Rationnels ?

Les cardinaux Ottaviani et Bacci, auteurs du Bref examen critique du Novus Ordo Missae. en 1969.

Certains reprochent à la Fraternité Saint-​Pie X son refus par prin­cipe du Novus Ordo Missae de Paul VI – même célé­bré avec digni­té. Qui n’est pas rationnel ? 

Lors de l’homélie qu’il pro­non­ça à l’occasion du jubi­lé de ses soixante ans de sacer­doce, près de Paris au Bourget, devant près de 23 000 fidèles, Mgr Lefebvre fit men­tion de « la prière d’oblation de l’hostie que le prêtre récite tous les jours au saint Autel ». Belle prière, dont il sou­li­gna toute l’importance, puisqu’elle indique la nature exacte du saint sacri­fice de la messe et aus­si la nature exacte du sacer­doce, en rai­son duquel celui qui est consa­cré prêtre est tout entier voué à la célé­bra­tion de ce sacrifice.

« Recevez, Père très Saint, Dieu éter­nel et tout-​puissant, cette hos­tie imma­cu­lée que je vous offre, bien indigne ser­vi­teur, à vous mon Dieu, vivant et véri­table pour mes innom­brables péchés, offenses et négli­gences, pour tous ceux qui sont ici pré­sents, pour les fidèles chré­tiens vivants et morts, que cette obla­tion serve à mon salut et au leur, pour la vie éter­nelle. Ainsi soit-il ».

2. La messe est un sacri­fice pro­pi­tia­toire, c’est-à-dire l’offrande du Corps et du Sang de Jésus Christ, immo­lé pour le rachat des âmes des fidèles vivants et morts, immo­la­tion d’une vic­time offerte à Dieu pour satis­faire tant au péché ori­gi­nel de tout le genre humain qu’aux péchés per­son­nels de tous les hommes. Comme tout sacre­ment, la messe est d’abord un signe : elle cause ce qu’elle signi­fie, dans la mesure exacte où elle le signi­fie. Or, cette nature pro­fonde de la messe, qui est le sacre­ment de l’unique sacri­fice rédemp­teur, accom­pli par le Verbe Incarné, est beau­coup plus clai­re­ment signi­fiée par les prières de l’offertoire que par les paroles de la consé­cra­tion et c’est pour­quoi l’on a pu dire que « dans ses carac­té­ris­tiques spé­ci­fiques, l’offertoire de la messe de saint Pie V a tou­jours consti­tué un des prin­ci­paux élé­ments pour dis­tin­guer la messe catho­lique de la cène pro­tes­tante »[1]

3. Redisons ces évi­dences[2]. C’est pré­ci­sé­ment en tant qu’elle est expli­ci­te­ment décla­rée comme l’offrande de l’immolation du Christ, faite à la Trinité Sainte, que la messe appa­raît pour ce qu’elle est, c’est-à- dire à la fois pour ce qu’elle signi­fie et ce qu’elle cause, étant réfé­rée à l’oblation et à l’immolation mêmes du Christ. Les paroles de la double consé­cra­tion, expriment certes l’immolation que Jésus-​Christ fait de Lui-​même. Celle-​ci est alors réa­li­sée d’une manière mys­té­rieuse, qui est la manière propre au sacre­ment. Les paroles de la forme signi­fient ce qu’elles causent et causent ce qu’elles signi­fient, c’est-à-dire la pré­sence réelle sacra­men­telle et du Corps et du Sang du Christ. L’immolation est réa­li­sée, elle aus­si, selon ce mode sacra­men­tel, du fait que la consé­cra­tion est double et que le pain est trans­sub­stan­tié au Corps du Christ sépa­ré­ment de la trans­sub­stan­tia­tion du vin au Sang du Christ. Cela est, en toute réa­li­té, dans la mesure où cela est signi­fié. Enfin, le Christ ain­si sacra­men­tel­le­ment immo­lé, du fait de la sépa­ra­tion sacra­men­telle de son Corps et de son Sang, est offert à la Trinité Sainte, en vic­time de pro­pi­tia­tion. Cependant, cette offrande n’est pas expri­mée en ce moment du rite, qui est celui de la pro­non­cia­tion des paroles de la consé­cra­tion. Voilà pour­quoi il est néces­saire qu’une autre par­tie du rite soit consa­crée à expri­mer ce qui ne l’est pas au moment de la consé­cra­tion, à savoir ce fait de l’offrande du Christ immo­lé. Et c’est pré­ci­sé­ment le rôle de l’offertoire de don­ner cette expres­sion dis­tincte. Moyennant quoi, le signe sacra­men­tel acquiert toute son inté­gri­té, les paroles de la consé­cra­tion obte­nant leur valeur signi­fiante et sacra­men­telle en dépen­dance des prières de l’offertoire, comme de tout le reste du rite.

4. Tout cela est d’une impor­tance extrême, et a d’ailleurs été clai­re­ment recon­nu par les pro­tes­tants, comme l’on peut s’en rendre compte à par­tir de l’ouvrage du pas­teur luthé­rien Luther D. Reed, paru en 1959 et inti­tu­lé The Lutheran litur­gy. Luther D. Reed a ensei­gné la litur­gie pen­dant trente-​quatre ans au sémi­naire luthé­rien de Philadelphie. Il fut l’un des pro­mo­teurs du mou­ve­ment qui tente d’uniformiser la litur­gie luthé­rienne aux Etats-​Unis [3]. Il écrit sans ambages que « la prière cen­trale de l’offertoire Suscipe sancte Pater est une par­faite expo­si­tion de la doc­trine catho­lique romaine sur le sacri­fice de la messe ». Il ajoute : « Tous les réfor­ma­teurs reje­tèrent l’offertoire romain et son idée d’une offrande pour les péchés faite par le prêtre, au lieu d’une offrande de recon­nais­sance faite par le peuple. Luther […] appe­lait l’offertoire romain une abo­mi­na­tion où l’on entend et sent par­tout l’oblation ».

5. Voilà pour­quoi la sup­pres­sion de ces prières de l’offertoire, dans le Novus Ordo du Pape Paul VI, est si lourde de consé­quences. Sans ces prières de l’offertoire, les paroles de la consé­cra­tion ne sont plus les mêmes, car leur signi­fi­ca­tion pro­fonde n’est plus suf­fi­sam­ment expli­ci­tée par le rite. Sans l’offertoire de l’Ordo Missae de saint Pie V, ou avec le nou­vel offer­toire du Novus Ordo Missae de Paul VI, le rite de la messe ne signi­fie plus ce qu’EST le sacri­fice de la Croix offert par l’Eglise ; le nou­veau rite de Paul VI n’en appa­raît donc que plus faci­le­ment comme le simple mémo­rial, mémoire d’un sacri­fice et non plus sacri­fice actuel­le­ment offert.

6. Cette sup­pres­sion de l’offertoire est l’une des nom­breuses rai­sons mises en lumière et avan­cées par le Bref exa­men cri­tique du Novus Ordo mis­sae pour conclure que le nou­veau rite « s’éloigne de manière impres­sion­nante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théo­lo­gie catho­lique de la Sainte Messe, telle qu’elle a été for­mu­lée à la XXe ses­sion du Concile de Trente, lequel, en fixant défi­ni­ti­ve­ment les canons du rite, éle­va une bar­rière infran­chis­sable contre toute héré­sie qui pour­rait por­ter atteinte à l’intégrité du Mystère » [4].

Ceux qui ont la pré­ten­tion de dénon­cer comme dérai­son­nable et indu le refus de la Fraternité devraient sinon prou­ver que le Novus Ordo Missae de Paul VI ne s’éloigne pas « de manière impres­sion­nante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théo­lo­gie catho­lique de la sainte messe », du moins éta­blir de manière convain­cante que cet éloi­gne­ment n’est pas prou­vé de manière déci­sive par le Bref exa­men cri­ti­que des car­di­naux Ottaviani et Bacci.

7. Le refus de prin­cipe du Novus Ordo Missae de Paul VI s’impose logi­que­ment à la suite de ce constat et il vaut ce que valent les rai­sons avan­cées par l’étude remise au Pape par les deux car­di­naux Ottaviani et Bacci. Ceux qui vou­draient, d’une manière ou d’une autre, refu­ser caté­go­ri­que­ment à la Fraternité Saint Pie X le droit ou le devoir légi­time d’un tel refus se devraient, en consé­quence, de com­men­cer par argu­men­ter pour éta­blir tout aus­si caté­go­ri­que­ment que les rai­sons avan­cées par le Bref exa­men cri­tique ne suf­fisent pas à moti­ver la conclu­sion signa­lée. Ceux qui ont la pré­ten­tion de dénon­cer comme dérai­son­nable et indu le refus de la Fraternité devraient sinon prou­ver que le Novus Ordo Missae de Paul VI ne s’éloigne pas « de manière impres­sion­nante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théo­lo­gie catho­lique de la sainte messe », du moins éta­blir de manière convain­cante que cet éloi­gne­ment n’est pas prou­vé de manière déci­sive par le Bref exa­men cri­tique. Autrement dit, il serait néces­saire de leur part de réfu­ter scien­ti­fi­que­ment la valeur démons­tra­tive de l’é­tude théo­lo­gique pré­sen­tée au Pape Paul VI et sur laquelle s’appuie la Fraternité pour refu­ser la réforme litur­gique du nou­vel Novus Ordo Missae.

8. Or, du moins à notre connais­sance, cette réfu­ta­tion n’apparaît qua­si­ment jamais sous la plume et dans la bouche de tous ceux qui contestent à la Fraternité Saint Pie X (et par­fois avec une sévé­ri­té extrême) le bien-​fondé de son atti­tude. Une telle contes­ta­tion entend se moti­ver de façon pra­ti­que­ment exclu­sive par le recours à un argu­ment d’autorité, dont on peut rai­son­na­ble­ment nier, au moins en grande par­tie, la per­ti­nence. Certes, oui, l’autorité suprême dans l’Eglise, telle qu’elle béné­fi­cie des pro­messes du Christ et de l’assistance du Saint Esprit, ne sau­rait impo­ser à ses fidèles par voie de pro­mul­ga­tion juri­dique un rite intrin­sè­que­ment mau­vais, du fait même qu’il s’éloigne de manière impres­sion­nante de la défi­ni­tion catho­lique de la messe et occa­sionne une dimi­nu­tion grave, voire une perte géné­ra­li­sée, de la foi. Mais il y a là un prin­cipe d’ordre géné­ral, qui doit se véri­fier au milieu de cir­cons­tances variables. Peut-​on l’appliquer tel quel dans le contexte des réformes entre­prises lors du concile Vatican II et après ? Doit-​on consi­dé­rer (même si l’on recon­naît à ce Pape sa légi­ti­mi­té entière) que Paul VI a véri­ta­ble­ment impo­sé le Novus Ordo Missae par la voie d’une pro­mul­ga­tion juri­dique valide et légi­time ? En d’autres termes, une telle réforme litur­gique, à ce point défi­ciente, peut-​elle consti­tuer l’objet et la matière d’un acte de l’autorité ? Autant de ques­tions qui doivent se poser – et qui se sont posées[5]- si l’on veut envi­sa­ger hon­nê­te­ment les dif­fi­cul­tés sou­le­vées par la réforme litur­gique de Paul VI. Le recours à un argu­ment d’autorité basé essen­tiel­le­ment sur l’indéfectibilité de l’Eglise s’en trouve rela­ti­vi­sé d’autant[6].

9. Ce que l’on serait en droit d’attendre, de la part de tous ceux qui entendent refu­ser à la Fraternité Saint Pie X la légi­ti­mi­té de sa posi­tion, c’est une étude ser­rée du Bref exa­men cri­tique, étude repre­nant un à un, pour les pas­ser au crible, et les réduire à néant, tous les argu­ments avan­cés à l’appui de la conclu­sion pré­sen­tée au Pape Paul VI par les car­di­naux Ottaviani et Bacci, dans leur Préface. L’obéissance à une réforme litur­gique doit être réglée par la foi, et, celle-​ci n’étant pas un assen­ti­ment aveugle mais une adhé­sion intel­lec­tuelle de la droite rai­son, rai­son qui reste droite même lorsqu’elle est moti­vée, dépas­sée et confor­tée par la grâce, il s’agit ici de véri­fier en tout pre­mier lieu si la cri­tique du Novus Ordo Missae est ration­nelle ou non. Le refus ou même la simple négli­gence de cette véri­fi­ca­tion ne peut que rendre irra­tion­nelle, et à tout le moins dépour­vue de cré­di­bi­li­té, toute démarche entre­prise pour dénon­cer l’attitude de Mgr Lefebvre et de la Fraternité par lui fondée.

Source : Courrier de Rome n° 682 – jan­vier 2025

Notes de bas de page
  1. Arnaldo Xavier Da Silveira, La Nouvelle Messe de Paul VI, qu’en pen­ser ? Editions de Chiré, Diffusion de la Pensée Française, 1975, cha­pitre III, § B, p. 64.[]
  2. Voir à ce sujet le numé­ro de sep­tembre 2021 du Courrier de Rome, spé­cia­le­ment l’article inti­tu­lé « La Nouvelle Messe de Paul VI est-​elle un sacri­fice (II) ? »[]
  3. Arnaldo Xavier Da Silveira, La Nouvelle Messe de Paul VI, qu’en pen­ser ? Editions de Chiré, Diffusion de la Pensée Française, 1975, cha­pitre V, sur­tout au § C, p. 141 et sv[]
  4. Cardinaux Ottaviani et Bacci, « Préface au pape Paul VI » dans Bref exa­men cri­tique du Novus ordo mis­sae, Iris, p. 6. Sur ce point, voir aus­si les articles parus dans le numé­ro de sep­tembre 2021 du Courrier de Rome.[]
  5. En témoignent, entre autres, le livre de Louis Salleron, La Nouvelle Messe, paru aux Nouvelles Editions Latines en 1970 ain­si que ses études réunies sous le titre La Nouvelle Messe, cin­quante ans après. Chronique de l’après-Concile, Dominique Martin Morin, 2020. Voir aus­si le livre de l’abbé Claude Barthe, La Messe de Vatican II. Dossier his­to­rique, Via Romana, 2018[]
  6. Voir l’article inti­tu­lé « L’Eglise est indé­fec­tible » dans le numé­ro de sep­tembre 2024 du Courrier de Rome.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.