Un épiscopat sans juridiction, comme l’a voulu explicitement Mgr Lefebvre en 1988, est-il un « épiscopat dénaturé » ? Non.
Aux origines d’un refus
Au début de l’année 1989, la Fraternité Saint Pierre, fondée au mois de juillet de l’année précédente, en réaction aux sacres d’Ecône, fit paraître un « Essai théologique collectif », rédigé, sous la direction de l’abbé Josef Bisig, par des prêtres membres de la dite Fraternité. Ayant pour titre : Du sacre épiscopal contre la volonté du Pape, avec application au sacres conférés le 30 juin [1988] par Mgr Lefebvre [1], cette étude ne se donne pas seulement pour objet de justifier théologiquement le refus des consécrations épiscopales du 30 juin 1988. Ses auteurs entendent aussi prouver que ce refus doit s’imposer à la conscience de tout catholique comme une réaction nécessaire, la seule possible et légitime, face à l’initiative de Mgr Lefebvre. Ils ne se contentent donc pas de défendre ce refus comme une décision prudentielle, qui s’appuierait sur des raison circonstanciées et contingentes. Et ils ne veulent pas davantage, sur un plan théorique et spéculatif faire valoir ce refus comme une simple opinion probable, qui laisserait aux adeptes de Mgr Lefebvre la liberté de proposer l’opinion adverse, ou même à quiconque d’adopter une opinion simplement différente. La conclusion de leur Essai, qui est le refus des sacres, représente à leurs yeux une nécessité à la fois théologique et morale, à telle enseigne que la conclusion inverse, qui justifierait les sacres, correspond pour eux à une notion non-catholique [2] et schismatique de l’épiscopat [3].
2. Telle est la position officielle – nous pourrions même dire la position originelle et fondatrice – de la Fraternité Saint Pierre. Cette Fraternité a été fondée par des prêtres membres de la Fraternité Saint Pie X désireux de ne pas adhérer à ce qu’ils considéraient pour lors comme un schisme. Ce schisme supposé de la Fraternité Saint Pie X est leur raison d’être. Si ce schisme s’avère inexistant, la Fraternité Saint Pierre – ainsi que toutes les communautés de la mouvance Ecclesia Dei, qui se reconnaissent dans cette volonté initiale d’éviter le schisme – perd sa raison d’être. C’est donc dire l’importance que devrait revêtir encore cet Essai, aux yeux de tous les catholiques attachés à la Tradition de l’Église. Depuis le 30 juin 1988, leur histoire est en effet celle d’une division profonde, dont les motifs n’ont rien perdu de leur gravité.
3. En effet, par-delà les différents aspects distingués dans l’Essai, l’argument sur lequel repose toute cette démonstration – et sur lequel nous reviendrons ci-après – est qu’une consécration épiscopale accomplie contre la volonté du Pape est intrinsèquement mauvaise et illégitime, parce que contraire au droit divin positif, et pas seulement au droit ecclésiastique ou canonique. Dans la logique de cet argument, aucune situation, même la situation extraordinaire d’un « état de nécessité » – d’ailleurs admise par les membres sortants de la Fraternité Saint Pie X – ne saurait donc justifier l’initiative de Mgr Lefebvre. Quelles que soient les sympathies personnelles qui peuvent, ici ou là, rapprocher les prêtres et les fidèles des deux mouvances, les règles de conduites devraient rester celles qui découlent de la division de principe signalée plus haut. La bienveillance, même apostolique, ne saurait y contrevenir. Et à l’inverse, l’antipathie, les rancœurs personnelles ou l’esprit de clocher ne peuvent pas en être le motif déterminant. A ceux qui s’étonnent parfois, voire se scandalisent, de ce que les prêtres de la Fraternité Saint Pierre se voient refuser la possibilité de célébrer la messe dans les lieux de culte dont dispose la Fraternité Saint Pie X, il suffirait de rappeler que ce refus se trouve d’abord inscrit en toute logique dans l’intention même de la Fraternité Saint Pierre, en raison de son « Essai théologique » fondateur. La bonne ou la mauvaise volonté des personnes, de quelque Fraternité à laquelle celles-ci prêtent obédience, n’y peut rien.
Analyse critique du refus
4. Quelques cinq ans après sa publication, cette étude fit l’objet d’une réfutation sous la plume de notre confrère l’abbé Gérard Mura [4], et dont la traduction fût publiée sous la forme d’une série de quatre articles, dans la revue Le Sel de la terre éditée par les Pères Dominicains d’Avrillé [5]. Le principal mérite de cette réfutation de l’abbé Mura est de mettre parfaitement en évidence ce que celui-ci désigne comme le « nœud de la thèse » [6] défendue par la Fraternité Saint Pierre. Il s’agit en effet d’un argument d’ordre proprement théologique, « c’est-à-dire s’appuyant sur les propriétés mêmes des êtres surnaturels » [7]. L’importance de cet argument n’a pas échappé à l’abbé Mura. « Si cette objection est fondée », remarque-t-il, « rien ni personne ne pourra jamais rendre réel, juste et permis ce qui serait impossible, injuste et illicite. C’est dans cet esprit que nous proposons notre étude : répondre de manière argumentée à l’objection doctrinale opposée aux sacres du 30 juin 1988, objection dont l’expression la plus achevée se trouve, à notre sens, dans la brochure de la Fraternité Saint Pierre » [8].
5. Autant dire que l’objection de la Fraternité Saint Pierre repose sur une nécessité absolue, dans l’ordre théologique où nous nous plaçons. En effet, les propriétés des êtres surnaturels étant nécessaires, l’argument qui s’appuie dessus représente une démonstration parfaite et apodictique. Si, comme prétend le faire la brochure de la Fraternité Saint Pierre, nous appliquons cet argument au problème théologique soulevé par les consécrations épiscopales du 30 juin 1988, la démonstration aboutit à prouver que ces consécrations sont impossibles, en s’appuyant sur la nécessité absolue de l’approbation du Pape. Nulle consécration épiscopale n’est possible si elle est accomplie à l’encontre de la volonté du Pape et c’est pourquoi les consécrations accomplies par Mgr Lefebvre contre la volonté de Jean-Paul II ne sont pas possibles. Au-delà de la critique formulée par la Fraternité Saint Pierre, la question resterait posée de savoir s’il s’agit ici d’une non-possibilité du point de vue de la bonté morale et de la licéité, et donc d’une non-légitimité, laquelle resterait compatible avec la validité, ou s’il s’agit plus radicalement d’une non-possibilité tout court, du point de vue de la réalisation même du rite consécratoire et donc d’une non-validité. Mais il est clair qu’il s’agit là, dans l’esprit des rédacteurs de l’Essai dirigé par l’abbé Bisig, d’une non-légitimité, la Fraternité Saint Pierre se contentant de refuser la consécration épiscopale du 30 juin 1988 comme « intrinsèquement mauvaise et illégitime » sur le plan moral.
Raison profonde de ce refus
6. Pourquoi une consécration épiscopale serait-elle impossible si elle est accomplie contre la volonté du Souverain Pontife ? Cette impossibilité s’explique si l’on postule que la consécration épiscopale exige que soit communiqué à celui qui la reçoit non seulement le pouvoir d’ordre épiscopal mais aussi le pouvoir de juridiction [9]. En effet, seul le Pape peut, dans l’Église, communiquer aux évêques le pouvoir ordinaire de juridiction, dont il est la source, dans la dépendance du Christ, en vertu même du droit divin, exprimé dans l’Évangile : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » (Mt, XVI, 18). Si l’on admet ici (comme le fait l’Essai de la Fraternité Saint Pierre) que ce pouvoir doit être communiqué à celui qui reçoit le sacre, c’est-à-dire en raison même de l’accomplissement d’un rite sacré, il reste qu’il doit l’être de par la volonté du Pape, vicaire du Christ, sommet et principe de toute la hiérarchie ecclésiastique ici-bas. Si le sacre est conféré contre la volonté du Pape, le pouvoir de juridiction qui est exigé par cette consécration épiscopale va se trouver chez l’évêque d’une manière gravement illégitime parce que contraire à la constitution divine de l’Église. Il sera le fruit d’une usurpation, contraire à la volonté du chef de l’Église, et il se trouve au fondement d’une société non catholique et schismatique. Remarquons encore qu’il y a là une nécessité absolue : aucune circonstance, si extraordinaire soit-elle, aucun état de nécessité, ne peut rendre possible l’exigence et la communication d’un pouvoir de juridiction à l’encontre de la volonté du Pape. Car il est de la nature même du pouvoir de juridiction, tel qu’institué par Dieu dans l’Église catholique, d’être communiqué de par la volonté du Pape. Un pouvoir de juridiction communiqué contre la volonté du Pape ne saurait être le pouvoir institué par Dieu dans son Église. Il s’agit en l’espèce d’un autre pouvoir, d’un pouvoir non catholique. Et si le schisme se définit comme la prétention de pouvoir donner ce que le Pape seul peut donner, ce pouvoir communiqué par une consécration accomplie à l’encontre de la volonté du Pape est schismatique.
7. Tout cela s’entend, mais toute cela repose sur deux présupposés formellement distincts. Le premier est que le pouvoir de juridiction doit nécessairement être communiqué aux évêques qui reçoivent la consécration épiscopale. Le second est que le Pape est le seul à pouvoir communiquer cette juridiction, en sorte qu’il est illicite de la communiquer contre sa volonté. Ce second présupposé est absolument hors de conteste, car il s’agit d’une vérité de foi, constamment rappelée dans les enseignements du Magistère et c’est d’ailleurs ni plus ni moins ce point précis qui est affirmé en détail et souligné avec force dans tous les actes du Magistère que cite l’Essai de la Fraternité Saint Pierre. Le principal d’entre ces actes est l’Encyclique Ad apostolorum principis du Pape Pie XII (29 juin 1958). Le Pape y affirme que « personne ne peut conférer légitimement la consécration épiscopale sans la certitude préalable du mandat pontifical ; une consécration ainsi conférée contre le droit divin et humain, et qui est un très grave attentat à l’unité même de l’Église, est punie d’une excommunication « réservée d’une manière très spéciale au Saint-Siège », et encourue ipso facto non seulement par celui qui reçoit cette consécration arbitraire mais aussi par celui qui la confère ». Cependant, comme nous l’avons expliqué en détail ailleurs [10], si, dans ce passage, Pie XII insiste sur la gravité de la consécration épiscopale illégitimement conférée, il s’agit précisément ici de l’une de ces consécrations accomplies en Chine à l’instigation du pouvoir communiste, consécration non seulement illégitime mais encore schismatique, du fait que l’évêque consécrateur s’arroge de surcroît le pouvoir de communiquer la juridiction. Tout l’enseignement de Pie XII – dont il faut soigneusement tenir compte ici – récuse l’idée fausse selon laquelle la consécration épiscopale réclamerait, en tant que telle, l’attribution du pouvoir de juridiction, et affirme au contraire la possibilité théologique d’une consécration épiscopale qui communiquerait seulement le pouvoir d’ordre, sans exigence aucune de juridiction.
8. Le premier présupposé est donc faux. Comme nous l’avons établi, l’enseignement magistériel de Pie XII et l’enseignement commun des théologiens obligent l’un et l’autre, quoique à des degrés divers, à tenir comme une doctrine catholique et certaine que le pouvoir de juridiction, s’il est en liaison étroite, dans son propre exercice, avec l’exercice du pouvoir d’ordre, n’est nullement exigé, en vertu d’aucune nécessité, par la consécration épiscopale proprement dite. La communication du pouvoir de juridiction reste indépendante, séparable et de fait parfois séparée de la communication du pouvoir d’ordre. Tout cela résulte d’un droit proprement divin, c’est-à-dire des données de la Révélation, telles que le Magistère de l’Église nous en a donné la connaissance explicite.
9. On ne saurait donc affirmer, du moins sans se mettre en contradiction formelle avec l’enseignement de Pie XII et les données explicites de la tradition théologique, qu’une consécration épiscopale accomplie contre la volonté du Pape est « un acte intrinsèquement mauvais, parce qu’il porte atteinte à un élément de la foi catholique ». C’est pourtant ce qu’a écrit récemment le Père Louis-Marie de Blignières de la Fraternité Saint Vincent Ferrier, pour venir à la rescousse de la Fraternité Saint Pierre, et à travers elles des communautés de la mouvance Ecclesia Dei, en faisant de nouveau valoir les mêmes arguments de l’Essai paru en 1989. Cette tentative désespérée n’aboutit qu’à une chose : mettre toujours mieux en lumière l’inconsistance théologique d’une réflexion dépourvue de tout fondement sérieux dans les données de la Tradition.
10. Sans doute le récent Motu proprio Traditionis custodes vient-il donner raison à la prudence du fondateur de la Fraternité Saint Pie X et justifier, d’un point de vue stratégique, l’acte de l’opération survie de la Tradition accompli le 30 juin 1988. Par le fait même, Mgr Lefebvre condamnait à l’avance la stratégie trop timide de tous ceux qui voulaient espérer encore quelque bienveillance de la part des autorités modernistes. L’espérance d’hier déçue aujourd’hui a de quoi engendrer les pleurs et les grincements de dents. Mais quelle que soit l’étendue de cette désillusion, elle ne saurait justifier tous ceux qui, aujourd’hui encore, entreprennent de falsifier les données les plus élémentaires de la doctrine catholique relative à l’épiscopat, dans la continuité de cet Essai jadis commis par la Fraternité Saint Pierre.
Source : Courrier de Rome n° 655 – juillet-août 2022
- Cette référence sera désormais abrégée en Du sacre.[↩]
- C’est la conclusion du chapitre III de la Première partie, précisément intitulé : « un épiscopat non-catholique ».[↩]
- C’est la conclusion du chapitre IV de cette même Première partie, précisément intitulé : « un épiscopat schismatique ».[↩]
- Il s’agit d’un livre édité en langue allemande sous le titre Bischofsweihen durch Erzbischof Lefebvre – Theologische Untersuchung der Rechtmässigkeit. L’abbé Gerard Mura, né en 1958, a été ordonné prêtre en 1982.[↩]
- « Les sacres épiscopaux de 1988. Etude théologique », en quatre parties dans Le Sel de la terre n° 4 (p. 27–45), n° 5 (p. 44–88), n° 7 (p. 25–57) et n° 8 (p. 28–44).[↩]
- Le Sel de la terre n° 4, p. 28[↩]
- Le Sel de la terre n° 4, p. 29.[↩]
- Le Sel de la terre n° 4, p. 29.[↩]
- Nous laissons ici de côté la question de savoir quelle est la nature exacte de cette exigence. Celle-ci demeure, dans l’hypothèse adoptée par la Fraternité Saint Pierre, que l’on souscrive ou non aux enseignements de la constitution Lumen gentium du concile Vatican II selon lesquels cette exigence provient du fait que le sacre communique en lui-même non seulement le pouvoir d’ordre mais aussi le pouvoir de juridiction.[↩]
- Voir l’article « Pie XII et l’épiscopat » dans le présent numéro du Courrier de Rome, au n° 21[↩]