Peut-on déduire des décisions de l’Index une condamnation par l’Eglise de la doctrine de l’évolution ?
1. Et d’abord, comment fonctionnait l’Index ?
Évoquant les rapports entre évolution et foi catholique, un ouvrage récent constate que « l’Église a désavoué à plusieurs reprises les efforts entrepris par certains auteurs pour adapter le système évolutionniste aux exigences de la foi[1]». Illustrant son propos, l’auteur mentionne brièvement les tentatives concordistes d’un laïc —St George Mivart— et de deux religieux —les PP. Dalmace Leroy op et John Zahm csc— à la fin du 19e siècle.
Un bref sondage dans les manuels de théologie et sur un blog de formation théologique permet de confirmer et d’amplifier ce constat :
1. « Quelques-uns ont enseigné que le corps d’Adam n’a pas été formé à partir de la terre immédiatement mais médiatement, c’est-à-dire qu’un animal issu de la terre s’est perfectionné par une évolution continuelle jusqu’à pouvoir être informé par une âme rationnelle. Dieu lui a alors donné une âme rationnelle créée par lui et le faisant homme. Pour les partisans de cette opinion, le corps du premier homme a été tiré de la terre médiatement, car les animaux proviennent de la terre, et il a été formé par Dieu, car il a été informé par une âme que Dieu a créée. Ainsi Mivart, P. Leroy O.P., Fogazzaro, et d’autres[2]. »
De Mivart, il est dit en note : « Lessons from nature, 1876 ; Genesis of species, London, 1871. Ces œuvres ont été mises à l’Index des livres prohibés », et de Leroy : « Évolution restreinte aux espèces organiques, 1887. Cette œuvre a été mise à l’Index des livres prohibés en 1895… ».
2. « En 1891, Leroy a publié un ouvrage (L’évolution restreinte aux espèces organiques), qui défendait l’opinion du Dr. Mivart. Mais, en 1895, convoqué à Rome pour être entendu, il fut sommé de renoncer à son opinion, ce qu’il a fait. […] Quelques années plus tard, Zahm a écrit un livre qui défendait à nouveau comme probable l’opinion du Dr. Mivart. Mais lui aussi s’est vu contraint par le Saint-Office en 1899 de retirer son livre de la vente. Il est donc clair que le Saint-Office a rejeté cette opinion[3]. »
3. « Il faut également noter que l’autorité ecclésiastique a frappé plusieurs fois les auteurs qui de quelque manière ont enseigné que le corps du premier homme provient du corps d’un animal. Ainsi le P. Leroy a‑t-il dû se rétracter et le P. Zahm retirer du commerce un livre contenant la même doctrine[4]. »
De Zahm, il est dit en note : « Evolution and Dogma, dont la version italienne fut publiée à Sienne en 1896 ; cf. Civiltà Cattolica, série 17, t. 4, p. 362 : la déclaration de l’évêque de Crémone Mgr Bonomelli, en 1898. — Au dire de La Civiltà Cattolica (1902, t. 6, p. 77), une lettre de Mgr Hedley évêque de Newport, nous apprend que les dispositions auxquelles les PP. Leroy et Zahm se sont louablement soumis provenaient de la congrégation du Saint-Office. »
4. « En février 1895, le Saint-Office exigea du P. Leroy qu’il rectifie sa position. Quatre ans plus tard, la même demande fut adressée au Dr. Zahm et à deux évêques, l’italien Bonomelli et le nord-américain Hedley. Le Saint-Siège ne jugea cependant pas nécessaire de rendre publique l’affaire qui fut réglée de manière privée et sans intervention du magistère doctrinal[5]. »
5. « De même que Galilée fut convoqué et réprimandé par le Saint-Office, ainsi en fut-il des PP. Caverni et Leroy. De même qu’au 17e siècle, des travaux qui défendaient le système de Copernic furent mis à l’Index des livres prohibés, ainsi au 19e siècle en fut-il des travaux qui défendaient l’évolution humaine sous la plume de Caverni, Mivart, Leroy (et probablement d’autres encore) [6]». Dans la note 40, Harrison reprend en substance la note de Zubizarreta relative à Mivart déjà citée.
Si l’on en croit ces sources, les auteurs dont les œuvres ont été condamnées pour avoir défendu une possible conciliation entre évolution et foi catholique sont Raffaello Caverni, Dalmace Leroy, John Zahm, Geremia Bonomelli, John Hedley et St George Mivart.
En vérifiant les dires des manuels et autres blogs, force est de constater qu’ils fourmillent d’à‑peu-près[7]. Il s’avère en effet que
• ni Lessons from nature (1876), ni Genesis of species (1871) de Mivart ne sont inscrits à l’Index [en sens contraire n° 1 et 5] alors que le livre de Mivart sur l’enfer s’y trouve par décision du Saint-Office[8];
• L’Évolution restreinte aux espèces organiques de Leroy a été édité en 1891 (et non pas en 1887) et n’est pas inscrit au catalogue de l’Index [en sens contraire n° 1 et 5] ;
• Evolution and Dogma de Zahm n’a pas été condamné par le Saint-Office, mais a été versé à l’Index par la congrégation éponyme [en sens contraire n° 2] ;
• Caverni, Leroy et Zahm n’ont fait aucune soumission au Saint-Office, puisqu’ils n’ont eu affaire qu’à l’Index [en sens contraire n° 3, 4 et 5] ;
• Bonomelli et Hedley n’ont fait l’objet d’aucune procédure diligentée par le Saint-Office [en sens contraire n° 4], ni d’ailleurs par l’Index, en rapport avec l’évolution ;
• Nouvelles études de philosophie. Discours à un jeune étudiant de Caverni n’a pas été condamné par le Saint-Office, mais inscrit au catalogue de l’Index[9] par la congrégation éponyme [en sens contraire n° 5].
Pour apprécier le discours des manuels à sa juste valeur, il conviendrait de rétablir minutieusement les faits. C’est désormais possible grâce à l’ouverture aux chercheurs en 1998 des archives du Saint-Office (jusqu’en 1903) et de l’Index (jusqu’en 1917).
Profitant de cette opportunité, Mariano Artigas, Thomas F. Glick et Rafael A. Martinez ont mené des recherches sur les auteurs suspectés de complaisance avec l’évolutionnisme durant le pontificat de Léon XIII. Le résultat de leurs travaux a été publié en anglais[10] et en espagnol[11]. Résumons leurs travaux que le public francophone puisse en bénéficier.
En guise de préliminaire, esquissons l’histoire et la mécanique de la congrégation de l’Inde[12].
I. Connaissance élémentaire de l’Index
Par la constitution Licet ab initio du 21 juillet 1542, Paul III institue la Congrégation du Saint-Office, également qualifiée d’Inquisition générale et universelle contre la malice hérétique dans toute la République chrétienne. Cette congrégation permanente « n’était au début qu’un Tribunal pour les cas d’hérésie et de schisme[13]». Sur ordre de Paul IV, elle publie un premier catalogue des livres interdits en 1559.
Dès l’invention de l’imprimerie, l’Église s’était en effet préoccupée de son bon usage. Innocent VIII[14] et Alexandre VI[15] statuèrent en la matière dès la fin du 15e siècle. Lors de la 10e session du 5e concile du Latran, les Pères conciliaires assumèrent ces normes dans le décret De impressione librorum, promulgué par la bulle Inter sollicitudines de Léon X (4 mai 1515).
Le concile de Trente aborde l’impression des livres à trois reprises. Durant la 4e session, le décret De editione et usu sacrorum librorum du 8 avril 1544 codifie l’édition des bibles. Lors de la 18e session, le décret De lectu librorum du 26 février 1562 légifère sur la censure des livres. Pendant la 25e session, le décret De Indice librorum, catechismo, breviario et missali du 4 décembre 1563 confie au pape le soin de réviser et d’éditer l’index[16], le catéchisme, le bréviaire et le missel.
En 1571, saint Pie V décide d’établir la congrégation de l’Index en tant qu’institution permanente et distincte du Saint-Office. Dans l’organisation de la curie décrétée par Sixte V[17], la congrégation de l’Index occupe la 7e place. Par la bulle Sacrosanctum Catholicæ fidei du 17 octobre 1595, Clément VIII confirme les normes édictées par le concile de Trente.
Le 9 juillet 1753, Benoît XIV publie la bulle Sollicita ac provida qui codifie les règles de procédure à observer « pour dresser l’Index des livres de mauvaise doctrine, pour proscrire ces mêmes livres, pour les expurger et pour les permettre dans toute la République chrétienne ».
Soucieux de s’adapter aux nécessités du temps, Léon XIII publie le 25 janvier 1897 la constitution Officiorum ac munerum, qui abroge tous les décrets antérieurs —y compris ceux du concile de Trente— à l’exception de la bulle de Benoît XIV.
Par le motu proprio Alloquentes proxime du 25 mars 1917, Benoît XV officialise la disparition de la congrégation de l’Index dont la tâche est alors confiée au Saint-Office jusqu’à sa suppression par Paul VI en 1965[18].
Quant à sa structure, la congrégation de l’Index est présidée par un cardinal préfet, secondé par le maître du Sacré Palais[19] et un secrétaire[20]. Un certain nombre de consulteurs et de cardinaux participent aux différentes instances de la congrégation.
La procédure mise en place par Benoît XIV comporte cinq étapes[21] :
[A] la dénonciation du livre par un tiers ou l’autosaisie de la congrégation.
[B] l’examen préliminaire du livre par le secrétaire et le(s) consulteur(s) choisi(s) qui rédigent leurs rapports, lesquels sont imprimés et distribués aux autres consulteurs.
[C] la Congrégation Préparatoire ou Particulière qui réunit le secrétaire, le maître du Sacré Palais et les consulteurs. Leur mission est de discuter les rapports, de préparer le jugement des cardinaux et d’émettre un vœu au sujet du livre. Le secrétaire transmet aux cardinaux les rapports préliminaires, le résumé de la discussion entre consulteurs et le résultat du vote.
[D] la Congrégation Générale qui est constituée du cardinal préfet, du secrétaire, du maître du sacré palais et des cardinaux membres. Leur mission est de juger le livre et, le cas échéant, d’émettre une sentence. Le secrétaire résume l’ensemble de la procédure afin de l’exposer de vive voix au pape en vue de la promulgation du décret.
[E] l’audience du secrétaire avec le pape au cours de laquelle celui-ci approuve (ou pas) la publication du décret. Affiché à la chancellerie du Vatican, le décret précise le titre, le lieu et la date de publication de l’ouvrage censuré ; il mentionne le cas échéant la soumission de l’auteur ; il comporte la date de publication du décret ainsi que la signature du préfet et du secrétaire de la congrégation. Le décret est intégré, sauf disposition contraire, dans l’édition suivante du catalogue des ouvrages prohibés.
Quant à leur valeur, « les décrets par lesquels la sacrée congrégation de l’Index condamne et prohibe un livre sont simplement disciplinaires. Elle ne définit jamais un point de doctrine ; elle ne déclare pas authentiquement qu’une proposition doit être admise ou rejetée, etc. ; elle peut motiver sa sentence par des considérants d’ordre doctrinal, mais la sentence elle-même est purement disciplinaire et non dogmatique[22] ».
A suivre
Source : Courrier de Rome n° 683 – février 2025
- Anne-Edgar Wilke, Regard de la foi sur l’évolution. L’origine de l’homme d’après les Pères de l’Église, Quentin Moreau éditeur, 2023, p. 13.[↩]
- Valentino Zubizarreta, Theologia dogmatico-scholastica ad mentem s. Thomæ Aquinatis, t. 2 : De Deo uno, de Deo trino et de Deo creatore, Ed. El Carmen, Vitoria, 1948, p. 469, n° 728.[↩]
- Christian Pesch, Prælectiones dogmaticæ, t. 3 : De Deo creante et elevante. De Deo fine ultimo, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1925, p. 88.[↩]
- Charles Boyer, Tractatus de Deo creante et elevante, Rome, 1948, p. 176.[↩]
- Juan Luis Ruiz de la Peña, Imagen de Dios : antropología teológica fundamental, Editorial Sal Terræ, Santander, 1988, p. 251.[↩]
- Brian W. Harrison, « Early Vatican responses to evolutionist theology », mai 2001 (disponible sur http://www.rtforum.org/lt/lt93.html).[↩]
- La suite de l’article démontrera nos dires.[↩]
- « Mivart, St George. Hapiness in Hell (Nineteenth Century, London, dec. 1892, feb. et apr. 1893). Decr. S. Off. 19 jul. 1893. » (Index librorum prohibitorum, Polyglotte Vaticane, 1948, p. 324).[↩]
- « Caverni, Rafaello. De’ nuovi studi della filosofia, discorsi a un giovane studente. Decr. 1 jul. 1878. » (Index librorum prohibitorum, Polyglotte Vaticane, 1948, p. 84).[↩]
- Mariano Artigas, Thomas F. Glick and Rafael A. Martínez, Negotiating Darwin : The Vatican Confronts Evolution, 1877–1902, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2006, 326 pages.[↩]
- Mariano Artigas, Thomas F. Glick et Rafael A. Martinez, Seis católicos evolucionistas. El Vaticano frente a la Evolución (1877–1902), B.A.C., Madrid, 2010, 406 pages.[↩]
- Index désigne soit la congrégation chargée d’opérer la censure des livres, soit le catalogue des livres dont la lecture est prohibée. Le contexte suffit d’ordinaire pour identifier le sens choisi.[↩]
- Présentation du Dicastère pour la Doctrine de la Foi (profil historique) sur le site du Vatican.[↩]
- Innocent VIII, Constitution Inter multiplices, 17 novembre 1487.[↩]
- Alexandre VI, Constitution Inter multiplices, 1er juin 1501.[↩]
- Le 24 mars 1564, Pie IV édicte la bulle Dominici gregis custodiæ qui publie un nouveau catalogue des livres interdits, énonce dix règles pour l’examen des livres et distingue différentes catégories de livres interdits.[↩]
- Sixte V, Bulle Immensa æterni Dei, 22 janvier 1588.[↩]
- Le motu proprio Integræ servandæ du 7 décembre 1965 qui institue la Congrégation pour la Doctrine de la Foi ne dit rien de l’Index. Une note émanée de ladite congrégation en officialise la disparition le 14 juin 1966.[↩]
- Sa fonction équivaut à celle du théologien de la Maison Pontificale dans la curie actuelle.[↩]
- Le secrétaire de l’Index est toujours un religieux dominicain, à l’exception du premier qui était franciscain.[↩]
- Quand le cas est complexe, les étapes [B], [C] et [D] peuvent être répétées. La même nomenclature est conservée dans l’exposé des procédures ci-après.[↩]
- Lucien Choupin, Valeur des décisions doctrinales et disciplinaires du Saint-Siège, Paris, G. Beauchesne, 1913, p. 95.[↩]