiels
Deux événements, permis par la Providence divine, ont décidé Monseigneur Lefebvre à sacrer des évêques : 1) les réponses désastreuses de Rome aux 39 Dubia sur la liberté religieuse de Vatican II, qui ont été publiées aux Éditions Clovis, sous le titre Mes doutes sur la liberté religieuse. 2) l’événement scandaleux d’Assise, du 27 octobre 1986, que Jean-Paul II a « considéré comme une illustration visible, une leçon de choses, une catéchèse intelligible à tous de ce que présupposent et signifient l’engagement œcuménique et l’engagement pour le dialogue interreligieux recommandés et promus par le concile Vatican II » (discours aux cardinaux du 22 décembre 1986).
Le premier événement a convaincu l’évêque consécrateur que Rome avait lâché les principes catholiques, fondés sur la Révélation, qui commandent la Royauté sociale du Christ sur les États. Le second événement l’a convaincu que Rome était prête au « n’importe quoi » en matière de pastorale conciliaire.
Ajoutons que Rome avait concédé le principe du sacre d’un évêque, mais en faisait traîner l’exécution pratique, probablement dans l’espoir secret que la mort emporterait celui qui passait pour un évêque rebelle dans le monde entier, avant de poser ce qui serait considéré comme un schisme ou un acte schismatique.
6. La suppléance de l’Église
Le Droit canonique, qui organise juridiquement l’Église, énonce des canons 1) qui portent sur ce qui arrive dans le plus grand nombre de cas, 2) qui portent sur les exceptions connues et qui arrivent quelquefois, 3) qui indiquent ce qu’il faut faire dans les cas totalement imprévus et imprévisibles par le législateur. Le cas 2 concerne par exemple, l’absolution d’un mourant sur le bord de la route par un prêtre défroqué passant par hasard – ou par Providence – dans le secteur. Ce prêtre reçoit, dans ce cas de nécessité, pour le bien et le salut de l’âme de l’accidenté, une juridiction de suppléance pour absoudre validement les péchés.
Les sacres réalisés par Monseigneur Lefebvre relèvent de la 3e situation : même si saint Vincent de Lérins avait envisagé une crise généralisée, rien n’est prévu dans le Code en ce qui concerne le sacre d’un évêque dans la situation que nous connaissons. Par contre, le Code fait mention d’un droit supplétoire, c’est-à-dire des canons énonçant la conduite qu’il faut tenir dans les cas exceptionnels et imprévisibles par le législateur. Le canon 20 formule cette règle : « S’il n’existe aucune prescription ni dans la loi générale ni dans la loi particulière relativement à une espèce déterminée, on doit chercher une règle, à moins qu’il ne s’agisse d’infliger une peine, dans les lois portées pour des espèces semblables ; dans les principes généraux du droit observés d’après l’équité canonique ; dans le style et la pratique de la Curie romaine ; dans l’opinion commune et constante des docteurs. »
Le canoniste Capello a écrit, dans sa Summa juris canonici, qu’il est certain que l’Église supplée pour pourvoir « aux besoins publics ou généraux des fidèles » dans les cas « où elle a manifesté expressément, ou pour le moins tacitement, sa volonté de l’accorder (vol. I. Rama, 1961, p. 252). Or, l’histoire de l’Église démontre qu’elle a manifesté, au moins tacitement, vouloir accorder la consécration d’autres évêques en cas de grave nécessité spirituelle généralisée ou publique. Par exemple, voici ce que l’on peut lire dans la Patrologie grecque de Migne. Saint Théodore-le-Studite écrit : « En raison de besoins pressants, en ces moments critiques où campe l’hérésie, tout ne se fait pas exactement de manière conforme à ce qui a été établi en temps de paix. Or, voici précisément ce que le bienheureux Athanase et le très saint Eusèbe firent manifestement : tous deux imposèrent les mains hors des limites (de leur juridiction). Maintenant aussi, dans l’hérésie présente, se passe la même chose » (tome 99, col. 1645–48). D’une part que le mandat pontifical n’a pas toujours été requis pour sacrer, d’autre part, des sacres sans mandat pontifical ont bien eu lieu. Sacrer sans mandat pontifical ne saurait être un acte intrinsèquement pervers. Sinon, cela aurait toujours été interdit, et la vie de l’Église à travers les siècles ne présenterait aucune exception.
Fort des exemples constatés dans l’histoire de l’Église que Monseigneur Lefebvre a suivis, il était donc parfaitement en règle, non seulement avec la lettre du Droit, mais surtout avec son esprit. Suprema lex salus animarum : « La loi suprême est celle du salut des âmes ». À titre d’argument ad hominem, permis dans le bon combat, il faut préciser que même le nouveau Code de 1983 reprend ce principe dans son tout dernier canon : « … sans perdre de vue le salut des âmes qui doit toujours être dans l’Église la Loi suprême » (nc 1752). Le salut des âmes : c’est dans ce but que Monseigneur Lefebvre a agi, et il l’a dit aux fidèles le jour des sacres : « Nous sommes dans le cas de nécessité, cas de nécessité de venir au secours de vos âmes, de venir à votre secours ».
7. Sacre et juridiction
En ce qui concerne la juridiction épiscopale, Monseigneur Lefebvre a bien dit clairement qu’il ne transmettait qu’un épiscopat de suppléance, sans prétendre donner la juridiction. Dans sa Lettre aux futurs évêques, il a écrit : « Le but principal de cette transmission (de l’épiscopat, ndlr) est de conférer la grâce de l’ordre sacerdotal pour la continuation du vrai Sacrifice de la sainte Messe et pour conférer la grâce du sacrement de confirmation aux enfants et aux fidèles qui vous la demandent. » Il est peut-être bon d’expliquer ici, une des raisons pour lesquelles la Rome actuelle estime que Monseigneur Lefebvre a créé un schisme : c’est simplement parce que la nouvelle théologie de Vatican II s’imagine que la juridiction épiscopale, bien distincte de l’épiscopat lui-même transmis dans la cérémonie du sacre, serait, elle aussi, transmise par le sacre lui-même. Or, Pie XII a bien expliqué la thèse traditionnelle dans son encyclique Mystici corporis, à savoir que la juridiction était donnée directement par le pape, selon l’expression consacrée « par injonction » : « Si les évêques jouissent du pouvoir ordinaire de juridiction, ce pouvoir leur est immédiatement communiqué par le souverain pontife ». Monseigneur Lefebvre n’a donc eu aucunement prétention de transmettre une quelconque juridiction dans le sacre accompli par lui. Il n’y a donc pas eu schisme le 30 juin 1988.
8. Le schisme introuvable
Monseigneur Lefebvre n’a pas créé un schisme, ni même posé un acte schismatique ou de nature schismatique. Il ne l’a jamais voulu et il l’a dit publiquement le 30 juin 1988 durant l’homélie des sacres : « Il est nécessaire que vous le compreniez bien, que nous ne voulons pour rien au monde que cette cérémonie soit un schisme. »
La peine d’excommunication prévue par Pie XII (5 avril 1951), et reprise par le nouveau Code (nc 1382) pour la consécration épiscopale sans mandat pontifical ne concerne aucunement les sacres de Monseigneur Lefebvre, qui a expliqué pourquoi le jour des consécrations : « Nous ne sommes pas des schismatiques. Si l’excommunication a été prononcée contre les évêques de Chine – qui se sont séparés de Rome et qui se sont soumis au gouvernement chinois – on comprend très bien pourquoi le pape Pie XII les a excommuniés. Mais il n’est pas question pour nous du tout de nous séparer de Rome et de nous soumettre à un pouvoir quelconque étranger à Rome et de constituer une sorte d’Église parallèle, comme l’ont fait par exemple les évêques de Palmar de Troja, en Espagne, qui ont nommé un pape, qui ont fait un collège de cardinaux. Il n’est pas question de choses semblables pour nous. Loin de nous ces pensées misérables de nous éloigner de Rome. »
Ces sacres vont peut-être contre la lettre du Droit canon, mais non contre son esprit. Une ancienne règle du Droit de l’Église dit : « Celui qui, pour garder la lettre de la loi, va contre l’esprit de la loi, celui-là pèche contre la loi. » (Regula juris 88). C’est donc qu’il peut être nécessaire, dans des cas exceptionnels, d’aller, en apparence, contre le texte de la loi pour, en réalité, respecter l’esprit de la loi. Monseigneur Lefebvre l’a encore expliqué le jour des sacres : « Bien au contraire, c’est pour manifester notre attachement à Rome que nous faisons cette cérémonie. C’est pour manifester notre attachement à l’Église de toujours, au pape et à tous ceux qui ont précédé ces papes qui, malheureusement, depuis le concile Vatican II ont cru devoir adhérer à des erreurs, des erreurs graves qui sont en train de démolir l’Église et de détruire le sacerdoce catholique. » Quant au mandat pour sacrer, il pensait pouvoir conclure qu’il la recevait par suppléance de l’Église elle-même.
9. Cinq témoignages
Monseigneur Lefebvre n’a donc pas pu encourir la peine d’excommunication pour sacre sans mandat pontifical. Plusieurs canonistes de l’époque, qui n’ont pas de lien spécial avec l’œuvre de Monseigneur Lefebvre, l’ont dit et affirmé. En voici cinq exemples restés célèbres.
Le Président de la Commission Pontificale pour l’interprétation authentique du Droit canonique a expliqué que « l’acte de consacrer un évêque (sans l’accord du pape) n’est pas en soi un acte schismatique » (La Reppublica, 7 octobre 1988), et donc ne saurait être frappé d’excommunication.
Le comte Neri Capponi, professeur retraité de Droit canonique à l’Université de Florence, à l’époque bien connu dans les milieux juridiques du Vatican et habilité à défendre les cas soumis à la plus haute instance juridique romaine – la Signature Apostolique -, a expliqué que le seul fait de consacrer un évêque sans autorisation pontificale ne constitue pas en soi un acte schismatique. « Il faut qu’il y ait autre chose. Par exemple, s’il avait créé sa propre hiérarchie, cela aurait été un acte schismatique. Le fait est que Monseigneur Lefebvre s’est contenté de dire : Je crée des évêques pour que la Fraternité Sacerdotale que j’ai fondée continue. Ils ne prennent pas la place d’autres évêques. Je ne crée pas une Église parallèle. Cet acte n’était donc pas, en soi, schismatique » (Latin Mass Magazine, mai-juin 1993).
Le professeur Geringer, expert en Droit canonique à l’Université de Munich a dit : « Monseigneur Lefebvre n’a absolument pas créé de schisme avec les consécrations épiscopales ».
L’abbé Patrick Valdini, alors doyen de la Faculté de Droit canonique de l’Institut catholique de Paris, avait expliqué en son temps que Monseigneur Lefebvre n’avait pas commis, en sacrant des évêques, un acte schismatique, car il n’a pas nié la primauté du pape. « Ce n’est pas le fait de consacrer un évêque qui crée le schisme. Ce qui engendre un schisme, c’est de donner à cet évêque une mission apostolique » (Question de Droit ou de confiance, L’Homme Nouveau, 17 février 1989). Il est bon ici de rappeler que la peine d’excommunication pour sacre sans mandat épiscopal a été créée par le pape Pie XII pour sanctionner les sacres accomplis par des évêques de l’Église patriotique de Chine, qui s’étaient soumis au gouvernement communiste. Voilà un exemple de vrai schisme. Il va sans dire que cette sanction n’a rien à voir avec le cas des sacres de Monseigneur Lefebvre.
L’abbé Gérald Murray, de l’archidiocèse de New York a obtenu au cours de ses études de Doctorat en Droit canonique, sa licence en Droit canonique auprès de la très célèbre Université grégorienne de Rome, en juin 1995, avec une longue thèse intitulée Le statut canonique des laïques ayant suivi le défunt archevêque Marcel Lefebvre et la Fraternité Saint-Pie‑X : sont-ils excommuniés en tant que schismatiques ? Au cours de son entretien avec The Latin Mass Magazine, il a déclaré : « J’ai obtenu une licence en Droit canonique et ai choisi comme sujet de thèse de licence l’excommunication de Monseigneur Lefebvre… J’en suis arrivé à la conclusion que, canoniquement parlant, il n’est coupable d’aucun acte schismatique tombant sous le coup du Droit canonique. »
Monseigneur Lefebvre avait donc raison de conclure, dans son homélie des sacres, à la nullité des sanctions portées contre lui : « Pour nous, nous sommes persuadés, [que] toutes ces accusations dont nous sommes l’objet, toutes ces peines dont nous sommes l’objet sont nulles, absolument nulles ! C’est pourquoi nous n’en tenons absolument aucun compte. »
Concluons que Mgr Lefebvre a bien eu raison de dire aux cardinaux : « C’est moi l’accusé qui devrait vous juger ». L’évêque « Sauveur de la sainte messe et du sacerdoce » (R.P. Baillif, sermon du 25 septembre 1994 à Flavigny) a donc bien mérité de l’Église en sacrant quatre évêques pour que la Tradition continue, que le Bon Dieu soit glorifié et que les âmes soient sauvées. Cet évêque n’a fait que son devoir d’évêque comme il le souligne lui-même : « Loin de moi de m’ériger en pape ! Je ne suis qu’un évêque de l’Église catholique, qui continue à transmettre, à transmettre la doctrine : Tradidi quod et accepi. C’est ce que je pense, que je souhaiterais que l’on mette sur ma tombe et cela ne tardera sans doute pas, que l’on mette sur ma tombe : Tradidi quod et accepi, ce que dit saint Paul : je vous ai transmis ce que j’ai reçu, tout simplement. »
10. A cela, il faut ajouter…
Ce que l’on vient de lire a été publié dans le Combat de la Foi n° 186 en 2018. Tout ce que l’on vient d’expliquer réduit à néant les accusations calomnieuses de schisme à l’endroit de Mgr Lefebvre. Il faut dire que les anciennes communautés Ecclesia Dei, qui ont été poussées par le Motu proprio Traditionis custodes à proclamer publiquement leur acceptation de Vatican II et de la messe Paul VI, éprouvent désormais le besoin de ressortir les vieux épouvantails pour motiver leur alignement conciliaire. C’est le lieu de répondre à quelques-uns des arguments qu’ils avancent à cette occasion.
Ils prétendent s’appuyer sur l’autorité de Dom Gréa. Mais Dom Gréa date, et pour résoudre la crise conciliaire et la question des sacres, sa théologie est devenue largement insuffisante, ceci en raison de problèmes nouveaux qui ont surgi depuis un siècle. D’une part, ses formulations permettent, entre autres, de justifier la collégialité conciliaire, d’autre part, elle ne tient pas compte du magistère de Pie XII, puisqu’elle est plus ancienne. Il est donc impossible de juger équitablement l’affaire des sacres de 1988 à la lumière de la seule autorité de Dom Gréa.
Le sacre tel que l’a fait Mgr Lefebvre ne saurait être intrinsèquement mauvais. Sinon dans l’histoire, cela ne se serait jamais fait. Or, le sacre sans mandat explicite s’est déjà fait. Il faut donc distinguer : mauvais dans un cas comme celui de l’église patriotique chinoise, on le concède ; mauvais pour sauver la foi traditionnelle, le vrai sacerdoce, le sacrifice de la messe, et l’épiscopat catholique de l’Église catholique elle-même, dans une situation de nécessité généralisée, on ne le concède pas.
En effet, pour l’évaluation de la moralité d’un acte – et aussi pour l’application d’une peine canonique –il faut prendre en compte l’objet de l’acte, sa finalité et toutes les circonstances dans lesquelles il a été posé. Or, les éléments de réflexion ci-dessus montrent bien que Mgr Lefebvre, dans les circonstances dans lesquelles il se trouvait, n’a pas fait de faute en sacrant des évêques. Il a même pratiqué la vertu de prudence à un degré héroïque, en particulier en faisant usage de l’épikie. Cette dernière vertu se rattache à la prudence et fait remonter aux principes pour les appliquer en l’absence de détermination pratique dans une situation nouvelle. Il n’y a donc pas eu de faute de la part de Mgr Lefebvre. Or, l’adage dit : « Pas de faute, pas de peine ». C’est donc à tort qu’on a « excommunié » le prélat qui a consacré dans ces circonstances.
Un autre principe entre aussi en jeu : Odiosa restringenda sunt. Les choses odieuses doivent être réduites au maximum. Ainsi, dans l’application des peines, on doit s’assurer que toutes les conditions sont strictement remplies pour qu’elles entrent en jeu. Or, dans l’affaire de Mgr Lefebvre, les hommes conciliaires de l’Église ont négligé de tenir compte des canons mitigeant les peines. Tout le monde, même du côté conciliaire, a admis que Mgr Lefebvre « croyait agir dans la nécessité » (sous-entendu : il se trompait, mais il était de bonne foi). Cette seule circonstance, même dans la perspective conciliaire du droit canon de Jean-Paul II (1983), demandait que l’on mitige la peine et donc, qu’il soit exempté de l’excommunication, même si une autre sanction plus bénigne pouvait être prévue.
Enfin, reste la question de savoir si Mgr Lefebvre a sacré contre la volonté du Pape ? Le pape n’est pas « la Tête du Corps Mystique du Christ », ni un tyran ou un potentat. Et l’Église catholique n’est pas une secte : l’obéissance aveugle n’est pas catholique. Avant d’obéir, même sans juger le supérieur, tout inférieur doit savoir s’il va pécher ou non en obéissant. C’est la doctrine de saint Thomas d’Aquin. Mgr Lefebvre a agi en évêque catholique et en conscience.
De plus, tout pape, reçoit, de par l’institution divine, un « cahier des charges ». Ex officio, de par sa fonction et de par son office, il doit vouloir un épiscopat véritablement catholique et non un épiscopat moderniste imbu d’idées maintes fois condamnées par le magistère des papes antérieurs (liberté religieuse, œcuménisme, etc). C’est ce que l’on appellera la « volonté première », c’est-à-dire officielle, celle attachée à sa charge : c’est ce que tout pape doit vouloir ex officio. Tout pape doit vouloir ce qu’a toujours voulu la papauté. Or, depuis le concile Vatican II, les papes écartent systématiquement les candidats vraiment catholiques au profit de ceux qui sont modernistes et qui dénaturent leur fonction. C’est ce qu’il convient d’appeler la « volonté seconde » : volonté moderniste, imbue des erreurs actuelles, des papes conciliaires qui collaborent à la destruction de la foi et de la liturgie dans l’Eglise catholique.
Ainsi, que Mgr Lefebvre ait sacré contre la volonté seconde, personnelle, moderniste, anti traditionnelle de Jean-Paul II, personne ne le niera ; qu’il ait sacré contre la volonté première, volonté ex officio de tout pape digne de ce nom, cela est insoutenable. Mgr Lefebvre n’a fait qu’agir contre la volonté d’un pape qui détourne les pouvoirs attachés à sa charge ou qui ne les remplit pas, voire qui abuse de son pouvoir contre le bien commun de l’Église. Mgr Lefebvre n’a certainement pas sacré contre la volonté de la papauté et de l’Église catholique en tant qu’institution divine fondée par le Christ. Dans la Lettre aux futurs évêques (29 août 1987), Mgr Lefebvre demande d’ailleurs, aux candidats à l’épiscopat, d’aller déposer la grâce de leur épiscopat dans les mains du successeur de Pierre quand le moment sera venu, c’est-à-dire quand le pape sera revenu à la Tradition catholique. Preuve qu’il n’y a pas de schisme avec Rome.
Disons enfin, pour finir, que Mgr Lefebvre n’a certainement pas porté atteinte à un élément de la foi catholique, ni à l’unité de l’Église, ni l’apostolicité catholique de l’épiscopat. Si l’on veut bien examiner toutes les circonstances des sacres de 1988 et toutes les affirmations de Mgr Lefebvre à cette occasion, l’apostolicité de l’épiscopat dans l’Église a été parfaitement préservée. Le sacre s’est fait en dehors de la volonté personnelle d’un pape moderniste, mais pas en dehors de la volonté catholique que tout pape doit avoir. Il ne s’est donc pas fait en dehors de l’unité de l’Église qui est d’abord une unité de Foi avant d’être une unité de discipline. Car les sacres ont été faits aussi pour préserver la foi, puisque l’Église enseignante se trouve dans le pape et l’épiscopat.
Ceux qui accusent Mgr Lefebvre d’avoir agi contre un élément essentiel de la foi sont précisément ceux qui observent la lettre de la loi en agissant contre l’esprit de la loi. Dans l’Église catholique, tout est ordonné au salut des âmes et à la propagation et à la préservation de cette foi absolument nécessaire pour ce salut. Or, ceux-là ont accepté officiellement la liberté religieuse, l’œcuménisme et la messe protestante, toutes choses mettant en péril la foi catholique. C’est la loi contre la foi. Il y a donc là un renversement de l’ordre voulu par Dieu. Ce renversement n’est qu’un pur juridisme ou un pur légalisme…
Il faut donc conclure : Mgr Lefebvre a bien agi dans l’unité de la Foi – pour sauver la foi – et dans le respect du droit canon tant traditionnel (1917) que conciliaire (1983) – dans la mesure où ce dernier sur certains points suit la tradition – pour sauver le sacerdoce et l’épiscopat ; c’est-à-dire qu’il a bien agi dans l’esprit de l’Église.
La déclaration préliminaire de la cérémonie des sacres du 30 juin 1988, par laquelle Mgr Lefebvre se justifiait de procéder à cette consécration en dépit de l’opposition du pape Jean-Paul II, le démontre : – « Avez-vous un mandat apostolique ? », demande le cérémonial de la consécration des évêques. – « Nous l’avons ! », répond Mgr Lefebvre. – « Qu’on le lise ! » – « Nous l’avons par l’Eglise romaine qui, dans sa fidélité aux saintes traditions reçues des apôtres, nous commande de transmettre fidèlement ces saintes traditions – c’est-à-dire le dépôt de la foi – à tous les hommes, en raison de leur devoir de sauver leur âme. Etant donné que, depuis le concile Vatican II jusqu’à aujourd’hui, les autorités de l’Eglise romaine sont animées d’un esprit de modernisme, agissant contre la sainte Tradition – « ils ne supportent plus la saine doctrine, détournant l’ouïe de la vérité, pour se tourner vers des fables » comme dit saint Paul à Timothée dans sa seconde épître (IV, 3–5) – nous estimons que toutes les peines et censures portées par ces autorités n’ont aucun poids ».