L’évolution mise à l’Index (1)

Palais du Saint-Office abritant la Congrégation pour la doctrine de la Foi. Crédit : Jim McIntosh / Wikimédia / CC BY 2.0

Peut-​on déduire des déci­sions de l’Index une condam­na­tion par l’Eglise de la doc­trine de l’évolution ?

1. Et d’abord, com­ment fonc­tion­nait l’Index ?

Évoquant les rap­ports entre évo­lu­tion et foi catho­lique, un ouvrage récent constate que « l’Église a désa­voué à plu­sieurs reprises les efforts entre­pris par cer­tains auteurs pour adap­ter le sys­tème évo­lu­tion­niste aux exi­gences de la foi[1]». Illustrant son pro­pos, l’auteur men­tionne briè­ve­ment les ten­ta­tives concor­distes d’un laïc —St George Mivart— et de deux reli­gieux —les PP. Dalmace Leroy op et John Zahm csc— à la fin du 19e siècle.

Un bref son­dage dans les manuels de théo­lo­gie et sur un blog de for­ma­tion théo­lo­gique per­met de confir­mer et d’amplifier ce constat :

1. « Quelques-​uns ont ensei­gné que le corps d’Adam n’a pas été for­mé à par­tir de la terre immé­dia­te­ment mais média­te­ment, c’est-à-dire qu’un ani­mal issu de la terre s’est per­fec­tion­né par une évo­lu­tion conti­nuelle jusqu’à pou­voir être infor­mé par une âme ration­nelle. Dieu lui a alors don­né une âme ration­nelle créée par lui et le fai­sant homme. Pour les par­ti­sans de cette opi­nion, le corps du pre­mier homme a été tiré de la terre média­te­ment, car les ani­maux pro­viennent de la terre, et il a été for­mé par Dieu, car il a été infor­mé par une âme que Dieu a créée. Ainsi Mivart, P. Leroy O.P., Fogazzaro, et d’autres[2]. »

De Mivart, il est dit en note : « Lessons from nature, 1876 ; Genesis of spe­cies, London, 1871. Ces œuvres ont été mises à l’Index des livres pro­hi­bés », et de Leroy : « Évolution res­treinte aux espèces orga­niques, 1887. Cette œuvre a été mise à l’Index des livres pro­hi­bés en 1895… ».

2. « En 1891, Leroy a publié un ouvrage (L’évolution res­treinte aux espèces orga­niques), qui défen­dait l’opinion du Dr. Mivart. Mais, en 1895, convo­qué à Rome pour être enten­du, il fut som­mé de renon­cer à son opi­nion, ce qu’il a fait. […] Quelques années plus tard, Zahm a écrit un livre qui défen­dait à nou­veau comme pro­bable l’opinion du Dr. Mivart. Mais lui aus­si s’est vu contraint par le Saint-​Office en 1899 de reti­rer son livre de la vente. Il est donc clair que le Saint-​Office a reje­té cette opi­nion[3]. »

3. « Il faut éga­le­ment noter que l’autorité ecclé­sias­tique a frap­pé plu­sieurs fois les auteurs qui de quelque manière ont ensei­gné que le corps du pre­mier homme pro­vient du corps d’un ani­mal. Ainsi le P. Leroy a‑t-​il dû se rétrac­ter et le P. Zahm reti­rer du com­merce un livre conte­nant la même doc­trine[4]. »

De Zahm, il est dit en note : « Evolution and Dogma, dont la ver­sion ita­lienne fut publiée à Sienne en 1896 ; cf. Civiltà Cattolica, série 17, t. 4, p. 362 : la décla­ra­tion de l’évêque de Crémone Mgr Bonomelli, en 1898. — Au dire de La Civiltà Cattolica (1902, t. 6, p. 77), une lettre de Mgr Hedley évêque de Newport, nous apprend que les dis­po­si­tions aux­quelles les PP. Leroy et Zahm se sont loua­ble­ment sou­mis pro­ve­naient de la congré­ga­tion du Saint-Office. »

4. « En février 1895, le Saint-​Office exi­gea du P. Leroy qu’il rec­ti­fie sa posi­tion. Quatre ans plus tard, la même demande fut adres­sée au Dr. Zahm et à deux évêques, l’italien Bonomelli et le nord-​américain Hedley. Le Saint-​Siège ne jugea cepen­dant pas néces­saire de rendre publique l’affaire qui fut réglée de manière pri­vée et sans inter­ven­tion du magis­tère doc­tri­nal[5]. »

5. « De même que Galilée fut convo­qué et répri­man­dé par le Saint-​Office, ain­si en fut-​il des PP. Caverni et Leroy. De même qu’au 17e siècle, des tra­vaux qui défen­daient le sys­tème de Copernic furent mis à l’Index des livres pro­hi­bés, ain­si au 19e siècle en fut-​il des tra­vaux qui défen­daient l’évolution humaine sous la plume de Caverni, Mivart, Leroy (et pro­ba­ble­ment d’autres encore) [6]». Dans la note 40, Harrison reprend en sub­stance la note de Zubizarreta rela­tive à Mivart déjà citée.

Si l’on en croit ces sources, les auteurs dont les œuvres ont été condam­nées pour avoir défen­du une pos­sible conci­lia­tion entre évo­lu­tion et foi catho­lique sont Raffaello Caverni, Dalmace Leroy, John Zahm, Geremia Bonomelli, John Hedley et St George Mivart.

En véri­fiant les dires des manuels et autres blogs, force est de consta­ter qu’ils four­millent d’à‑peu-près[7]. Il s’avère en effet que

• ni Lessons from nature (1876), ni Genesis of spe­cies (1871) de Mivart ne sont ins­crits à l’Index [en sens contraire n° 1 et 5] alors que le livre de Mivart sur l’enfer s’y trouve par déci­sion du Saint-​Office[8];

L’Évolution res­treinte aux espèces orga­niques de Leroy a été édi­té en 1891 (et non pas en 1887) et n’est pas ins­crit au cata­logue de l’Index [en sens contraire n° 1 et 5] ;

Evolution and Dogma de Zahm n’a pas été condam­né par le Saint-​Office, mais a été ver­sé à l’Index par la congré­ga­tion épo­nyme [en sens contraire n° 2] ;

• Caverni, Leroy et Zahm n’ont fait aucune sou­mis­sion au Saint-​Office, puisqu’ils n’ont eu affaire qu’à l’Index [en sens contraire n° 3, 4 et 5] ;

• Bonomelli et Hedley n’ont fait l’objet d’aucune pro­cé­dure dili­gen­tée par le Saint-​Office [en sens contraire n° 4], ni d’ailleurs par l’Index, en rap­port avec l’évolution ;

Nouvelles études de phi­lo­so­phie. Discours à un jeune étu­diant de Caverni n’a pas été condam­né par le Saint-​Office, mais ins­crit au cata­logue de l’Index[9] par la congré­ga­tion épo­nyme [en sens contraire n° 5].

Pour appré­cier le dis­cours des manuels à sa juste valeur, il convien­drait de réta­blir minu­tieu­se­ment les faits. C’est désor­mais pos­sible grâce à l’ouverture aux cher­cheurs en 1998 des archives du Saint-​Office (jusqu’en 1903) et de l’Index (jusqu’en 1917).

Profitant de cette oppor­tu­ni­té, Mariano Artigas, Thomas F. Glick et Rafael A. Martinez ont mené des recherches sur les auteurs sus­pec­tés de com­plai­sance avec l’évolutionnisme durant le pon­ti­fi­cat de Léon XIII. Le résul­tat de leurs tra­vaux a été publié en anglais[10] et en espa­gnol[11]. Résumons leurs tra­vaux que le public fran­co­phone puisse en bénéficier.

En guise de pré­li­mi­naire, esquis­sons l’histoire et la méca­nique de la congré­ga­tion de l’Inde[12].

I. Connaissance élémentaire de l’Index

Par la consti­tu­tion Licet ab ini­tio du 21 juillet 1542, Paul III ins­ti­tue la Congrégation du Saint-​Office, éga­le­ment qua­li­fiée d’Inquisition géné­rale et uni­ver­selle contre la malice héré­tique dans toute la République chré­tienne. Cette congré­ga­tion per­ma­nente « n’était au début qu’un Tribunal pour les cas d’hérésie et de schisme[13]». Sur ordre de Paul IV, elle publie un pre­mier cata­logue des livres inter­dits en 1559.

Dès l’invention de l’imprimerie, l’Église s’était en effet pré­oc­cu­pée de son bon usage. Innocent VIII[14] et Alexandre VI[15] sta­tuèrent en la matière dès la fin du 15e siècle. Lors de la 10e ses­sion du 5e concile du Latran, les Pères conci­liaires assu­mèrent ces normes dans le décret De impres­sione libro­rum, pro­mul­gué par la bulle Inter sol­li­ci­tu­dines de Léon X (4 mai 1515).

Le concile de Trente aborde l’impression des livres à trois reprises. Durant la 4e ses­sion, le décret De edi­tione et usu sacro­rum libro­rum du 8 avril 1544 codi­fie l’édition des bibles. Lors de la 18e ses­sion, le décret De lec­tu libro­rum du 26 février 1562 légi­fère sur la cen­sure des livres. Pendant la 25e ses­sion, le décret De Indice libro­rum, cate­chis­mo, bre­via­rio et mis­sa­li du 4 décembre 1563 confie au pape le soin de révi­ser et d’éditer l’index[16], le caté­chisme, le bré­viaire et le missel.

En 1571, saint Pie V décide d’établir la congré­ga­tion de l’Index en tant qu’institution per­ma­nente et dis­tincte du Saint-​Office. Dans l’organisation de la curie décré­tée par Sixte V[17], la congré­ga­tion de l’Index occupe la 7e place. Par la bulle Sacrosanctum Catholicæ fidei du 17 octobre 1595, Clément VIII confirme les normes édic­tées par le concile de Trente.

Le 9 juillet 1753, Benoît XIV publie la bulle Sollicita ac pro­vi­da qui codi­fie les règles de pro­cé­dure à obser­ver « pour dres­ser l’Index des livres de mau­vaise doc­trine, pour pros­crire ces mêmes livres, pour les expur­ger et pour les per­mettre dans toute la République chrétienne ».

Soucieux de s’adapter aux néces­si­tés du temps, Léon XIII publie le 25 jan­vier 1897 la consti­tu­tion Officiorum ac mune­rum, qui abroge tous les décrets anté­rieurs —y com­pris ceux du concile de Trente— à l’exception de la bulle de Benoît XIV.

Par le motu pro­prio Alloquentes proxime du 25 mars 1917, Benoît XV offi­cia­lise la dis­pa­ri­tion de la congré­ga­tion de l’Index dont la tâche est alors confiée au Saint-​Office jusqu’à sa sup­pres­sion par Paul VI en 1965[18].

Quant à sa struc­ture, la congré­ga­tion de l’Index est pré­si­dée par un car­di­nal pré­fet, secon­dé par le maître du Sacré Palais[19] et un secré­taire[20]. Un cer­tain nombre de consul­teurs et de car­di­naux par­ti­cipent aux dif­fé­rentes ins­tances de la congrégation.

La pro­cé­dure mise en place par Benoît XIV com­porte cinq étapes[21] :

[A] la dénon­cia­tion du livre par un tiers ou l’autosaisie de la congrégation.

[B] l’examen pré­li­mi­naire du livre par le secré­taire et le(s) consulteur(s) choisi(s) qui rédigent leurs rap­ports, les­quels sont impri­més et dis­tri­bués aux autres consulteurs.

[C] la Congrégation Préparatoire ou Particulière qui réunit le secré­taire, le maître du Sacré Palais et les consul­teurs. Leur mis­sion est de dis­cu­ter les rap­ports, de pré­pa­rer le juge­ment des car­di­naux et d’émettre un vœu au sujet du livre. Le secré­taire trans­met aux car­di­naux les rap­ports pré­li­mi­naires, le résu­mé de la dis­cus­sion entre consul­teurs et le résul­tat du vote.

[D] la Congrégation Générale qui est consti­tuée du car­di­nal pré­fet, du secré­taire, du maître du sacré palais et des car­di­naux membres. Leur mis­sion est de juger le livre et, le cas échéant, d’émettre une sen­tence. Le secré­taire résume l’ensemble de la pro­cé­dure afin de l’exposer de vive voix au pape en vue de la pro­mul­ga­tion du décret.

[E] l’audience du secré­taire avec le pape au cours de laquelle celui-​ci approuve (ou pas) la publi­ca­tion du décret. Affiché à la chan­cel­le­rie du Vatican, le décret pré­cise le titre, le lieu et la date de publi­ca­tion de l’ouvrage cen­su­ré ; il men­tionne le cas échéant la sou­mis­sion de l’auteur ; il com­porte la date de publi­ca­tion du décret ain­si que la signa­ture du pré­fet et du secré­taire de la congré­ga­tion. Le décret est inté­gré, sauf dis­po­si­tion contraire, dans l’édition sui­vante du cata­logue des ouvrages prohibés.

Quant à leur valeur, « les décrets par les­quels la sacrée congré­ga­tion de l’Index condamne et pro­hibe un livre sont sim­ple­ment dis­ci­pli­naires. Elle ne défi­nit jamais un point de doc­trine ; elle ne déclare pas authen­ti­que­ment qu’une pro­po­si­tion doit être admise ou reje­tée, etc. ; elle peut moti­ver sa sen­tence par des consi­dé­rants d’ordre doc­tri­nal, mais la sen­tence elle-​même est pure­ment dis­ci­pli­naire et non dog­ma­tique[22] ».

A suivre

Source : Courrier de Rome n° 683 – février 2025

Notes de bas de page
  1. Anne-​Edgar Wilke, Regard de la foi sur l’évolution. L’origine de l’homme d’après les Pères de l’Église, Quentin Moreau édi­teur, 2023, p. 13.[]
  2. Valentino Zubizarreta, Theologia dogmatico-​scholastica ad men­tem s. Thomæ Aquinatis, t. 2 : De Deo uno, de Deo tri­no et de Deo crea­tore, Ed. El Carmen, Vitoria, 1948, p. 469, n° 728.[]
  3. Christian Pesch, Prælectiones dog­ma­ticæ, t. 3 : De Deo creante et ele­vante. De Deo fine ulti­mo, Fribourg-​en-​Brisgau, Herder, 1925, p. 88.[]
  4. Charles Boyer, Tractatus de Deo creante et ele­vante, Rome, 1948, p. 176.[]
  5. Juan Luis Ruiz de la Peña, Imagen de Dios : antro­po­logía teoló­gi­ca fun­da­men­tal, Editorial Sal Terræ, Santander, 1988, p. 251.[]
  6. Brian W. Harrison, « Early Vatican res­ponses to evo­lu­tio­nist theo­lo­gy », mai 2001 (dis­po­nible sur http://​www​.rtfo​rum​.org/​l​t​/​l​t​9​3​.​h​tml).[]
  7. La suite de l’article démon­tre­ra nos dires.[]
  8. « Mivart, St George. Hapiness in Hell (Nineteenth Century, London, dec. 1892, feb. et apr. 1893). Decr. S. Off. 19 jul. 1893. » (Index libro­rum pro­hi­bi­to­rum, Polyglotte Vaticane, 1948, p. 324).[]
  9. « Caverni, Rafaello. De’ nuo­vi stu­di del­la filo­so­fia, dis­cor­si a un gio­vane stu­dente. Decr. 1 jul. 1878. » (Index libro­rum pro­hi­bi­to­rum, Polyglotte Vaticane, 1948, p. 84).[]
  10. Mariano Artigas, Thomas F. Glick and Rafael A. Martínez, Negotiating Darwin : The Vatican Confronts Evolution, 1877–1902, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2006, 326 pages.[]
  11. Mariano Artigas, Thomas F. Glick et Rafael A. Martinez, Seis cató­li­cos evo­lu­cio­nis­tas. El Vaticano frente a la Evolución (1877–1902), B.A.C., Madrid, 2010, 406 pages.[]
  12. Index désigne soit la congré­ga­tion char­gée d’opérer la cen­sure des livres, soit le cata­logue des livres dont la lec­ture est pro­hi­bée. Le contexte suf­fit d’ordinaire pour iden­ti­fier le sens choi­si.[]
  13. Présentation du Dicastère pour la Doctrine de la Foi (pro­fil his­to­rique) sur le site du Vatican.[]
  14. Innocent VIII, Constitution Inter mul­ti­plices, 17 novembre 1487.[]
  15. Alexandre VI, Constitution Inter mul­ti­plices, 1er juin 1501.[]
  16. Le 24 mars 1564, Pie IV édicte la bulle Dominici gre­gis cus­to­diæ qui publie un nou­veau cata­logue des livres inter­dits, énonce dix règles pour l’examen des livres et dis­tingue dif­fé­rentes caté­go­ries de livres inter­dits.[]
  17. Sixte V, Bulle Immensa æter­ni Dei, 22 jan­vier 1588.[]
  18. Le motu pro­prio Integræ ser­vandæ du 7 décembre 1965 qui ins­ti­tue la Congrégation pour la Doctrine de la Foi ne dit rien de l’Index. Une note éma­née de ladite congré­ga­tion en offi­cia­lise la dis­pa­ri­tion le 14 juin 1966.[]
  19. Sa fonc­tion équi­vaut à celle du théo­lo­gien de la Maison Pontificale dans la curie actuelle.[]
  20. Le secré­taire de l’Index est tou­jours un reli­gieux domi­ni­cain, à l’exception du pre­mier qui était fran­cis­cain.[]
  21. Quand le cas est com­plexe, les étapes [B], [C] et [D] peuvent être répé­tées. La même nomen­cla­ture est conser­vée dans l’exposé des pro­cé­dures ci-​après.[]
  22. Lucien Choupin, Valeur des déci­sions doc­tri­nales et dis­ci­pli­naires du Saint-​Siège, Paris, G. Beauchesne, 1913, p. 95.[]