La Salette

« Rome per­dra la foi et devien­dra le siège de l’Antéchrist ». Cette sup­po­sée pro­phé­tie, incluse dans le Secret de Mélanie, la voyante de La Salette, est sou­vent invo­quée pour confir­mer l’état pré­sent de crise dans l’Église. Qu’en penser ?

Rome per­dra la foi et devien­dra le siège de l’Antéchrist ». Cette sup­po­sée pro­phé­tie, incluse dans le Secret de Mélanie, la voyante de La Salette, est sou­vent invo­quée pour confir­mer l’état pré­sent de crise dans l’Église. Les appa­ri­tions de la Très Sainte Vierge à La Salette ont été « recon­nues » par l’Église. Que signi­fie ce fait ? Quel cré­dit peut-​on en reti­rer au béné­fice de la sus­dite prophétie ?

2. Le terme d” « appa­ri­tions » désigne des phé­no­mènes qui, mal­gré leur diver­si­té, ont en com­mun d’être por­teurs d’un sens intel­li­gible, par­fois même d’un mes­sage déter­mi­né. Ils font connaître quelque chose qui était jusque-​là incon­nu : on peut donc par­ler à cet égard de « révé­la­tion ». Plus pré­ci­sé­ment, l’on parle des« appa­ri­tions » en disant que ce sont des« révé­la­tions pri­vées », et l’on entend par là dis­tin­guer les révé­la­tions en ques­tion de la Révélation pro­pre­ment dite, la Révélation divine appe­lée « publique », qui est close à la mort du der­nier des apôtres, qui est ren­fer­mée comme dans ses sources dans la sainte Écriture et dans la Tradition, qui est conser­vée et expli­quée par le Magistère de l’Église et qui s’a­dresse comme le moyen néces­saire de salut à tous les hommes de tous temps et de tous lieux. Pour mieux sai­sir le sens de cette dis­tinc­tion, son­geons que la révé­la­tion com­prise en géné­ral comme un ensei­gne­ment que Dieu adresse à l’homme se défi­nit d’a­bord par son but [1] et ce but est double : don­ner la connais­sance des véri­tés de foi néces­saires à tous pour le salut ; diri­ger en pra­tique les actions des uns ou des autres en vue de leur meilleure sanc­ti­fi­ca­tion. Le pre­mier but défi­nit comme telle la Révélation publique. Le deuxième but défi­nit comme telles les révé­la­tions pri­vées. Il est pos­sible que, même après la mort du der­nier des apôtres, Dieu conti­nue de révé­ler aux hommes ses des­seins pro­vi­den­tiels. Il ne s’agit plus alors de don­ner la connais­sance des véri­tés de foi, néces­saires à tous et en tout temps ; il s’agit de mani­fes­ter tel détail du plan divin selon qu’il décide de la conduite par­ti­cu­lière de quelques-​uns, à une époque ou à un endroit don­nés.[2]

2. Notons que le qua­li­fi­ca­tif de « pri­vées » ne veut pas néces­sai­re­ment dire que ces révé­la­tions sont des­ti­nées de soi au bien propre d’une seule per­sonne phy­sique ; elles peuvent concer­ner plu­sieurs indi­vi­dus, des groupes entiers et même toute l’Église d’une époque don­née : il y aura néan­moins dans tous ces cas une seule enti­té morale. Et le mes­sage concer­ne­ra tou­jours, à titre de conseil, certes pri­vi­lé­gié, mais non à titre de pré­cepte, une par­tie seule­ment de l’Église et non toute l’Église en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’institution. Le concile de Trente, dans le décret sur la jus­ti­fi­ca­tion [3] adopte l’ex­pres­sion de « spe­cia­li reve­la­tione », ter­mi­no­lo­gie peut-​être moins clas­sique, mais meilleure.

3. La valeur des révé­la­tions pri­vées est indi­quée par l’enseignement du Magistère ordi­naire et repré­sente la doc­trine catho­lique com­mune : la révé­la­tion pri­vée doit être réglée par la Révélation publique. En effet, le bien de la par­tie est pour le bien du tout ; or, la Révélation publique est le bien com­mun de l’Église tan­dis que les révé­la­tions pri­vées sont dans l’Église un bien par­ti­cu­lier ; donc, les révé­la­tions pri­vées sont pour la Révélation tout court : elles ne doivent ni la contre­dire ni en dimi­nuer la por­tée. L’Église et elle seule sera juge de leur oppor­tu­ni­té. C’est ici que réap­pa­raît notre ques­tion ini­tiale, posée à pro­pos des appa­ri­tions de La Salette. Que signi­fie une « recon­nais­sance » de la part de l’Église ?

4. Concernant une révé­la­tion sur laquelle l’Église ne s’est pas encore pro­non­cée, les théo­lo­giens estiment tous de façon com­mune que cette révé­la­tion est sim­ple­ment offerte à notre pru­dence, à notre sens cri­tique et à la liber­té que nous avons de don­ner ou refu­ser notre adhé­sion. De fait, en l’absence de toute appré­cia­tion auto­ri­sée éma­nant de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, on aura tou­jours avan­tage à se mon­trer réser­vé vis-​à-​vis de ce genre de mani­fes­ta­tions, et ce d’autant plus que la cré­du­li­té popu­laire se montre davan­tage por­tée à l’excès dans ce domaine aventureux. 

5. Le juge­ment de l’Église va-​t-​il chan­ger la nature de cet assen­ti­ment ? Les théo­lo­giens sont ici par­ta­gés et deux expli­ca­tions sont en pré­sence. Mais c’est la pre­mière qui s’impose aux catho­liques, car elle équi­vaut à l’en­sei­gne­ment du Magistère constant, repris par les théo­lo­giens, et qui ne fut pas contes­té jus­qu’à la pre­mière moi­tié du XXe siècle : l’ap­pro­ba­tion don­née par l’Église ne sau­rait avoir qu’une por­tée néga­tive, celle d’un nihil obs­tat. Elle repré­sente donc ni plus ni moins qu’une per­mis­sion de publier des révé­la­tions où l’on a rien trou­vé de répré­hen­sible ou d’i­nop­por­tun. Telle est la règle que Benoît XIV et saint Pie X ont vou­lu impo­ser à l’attention des fidèles [4]. Benoît XIV dit : 

Il faut bien savoir que cette appro­ba­tion n’est rien d’autre qu’une per­mis­sion, par laquelle ces révé­la­tions peuvent être publiées pour l’instruction et l’utilité des fidèles, après un exa­men sérieux. A des révé­la­tions ain­si approu­vées, il n’est pas dû un assen­ti­ment de foi catho­lique, et l’on ne peut pas don­ner un tel assen­ti­ment ; cepen­dant, il est dû un assen­ti­ment de foi humaine, selon ce que com­mandent les règles de la pru­dence, confor­mé­ment aux­quelles de telles révé­la­tions sont pro­bables et dignes d’une pieuse croyance

Benoît XIV, De ser­vo­rum Dei bea­ti­fi­ca­tione et bea­to­run cano­ni­za­tione, livre II, ch 32, n° 11.

Il s’ensuit donc que l’on peut, étant sauve et intègre la foi catho­lique, ne pas don­ner son assen­ti­ment à ces révé­la­tions et s’en détour­ner, pour­vu que cela se fasse avec la réserve due, non sans quelque rai­son et en évi­tant de témoi­gner du mépris. 

Ibidem, livre III, ch 53, n° 15.

Saint Pie X dit de plus :

En ce qui regarde le juge­ment à por­ter sur les pieuses tra­di­tions, voi­ci ce qu’il faut avoir sous les yeux : l’Église use d’une telle pru­dence en cette matière qu’elle ne per­met point que l’on relate ces tra­di­tions dans des écrits publics, si ce n’est qu’on le fasse avec de grandes pré­cau­tions et après inser­tion de la décla­ra­tion impo­sée par Urbain VIII ; encore ne se porte-​t-​elle pas garante, même dans ce cas, de la véri­té du fait ; sim­ple­ment elle n’empêche pas de croire des choses aux­quelles les motifs de foi humaine ne font pas défaut. C’est ain­si qu’en a décré­té, il y a trente ans, la Sacrée Congrégation des Rites (décret du 2 mai 1877) : » Ces appa­ri­tions ou révé­la­tions n’ont été ni approu­vées ni condam­nées par le Saint-​Siège qui a sim­ple­ment per­mis qu’on les crût de foi pure­ment humaine, sur les tra­di­tions qui les relatent, cor­ro­bo­rées par des témoi­gnages et des monu­ments dignes de foi » 

Saint Pie X, Encyclique Pascendi, dans ASS, t. XL (1907), p. 648–649 ; n° VI des mesures à prendre contre le modernisme.

Le décret cité par saint Pie X concerne d’ailleurs la recon­nais­sance des appa­ri­tion de La Salette. En 1956, Pie XII expri­me­ra la même doc­trine dans Haurietis aquas. Le culte du Sacré-​Cœur se fonde sur le don­né dog­ma­tique de la Tradition ; la révé­la­tion pri­vée de Paray-​le-​Monial n’intervient que pour confir­mer la Tradition, après coup et de manière acci­den­telle : non pas pour éta­blir la véri­té de foi mais pour faci­li­ter la dévo­tion à l’égard du mys­tère que cette véri­té exprime. 

On ne doit donc pas dire que ce culte tire son ori­gine d’une révé­la­tion pri­vée faite par Dieu ni qu’il est appa­ru sou­dai­ne­ment dans l’Église, mais qu’il a fleu­ri spon­ta­né­ment de la foi vivante et de la pié­té fer­vente dont étaient ani­mées des per­sonnes pri­vi­lé­giées à l’é­gard du Rédempteur ado­rable et de ses glo­rieuses bles­sures, témoi­gnages les plus élo­quents de son immense amour. Ainsi, comme on le voit, ce qui a été révé­lé à sainte Marguerite-​Marie n’a rien appor­té de nou­veau à la doc­trine catholique.

Pie XII, Encyclique Haurietis aquas dans AAS, t. XLVIII (1956), p. 340.

6. En don­nant son appro­ba­tion, l’Église nous cer­ti­fie pre­miè­re­ment que rien ne va contre la foi et les mœurs dans la révé­la­tion pri­vée dont elle per­met la divul­ga­tion, et que l’on est assu­ré de ne pas mettre en péril sa foi théo­lo­gale en croyant par une foi humaine à ces révé­la­tions. Sa décla­ra­tion nous donne sur ce point la cer­ti­tude caté­go­rique d’un ensei­gne­ment magis­té­riel infaillible [5]. Deuxièmement, l’Église sup­pose (sans s’en por­ter garante) la réa­li­té his­to­rique des faits, et leur ori­gine pro­ba­ble­ment divine, telle qu’elle est attes­tée par des témoi­gnages sérieux et des motifs de cré­di­bi­li­té qui peuvent fon­der une croyance humaine. Sa décla­ra­tion nous donne sur ce point la cer­ti­tude morale de la pru­dence humaine. Troisièmement, l’Église encou­rage et conseille la dévo­tion qui peut être occa­sion­née par cette révé­la­tion pri­vée. Sa décla­ra­tion nous donne sur ce point le conseil d’une com­pé­tence auto­ri­sée. Tout conseil, aus­si auto­ri­sé soit-​il, laisse la déci­sion libre. En pra­tique, il n’y a jamais aucune rai­son sérieu­se­ment fon­dée pour refu­ser de recon­naître publi­que­ment le bien-​fondé des dévo­tions encou­ra­gées par une révé­la­tion pri­vée recon­nue par l’Église. Mais cha­cun reste libre de choi­sir (en toute pru­dence per­son­nelle) ses dévo­tions, dans les limites que lui laisse l’Église.

7. Comme l’explique le Père Calmel, l’Église étant une socié­té d’ordre sur­na­tu­rel, il reste pos­sible par excep­tion que le gou­ver­ne­ment social y soit assis­té par un conseil mira­cu­leux, d’ordre mys­tique. Ce conseil mira­cu­leux et d’origine divine appa­raî­tra comme tel à la rai­son moyen­nant des motifs de cré­di­bi­li­té. Et c’est à la rai­son pra­tique de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, des évêques dio­cé­sains ou éven­tuel­le­ment du Pape, qu’il appar­tient de déci­der s’il faut suivre ce conseil et dans quelle mesure. « Il n’y a pas », concluait l’éminent théo­lo­gien, « un autre Magistère que celui de la hié­rar­chie, un magis­tère ins­pi­ré qui lui serait supé­rieur et devant lequel le sien se devrait de bais­ser pavillon ; mais il y a d’autres mes­sa­gers que ceux de la hié­rar­chie, des mes­sa­gers ins­pi­rés, mira­cu­leux que les digni­taires ecclé­sias­tiques doivent accep­ter d’entendre, encore que ce soit à la hié­rar­chie de conclure et de tran­cher » [6]. Bref, « la notion catho­lique de l’Église n’exclut certes pas les cha­rismes mais elle les subor­donne à la hié­rar­chie. Elle n’exclut pas les révé­la­tions pri­vées mais elle demande seule­ment que ce ne soient pas des illu­sions pri­vées, ensuite que ces révé­la­tions soient en accord avec la révé­la­tion » [7]. Et même dans ce cas, l’Église n’impose pas ces conseils au même titre que les véri­tés de foi, car « l’Église place au des­sus et sans com­pa­rai­son la vie théo­lo­gale et la sain­te­té » [8].

8. Remarquons enfin que, dans sa pru­dence, Mgr Lefebvre s’est tou­jours réglé sur ces ensei­gne­ments du Magistère et a tou­jours inci­té les membres de la Fraternité à ne pas s’é­car­ter de l’es­prit de l’Église. On trou­ve­ra un bon exemple de cette pru­dence dans la Conférence don­née lors de la retraite d’or­di­na­tion de juin 1989.

Les appa­ri­tions sont des sup­plé­ments que le Bon Dieu veut bien nous don­ner par l’intermédiaire sou­vent de la Très Sainte Vierge pour aider, mais ce n’est pas cela qui va faire le fon­de­ment de notre spi­ri­tua­li­té, ce n’est pas cela qui va faire le fon­de­ment de notre foi. S’il n’y avait pas l’apparition, la foi res­te­rait la même et les fon­de­ments de notre foi res­te­raient les mêmes. Alors il est dan­ge­reux de don­ner l’impression que sans les appa­ri­tions on ne pour­rait pas tenir devant les dif­fi­cul­tés actuelles. C’est dom­mage, c’est dan­ge­reux. […] Moi j’ai tou­jours été, je me suis effor­cé vrai­ment, je vous assure, au sémi­naire de don­ner tou­jours ces prin­cipes fon­da­men­taux de la foi et d’éviter cette intro­duc­tion trop insis­tante des dif­fé­rentes appa­ri­tions, n’est-ce pas. […] Alors pre­nons bien garde dans nos pré­di­ca­tions de ne pas nous lan­cer dans ce domaine et de ne pas détour­ner un peu les gens de l’effort qu’ils doivent faire appuyés sur les prin­cipes tra­di­tion­nels de l’Église. Il faut mettre dans l’esprit des gens cette convic­tion que toute la réno­va­tion de la socié­té, des indi­vi­dus, des familles ne vien­dra que par Notre Seigneur Jésus-​Christ ; c’est vrai­ment le prin­cipe de saint Pie X et c’est pour­quoi le patro­nage de saint Pie X nous est si utile. Instaurare omnia in Christo. Il ne faut pas cher­cher midi à qua­torze heures, c’est inutile d’aller cher­cher ailleurs, il faut tout res­tau­rer dans le Christ et si on prêche le Christ, tout vien­dra tout, tout jusqu’aux der­nières consé­quences, jusqu’à la chris­tia­ni­sa­tion de la socié­té tout entière, ça vien­dra par Notre Seigneur Jésus-Christ 

Mgr Lefebvre, archives du Service enre­gis­tre­ment d’Ecône, série « Retraites », 99/​2 – A.

9. Revenons alors à La Salette [9]. Le 19 sep­tembre 1846, la Très Sainte Vierge Marie appa­raît à Mélanie Calvat et à Maximin Giraud, petits ber­gers de res­pec­ti­ve­ment 15 et 10 ans, à la Salette au-​dessus du vil­lage de Corps, dans le dépar­te­ment de l’Isère. Elle leur confie à tous les deux, un mes­sage à faire connaître immé­dia­te­ment à tout son peuple, et à cha­cun d’eux un secret, qu’ils pour­ront publier plus tard. Mélanie pour­ra publier le sien à par­tir de 1858. Le mes­sage adres­sé à tout le peuple chré­tien pro­fère en patois, comme châ­ti­ment de l’irréligion, des menaces de cala­mi­tés agri­coles, bien propres à émou­voir des popu­la­tions cam­pa­gnardes : les pommes de terre se gâte­ront, les rai­sins pour­ri­ront, les noix seront moi­sies. Les deux secrets adres­sés en fran­çais l’un à Mélanie et l’autre à Maximin s’en dis­tinguent net­te­ment. Il importe de faire la dif­fé­rence entre : le fait même de l’apparition ; le Secret de Mélanie ; le juge­ment de l’Église d’abord sur ce Secret et ensuite sur les inter­pré­ta­tions qui ont pu en être données. 

10. Le fait de l’apparition a été recon­nu par l’évêque ordi­naire du lieu, recon­nais­sance qui doit s’entendre au sens que nous avons rap­pe­lé plus haut. Après enquête cano­nique, l’évêque de Grenoble, Mgr de Bruillard, publie au mois de novembre 1851 un man­de­ment décla­rant solen­nel­le­ment que les fidèles sont fon­dés à croire l’ap­pa­ri­tion « véri­table et cer­taine ». Dans un second man­de­ment du 4 novembre 1854, le suc­ces­seur de Mgr de Bruillard, Mgr Ginouilhac, cor­ro­bore cette recon­nais­sance. Dès 1852, la sacrée Congrégation des Rites et la Sacrée Congrégation des Indulgences avaient approu­vé la dévo­tion ain­si que le culte litur­gique à la Vierge de La Salette et en 1879 un Bref de Léon XIII avait éri­gé l’église de La Salette en Basilique mineure.

11. Les deux secrets furent mis par écrit le 5 juillet 1851, et remis au Pape Pie IX le 18 juillet sui­vant. Ces deux rédac­tions d’origine sont res­tées inédites. Ici doit prendre place une remarque fort impor­tante. Du Secret confié à Mélanie existent plu­sieurs autres ver­sions, dis­tinctes de la rédac­tion d’origine remise au Pape : une ver­sion, inédite elle aus­si, datée du 14 août 1853 ; plu­sieurs autres ver­sions suc­ces­sives publiées par les soins de l’abbé Bliard, de 1870 à 1873, la der­nière avec l’Imprimatur de l’archevêque de Naples, Sisto Riario Sforza ; enfin une troi­sième ver­sion que Mélanie fit impri­mer elle-​même en 1879, avec l’Imprimatur de l’évêque de Lecce, Luigi Zola. C’est cette der­nière ver­sion (non iden­ti­fiée avec les pré­cé­dentes) qui est com­mu­né­ment reçue comme le Secret de La Salette et où figure l’incise « Rome per­dra la foi et devien­dra le siège de l’Antéchrist ». Cette ver­sion a été réim­pri­mée telle quelle par l’éditeur catho­lique de la Société Saint Augustin (futures édi­tions Desclée) en 1922, sous le titre L’Apparition de la T.S. Vierge sur la sainte mon­tagne de La Salette le same­di 19 sep­tembre 1846, avec l’Imprimatur du Père Lepidi, maître du Sacré Palais. Le constat qui s’impose devant cette plu­ra­li­té de rédac­tions nous semble fort bien résu­mé dans une lettre qu’en juin 1915 le car­di­nal de Cabrières écri­vit à son métro­po­li­tain, Mgr Latty, arche­vêque d’Avignon [10]. Ce der­nier a appris qu’à Montpellier, ville épis­co­pale du car­di­nal, un commandant-​major d’artillerie, Henry Grémillon – plus connu sous le pseu­do­nyme du Docteur Mariavé – vient d’imprimer et de répandre deux volumes dans les­quels il com­mente le Secret de La Salette. L’archevêque inter­roge son suf­fra­gant à ce sujet. Celui-​ci lui répond longuement. 

Il ne paraît pas que nous ayons là le Secret remis à Sa sain­te­té le Pape Pie IX en 1858 par les envoyés de Mgr l’Évêque de Grenoble. Il a été, sous sa forme actuelle, édi­té par Mélanie Calvat, mais, à diverses reprises, par frag­ments suc­ces­sifs, ce qui semble être plu­tôt le résul­tat d’une com­po­si­tion per­son­nelle que la répé­ti­tion exacte du texte pri­mi­tif remis à Pie IX. […] Ce qui est cer­tain, c’est que les pre­mières rédac­tions du Secret furent beau­coup moins déve­lop­pées que les der­nières. Il est donc pro­bable que, sous l’influence du mi-​lieu dans lequel elle a fini sa vie, Mélanie a ampli­fié la forme pre­mière de l’écrit qu’elle avait fait remettre au Pape ; nous n’avons pas là, avec cer­ti­tude, une copie offi­cielle du Secret remis à Pie IX. Seule la Sacrée Congrégation du Saint Office pour­rait, avec l’agrément du Souverain Pontife, recher­cher l’original et en déter­mi­ner, avec la teneur pri­mi­tive, la véri­table auto­ri­té. La nature de ce Secret tel que nous le lisons aujourd’hui est si étrange : il est ordon­né d’une manière si confuse ; il contient des allu­sions si sin­gu­lières à la poli­tique ; il semble enfin favo­ri­ser, d’une façon pré­cise, les erreurs des anciens Millénaires, en an-​nonçant une réno­va­tion qui s’accomplirait dans le temps et sur la terre, à la dif­fé­rence de ce qu’enseigne la vraie reli­gion sur la résur­rec­tion géné­rale à la fin du monde et sur le bon­heur des élus, qu’on hésite néces­sai­re­ment à lui attri­buer une ori­gine céleste.

Lettre du Cardinal de Cabrières à Mgr Latty

12. L’Église s’est pro­non­cée sur la divul­ga­tion du Secret. Le 14 août 1880, l’année sui­vant la publi­ca­tion de la der­nière ver­sion du Secret, celle qui est aujourd’hui com­mu­né­ment reçue, le car­di­nal Caterni, pré­fet de la Sacrée Congrégation de l’Inquisition, écri­vit à l’évêque de Troyes, Mgr Cortet, que 

cette publi­ca­tion n’a pas plu du tout au Saint-​Siège, aus­si sa volon­té est-​elle que les exem­plaires de la dite bro­chure – par­tout où ils ont été mis en cir­cu­la­tion – soient reti­rés des mains des fidèles. 

Comme le texte n’en conti­nuait pas moins de cir­cu­ler, la Sacrée Congrégation du Saint Office pro­mul­gua le 21 décembre 1915 le Décret Ad supre­mae par lequel le Saint-Siège 

ordonne à tous les fidèles, à quelque pays qu’ils appar­tiennent, de s’abstenir de trai­ter et de dis­cu­ter sur le sujet dont il s’agit, sous quelque pré­texte et sous quelque forme que ce soit, tels que livres, bro­chures ou articles signés ou ano­nymes, ou de toute autre manière. 

AAS, t. VII (1915), p. 594.

Les contre­ve­nants seront pri­vés des sacre­ments s’ils sont simples laïcs ou même sus­pens s’ils sont prêtres. Le 7 février 1916, le car­di­nal Merry del Val pré­ci­sait au nom du Saint-​Office que l’apparition de La Salette ne béné­fi­ciait pas d’une recon­nais­sance romaine, et res­tait sim­ple­ment approu­vée par l’autorité dio­cé­saine, com­pé­tente en la matière. La réédi­tion de 1922, avec Imprimatur du Père Lepidi, fut mise à l’Index (c’est-à-dire « pros­crite et condam­née ») par un décret du même Saint-​Office, du 9 mai 1923. Une der­nière inter­ven­tion du Saint-​Office, le 8 jan­vier 1957, avec une lettre du car­di­nal Pizzardo au Père Francesco Molinari, pro­cu­reur géné­ral de la Congrégation des Missionnaires de La Salette, pré­cise que c’est bien le texte du Secret rédi­gé par Mélanie en 1879, et repu­blié en 1922, qui fait l’objet de la condam­na­tion. Il res­sort de tout cela que : 

  • 1) le texte du Secret n’a pas été approu­vé par l’Église comme l’a été l’apparition de 1846 ; 
  • 2) le Saint-​Office en a inter­dit la dif­fu­sion sous peine de lourdes sanc­tions en 1915 ; 
  • 3) il en a inter­dit la pos­ses­sion et la lec­ture en 1923 ; 
  • 4) il a pré­ci­sé qu’il enten­dait en condam­ner le conte­nu en 1957.

13. Plusieurs livres concer­nant le Secret ont été mis à l’Index : deux de l’abbé Combe, curé de Diou, res­pec­ti­ve­ment les 7 juin 1901 et 12 avril 1907 et un du doc­teur Mariavé (pseu­do­nyme du doc­teur Grémillon) le 12 avril 1916. Un grand nombre de prêtres divul­ga­teurs du Secret furent frap­pés de sanc­tions cano­niques : le Père Parent sus­pen­du par l’évêque de Nantes en 1903 ; l’abbé Sicard, cen­su­ré par le Saint-​Office en 1910 ; l’abbé Rigaud, sus­pen­du par l’évêque de Limoges en 1911 ; l’abbé Althoffer, inter­dit en 1960. Le plus célèbre pro­pa­gan­diste du Secret de Mélanie fut l’écrivain Léon Bloy dans Celle qui pleure en 1908 et la Vie de Mélanie en 1912. Il fut sui­vi en cela par son filleul et dis­ciple Jacques Maritain… Mgr Léon Cristiani a fait jus­tice des erreurs gra­vis­simes de Léon Bloy dans son beau livre, Présence de Satan dans le monde moderne,paru en 1959 [11].

14. Le décret du Saint-​Office du 21 décembre 1915, par lequel le Saint Siège pros­crit la dif­fu­sion et la lec­ture du Secret rédi­gé en 1879, pré­cise que les mesures prises ne sont pas contraires à la dévo­tion de la Très Sainte Vierge invo­quée et connue sous le titre de Réconciliatrice de La Salette. L’apparition de La Salette avec tout le culte qu’elle implique, fait par­tie du patri­moine de la dévo­tion catho­lique. Il en va tout autre­ment du Secret de Mélanie. Dans son trai­té clas­sique de théo­lo­gie mys­tique, le père Poulain en donne l’appréciation suivante : 

Le Secret de Mélanie de La Salette est regar­dé par cer­taines per­sonnes comme ayant été modi­fié par l’imagination de la voyante. Une des rai­sons sur les­quelles on s’appuie est que le texte ren­ferme des accu­sa­tions très dures et sans aucun cor­rec­tif sur les mœurs du cler­gé et des com­mu­nau­tés de 1846 à 1865. L’histoire parle tout autre­ment et indique une période de fer­veur et de zèle apos­to­lique. C’était l’époque de Pie IX, de dom Bosco, du saint Curé d’Ars et de l’expansion de l’enseignement chré­tien en France. 

Auguste Poulain, sj, Des Grâces d’o­rai­son – Traité de théo­lo­gie mys­tique, par­tie IV, ch 22, n° 36 (3e règle de dis­cer­ne­ment : la révé­la­tion ne renferme-​t-​elle aucun ensei­gne­ment ou n’est-elle accom­pa­gnée d’aucune action contraire à la décence et aux bonnes mœurs ?).

Quant au point pré­cis qui nous occupe, « Rome per­dra la foi et devien­dra le siège de l’Antéchrist », il n’est pas bien dif­fi­cile de com­prendre la réac­tion du Saint Siège, car le Siège de Rome est saint et sacré : il repré­sente une ins­ti­tu­tion divine, indé­fec­tible comme telle. Prise en toute rigueur de termes, l’expression de La Salette ne peut man­quer de paraître au moins témé­raire et inju­rieuse, sinon même frayant la voie à l’hérésie, en ce qu’elle sug­gè­re­rait la néga­tion du dogme de l’indéfectibilité de l’Église. Même si les évé­ne­ments que nous vivons sont ce qu’ils sont, il n’en reste pas moins vrai que les aver­tis­se­ments du Ciel doivent res­ter indemnes d’équivoque et de mal­son­nance, pour pou­voir se pré­sen­ter avec toutes les garan­ties d’authenticité. Dans le ser­mon des sacres du 30 juin 1988, Mgr Lefebvre cite cette pro­phé­tie de La Salette, mais il évite de men­tion­ner l’expression que Mélanie attri­bue à la Sainte Vierge. Il se contente de dire : « La Sainte Vierge a annon­cé comme une éclipse à Rome, une éclipse dans la foi. » Cette réserve, venue de la part d’un pas­teur dont le recul du temps ne fait qu’accréditer la sagesse, devrait nous don­ner matière à grande réflexion. 

15. Prenons aus­si en compte la remarque appo­sée par saint Thomas à la réflexion de saint Jérôme. Ce der­nier disait à juste titre que « en par­lant incon­si­dé­ré­ment, on tombe dans l’hérésie » et le doc­teur angé­lique ajoute : 

Aussi nos expres­sions ne doivent-​elles avoir rien de com­mun avec celles des héré­tiques, pour ne pas paraître favo­ri­ser leur erreur. 

3a pars, ques­tion 16, article 8, corpus.

Si l’on songe que Luther fut le pre­mier à par­ler du Siège de Rome comme du Siège de l’Antéchrist, l’expression reprise dans le Secret de Mélanie en devient irre­ce­vable. Et l’on com­prend pour­quoi le Saint-​Office a vou­lu la réprou­ver. Elle ne sau­rait en tout état de cause ser­vir d’argument pour appuyer une quel­conque thèse sédévacantiste.

Abbé Jean-​Michel Gleize

Source : Courrier de Rome n°634

Notes de bas de page
  1. Somme théo­lo­gique, 2a2ae, ques­tion 174, article 6.[]
  2. Ces mani­fes­ta­tions peuvent en par­ti­cu­lier cor­res­pondre à la diver­si­té des expres­sions indi­vi­duelles qui, dans l’Église, rendent comptent cha­cune à sa manière du même mys­tère. Elles sont l’un des aspects de la catho­li­ci­té. Faute d’analogie, on risque de mécon­naître la véri­table nature du rôle qu’elle sont appe­lées à jouer en s’intégrant cha­cune à sa place dans le patri­moine ecclé­sias­tique. L’on pour­ra, pour illus­trer ce point, se repor­ter aux consi­dé­ra­tions inté­res­santes de Charles Journet dans L’Église du Verbe Incarné, I, page 724 : « Newman se ren­dait compte que les reproches qu’il adres­sait jadis à l’Église romaine étaient bien plu­tôt impu­tables à ce qui sub­sis­tait d’humain chez les catho­liques et que, par exemple, pour aimer pro­fon­dé­ment la Sainte Vierge, un Anglais n’était pas obli­gé de l’aimer à la manière et dans le goût d’un Italien ».[]
  3. Concile de Trente, ses­sion VI, cha­pitre XII, DS 1540.[]
  4. Voir aus­si Cardinal Jean-​Baptiste Franzelin, De tra­di­tione divi­na, thèse XXII, corol­laire, 4e édi­tion de 1876, p. 254–257 ; tra­duc­tion fran­çaise : La Tradition, Courrier de Rome 2008, n° 480–483, p. 336–339.[]
  5. Il s’agit de l’infaillibilité du Magistère vis-​à-​vis de son objet second. L’Église est infaillible lorsqu’elle exa­mine et déclare la valeur doc­tri­nale des écrits. Cf Louis Billot, sj, L’Eglise. II – Sa consti­tu­tion intime, Courrier de Rome, 2010, n° 597–599, p. 203–206.[]
  6. Roger-​Thomas Calmel, op, Brumes du révé­la­tio­nisme et lumières de la foi, p. 125.[]
  7. Calmel, Ibidem, p. 125.[]
  8. Calmel, Ibidem, p. 124.[]
  9. Cf dans la Revue Sodalitium de l’Institut Mater Boni Consilii, sous la plume de l’abbé Ricossa, l’Appendice à l’article « L’Apocalypse selon Corsini », p. 57–59 ain­si que sur le site Sodalitium, à la page du 21 mars 2020, la docu­men­ta­tion inti­tu­lée « Le Saint Siège et le Secret de La Salette ».[]
  10. On en trouve la publi­ca­tion inté­grale dans la Semaine reli­gieuse de Montpellier du 26 juin 1915. Cette lettre est éga­le­ment repro­duite dans La leçon de l’Hôpital Notre-​Dame d’Ypre. Exégèse du Secret de La Salette, 2e édi­tion, Paris, Eugène Figuière et Cie, 1916, p. 182–190. 16 Cité par Michel Corteville, La “grande nou­velle” des ber­gers de La Salette, Diffusion Téqui, 2000, p. 273, tra­duc­tion du texte ori­gi­nal latin conser­vé aux archives du dio­cèse de Troyes.[]
  11. Léon Cristiani, Présence de Satan dans le monde moderne, Editions France Empire, 1959, p. 288–296.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.