Les sacres de Mgr Lefebvre contre la volonté du pape sont-ils un acte schismatique ? Sont-ils seulement une désobéissance à un précepte légitime ? Faute des distinctions nécessaires, l’argumentaire Ecclesia Dei pour détourner les fidèles de la Fraternité Saint-Pie X ne fait qu’aboutir à un dilemme intenable.
Dans le deuxième entretien, de la rubrique « théologie », publié sur la page du 27 avril 2022 du site « Claves.org », le Père de Blignières fait état de l’étude présentée en 1983 à Mgr Lefebvre par Monsieur l’abbé Josef Bisig et reprise après les sacres du 30 juin 1988, sous la forme d’une brochure intitulée : Du sacre épiscopal contre la volonté du pape, Essai théologique collectif de membres de la Fraternité Saint-Pierre (FSSP, District de France, 5, rue Mac Donald, 18000 Bourges). Cette étude avait évidemment pour but de justifier la position des prêtres et des fidèles, qui refusaient de suivre Mgr Lefebvre dans sa décision de procéder aux consécrations épiscopales à l’encontre de la volonté du Pape.
2. Le principal argument avancé par cette étude et qui figure au paragraphe IV de la première partie, est que la consécration épiscopale accomplie non seulement sans la volonté du Pape, mais encore et surtout contre sa volonté explicitement signifiée, est de soi ou intrinsèquement un acte mauvais : « Le problème des sacres du 30 juin c’est qu’ils sont contre la volonté explicite de celui par qui toute juridiction est donnée (principaliter) comme Tête visible de l’Eglise »[1]. Et cet acte est mauvais, ajoute le Père de Blignières, en reprenant la substance de l’étude de l’abbé Bisig, parce qu’il porte atteinte à un élément de la foi catholique, qui est la nécessaire communion hiérarchique avec les autres évêques catholiques, communion dont le garant est l’évêque de Rome. Mais y porte-t-il atteinte en lui-même ou dans son effet ?… C’est ici que les inférences des pères fondateurs de la mouvance Ecclesia Dei pourront sembler un peu rapides.
Acte schismatique en lui-même ou désobéissance entraînant un schisme ?
3. Le Motu proprio Ecclesia Dei afflicta qualifie cet acte de « schismatique » non en lui-même mais dans sa conséquence nécessaire : « En lui-même [in semetipso] cet acte a été une désobéissance au Souverain Pontife en une matière très grave et d’une importance capitale pour l’unité de l’Eglise, puisqu’il s’agit de l’ordination d’évêques par laquelle se perpétue sacramentellement la succession apostolique. C’est pourquoi une telle désobéissance, qui apporte avec elle [secum quae infert][2] un véritable rejet [repudiatio] de la primauté de l’évêque de Rome, produit comme son effet [efficit][3] un acte schismatique ». Le texte authentique en latin du Saint-Siège fait donc ici clairement la distinction entre la nature spécifique de l’acte (une désobéissance) et son effet (un schisme). Bref : une désobéissance entraînant à sa suite le schisme.
4. Pourquoi cette conséquence ? Pourquoi ce lien de cause à effet entre la désobéissance et le schisme ? Le numéro 3 du Motu proprio Ecclesia Dei afflicta l’explique clairement : cette désobéissance au Pape se produit « en une matière très grave et d’une importance capitale pour l’unité de l’Eglise ». C’est donc la matière, c’est-à-dire l’objet circonstancié, l’objet concret et factuel, sur lequel porte la désobéissance qui entraîne comme conséquence le schisme. Cet objet circonstancié consiste à refuser de tenir compte du précepte donné par le Pape (ce qui représente l’objet tout court de la désobéissance, l’objet qui se retrouve en tout acte de désobéissance, quel qu’il soit) précisément lorsqu’il s’agit « de l’ordination d’évêques par laquelle se perpétue sacramentellement la succession apostolique » (ce qui représente l’objet circonstancié de l’acte de désobéissance concret et particulier, imputé à Mgr Lefebvre).
5. Ces distinctions sont très importantes, car elles nous donnent le moyen de justifier l’attitude de Mgr Lefebvre : distinction entre un acte de désobéissance et sa conséquence d’une part, distinction entre ce même acte de désobéissance et sa matière d’autre part. Si on les nie, ou du moins si on les omet dans un raccourci trop rapide, comme semblent bien le faire l’abbé Bisig et le Père de Blignières, il y a certes là l’opportunité de jeter facilement le discrédit sur l’acte du 30 juin 1988. Mais pareil discrédit ne saurait s’autoriser de la lettre des textes publiés par Rome.
6. L’argumentation de l’abbé Bisig qui rejoint celle du Motu proprio Ecclesia Dei afflicta est la suivante. « Transmettre la succession apostolique contre la volonté du Pape est un acte schismatique. Or les sacres du 30 juin 1988 transmettent la succession apostolique contre la volonté du Pape. C’est pourquoi les sacres du 30 juin 1988 sont un acte schismatique ».
Succession apostolique formelle et succession apostolique matérielle
7. La première proposition est indiscutable, à condition de bien saisir ce qu’est précisément « la succession apostolique » : il s’agit de la succession dans le pouvoir de gouverner l’Eglise, le pouvoir de juridiction, que seul le Pape peut donner. Il est d’usage, chez les théologiens [4], de faire la distinction entre une succession apostolique matérielle et une succession apostolique formelle. Pareille distinction est clairement énoncée dans l’Encyclique Ad apostolorum principis de Pie XII. La première est une succession apostolique au sens impropre, là où persévère seulement le pouvoir d’ordre valide, mais sans qu’y persévère le pouvoir de juridiction. La seconde est le propre exclusif des évêques qui succèdent aux apôtres dans le pouvoir d’ordre et dans le pouvoir de juridiction. Transmettre contre la volonté du Pape la succession apostolique formelle est un schisme ; transmettre contre la volonté du Pape la succession apostolique matérielle est non un schisme mais un acte de désobéissance. Ajoutons que transmettre la juridiction contre la volonté du Pape, c’est aller contre le droit divin et de ce fait aucune exception, aucun cas de nécessité ne saurait légitimer une telle transmission. En revanche, transmettre le pouvoir d’ordre contre la volonté du Pape, c’est aller contre le droit ecclésiastique et de ce fait certaines circonstances d’exception peuvent légitimer cette transmission, entre autres en raison d’un cas de nécessité.
8. La deuxième proposition est fausse si on l’entend de la transmission de la succession formelle, et elle est vraie si on l’entend de la succession matérielle. Si on entend la deuxième proposition en ce dernier sens, la conclusion selon laquelle les sacres du 30 juin sont un acte schismatique ne peut pas s’imposer. En effet, transmettre contre la volonté du Pape seulement la succession apostolique matérielle n’est pas un schisme. Puisque c’est précisément ce qu’ont accompli les sacres d’Ecône, l’argument de l’abbé Bisig est impuissant à conclure.
Précepte légitime et précepte illégitime
9. Les sacres d’Ecône constitueraient-ils néanmoins une désobéissance ? Tout dépend ici du bien-fondé et de la légitimité du précepte intimé par Jean-Paul II à Mgr Lefebvre [5]. Si l’état de nécessité dans l’Eglise se vérifie, et il se vérifie si la mise en pratique de Vatican II est gravement nuisible au salut des âmes, le précepte de Jean-Paul II n’est pas légitime, car il s’oppose au précepte de l’autorité de Dieu, Dieu voulant que tout évêque donne à l’Eglise le moyen nécessaire au salut des âmes, en l’occurrence une consécration d’évêques indemnes des erreurs de Vatican II. En accomplissant cette consécration, Mgr Lefebvre n’a donc commis aucun acte de désobéissance, mais a au contraire accompli l’acte d’une obéissance héroïque à la volonté divine. En revanche, si l’Etat de nécessité dans l’Eglise ne se vérifie pas, et il ne se vérifie pas si la mise en pratique de Vatican II n’est pas gravement nuisible au salut des âmes, alors le précepte de Jean-Paul II reste légitime et Mgr Lefebvre a commis un acte de désobéissance très grave. Pour pouvoir conclure, l’argumentation de l’abbé Bisig ainsi que la reprise qui en est faite par le Père de Blignières, sont conduites l’une et l’autre à nier l’état de nécessité et pour ce faire à nier aussi la gravité du préjudice causé par Vatican II au salut des âmes.
Pour pouvoir conclure, l’argumentation de l’abbé Bisig ainsi que la reprise qui en est faite par le Père de Blignières, sont conduites l’une et l’autre à nier l’état de nécessité et pour ce faire à nier aussi la gravité du préjudice causé par Vatican II au salut des âmes.
10. Le Père de Blignières est ainsi écartelé entre les deux cornes de son dilemme. Il est obligé de minimiser la gravité du préjudice porté aux âmes par la mise en application du Novus Ordo Missae de Paul VI, s’il veut ôter toute légitimité à l’initiative du 30 juin 1988 et justifier la réprobation inscrite dans le Motu proprio Ecclesia Dei afflicta, fondateur de la mouvance du même nom. Et c’est précisément ce minimalisme qui s’affiche assez clairement dans le troisième « Libre entretien sur l’été 88 », de la rubrique « théologie », publié sur la page du 28 avril 2022 du site « Claves.org ». Citant le jugement du Bref Examen critique du Novus Ordo Missae, notre théologien s’empresse de commenter : « Mais attention ! Ce jugement est une conclusion de théologiens qui ne prétend évidemment pas avoir l’autorité d’un texte du magistère. […] Il est formulé ainsi par le Bref Examen critique : Le Nouvel Ordo Missæ […] s’éloigne de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe, telle qu’elle a été formulée à la XXe session du concile de Trente, lequel, en fixant définitivement les « canons » du rite, éleva une barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte à l’intégrité du mystère. On parle d’un éloignement et non d’une contradiction ; et cet éloignement est dit être par rapport à la théologie et non à la foi ».
11. Mais d’autre part, pour échapper aux fourches caudines du Motu proprio Traditionis custodes et revendiquer – pour lui-même et ses pairs, à défaut de le revendiquer pour l’ensemble du bon Peuple de Dieu – l’usage exclusif de l’Ordo traditionnel de saint Pie V, le même Père de Blignières est bien obligé d’ôter pareillement toute force obligatoire à la mise en pratique du Novus Ordo Missae de Paul VI. Ainsi le fait-il dans la Revue Sedes sapientiae éditée par la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier[6]. Donnant en exemple de fausse obéissance inconditionnelle l’attitude, à ses yeux contestable, du défunt cardinal Journet, qui estimait être tenu en conscience d’adopter le Novus Ordo de Paul VI « au nom de l’obéissance », le Père de Blignières va jusqu’à dire que « si on prétendait exiger la concélébration sacramentelle comme un signe de communion obligatoire pour un prêtre qui souhaite recevoir un ministère, on introduirait une pratique sans fondement dans le droit et sans rapport avec la véritable notion de communion. […] Un jugement de prudence serait nécessaire de la part du prêtre en question. Il dépendrait d’un jugement théologique et, le cas échéant, des Actes fondateurs de l’Institut dont il est membre. Ici encore, on est loin d’une obéissance inconditionnelle ». Pourtant, au-delà de ce que prévoit le droit jusqu’ici en vigueur, le Pape a le pouvoir d’exiger dorénavant une pareille concélébration, pour les raisons qu’il estime fondées. Et c’est d’ailleurs cette exigence qui a été formulée par le Saint-Siège, dans les Réponses au dubia publiées le 18 décembre 2021.
12. Alors ? D’un côté Mgr Lefebvre serait « schismatique » et « désobéissant » pour avoir voulu donner aux âmes le moyen de continuer à se sanctifier malgré l’invasion d’un Novus Ordo Missae gravement préjudiciable à la foi, et d’un autre côté le même Novus Ordo Missae, qui ne ferait que s’éloigner de la théologie, non de la foi, ne saurait obliger au nom de l’obéissance et l’exigence de le concélébrer devrait être contestée par un jugement prudent. Comment expliquer cette oscillation ? Comment concilier ce refus de concélébrer dans un rite pourtant censé ni hérétique ni schismatique avec une telle insistance mise sur cet élément de la foi catholique qu’est la communion hiérarchique, et au nom duquel l’acte consécratoire de Mgr Lefebvre se trouve qualifié de schismatique ?
13. Il est clair en tout cas que, depuis le récent Motu proprio Traditionis custodes, les fidèles de la mouvance Ecclesia Dei sont confrontés au dilemme que Mgr Lefebvre avait déjà clairement posé au moment du Concile : « Pour demeurer bon catholique, faudrait-il devenir protestant » ?[7]. Pour conserver la liturgie traditionnelle, faudrait-il risquer d’en perdre l’esprit, en acceptant la nouvelle ? C’est pour échapper à ce dilemme que le fondateur de la Fraternité Saint Pie X procéda aux consécrations du 30 juin 1988. En dénonçant ces consécrations comme « une très grave atteinte à l’unité de l’Eglise », le Père de Blignières dissuade les fidèles attachés à la liturgie traditionnelle de recourir au ministère des prêtres de la Fraternité Saint Pie X. Mais pour les retenir vraiment dans la mouvance Ecclesia Dei, il n’a d’autre solution que de dénier l’obéissance au Novus Ordo Missae de Paul VI. Le temps dira si les fidèles auront été sensibles à ce genre de stratégie. Mais il est indubitable que celle-ci les prive déjà du moyen nécessaire pour assurer la survie de la vraie messe.
- Etude citée, p. 48–49.[↩]
- La traduction française figurant sur le site du Vatican est fautive et inexacte, puisqu’elle énonce : « qui constitue en elle-même » pour rendre « secum infert ». La différence de sens est d’autant plus flagrante que plus haut le même numéro 3 du Motu proprio emploie l’expression latine « in semetipso » pour dire ce qui correspond exactement au français « en elle-même ».[↩]
- La même traduction est très équivoque lorsqu’elle énonce « constitue un acte schismatique » pour rendre « efficit ». En effet, au premier sens, le verbe français « constituer » peut certes désigner une efficience, comme lorsque l’on dit par exemple qu’un décorateur constitue un bouquet de fleurs. Cependant, le sens usuel et ordinaire de l’expression est un deuxième sens qui est synonyme de « être en soi-même », comme lorsque l’on dit que le péché de gourmandise constitue une espèce d’intempérance.[↩]
- Dominique Palmieri, Prolegomenon de Ecclesia, § 26, p. 215–216 ; Louis Billot, L’Eglise. I – Sa divine institution et ses notes, question 6, thèse 9, n° 367, 371–372, p. 306–307 ; 309–310 ; Charles Journet, L’Eglise du verbe Incarné, t. 1, Desclée, 1955 (2e éd.), p. 698–699.[↩]
- « D’un cœur paternel, mais avec toute la gravité que requièrent les circonstances présentes, je vous exhorte, Vénérable Frère, à renoncer à votre projet qui, s’il est réalisé, ne pourra apparaître que comme un acte schismatique dont les conséquences théologiques et canoniques, inévitables, vous sont connues » (Lettre du Pape Jean-Paul II du 9 juin 1988). Cette lettre du Pape est une réponse à une lettre du 2 juin précédent, dans laquelle Mgr Lefebvre avait pourtant précisé : « C’est pour garder intacte la foi de notre baptême que nous avons dû nous opposer à l’esprit de Vatican II et aux réformes qu’il a inspirées. Le faux œcuménisme, qui est à l’origine de toutes les innovations du Concile, dans la liturgie, dans les relations nouvelles de l’Eglise et du monde, dans la conception de l’Eglise elle-même, conduit l’Eglise à sa ruine et les catholiques à l’apostasie ».[↩]
- Père Louis-Marie de Blignières, « Obéissance inconditionnelle ? » dans Sedes sapientiae n° 155 (printemps 2021), p. 54–57.[↩]
- Texte daté du 11 octobre 1964 et publié dans Lettres pastorales et écrits, Fideliter, 1989, p. 189–202.[↩]