Nous devons au pape Pie XII des précisions capitales sur la nature de l’épiscopat.
Le Motu proprio Ecclesia Dei afflicta publié par le Pape Jean-Paul II le 2 juillet 1988 caractérise en ces termes (dans son paragraphe 3) l’acte par lequel Mgr Lefebvre a consacré quatre évêques à Ecône, le 30 juin précédent : « En lui-même, cet acte a été une désobéissance au Souverain Pontife en une matière très grave et d’une importance capitale pour l’unité de l’Eglise, puisqu’il s’agit de l’ordination d’évêques par laquelle se perpétue sacramentellement la succession apostolique. C’est pourquoi une telle désobéissance – qui véhicule avec elle un véritable refus de la primauté de l’évêque de Rome – entraîne comme sa conséquence un acte schismatique ». Ce passage a fait couler en son temps – et continue encore de faire couler – beaucoup d’encre. Il est en particulier à la racine profonde de la division qui affecte la mouvance dite « traditionnaliste » et en tout cas de la divergence qui oppose la Fraternité Saint Pie X et la Fraternité Saint Pierre, celle-ci ayant été fondée en réaction contre les sacres d’Ecône par d’anciens membres de celle-là. La bonne intelligence – et l’analyse critique – de cette déclaration du Pape, si lourde de conséquences, réclame une connaissance précise des données révélées concernant la nature de l’épiscopat dans l’Eglise. Le présent article se propose d’en indiquer la substance, à la lumière des enseignements traditionnels du Magistère de l’Eglise, constamment répétés jusqu’aux nouveautés introduites par le concile Vatican II.
2. Nous devons au Pape Pie XII d’importantes précisions sur la nature de l’épiscopat et sa place dans la constitution divine de l’Eglise. Ces précisions figurent dans trois textes majeurs, trois Encycliques, qui sont : l’Encyclique Mystici corporis du 29 juin 1943 [1] ; l’Encyclique Ad sinarum gentem du 7 octobre 1954 [2] ; l’Encyclique Ad apostolorum principis du 29 juin 1958 [3]. Le deuxième et le troisième de ces textes font référence à la doctrine énoncée dans le premier et la développent, pour dénoncer les entreprises schismatiques de l’église patriotique chinoise.
L’épiscopat dans Mystici corporis
3. L’Encyclique Mystici corporis traite de l’Eglise, « en développant spécialement », dit Pie XII, « ce qui concerne l’Eglise militante ». L’idée essentielle, qui sera reprise par Ad sinarum gentem et Ad apostolorum principis, est que l’Eglise est le Corps du Christ, au sens où le Christ est le chef de la société de l’Eglise, c’est-à-dire celui qui la gouverne et lui communique l’impulsion vitale. Mais le Christ exerce ce gouvernement invisible par l’intermédiaire du gouvernement de son vicaire, placé à la tête d’une hiérarchie visible. Telle est la précision essentielle, qui commande ici la place de l’épiscopat, entendu au sens d’un pouvoir de juridiction, c’est-à-dire au sens d’une autorité fondée sur le pouvoir de gouverner l’Eglise, dans la dépendance de son chef suprême, le Christ. Ce pouvoir de juridiction, tel que dans le vicaire du Christ, est un pouvoir universel et suprême. Ce pouvoir est universel parce que le Pape l’exerce pour gouverner tous les membres de l’Eglise et il est suprême parce que toute autre autorité dans l’Eglise est subordonnée à celle du Pape.
5. Telles sont les premières précisions que donne Pie XII : « Qu’on ne pense pas pourtant », dit-il, « que la direction du Christ se limite à un mode invisible ou extraordinaire ; bien au contraire, le divin Rédempteur gouverne son Corps mystique visiblement et ordinairement par son Vicaire sur la terre ». […] « Ceux-là se trompent donc dangereusement qui croient pouvoir s’attacher au Christ Tête de l’Eglise sans adhérer fidèlement à son Vicaire sur la terre. Car en supprimant ce Chef visible et en brisant les liens lumineux de l’unité, ils obscurcissent et déforment le Corps mystique du Rédempteur au point qu’il ne puisse plus être reconnu ni trouvé par les hommes en quête du port du salut éternel ».
6. Cependant, Pie XII donne d’autres précisions, car le Christ, s’il a établi saint Pierre et ses successeurs comme chefs visibles de toute l’Eglise, a aussi voulu confier une part d’autorité dans son Eglise à d’autres qu’à son vicaire. C’est ainsi que les évêques reçoivent un pouvoir de juridiction, non point suprême mais subordonné à celui du Pape, non point universel, mais restreint à des limites déterminées. Les évêques font donc nécessairement partie de la constitution divine de l’Eglise et Pie XII précise que l’autorité se répartit dans le Corps mystique du Christ de façon proportionnelle entre celle du Pape et celle des évêques : « Ce que Nous venons de dire de l’Eglise universelle doit être également affirmé des communautés particulières de chrétiens, tant orientales que latines, qui forment ensemble une seule Eglise catholique : c’est Jésus-Christ qui les gouverne par la voix et la juridiction de chaque évêque ».[…]« En ce qui concerne son propre diocèse, chacun, en vrai Pasteur, fait paître et gouverne au nom du Christ le troupeau qui lui est assigné ».
7. Cette complexité du gouvernement de l’Eglise appelle une troisième précision, et Pie XII prend soin d’expliquer comment s’articulent le pouvoir du Pape et celui des évêques. C’est ici que prennent place les données importantes, qui seront reprises par la suite dans Ad sinarum gentem et Ad apostolorum principis, et qui doivent encore servir de règle assurée et de repère aux catholiques de l’époque présente, confrontés à un état de nécessité. S’il est vrai que les évêques gouvernent chacun en vertu d’un pouvoir ordinaire et propre la partie du troupeau de l’Eglise qui leur est assignée, ils exercent ce pouvoir dans la dépendance du primat de juridiction du Pape, et ce à deux titres. Premièrement, parce que, dans l’exercice même de ce pouvoir, ils restent soumis au Pape. Deuxièmement, parce que ce pouvoir même qu’ils exercent leur est communiqué par le Pape. La subordination ne s’explique donc pas seulement en raison de l’exercice du pouvoir mais plus radicalement encore en raison de l’être même de ce pouvoir, qui est reçu comme une participation de celui du Pape, c’est-à-dire comme une participation du pouvoir du vicaire du Christ, et donc comme une participation du pouvoir même du Christ, à travers celui du Pape.
8. Telle est la précision importante que donne Pie XII : « Pourtant, dans leur gouvernement, les évêques ne sont pas pleinement indépendants, mais ils sont soumis à l’autorité légitime du Pontife de Rome, et s’ils jouissent du pouvoir ordinaire de juridiction, ce pouvoir leur est immédiatement communiqué par le Souverain Pontife ». L’expression du texte latin est sans équivoque : « immediate sibi ab eodem Pontifice impertita ». Remarquons la présence de l’adverbe « immediate », qui signifie « de façon immédiate » ou « sans intermédiaire ». L’idée que cette expression appelle mérite une explication approfondie, que les deux autres Encycliques de Pie XII nous donneront l’occasion de développer. Pour l’instant, il nous suffit de retenir que l’articulation des pouvoirs de gouverner, dans l’Eglise, consiste en ce que le Christ, ayant communiqué l’essence même de son propre pouvoir à son vicaire, l’évêque de Rome, communique aussi, par l’entremise de celui-ci, une participation à ce pouvoir aux autres évêques, qui gouvernent chacun une portion du troupeau dans la dépendance du Pasteur suprême et universel.
L’épiscopat dans Ad sinarum gentem
9. Lorsque Pie XII adresse son Encyclique « au Peuple chinois qui Nous est si cher » ainsi qu’à l’épiscopat et au clergé de ce peuple, l’Eglise de Chine connaît une violente persécution de la part de son gouvernement d’inspiration communiste. Le Pape rappelle que, malgré cette persécution, le principe doit demeurer sauf selon lequel « il sera absolument nécessaire que la communauté des chrétiens chez vous également, si elle veut faire partie de la société divinement fondée par notre Rédempteur, soit en tout soumise au Souverain Pontife, Vicaire de Jésus-Christ sur la terre, et qu’elle lui soit le plus étroitement unie en ce qui regarde la foi religieuse et les mœurs ».
10. Pie XII rappelle en outre à cette occasion la distinction établie par la volonté même du Christ, distinction de droit divin par conséquent, entre un double pouvoir sacré, le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction : « eademque voluntate duplex constituitur sacra potestas, ordinis nempe et jurisdictionis » [4]. Et il précise que : « toujours en vertu de l’institution divine, on accède au pouvoir d’ordre qui constitue la hiérarchie composée d’évêques, de prêtres et de ministres, par la réception du sacrement de l’ordre ; quant au pouvoir de juridiction, le droit divin lui-même le confère directement au Souverain Pontife, et il vient du même droit aux évêques, mais seulement par le successeur de Pierre ». Distinction est donc faite ici non seulement entre deux pouvoirs de natures différentes, mais encore entre deux manières différentes de communiquer l’un et l’autre pouvoir. Le pouvoir d’ordre, qui est chez l’évêque le pouvoir de conférer les ordres sacrés et d’administrer le sacrement de confirmation, est communiqué par la réception même du sacrement de l’ordre, comme lorsque l’évêque ordonne un prêtre ou lorsqu’un évêque accomplit la consécration épiscopale d’un autre évêque. Le pouvoir de juridiction, en revanche, est communiqué au Pape directement par le Christ, à l’occasion de l’acceptation de son élection au Souverain Pontificat et aux évêques il est communiqué « seulement par » le successeur de Pierre, c’est-à-dire dans la mesure où le Pape communique à l’évêque, par un acte de sa volonté, une participation au pouvoir de juridiction que lui-même détient en plénitude, en tant que vicaire du Christ.
11. Remarquons qu’ici Pie XII emploie une expression dont la signification rejoint celle que nous avons soulignée dans Mystici corporis. Le pouvoir de juridiction est communiqué « seulement » par le Pape, c’est-à-dire « sans intermédiaire ». Un tel intermédiaire ne saurait donc être l’accomplissement du rite sacré, qui communique, quant à lui, le seul pouvoir d’ordre. Les deux pouvoirs sacrés, l’ordre et la juridiction, sont communiqués chacun d’une manière absolument propre et spécifique, de deux manières exclusives l’une de l’autre. Le pouvoir d’ordre doit être communiqué par un rite sacré et la volonté seule du Pape n’y suffit pas. Le pouvoir de juridiction doit être communiqué par la volonté seule du Pape et le rite sacré n’y suffit pas.
12. Voilà une précision importante, qui apparaît ici. L’idée était déjà présente dans Mystici corporis, mais l’Encyclique Ad sinarum gentem survenue un peu moins de dix ans plus tard présente l’avantage de l’expliciter à l’occasion des nécessités de l’Eglise de Chine. Pie XII affirme ici que le pouvoir de juridiction est communiqué aux évêques par le Pape autrement que par la consécration épiscopale. Celle-ci communique seulement le pouvoir d’ordre, de sorte que, pris comme tel, un évêque consacré ne jouit pas encore du pouvoir de juridiction. Celui-ci est communiqué par un acte de la volonté du Pape, un acte supplémentaire qui doit venir s’ajouter à l’acte de la consécration épiscopale accompli par un évêque. Cette distinction, déjà explicitée par Pie XII dans Ad sinarum gentem, va être mise encore plus pleinement en lumière quatre ans plus tard, dans l’Encyclique Ad apostolorum principis.
L’épiscopat dans Ad apostolorum principis
13. Cette Lettre Encyclique est adressée par le Pape aux archevêques, évêques, prêtres et fidèles de l’Eglise de Chine. Pie XII continue d’y encourager les catholiques chinois, confrontés à la persécution du pouvoir communiste. Mais il doit réagir aussi contre l’initiative schismatique d’une « Association patriotique », fomentée par le pouvoir en place. « Le but de cette Association […] serait d’unir le clergé et les fidèles au nom de l’amour de la patrie et de la religion, pour propager l’esprit patriotique, promouvoir la paix parmi les peuples, coopérer à la construction du socialisme déjà établi dans le pays, aider les autorités civiles à défendre ce qu’ils appellent la politique de liberté religieuse ». Mais sous ce vague prétexte, l’Association veut conduire les catholiques à donner leur adhésion au communisme. Dans ce contexte, ce mouvement dit patriotique proclame le droit des catholiques à confier à des évêques le gouvernement des diocèses, avec l’agrément des autorités civiles. « On a même osé », dit le Pape, « malgré un avertissement explicite et sévère adressé aux intéressés par ce Siège apostolique, conférer à certains ecclésiastiques la consécration épiscopale ». Pie XII dénonce là le signe d’une « rébellion à l’Eglise », ainsi que de « graves attentats contre la discipline et l’unité de l’Eglise ». Et cela le conduit à rappeler, cette fois-ci avec tous les détails nécessaires, « la doctrine et les principes qui régissent la constitution de la société divinement fondée par Jésus-Christ Notre-Seigneur », absolument opposés à ces manœuvres schismatiques de l’Association patriotique.
14. Le point essentiel de l’enseignement rappelé par Pie XII, et que nous devons retenir ici, est le suivant. Il fait d’ailleurs référence explicite aux enseignements déjà donnés dans les deux précédentes Encycliques. « Les évêques qui n’ont été ni nommés ni confirmés par le Saint-Siège, qui ont même été choisis et consacrés contre ses dispositions explicites, ne peuvent jouir d’aucun pouvoir de magistère ni de juridiction ; car la juridiction ne parvient aux évêques que par l’intermédiaire du Pontife romain, comme Nous vous en avertissions dans notre encyclique Mystici Corporis : « Les évêques […] chacun en ce qui concerne son propre diocèse, font paître et gouvernent au nom du Christ le troupeau qui leur est assigné. Pourtant dans leur gouvernement, ils ne sont pas pleinement indépendants, mais ils sont soumis à l’autorité légitime du Pontife romain, et s’ils jouissent du pouvoir ordinaire de juridiction, ce pouvoir leur est immédiatement communiqué par le Souverain Pontife ». Nous avons rappelé cet enseignement dans la lettre encyclique, à vous destinée, Ad Sinarum gentem : « Le pouvoir de juridiction, qui est conféré directement au Souverain Pontife par le droit divin, les évêques le reçoivent du même droit mais seulement à travers le successeur de saint Pierre, vis-à-vis duquel non seulement les fidèles mais tous les évêques sont tenus à l’obéissance respectueuse et au lien de l’unité » ».
15. Pie XII réaffirme ici la double distinction déjà signalée plus haut entre d’une part les deux pouvoirs d’ordre et de juridiction et d’autre part les deux manières différentes de les communiquer. Le pouvoir de juridiction est communiqué par le Pape et par lui seul, indépendamment de la consécration épiscopale, qui communique quant à elle le seul pouvoir d’ordre. Ce qui le prouve ici, si besoin était, c’est l’expression employée dans le tout début du passage cité : « Les évêques qui n’ont été ni nommés ni confirmés par le Saint-Siège, qui ont même été choisis et consacrés contre ses dispositions explicites, ne peuvent jouir d’aucun pouvoir de magistère ni de juridiction ». Distinction est faite ici entre d’une part les évêques qui n’ont été ni nommés ni confirmés par le Pape, sans avoir été encore consacrés et d’autre part ceux qui, non seulement n’ont été ni nommés ni confirmés par le Pape, mais ont même été consacrés contre sa décision. Le fait de conférer la consécration épiscopale et de communiquer le pouvoir d’ordre contre la volonté du Pape ne fait qu’aggraver l’attentat déjà porté contre l’unité de l’Eglise, sans le causer. Ce qui le cause, c’est le fait de prétendre communiquer le pouvoir de juridiction en conférant une nomination qui appartient au Pape et à lui seul.
16. Dans la suite du texte, Pie XII insiste sur l’illégitimité des actes accomplis en vertu de leur pouvoir d’ordre par les évêques ayant reçu leur consécration épiscopale contre la volonté de Rome, à l’instigation du pouvoir communiste. « Les actes relatifs au pouvoir d’ordre », dit le Pape, « posés par ces ecclésiastiques, même s’ils sont valides – à supposer que la consécration qu’ils ont reçue ait été valide – sont gravement illicites, c’est-à-dire peccamineux et sacrilèges ». Il s’agit ici des actes résultant du pouvoir d’ordre, c’est-à-dire de la collation des ordres sacrés et de l’administration du sacrement de la confirmation, accomplies par ces évêques schismatiques. A la différence du pouvoir de juridiction qu’ils n’ont pu recevoir puisque seul le Pape peut le donner, par l’institution ou la mission canonique, et qui est donc en eux nul et non avenu, invalide, leur pouvoir d’ordre est quant à lui valide, et bien réel, puisqu’il résulte d’un rite sacré, agissant par lui-même. Mais l’exercice de ce pouvoir d’ordre est illicite, puisque le pouvoir qui en est la source a été conféré contre la volonté du Pasteur suprême de l’Eglise.
17. Nous retrouvons ici la même distinction, rappelée plus haut, entre un pouvoir d’ordre et un pouvoir de juridiction qui non seulement sont distincts dans leur essence de pouvoir, mais sont séparables, en sorte qu’un même sujet, évêque, puisse avoir l’un sans l’autre, puisque l’un est conféré d’une manière distincte de l’autre. La consécration épiscopale, qui communique le pouvoir d’ordre, peut être réalisée de manière valide, sans que l’institution canonique du Pape, qui communique le pouvoir de juridiction, ait été elle-même réalisée. L’évêque ainsi consacré sera donc sujet du pouvoir d’ordre sans être sujet du pouvoir de juridiction. Pareille situation peut se réaliser pour des motifs bien différents : soit parce que le Pape autorise la consécration épiscopale, sans donner à l’évêque consacré le pouvoir de juridiction, comme cela a lieu avec les évêques titulaires [5], les évêques ad honores consecrati, ou les évêques coadjuteurs ; soit parce que, bien que le Pape n’ait ni autorisé la consécration épiscopale ni donné le pouvoir de juridiction, la consécration a quand même été accomplie. Dans le premier cas, la consécration est légitime tandis que dans le second elle ne l’est normalement pas. Mais il importe de faire ici une nouvelle distinction.
18. En effet, si nous nous plaçons sur le plan des possibilités pures et théoriques, celui qui consacre un évêque contre la volonté du Pape et de façon illégitime peut se proposer de le faire avec deux intentions différentes. Premièrement, il peut se proposer de communiquer à la fois le pouvoir d’ordre par le moyen de la consécration et le pouvoir de juridiction, par le moyen d’une autorité qu’il s’arroge et qui n’appartient qu’au Pape. Mais, deuxièmement, il peut se proposer aussi de communiquer seulement le pouvoir d’ordre par le moyen de la consécration sans communiquer le pouvoir de juridiction et sans usurper l’autorité du Pape. Bien sûr, cette distinction reste théorique et, en pratique, le plus souvent sinon toujours, ceux qui consacrent un évêque contre la volonté du Pape ont la volonté de communiquer non seulement le pouvoir d’ordre par le moyen de la consécration proprement dite mais aussi – et surtout – le pouvoir de juridiction, en usurpant le pouvoir du Pape. Tels sont les consécrateurs schismatiques, qui jalonnent malheureusement toute l’histoire de l’Eglise. Cependant, l’autre alternative reste possible : consacrer un évêque contre la volonté du Pape peut se faire sans qu’il y ait usurpation du pouvoir du Pape, c’est-à-dire sans que le consécrateur ait la prétention de communiquer une juridiction que seul le Pape peut communiquer. Dans une pareille situation, le consécrateur communique ce qu’il peut effectivement communiquer, puisque le pouvoir d’ordre dépend comme tel d’une consécration valide, avec ou sans l’approbation du Pape.
19. Nous voyons dès lors où se situe précisément « l’attentat contre l’unité de l’Eglise », et, en définitive, le schisme. Le schisme ne consiste pas à refuser de rendre à l’autorité ce qui lui est dû, soit dans le cadre d’un acte isolé ou rarement, soit même dans la plupart des cas et le plus souvent. Cela est désobéir, mais cela n’est pas faire schisme. Le schisme consiste précisément à refuser par principe de subordonner son agir au précepte de l’autorité et à se séparer de celle-ci pour s’ériger en autorité concurrente. Celui qui s’arroge l’autorité même du Pape pour communiquer un pouvoir de juridiction dont il n’est pas la source réalise cette définition du schisme, tandis que celui qui accomplit une consécration épiscopale contre la volonté du Pape, pour communiquer le pouvoir d’ordre ne réalise pas cette définition du schisme et commet seulement une désobéissance.
20. Nous voyons aussi ce qui, précisément, irait à l’encontre du droit divin et représenterait pour autant une impossibilité théologique. Communiquer en quelque façon le pouvoir de juridiction dans l’Eglise à l’encontre de la volonté du Pape contredit un principe de droit divin, et représente pour autant une impossibilité théologique. Aucune situation d’exception, aucune circonstance extraordinaire ne saurait non seulement légitimer mais même rendre possible la communication du pouvoir de juridiction à l’encontre de la volonté du Pape. En revanche, communiquer à l’encontre de la volonté du Pape le pouvoir d’ordre, par l’accomplissement d’une consécration épiscopale, ne contredit pas un principe de droit divin, puisque la Révélation divine n’enseigne pas que seul le Pape peut procéder à une consécration épiscopale. Le droit divin enseigne que tout évêque le peut, s’agissant ici d’une possibilité théologique. Il est vrai que le même droit divin enseigne aussi que la communication du pouvoir d’ordre, par l’entremise d’une consécration épiscopale, doit se faire en conformité avec la volonté du Pape, mais il s’agit ici non plus d’une possibilité ou d’une impossibilité théologique mais d’une nécessité d’ordre moral, sur le plan de l’agir. Sur ce plan, les situations d’exception peuvent se rencontrer et les circonstances, certes extraordinaires, peuvent être telles que le bien commun de l’Eglise réclame une consécration épiscopale accomplie contre la volonté abusive d’un mauvais Pape.
21. Ces précisions, tirées du texte même de Pie XII, éclairent la suite de l’Encyclique. « De ce que Nous vous avons exposé », dit le Pape, « il suit qu’aucune autorité autre que celle du Pasteur suprême, ne peut invalider l’institution canonique donnée à un évêque ; aucune personne ou assemblée, de prêtres ou de laïcs, ne peut s’arroger le droit de nommer des évêques ; personne ne peut conférer légitimement la consécration épiscopale sans la certitude préalable du mandat pontifical ». On aura soin de noter la différence : personne d’autre que le Pasteur suprême ne peut retirer ou donner le pouvoir de juridiction, tandis que personne ne peut conférer légitimement la consécration épiscopale contre la volonté du Pape. La première négation porte sur la possibilité même tandis que la deuxième porte non sur la possibilité mais sur la légitimité de ce qui reste, de toutes façons, possible. Et d’autre part, lorsque dans la suite du texte Pie XII insiste ensuite sur la gravité de la consécration épiscopale illégitimement conférée, cette gravité doit s’entendre de l’acte qui vient aggraver l’usurpation de pouvoir par laquelle le pouvoir de juridiction a été communiqué contre la volonté du Pape. La consécration dont parle précisément Pie XII en référence aux événements survenus en Chine est une consécration non seulement illégitime mais encore schismatique, du fait que l’évêque consécrateur s’arroge de surcroît le pouvoir de communiquer la juridiction. « Une consécration ainsi conférée contre tout droit et qui est un très grave attentat à l’unité même de l’Eglise, est punie d’une excommunication « réservée d’une manière très spéciale au Saint-Siège », et encourue ipso facto non seulement par celui qui reçoit cette consécration arbitraire mais aussi par celui qui la confère ».
L’épiscopat dans la Fraternité n’est pas schismatique
22. A supposer – dato non concesso – que l’acte de la consécration épiscopale du 30 juin 1988, accompli par Mgr Lefebvre, constitue « une désobéissance au Souverain Pontife en une matière très grave et d’une importance capitale pour l’unité de l’Eglise » [6], on ne saurait dire que cette désobéissance « véhicule avec elle un véritable refus de la primauté de l’évêque de Rome » et « entraîne comme sa conséquence un acte schismatique ». Mgr Lefebvre n’a pas voulu s’arroger l’autorité du Souverain Pontife pour communiquer aux quatre évêques consacrés par lui un pouvoir de juridiction. Il s’est contenté de leur communiquer le pouvoir d’ordre, moyennant le rite sacré de la consécration épiscopale. Cette distinction est possible théologiquement, ainsi que nous l’avons montré à la lumière des enseignements de Pie XII. L’intention de Mgr Lefebvre ne fût nullement schismatique (« loin de moi de vouloir m’ériger en Pape » s’écria-t-il dans l’homélie qu’il prononça à l’occasion des sacres). Les sacres d’Ecône ne sont aucunement comparables aux sacres schismatiques accomplis en Chine à l’instigation de l’Association patriotique. Mgr Lefebvre l’explique d’ailleurs dans l’homélie du 30 juin 1988 : « Nous ne sommes pas des schismatiques. Si l’excommunication a été prononcée contre les évêques de Chine – qui se sont séparés de Rome et qui se sont soumis au gouvernement chinois – on comprend très bien pourquoi le Pape Pie XII les a excommuniés. Mais il n’est pas question pour nous du tout de nous séparer de Rome et de nous soumettre à un pouvoir quelconque étranger à Rome et de constituer une sorte d’Eglise parallèle comme l’ont fait par exemple les évêques de Palmar de Troja, en Espagne, qui ont nommé un Pape, qui ont fait un collège de cardinaux. Il n’est pas question de choses semblables pour nous. Loin de nous ces pensées misérables de nous éloigner de Rome ». Cette intention de Mgr Lefebvre n’est pas utopique, et elle exclut formellement de son acte toute portée schismatique, car, ainsi que l’enseigne Pie XII, une telle intention est possible et réalisable théologiquement.
23. L’initiative du 30 juin 1988 doit donc se comprendre et peut trouver sa justification à la lumière des enseignements magistériels les plus traditionnels et les plus authentiques, en conformité avec les trois grandes Encycliques du Pape Pie XII.
Source : Courrier de Rome n° 655 – juillet-août 2022
- AAS, t. XXXV (1943), p. 193–248 ; le passage qui nous intéresse est celui qui figure aux p. 210–212 et dont la traduction française figure dans les Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, Editions Saint Augustin, Saint Maurice, 1943, p. 171–172.[↩]
- AAS, t. XLVII (1955), p. 5–14 ; le passage qui nous intéresse est celui qui figure aux p. 8–9 et dont la traduction française figure dans les Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, Editions Saint Augustin, Saint Maurice, 1954, p. 410–412.[↩]
- AAS, t. L (1958), p. 601–614 ; le passage qui nous intéresse est celui qui figure aux p. 609–613 et dont la traduction française figure dans les Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, Editions Saint Augustin, Saint Maurice, 1958, p. 334–337.[↩]
- AAS, t. XLVII (1955), p. 9.[↩]
- Cette appellation de « titulaires » vient de ce que ces évêques reçoivent le titre symbolique d’un ancien diocèse, habité maintenant principalement par des infidèles ou des schismatiques.[↩]
- Nous avons montré ailleurs (L’été 88 (II) publié sur la page du 10 mai 2022 du site La Porte Latine) qu’il n’y a ici nulle désobéissance mais plutôt résistance légitime à un abus de pouvoir commis par l’autorité.[↩]