Déterminer les conditions d’exercice du culte, et son éventuelle restriction, revient à l’Eglise et non à l’Etat.
De même qu’il n’est permis à personne de négliger ses devoirs envers Dieu, et que le plus grand de tous les devoirs est d’embrasser d’esprit et de cœur la religion, non pas celle que chacun préfère, mais celle que Dieu a prescrite et que des preuves certaines et indubitables établissent comme la seule vraie entre toutes, ainsi les sociétés politiques ne peuvent sans crime se conduire comme si Dieu n’existait en aucune manière, ou se passer de la religion comme étrangère et inutile, ou en admettre une indifféremment selon leur bon plaisir.
Léon XIII, Encyclique Immortale Dei du 1er novembre 1885, ASS, t. XVIII (1885), p. 163–164.
1. Ces fortes paroles du Pape Léon XIII ne sont pas l’expression d’une vision passéiste. Car le Vicaire du Christ y désigne le principe même de l’ordre social chrétien, ordre nécessaire car expression de la sagesse divine. Le cardinal Billot en a donné la justification théologique dans la deuxième partie de son Traité sur l’Eglise [1].
Le bien surnaturel est supérieur au bien naturel
2. Cet ordre trouve sa racine profonde dans la nature même de l’homme, et dans son élévation gratuite à un ordre surnaturel. Les biens extérieurs à l’homme (les richesses) sont ordonnés à son bien-être corporel et le bien-être corporel de l’homme est ordonné à son bien-être spirituel naturel, c’est dire au bien naturel de son âme et ce bien naturel de l’âme est lui-même en quelque façon ordonné à la fin dernière surnaturelle, à l’union surnaturelle de l’homme à Dieu, dont l’Eglise a la charge ; il l’est dans la mesure exacte où le bien naturel de l’âme est la condition nécessaire, quoique non suffisante, du bien surnaturel, puisque la grâce présuppose la nature. Cette hiérarchie des biens entraîne la hiérarchie des pouvoirs auxquels il incombe de procurer ces biens [2].
Le gouvernement de la société est ordonné à la fin dernière dont l’Eglise a la charge
3. Le pouvoir de l’Etat a (entre autres) pour fin dans son ordre propre de préserver la santé publique (qui est le bien du corps) et de neutraliser pour cela les effets préjudiciables d’une maladie contagieuse. Le pouvoir de l’Eglise a pour fin dans son ordre propre d’assurer l’exercice du culte dû à Dieu et de déterminer pour cela par voie de précepte les conditions concrètes de la sanctification du dimanche. Pour être distincts, chacun dans leur ordre, le pouvoir de l’Etat et le pouvoir de l’Eglise ne doivent pas être séparés [3], car le bien qui incombe à l’Etat n’est pas de fait une fin ultime ; il est lui-même ordonné à la fin de l’ordre surnaturel. Saint Thomas l’explique très clairement dans le De regimine, livre I, chapitre XV : « C’est au Pape que revient le soin de la fin dernière, à lui que doivent se soumettre ceux que regarde le soin des fins intermédiaires, et c’est par ses ordres qu’ils doivent être dirigés. » (n° 819). Le Pape exerce donc un pouvoir « architectonique » vis-à-vis des chefs d’Etat et cette expression signifie que le Pape a la responsabilité de la fin dernière en fonction de laquelle les chefs d’Etat sont tenus d’organiser tout le gouvernement de la société.
La santé est pour la sainteté
4. La santé, qui est l’un des aspects principaux du bien-être corporel de l’homme, n’a pas rien à voir avec la sainteté, car elle est ordonnée en quelque façon à l’exercice du culte et à la sanctification du dimanche. En effet, même s’il ne suffit pas d’être en bonne santé pour être un saint et même si l’on peut être un saint sans être en bonne santé, ordinairement, pour pouvoir aller à la messe le dimanche, l’une des conditions requises est d’être en bonne santé. Le rôle de l’Etat est donc de préserver la santé publique (et de neutraliser une épidémie) afin de réaliser ainsi la meilleure condition de l’exercice du culte, dont l’Eglise a la charge, et de rendre ordinairement possible la sainteté. Le Pape Léon XIII dit en effet que « dans une société d’hommes, la liberté digne de ce nom consiste en ce que, par le secours des lois civiles, nous puissions plus aisément vivre selon les prescriptions de la loi éternelle » [4]. L’Etat est donc ici, comme ailleurs, dans la dépendance de l’Eglise et subordonné à celle-ci dans la mesure exacte où son rôle est de mettre le bien temporel dont il a la charge au service du bien éternel, dont l’Eglise a la charge. « Le temporel », dit Billot, « doit veiller à ce que rien n’empêche la réalisation du spirituel et établir les conditions grâces auxquelles celui-ci pourra être obtenu en toute liberté ». Et il ajoute que la fin temporelle « ne doit mettre aucun obstacle à la fin spirituelle, et si elle venait à s’y opposer, elle devrait favoriser le spirituel, même au prix de son propre préjudice » [5]. Paroles étonnantes aux yeux de la simple raison, mais paroles véridiques aux yeux de la raison éclairée par la foi. Car « il vaut mieux entrer avec un seul œil dans la vie éternelle, plutôt que d’être jeté avec deux yeux au feu de la géhenne » [6].
5. Par conséquent, interdire ou limiter le culte pour neutraliser une épidémie serait, de la part du pouvoir de l’Etat, non seulement illégitime (par abus de son pouvoir temporel qui ne saurait comme tel porter sur l’exercice du culte) mais même absurde, puisque la neutralisation de l’épidémie doit avoir ultimement pour fin de favoriser l’exercice du culte. A moins de supposer l’inversion radicale des fins et de substituer le désordre à l’ordre : au lieu que la santé (avec la neutralisation de l’épidémie) soit ordonnée à l’exercice du culte, ce serait l’exercice du culte (avec sa restriction et son interdiction) qui serait ordonné à la santé. Et c’est malheureusement ce que nous voyons dans les circonstances présentes, et qui justifie le récent constat de Mgr Schneider : « Les hommes d’Eglise accordent plus d’importance au corps mortel qu’à l’âme immortelle des hommes » [7]. Cela s’explique en raison de l’inversion radicale introduite par le concile Vatican II : ce n’est plus l’Etat qui est subordonné à l’Eglise et au service de celle-ci, c’est l’Eglise qui est devenue dépendante des Etats.
A l’Eglise revient de décider les conditions d’exercice du culte, même en cas d’épidémie
6. Il peut arriver que, sur le plan de la contingence, qui est celui des circonstances concrètes, il ne soit pas possible de procurer suffisamment la santé publique et de neutraliser la contagion d’une maladie, de façon à rendre possible l’exercice du culte, selon la manière ordinaire. Il appartient alors à l’autorité ecclésiastique – et à elle seule – de déterminer la forme particulière de l’exercice du culte que réclament les circonstances, et de la rendre possible en s’appuyant sur le bras séculier. L’Etat pourrait ainsi par exemple mettre à la disposition de l’Eglise des espaces suffisamment vastes où les fidèles pourraient assister à une messe en restant confinés dans leurs véhicules. Au pire, l’Eglise pourrait dispenser ses fidèles de l’assistance à la messe et là encore s’appuyer sur les ressources, techniques et financières, que l’Etat mettrait à sa disposition pour diffuser massivement dans les foyers des retransmissions télévisées de la célébration de la messe. Les situations et les solutions pourront être très diverses ; mais en tout état de cause, l’Eglise possède le pouvoir requis pour décider des conditions dans lesquelles l’ordre total doit être établi, ordre total selon lequel l’exercice du culte est un bien supérieur auquel doit être ordonné le bien de la santé publique. Ce n’est pas à l’Etat d’interdire ou de restreindre la célébration du culte au nom de la santé ; c’est à l’Eglise de décider des conditions de la célébration du culte eu égard aux circonstances, en réclamant, comme elle en a le devoir et le pouvoir, l’appui et le concours du pouvoir temporel.
Exemples historiques
7. Cette hiérarchisation, nécessaire et normale, des pouvoirs faisait sentir encore en grande partie ses effets dans les cantons catholiques de la Suisse, au début du XXe siècle. Même au lendemain des grands bouleversements qui avaient mis à mal un peu partout en Europe l’ordre social chrétien, les autorités politiques n’avaient, par exemple en Valais, qu’un pouvoir limité dans les églises et ne pouvaient intervenir que de façon diplomatique pour recommander aux autorités ecclésiastiques le respect des mesures sanitaires rendues nécessaires par l’épidémie de la grippe espagnole. « Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans l’arrêté du Conseil d’Etat du 25 octobre 1918 : « L’autorité ecclésiastique prescrira les mesures d’hygiène nécessaires en ce qui concerne les églises et la célébration des offices divins ». Ce faisant, le clergé a le choix des mesures qu’il souhaite appliquer sans qu’il n’y soit question de représailles financières ou juridiques. De ce fait, les différentes missives adressées aux paroisses ressemblent plus à une succession de recommandations cherchant à ménager les sensibilités plutôt qu’une décision politique ferme. Une deuxième circulaire concernant plus spécifiquement les ensevelissements stipule que le cercueil doit être mené directement au cimetière pour l’inhumation et que la messe d’ensevelissement doit être célébrée uniquement en présence de la famille proche et après l’inhumation. Une fois encore, le courrier se termine par un diplomatique « Nous espérons que vous comprendrez la nécessité de ces mesures destinées à écarter autant que possible le danger de contamination et que vous vous conformerez à mes instructions », ce qui est fort différent des lettres adressées aux différents corps de métier qui se terminent plutôt par le rappel des sanctions possibles si les mesures ne sont pas suivies. Il est intéressant de signaler que cette même circulaire, datant du 20 juillet 1918, a été retrouvée aux archives épiscopales de Sion, mais une petite note de bas de page manuscrite y a été ajoutée : « Nous aimerions recevoir à ce sujet des directions de M. le Vicaire ». L’autorité politique ne fait pas foi partout … » [8]. Lorsque, cent ans plus tard, les Etats apostats du XXIe siècle décident de manière unilatérale d’interdire ou de restreindre l’exercice du culte, au nom de la santé, bien sûr les fidèles catholiques réagissent sous la conduite de leurs pasteurs non point comme des réactionnaires fanatiques, mais comme des gens prudents et réalistes, et ils tolèrent [9] ou supportent avec patience des décisions injustes, contraires à la prudence surnaturelle. Mais en aucun cas ils ne sauraient être tenus à un véritable acte de la vertu d’obéissance à l’égard de ce qui reste en réalité un abus de pouvoir.
« Que sert-il à l’homme de gagner l’univers entier s’il vient à perdre son âme ? » (Mt, XVI, 26)
8. Tout ceci s’explique en raison d’une cause finale. De ce point de vue, le pouvoir de l’Eglise est à l’égard des chefs d’Etat comme le pouvoir d’un soignant à l’égard d’un aide-soignant. L’aide-soignant réalise le dosage des médicaments autant que cela est requis à la santé du corps, dont le soignant a la charge. De même, le chef d’Etat doit-il veiller au bon ordre de la société autant que cela est requis au salut des âmes, dont l’Eglise a la charge. Car l’homme ne doit rechercher la santé, ni les richesses, que pour autant que cela est requis – comme dit saint Ignace – pour sauver son âme : « Que sert-il à l’homme de gagner l’univers entier s’il vient à perdre son âme ? » (Mt, XVI, 26). Que sert à l’homme de remporter la victoire sur l’épidémie s’il vient à négliger la sanctification de son âme, en perdant l’habitude d’aller à la messe le dimanche ? L’ancienne liturgie de l’Eglise prévoyait une messe pour les temps d’épidémie et les rubriques y disaient que ce genre de messes devait être célébrées « avec un grand concours de peuple » …
Abbé Jean-Michel Gleize
Sources :La Porte Latine du 19 avril 2020
- Louis Billot, L’Eglise. III – L’Eglise et l’Etat, Courrier de Rome, 2011.[↩]
- Louis Billot, op. cit. n° 1183.[↩]
- La séparation de l’Eglise et de l’Etat a été condamnée par le Pape saint Pie X dans l’Encyclique Vehementer nos du 11 février 1906.[↩]
- Léon XIII, Encyclique Libertas du 20 juin 1888, ASS, t. XX (1887), p. 598.[↩]
- Louis Billot, op. cit. n° 1182.[↩]
- Mt, XVIII, 9.[↩]
- Mgr Athanasius Schneider, « Entretien à Diane Montagna » paru sur The Remnant et traduit sur le Blog de Jeanne Smits, page du 28 mars 2020.[↩]
- Laura Marino, La Grippe espagnole en Valais (1918–1919), thèse présentée à la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne pour l’obtention du grade de docteur en médecine, 2014, p. 182–183. Thèse en dépôt sur le site d’archives de l’Université de Lausanne, sous la référence BIB_860E861187545.[↩]
- Ainsi s’explique l’apparition du régime des concordats, avec la définition de certaines matières dites « mixtes ». Cf. Billot, n° 1247 et sq.[↩]