Pie XII et l’épiscopat

Le Pape Pie XII reçoit son Délégué Apostolique, Mgr Lefebvre, en audience vers 1954, en compagnie du RP Perraud, secrétaire de la Délégation Apostolique de Dakar

Nous devons au pape Pie XII des pré­ci­sions capi­tales sur la nature de l’épiscopat.

Le Motu pro­prio Ecclesia Dei afflic­ta publié par le Pape Jean-​Paul II le 2 juillet 1988 carac­té­rise en ces termes (dans son para­graphe 3) l’acte par lequel Mgr Lefebvre a consa­cré quatre évêques à Ecône, le 30 juin pré­cé­dent : « En lui-​même, cet acte a été une déso­béis­sance au Souverain Pontife en une matière très grave et d’une impor­tance capi­tale pour l’u­ni­té de l’Eglise, puis­qu’il s’a­git de l’or­di­na­tion d’é­vêques par laquelle se per­pé­tue sacra­men­tel­le­ment la suc­ces­sion apos­to­lique. C’est pour­quoi une telle déso­béis­sance – qui véhi­cule avec elle un véri­table refus de la pri­mau­té de l’é­vêque de Rome – entraîne comme sa consé­quence un acte schis­ma­tique ». Ce pas­sage a fait cou­ler en son temps – et conti­nue encore de faire cou­ler – beau­coup d’encre. Il est en par­ti­cu­lier à la racine pro­fonde de la divi­sion qui affecte la mou­vance dite « tra­di­tion­na­liste » et en tout cas de la diver­gence qui oppose la Fraternité Saint Pie X et la Fraternité Saint Pierre, celle-​ci ayant été fon­dée en réac­tion contre les sacres d’Ecône par d’anciens membres de celle-​là. La bonne intel­li­gence – et l’analyse cri­tique – de cette décla­ra­tion du Pape, si lourde de consé­quences, réclame une connais­sance pré­cise des don­nées révé­lées concer­nant la nature de l’épiscopat dans l’Eglise. Le pré­sent article se pro­pose d’en indi­quer la sub­stance, à la lumière des ensei­gne­ments tra­di­tion­nels du Magistère de l’Eglise, constam­ment répé­tés jusqu’aux nou­veau­tés intro­duites par le concile Vatican II.

2. Nous devons au Pape Pie XII d’importantes pré­ci­sions sur la nature de l’épiscopat et sa place dans la consti­tu­tion divine de l’Eglise. Ces pré­ci­sions figurent dans trois textes majeurs, trois Encycliques, qui sont : l’Encyclique Mystici cor­po­ris du 29 juin 1943 [1] ; l’Encyclique Ad sina­rum gen­tem du 7 octobre 1954 [2] ; l’Encyclique Ad apos­to­lo­rum prin­ci­pis du 29 juin 1958 [3]. Le deuxième et le troi­sième de ces textes font réfé­rence à la doc­trine énon­cée dans le pre­mier et la déve­loppent, pour dénon­cer les entre­prises schis­ma­tiques de l’église patrio­tique chinoise.

L’épiscopat dans Mystici corporis

3. L’Encyclique Mystici cor­po­ris traite de l’Eglise, « en déve­lop­pant spé­cia­le­ment », dit Pie XII, « ce qui concerne l’Eglise mili­tante ». L’idée essen­tielle, qui sera reprise par Ad sina­rum gen­tem et Ad apos­to­lo­rum prin­ci­pis, est que l’Eglise est le Corps du Christ, au sens où le Christ est le chef de la socié­té de l’Eglise, c’est-à-dire celui qui la gou­verne et lui com­mu­nique l’impulsion vitale. Mais le Christ exerce ce gou­ver­ne­ment invi­sible par l’intermédiaire du gou­ver­ne­ment de son vicaire, pla­cé à la tête d’une hié­rar­chie visible. Telle est la pré­ci­sion essen­tielle, qui com­mande ici la place de l’épiscopat, enten­du au sens d’un pou­voir de juri­dic­tion, c’est-à-dire au sens d’une auto­ri­té fon­dée sur le pou­voir de gou­ver­ner l’Eglise, dans la dépen­dance de son chef suprême, le Christ. Ce pou­voir de juri­dic­tion, tel que dans le vicaire du Christ, est un pou­voir uni­ver­sel et suprême. Ce pou­voir est uni­ver­sel parce que le Pape l’exerce pour gou­ver­ner tous les membres de l’Eglise et il est suprême parce que toute autre auto­ri­té dans l’Eglise est subor­don­née à celle du Pape.

5. Telles sont les pre­mières pré­ci­sions que donne Pie XII : « Qu’on ne pense pas pour­tant », dit-​il, « que la direc­tion du Christ se limite à un mode invi­sible ou extra­or­di­naire ; bien au contraire, le divin Rédempteur gou­verne son Corps mys­tique visi­ble­ment et ordi­nai­re­ment par son Vicaire sur la terre ». […] « Ceux-​là se trompent donc dan­ge­reu­se­ment qui croient pou­voir s’at­ta­cher au Christ Tête de l’Eglise sans adhé­rer fidè­le­ment à son Vicaire sur la terre. Car en sup­pri­mant ce Chef visible et en bri­sant les liens lumi­neux de l’u­ni­té, ils obs­cur­cissent et déforment le Corps mys­tique du Rédempteur au point qu’il ne puisse plus être recon­nu ni trou­vé par les hommes en quête du port du salut éternel ».

6. Cependant, Pie XII donne d’autres pré­ci­sions, car le Christ, s’il a éta­bli saint Pierre et ses suc­ces­seurs comme chefs visibles de toute l’Eglise, a aus­si vou­lu confier une part d’autorité dans son Eglise à d’autres qu’à son vicaire. C’est ain­si que les évêques reçoivent un pou­voir de juri­dic­tion, non point suprême mais subor­don­né à celui du Pape, non point uni­ver­sel, mais res­treint à des limites déter­mi­nées. Les évêques font donc néces­sai­re­ment par­tie de la consti­tu­tion divine de l’Eglise et Pie XII pré­cise que l’autorité se répar­tit dans le Corps mys­tique du Christ de façon pro­por­tion­nelle entre celle du Pape et celle des évêques : « Ce que Nous venons de dire de l’Eglise uni­ver­selle doit être éga­le­ment affir­mé des com­mu­nau­tés par­ti­cu­lières de chré­tiens, tant orien­tales que latines, qui forment ensemble une seule Eglise catho­lique : c’est Jésus-​Christ qui les gou­verne par la voix et la juri­dic­tion de chaque évêque ».[…]« En ce qui concerne son propre dio­cèse, cha­cun, en vrai Pasteur, fait paître et gou­verne au nom du Christ le trou­peau qui lui est assigné ».

7. Cette com­plexi­té du gou­ver­ne­ment de l’Eglise appelle une troi­sième pré­ci­sion, et Pie XII prend soin d’expliquer com­ment s’articulent le pou­voir du Pape et celui des évêques. C’est ici que prennent place les don­nées impor­tantes, qui seront reprises par la suite dans Ad sina­rum gen­tem et Ad apos­to­lo­rum prin­ci­pis, et qui doivent encore ser­vir de règle assu­rée et de repère aux catho­liques de l’époque pré­sente, confron­tés à un état de néces­si­té. S’il est vrai que les évêques gou­vernent cha­cun en ver­tu d’un pou­voir ordi­naire et propre la par­tie du trou­peau de l’Eglise qui leur est assi­gnée, ils exercent ce pou­voir dans la dépen­dance du pri­mat de juri­dic­tion du Pape, et ce à deux titres. Premièrement, parce que, dans l’exercice même de ce pou­voir, ils res­tent sou­mis au Pape. Deuxièmement, parce que ce pou­voir même qu’ils exercent leur est com­mu­ni­qué par le Pape. La subor­di­na­tion ne s’explique donc pas seule­ment en rai­son de l’exercice du pou­voir mais plus radi­ca­le­ment encore en rai­son de l’être même de ce pou­voir, qui est reçu comme une par­ti­ci­pa­tion de celui du Pape, c’est-à-dire comme une par­ti­ci­pa­tion du pou­voir du vicaire du Christ, et donc comme une par­ti­ci­pa­tion du pou­voir même du Christ, à tra­vers celui du Pape.

8. Telle est la pré­ci­sion impor­tante que donne Pie XII : « Pourtant, dans leur gou­ver­ne­ment, les évêques ne sont pas plei­ne­ment indé­pen­dants, mais ils sont sou­mis à l’au­to­ri­té légi­time du Pontife de Rome, et s’ils jouissent du pou­voir ordi­naire de juri­dic­tion, ce pou­voir leur est immé­dia­te­ment com­mu­ni­qué par le Souverain Pontife ». L’expression du texte latin est sans équi­voque : « imme­diate sibi ab eodem Pontifice imper­ti­ta ». Remarquons la pré­sence de l’adverbe « imme­diate », qui signi­fie « de façon immé­diate » ou « sans inter­mé­diaire ». L’idée que cette expres­sion appelle mérite une expli­ca­tion appro­fon­die, que les deux autres Encycliques de Pie XII nous don­ne­ront l’occasion de déve­lop­per. Pour l’instant, il nous suf­fit de rete­nir que l’articulation des pou­voirs de gou­ver­ner, dans l’Eglise, consiste en ce que le Christ, ayant com­mu­ni­qué l’essence même de son propre pou­voir à son vicaire, l’évêque de Rome, com­mu­nique aus­si, par l’entremise de celui-​ci, une par­ti­ci­pa­tion à ce pou­voir aux autres évêques, qui gou­vernent cha­cun une por­tion du trou­peau dans la dépen­dance du Pasteur suprême et universel.

L’épiscopat dans Ad sinarum gentem

9. Lorsque Pie XII adresse son Encyclique « au Peuple chi­nois qui Nous est si cher » ain­si qu’à l’épiscopat et au cler­gé de ce peuple, l’Eglise de Chine connaît une vio­lente per­sé­cu­tion de la part de son gou­ver­ne­ment d’inspiration com­mu­niste. Le Pape rap­pelle que, mal­gré cette per­sé­cu­tion, le prin­cipe doit demeu­rer sauf selon lequel « il sera abso­lu­ment néces­saire que la com­mu­nau­té des chré­tiens chez vous éga­le­ment, si elle veut faire par­tie de la socié­té divi­ne­ment fon­dée par notre Rédempteur, soit en tout sou­mise au Souverain Pontife, Vicaire de Jésus-​Christ sur la terre, et qu’elle lui soit le plus étroi­te­ment unie en ce qui regarde la foi reli­gieuse et les mœurs ».

10. Pie XII rap­pelle en outre à cette occa­sion la dis­tinc­tion éta­blie par la volon­té même du Christ, dis­tinc­tion de droit divin par consé­quent, entre un double pou­voir sacré, le pou­voir d’ordre et le pou­voir de juri­dic­tion : « eademque volun­tate duplex consti­tui­tur sacra potes­tas, ordi­nis nempe et juris­dic­tio­nis » [4]. Et il pré­cise que : « tou­jours en ver­tu de l’institution divine, on accède au pou­voir d’ordre qui consti­tue la hié­rar­chie com­po­sée d’é­vêques, de prêtres et de ministres, par la récep­tion du sacre­ment de l’ordre ; quant au pou­voir de juri­dic­tion, le droit divin lui-​même le confère direc­te­ment au Souverain Pontife, et il vient du même droit aux évêques, mais seule­ment par le suc­ces­seur de Pierre ». Distinction est donc faite ici non seule­ment entre deux pou­voirs de natures dif­fé­rentes, mais encore entre deux manières dif­fé­rentes de com­mu­ni­quer l’un et l’autre pou­voir. Le pou­voir d’ordre, qui est chez l’évêque le pou­voir de confé­rer les ordres sacrés et d’administrer le sacre­ment de confir­ma­tion, est com­mu­ni­qué par la récep­tion même du sacre­ment de l’ordre, comme lorsque l’évêque ordonne un prêtre ou lorsqu’un évêque accom­plit la consé­cra­tion épis­co­pale d’un autre évêque. Le pou­voir de juri­dic­tion, en revanche, est com­mu­ni­qué au Pape direc­te­ment par le Christ, à l’occasion de l’acceptation de son élec­tion au Souverain Pontificat et aux évêques il est com­mu­ni­qué « seule­ment par » le suc­ces­seur de Pierre, c’est-à-dire dans la mesure où le Pape com­mu­nique à l’évêque, par un acte de sa volon­té, une par­ti­ci­pa­tion au pou­voir de juri­dic­tion que lui-​même détient en plé­ni­tude, en tant que vicaire du Christ.

11. Remarquons qu’ici Pie XII emploie une expres­sion dont la signi­fi­ca­tion rejoint celle que nous avons sou­li­gnée dans Mystici cor­po­ris. Le pou­voir de juri­dic­tion est com­mu­ni­qué « seule­ment » par le Pape, c’est-à-dire « sans inter­mé­diaire ». Un tel inter­mé­diaire ne sau­rait donc être l’accomplissement du rite sacré, qui com­mu­nique, quant à lui, le seul pou­voir d’ordre. Les deux pou­voirs sacrés, l’ordre et la juri­dic­tion, sont com­mu­ni­qués cha­cun d’une manière abso­lu­ment propre et spé­ci­fique, de deux manières exclu­sives l’une de l’autre. Le pou­voir d’ordre doit être com­mu­ni­qué par un rite sacré et la volon­té seule du Pape n’y suf­fit pas. Le pou­voir de juri­dic­tion doit être com­mu­ni­qué par la volon­té seule du Pape et le rite sacré n’y suf­fit pas.

12. Voilà une pré­ci­sion impor­tante, qui appa­raît ici. L’idée était déjà pré­sente dans Mystici cor­po­ris, mais l’Encyclique Ad sina­rum gen­tem sur­ve­nue un peu moins de dix ans plus tard pré­sente l’avantage de l’expliciter à l’occasion des néces­si­tés de l’Eglise de Chine. Pie XII affirme ici que le pou­voir de juri­dic­tion est com­mu­ni­qué aux évêques par le Pape autre­ment que par la consé­cra­tion épis­co­pale. Celle-​ci com­mu­nique seule­ment le pou­voir d’ordre, de sorte que, pris comme tel, un évêque consa­cré ne jouit pas encore du pou­voir de juri­dic­tion. Celui-​ci est com­mu­ni­qué par un acte de la volon­té du Pape, un acte sup­plé­men­taire qui doit venir s’ajouter à l’acte de la consé­cra­tion épis­co­pale accom­pli par un évêque. Cette dis­tinc­tion, déjà expli­ci­tée par Pie XII dans Ad sina­rum gen­tem, va être mise encore plus plei­ne­ment en lumière quatre ans plus tard, dans l’Encyclique Ad apos­to­lo­rum principis.

L’épiscopat dans Ad apostolorum principis

13. Cette Lettre Encyclique est adres­sée par le Pape aux arche­vêques, évêques, prêtres et fidèles de l’Eglise de Chine. Pie XII conti­nue d’y encou­ra­ger les catho­liques chi­nois, confron­tés à la per­sé­cu­tion du pou­voir com­mu­niste. Mais il doit réagir aus­si contre l’initiative schis­ma­tique d’une « Association patrio­tique », fomen­tée par le pou­voir en place. « Le but de cette Association […] serait d’unir le cler­gé et les fidèles au nom de l’amour de la patrie et de la reli­gion, pour pro­pa­ger l’esprit patrio­tique, pro­mou­voir la paix par­mi les peuples, coopé­rer à la construc­tion du socia­lisme déjà éta­bli dans le pays, aider les auto­ri­tés civiles à défendre ce qu’ils appellent la poli­tique de liber­té reli­gieuse ». Mais sous ce vague pré­texte, l’Association veut conduire les catho­liques à don­ner leur adhé­sion au com­mu­nisme. Dans ce contexte, ce mou­ve­ment dit patrio­tique pro­clame le droit des catho­liques à confier à des évêques le gou­ver­ne­ment des dio­cèses, avec l’agrément des auto­ri­tés civiles. « On a même osé », dit le Pape, « mal­gré un aver­tis­se­ment expli­cite et sévère adres­sé aux inté­res­sés par ce Siège apos­to­lique, confé­rer à cer­tains ecclé­sias­tiques la consé­cra­tion épis­co­pale ». Pie XII dénonce là le signe d’une « rébel­lion à l’Eglise », ain­si que de « graves atten­tats contre la dis­ci­pline et l’unité de l’Eglise ». Et cela le conduit à rap­pe­ler, cette fois-​ci avec tous les détails néces­saires, « la doc­trine et les prin­cipes qui régissent la consti­tu­tion de la socié­té divi­ne­ment fon­dée par Jésus-​Christ Notre-​Seigneur », abso­lu­ment oppo­sés à ces manœuvres schis­ma­tiques de l’Association patriotique.

14. Le point essen­tiel de l’enseignement rap­pe­lé par Pie XII, et que nous devons rete­nir ici, est le sui­vant. Il fait d’ailleurs réfé­rence expli­cite aux ensei­gne­ments déjà don­nés dans les deux pré­cé­dentes Encycliques. « Les évêques qui n’ont été ni nom­més ni confir­més par le Saint-​Siège, qui ont même été choi­sis et consa­crés contre ses dis­po­si­tions expli­cites, ne peuvent jouir d’au­cun pou­voir de magis­tère ni de juri­dic­tion ; car la juri­dic­tion ne par­vient aux évêques que par l’in­ter­mé­diaire du Pontife romain, comme Nous vous en aver­tis­sions dans notre ency­clique Mystici Corporis : « Les évêques […] cha­cun en ce qui concerne son propre dio­cèse, font paître et gou­vernent au nom du Christ le trou­peau qui leur est assi­gné. Pourtant dans leur gou­ver­ne­ment, ils ne sont pas plei­ne­ment indé­pen­dants, mais ils sont sou­mis à l’au­to­ri­té légi­time du Pontife romain, et s’ils jouissent du pou­voir ordi­naire de juri­dic­tion, ce pou­voir leur est immé­dia­te­ment com­mu­ni­qué par le Souverain Pontife ». Nous avons rap­pe­lé cet ensei­gne­ment dans la lettre ency­clique, à vous des­ti­née, Ad Sinarum gen­tem : « Le pou­voir de juri­dic­tion, qui est confé­ré direc­te­ment au Souverain Pontife par le droit divin, les évêques le reçoivent du même droit mais seule­ment à tra­vers le suc­ces­seur de saint Pierre, vis-​à-​vis duquel non seule­ment les fidèles mais tous les évêques sont tenus à l’o­béis­sance res­pec­tueuse et au lien de l’unité » ».

15. Pie XII réaf­firme ici la double dis­tinc­tion déjà signa­lée plus haut entre d’une part les deux pou­voirs d’ordre et de juri­dic­tion et d’autre part les deux manières dif­fé­rentes de les com­mu­ni­quer. Le pou­voir de juri­dic­tion est com­mu­ni­qué par le Pape et par lui seul, indé­pen­dam­ment de la consé­cra­tion épis­co­pale, qui com­mu­nique quant à elle le seul pou­voir d’ordre. Ce qui le prouve ici, si besoin était, c’est l’expression employée dans le tout début du pas­sage cité : « Les évêques qui n’ont été ni nom­més ni confir­més par le Saint-​Siège, qui ont même été choi­sis et consa­crés contre ses dis­po­si­tions expli­cites, ne peuvent jouir d’au­cun pou­voir de magis­tère ni de juri­dic­tion ». Distinction est faite ici entre d’une part les évêques qui n’ont été ni nom­més ni confir­més par le Pape, sans avoir été encore consa­crés et d’autre part ceux qui, non seule­ment n’ont été ni nom­més ni confir­més par le Pape, mais ont même été consa­crés contre sa déci­sion. Le fait de confé­rer la consé­cra­tion épis­co­pale et de com­mu­ni­quer le pou­voir d’ordre contre la volon­té du Pape ne fait qu’aggraver l’attentat déjà por­té contre l’unité de l’Eglise, sans le cau­ser. Ce qui le cause, c’est le fait de pré­tendre com­mu­ni­quer le pou­voir de juri­dic­tion en confé­rant une nomi­na­tion qui appar­tient au Pape et à lui seul.

16. Dans la suite du texte, Pie XII insiste sur l’illégitimité des actes accom­plis en ver­tu de leur pou­voir d’ordre par les évêques ayant reçu leur consé­cra­tion épis­co­pale contre la volon­té de Rome, à l’instigation du pou­voir com­mu­niste. « Les actes rela­tifs au pou­voir d’ordre », dit le Pape, « posés par ces ecclé­sias­tiques, même s’ils sont valides – à sup­po­ser que la consé­cra­tion qu’ils ont reçue ait été valide – sont gra­ve­ment illi­cites, c’est-​à-​dire pec­ca­mi­neux et sacri­lèges ». Il s’agit ici des actes résul­tant du pou­voir d’ordre, c’est-à-dire de la col­la­tion des ordres sacrés et de l’administration du sacre­ment de la confir­ma­tion, accom­plies par ces évêques schis­ma­tiques. A la dif­fé­rence du pou­voir de juri­dic­tion qu’ils n’ont pu rece­voir puisque seul le Pape peut le don­ner, par l’institution ou la mis­sion cano­nique, et qui est donc en eux nul et non ave­nu, inva­lide, leur pou­voir d’ordre est quant à lui valide, et bien réel, puisqu’il résulte d’un rite sacré, agis­sant par lui-​même. Mais l’exercice de ce pou­voir d’ordre est illi­cite, puisque le pou­voir qui en est la source a été confé­ré contre la volon­té du Pasteur suprême de l’Eglise.

17. Nous retrou­vons ici la même dis­tinc­tion, rap­pe­lée plus haut, entre un pou­voir d’ordre et un pou­voir de juri­dic­tion qui non seule­ment sont dis­tincts dans leur essence de pou­voir, mais sont sépa­rables, en sorte qu’un même sujet, évêque, puisse avoir l’un sans l’autre, puisque l’un est confé­ré d’une manière dis­tincte de l’autre. La consé­cra­tion épis­co­pale, qui com­mu­nique le pou­voir d’ordre, peut être réa­li­sée de manière valide, sans que l’institution cano­nique du Pape, qui com­mu­nique le pou­voir de juri­dic­tion, ait été elle-​même réa­li­sée. L’évêque ain­si consa­cré sera donc sujet du pou­voir d’ordre sans être sujet du pou­voir de juri­dic­tion. Pareille situa­tion peut se réa­li­ser pour des motifs bien dif­fé­rents : soit parce que le Pape auto­rise la consé­cra­tion épis­co­pale, sans don­ner à l’évêque consa­cré le pou­voir de juri­dic­tion, comme cela a lieu avec les évêques titu­laires [5], les évêques ad honores conse­cra­ti, ou les évêques coad­ju­teurs ; soit parce que, bien que le Pape n’ait ni auto­ri­sé la consé­cra­tion épis­co­pale ni don­né le pou­voir de juri­dic­tion, la consé­cra­tion a quand même été accom­plie. Dans le pre­mier cas, la consé­cra­tion est légi­time tan­dis que dans le second elle ne l’est nor­ma­le­ment pas. Mais il importe de faire ici une nou­velle distinction.

18. En effet, si nous nous pla­çons sur le plan des pos­si­bi­li­tés pures et théo­riques, celui qui consacre un évêque contre la volon­té du Pape et de façon illé­gi­time peut se pro­po­ser de le faire avec deux inten­tions dif­fé­rentes. Premièrement, il peut se pro­po­ser de com­mu­ni­quer à la fois le pou­voir d’ordre par le moyen de la consé­cra­tion et le pou­voir de juri­dic­tion, par le moyen d’une auto­ri­té qu’il s’arroge et qui n’appartient qu’au Pape. Mais, deuxiè­me­ment, il peut se pro­po­ser aus­si de com­mu­ni­quer seule­ment le pou­voir d’ordre par le moyen de la consé­cra­tion sans com­mu­ni­quer le pou­voir de juri­dic­tion et sans usur­per l’autorité du Pape. Bien sûr, cette dis­tinc­tion reste théo­rique et, en pra­tique, le plus sou­vent sinon tou­jours, ceux qui consacrent un évêque contre la volon­té du Pape ont la volon­té de com­mu­ni­quer non seule­ment le pou­voir d’ordre par le moyen de la consé­cra­tion pro­pre­ment dite mais aus­si – et sur­tout – le pou­voir de juri­dic­tion, en usur­pant le pou­voir du Pape. Tels sont les consé­cra­teurs schis­ma­tiques, qui jalonnent mal­heu­reu­se­ment toute l’histoire de l’Eglise. Cependant, l’autre alter­na­tive reste pos­sible : consa­crer un évêque contre la volon­té du Pape peut se faire sans qu’il y ait usur­pa­tion du pou­voir du Pape, c’est-à-dire sans que le consé­cra­teur ait la pré­ten­tion de com­mu­ni­quer une juri­dic­tion que seul le Pape peut com­mu­ni­quer. Dans une pareille situa­tion, le consé­cra­teur com­mu­nique ce qu’il peut effec­ti­ve­ment com­mu­ni­quer, puisque le pou­voir d’ordre dépend comme tel d’une consé­cra­tion valide, avec ou sans l’approbation du Pape.

19. Nous voyons dès lors où se situe pré­ci­sé­ment « l’attentat contre l’unité de l’Eglise », et, en défi­ni­tive, le schisme. Le schisme ne consiste pas à refu­ser de rendre à l’autorité ce qui lui est dû, soit dans le cadre d’un acte iso­lé ou rare­ment, soit même dans la plu­part des cas et le plus sou­vent. Cela est déso­béir, mais cela n’est pas faire schisme. Le schisme consiste pré­ci­sé­ment à refu­ser par prin­cipe de subor­don­ner son agir au pré­cepte de l’autorité et à se sépa­rer de celle-​ci pour s’ériger en auto­ri­té concur­rente. Celui qui s’arroge l’autorité même du Pape pour com­mu­ni­quer un pou­voir de juri­dic­tion dont il n’est pas la source réa­lise cette défi­ni­tion du schisme, tan­dis que celui qui accom­plit une consé­cra­tion épis­co­pale contre la volon­té du Pape, pour com­mu­ni­quer le pou­voir d’ordre ne réa­lise pas cette défi­ni­tion du schisme et com­met seule­ment une désobéissance.

20. Nous voyons aus­si ce qui, pré­ci­sé­ment, irait à l’encontre du droit divin et repré­sen­te­rait pour autant une impos­si­bi­li­té théo­lo­gique. Communiquer en quelque façon le pou­voir de juri­dic­tion dans l’Eglise à l’encontre de la volon­té du Pape contre­dit un prin­cipe de droit divin, et repré­sente pour autant une impos­si­bi­li­té théo­lo­gique. Aucune situa­tion d’exception, aucune cir­cons­tance extra­or­di­naire ne sau­rait non seule­ment légi­ti­mer mais même rendre pos­sible la com­mu­ni­ca­tion du pou­voir de juri­dic­tion à l’encontre de la volon­té du Pape. En revanche, com­mu­ni­quer à l’encontre de la volon­té du Pape le pou­voir d’ordre, par l’accomplissement d’une consé­cra­tion épis­co­pale, ne contre­dit pas un prin­cipe de droit divin, puisque la Révélation divine n’en­seigne pas que seul le Pape peut pro­cé­der à une consé­cra­tion épis­co­pale. Le droit divin enseigne que tout évêque le peut, s’agissant ici d’une pos­si­bi­li­té théo­lo­gique. Il est vrai que le même droit divin enseigne aus­si que la com­mu­ni­ca­tion du pou­voir d’ordre, par l’entremise d’une consé­cra­tion épis­co­pale, doit se faire en confor­mi­té avec la volon­té du Pape, mais il s’agit ici non plus d’une pos­si­bi­li­té ou d’une impos­si­bi­li­té théo­lo­gique mais d’une néces­si­té d’ordre moral, sur le plan de l’agir. Sur ce plan, les situa­tions d’exception peuvent se ren­con­trer et les cir­cons­tances, certes extra­or­di­naires, peuvent être telles que le bien com­mun de l’Eglise réclame une consé­cra­tion épis­co­pale accom­plie contre la volon­té abu­sive d’un mau­vais Pape.

21. Ces pré­ci­sions, tirées du texte même de Pie XII, éclairent la suite de l’Encyclique. « De ce que Nous vous avons expo­sé », dit le Pape, « il suit qu’au­cune auto­ri­té autre que celle du Pasteur suprême, ne peut inva­li­der l’ins­ti­tu­tion cano­nique don­née à un évêque ; aucune per­sonne ou assem­blée, de prêtres ou de laïcs, ne peut s’ar­ro­ger le droit de nom­mer des évêques ; per­sonne ne peut confé­rer légi­ti­me­ment la consé­cra­tion épis­co­pale sans la cer­ti­tude préa­lable du man­dat pon­ti­fi­cal ». On aura soin de noter la dif­fé­rence : per­sonne d’autre que le Pasteur suprême ne peut reti­rer ou don­ner le pou­voir de juri­dic­tion, tan­dis que per­sonne ne peut confé­rer légi­ti­me­ment la consé­cra­tion épis­co­pale contre la volon­té du Pape. La pre­mière néga­tion porte sur la pos­si­bi­li­té même tan­dis que la deuxième porte non sur la pos­si­bi­li­té mais sur la légi­ti­mi­té de ce qui reste, de toutes façons, pos­sible. Et d’autre part, lorsque dans la suite du texte Pie XII insiste ensuite sur la gra­vi­té de la consé­cra­tion épis­co­pale illé­gi­ti­me­ment confé­rée, cette gra­vi­té doit s’entendre de l’acte qui vient aggra­ver l’usurpation de pou­voir par laquelle le pou­voir de juri­dic­tion a été com­mu­ni­qué contre la volon­té du Pape. La consé­cra­tion dont parle pré­ci­sé­ment Pie XII en réfé­rence aux évé­ne­ments sur­ve­nus en Chine est une consé­cra­tion non seule­ment illé­gi­time mais encore schis­ma­tique, du fait que l’évêque consé­cra­teur s’arroge de sur­croît le pou­voir de com­mu­ni­quer la juri­dic­tion. « Une consé­cra­tion ain­si confé­rée contre tout droit et qui est un très grave atten­tat à l’u­ni­té même de l’Eglise, est punie d’une excom­mu­ni­ca­tion « réser­vée d’une manière très spé­ciale au Saint-​Siège », et encou­rue ipso fac­to non seule­ment par celui qui reçoit cette consé­cra­tion arbi­traire mais aus­si par celui qui la confère ».

L’épiscopat dans la Fraternité n’est pas schismatique

22. A sup­po­ser – dato non conces­so – que l’acte de la consé­cra­tion épis­co­pale du 30 juin 1988, accom­pli par Mgr Lefebvre, consti­tue « une déso­béis­sance au Souverain Pontife en une matière très grave et d’une impor­tance capi­tale pour l’u­ni­té de l’Eglise » [6], on ne sau­rait dire que cette déso­béis­sance « véhi­cule avec elle un véri­table refus de la pri­mau­té de l’é­vêque de Rome » et « entraîne comme sa consé­quence un acte schis­ma­tique ». Mgr Lefebvre n’a pas vou­lu s’arroger l’autorité du Souverain Pontife pour com­mu­ni­quer aux quatre évêques consa­crés par lui un pou­voir de juri­dic­tion. Il s’est conten­té de leur com­mu­ni­quer le pou­voir d’ordre, moyen­nant le rite sacré de la consé­cra­tion épis­co­pale. Cette dis­tinc­tion est pos­sible théo­lo­gi­que­ment, ain­si que nous l’avons mon­tré à la lumière des ensei­gne­ments de Pie XII. L’intention de Mgr Lefebvre ne fût nul­le­ment schis­ma­tique (« loin de moi de vou­loir m’ériger en Pape » s’écria-t-il dans l’homélie qu’il pro­non­ça à l’occasion des sacres). Les sacres d’Ecône ne sont aucu­ne­ment com­pa­rables aux sacres schis­ma­tiques accom­plis en Chine à l’instigation de l’Association patrio­tique. Mgr Lefebvre l’explique d’ailleurs dans l’homé­lie du 30 juin 1988 : « Nous ne sommes pas des schis­ma­tiques. Si l’ex­com­mu­ni­ca­tion a été pro­non­cée contre les évêques de Chine – qui se sont sépa­rés de Rome et qui se sont sou­mis au gou­ver­ne­ment chi­nois – on com­prend très bien pour­quoi le Pape Pie XII les a excom­mu­niés. Mais il n’est pas ques­tion pour nous du tout de nous sépa­rer de Rome et de nous sou­mettre à un pou­voir quel­conque étran­ger à Rome et de consti­tuer une sorte d’Eglise paral­lèle comme l’ont fait par exemple les évêques de Palmar de Troja, en Espagne, qui ont nom­mé un Pape, qui ont fait un col­lège de car­di­naux. Il n’est pas ques­tion de choses sem­blables pour nous. Loin de nous ces pen­sées misé­rables de nous éloi­gner de Rome ». Cette inten­tion de Mgr Lefebvre n’est pas uto­pique, et elle exclut for­mel­le­ment de son acte toute por­tée schis­ma­tique, car, ain­si que l’enseigne Pie XII, une telle inten­tion est pos­sible et réa­li­sable théologiquement.

23. L’initiative du 30 juin 1988 doit donc se com­prendre et peut trou­ver sa jus­ti­fi­ca­tion à la lumière des ensei­gne­ments magis­té­riels les plus tra­di­tion­nels et les plus authen­tiques, en confor­mi­té avec les trois grandes Encycliques du Pape Pie XII.

Source : Courrier de Rome n° 655 – juillet-​août 2022

Notes de bas de page
  1. AAS, t. XXXV (1943), p. 193–248 ; le pas­sage qui nous inté­resse est celui qui figure aux p. 210–212 et dont la tra­duc­tion fran­çaise figure dans les Documents pon­ti­fi­caux de Sa Sainteté Pie XII, Editions Saint Augustin, Saint Maurice, 1943, p. 171–172.[]
  2. AAS, t. XLVII (1955), p. 5–14 ; le pas­sage qui nous inté­resse est celui qui figure aux p. 8–9 et dont la tra­duc­tion fran­çaise figure dans les Documents pon­ti­fi­caux de Sa Sainteté Pie XII, Editions Saint Augustin, Saint Maurice, 1954, p. 410–412.[]
  3. AAS, t. L (1958), p. 601–614 ; le pas­sage qui nous inté­resse est celui qui figure aux p. 609–613 et dont la tra­duc­tion fran­çaise figure dans les Documents pon­ti­fi­caux de Sa Sainteté Pie XII, Editions Saint Augustin, Saint Maurice, 1958, p. 334–337.[]
  4. AAS, t. XLVII (1955), p. 9.[]
  5. Cette appel­la­tion de « titu­laires » vient de ce que ces évêques reçoivent le titre sym­bo­lique d’un ancien dio­cèse, habi­té main­te­nant prin­ci­pa­le­ment par des infi­dèles ou des schis­ma­tiques.[]
  6. Nous avons mon­tré ailleurs (L’été 88 (II) publié sur la page du 10 mai 2022 du site La Porte Latine) qu’il n’y a ici nulle déso­béis­sance mais plu­tôt résis­tance légi­time à un abus de pou­voir com­mis par l’autorité.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.