De Nostra Aetate à Benoît XVI : L’impossible dualité

Le Christ devant Caïphe par Matthias Stom, 1630. Crédit : wikimédia CC.

Christianisme et judaïsme post-​christique : l’hy­po­thèse de « deux che­mins paral­lèles » peut-​elle rem­pla­cer la doc­trine tra­di­tion­nelle d’une oppo­si­tion irréductible ?

Un nouveau lauréat

Le Prix du car­di­nal Lustiger fait par­tie des grands prix lit­té­raires remis par l’Académie Française. Créé en 2012, il récom­pense tous les deux ans « un ouvrage de réflexion répon­dant aux inté­rêts du car­di­nal Jean-​Marie Lustiger et por­tant sur les enjeux spi­ri­tuels des divers phé­no­mènes cultu­rels, sociaux et his­to­riques »[1]. Le lau­réat reçoit la somme de 3 000 euros. Le pre­mier en date à rece­voir cette récom­pense fut, pré­ci­sé­ment l’année de la créa­tion du prix, le phi­lo­sophe Jean-​Louis Chrétien (1952–2019). Lui suc­cé­da en 2020 le phi­lo­sophe juif conver­ti au catho­li­cisme Fabrice Hadjadj. Pour l’année écou­lée, lors de la séance publique annuelle du 5 décembre 2024, le Prix fut remis au Révérend Père Jean-​Miguel Garrigues, pour l’ensemble de son œuvre et tout spé­cia­le­ment son der­nier ouvrage L’Impossible Substitution. Juifs et chré­tiens (Ier – Ille siècle), paru aux édi­tions Les Belles Lettres en 2023[2].

2. Dans le dis­cours qu’il pro­non­ça en décembre der­nier, à l’occasion de la remise des prix de l’Académie[3], Pascal Ory[4] rap­pelle que, aux yeux de Jean-​Luc Marion, lui-​même dis­ciple du car­di­nal Jean-​Marie Lustiger, le Père Garrigues serait « une figure mar­quante de la théo­lo­gie catho­lique en France »[5], signa­lée comme telle « dès sa thèse, alors très nova­trice, sur Maxime le Confesseur ». Conférencier à Notre-​Dame de Paris et, à plu­sieurs reprises, consul­tant à Rome, « il s’est dis­tin­gué par deux prin­ci­paux axes de recherche et de réflexion : d’abord la récon­ci­lia­tion entre les tra­di­tions théo­lo­giques latines et orien­tales, contri­buant ain­si à un docu­ment romain sur le sujet, ensuite – et peut-​être sur­tout – la rec­ti­fi­ca­tion du rap­port entre l’élection du peuple juif et l’élection de l’Eglise, dans la ligne directe de la décla­ra­tion Nostra Aetate comme des ouvrages de Joseph Ratzinger et de Jean-​Marie Lustiger ». Dans son récent livre, L’Impossible Substitution, « il montre que la pro­messe d’un salut uni­ver­sel faite à l’Eglise n’annule ni n’éclipse l’alliance pre­mière d’Israël mais que l’une et l’autre s’entr’appartiennent et se confirment ».

De la substitution à la déchirure : relecture ou manipulation ?

3. L’idée maî­tresse qui sert de guide à la réflexion entière du Père Garrigues est par­fai­te­ment syn­thé­ti­sée dès l’introduction de son livre : ” Le but de la pré­sente enquête de théo­lo­gie his­to­rique est d’interroger une déchi­rure reli­gieuse qui s’est pro­duite il y a presque vingt siècles dans le peuple juif et qui a don­né nais­sance à ce qui s’est appe­lé depuis lors le chris­tia­nisme ; une déchi­rure qui demeure »[6]. Le titre de l’ouvrage s’éclaire alors de lui-​même : la réa­li­té his­to­rique serait celle d’une « déchi­rure » et ne pour­rait, en aucun cas, être celle d’une « sub­sti­tu­tion ». Voyons cela d’un peu plus près.

La doctrine traditionnelle, dans le sillage de saint Paul

« Translate enim sacer­do­tio necesse est ut et legis trans­la­tio fiat »

(Hébreux, VII, 12).

4. Les don­nées tra­di­tion­nelles de la théo­lo­gie catho­lique[7] sont pour­tant claires et avé­rées – du moins l’ont-​elles été durant vingt siècles, jusqu’au moment où le concile Vatican II en inau­gu­ra la révi­sion à peu près com­plète, en posant dans la décla­ra­tion Nostra aetate de nou­veaux prin­cipes, dont Jean-​Paul II devait tirer fort loin les conséquences.

5. Précisons, pour com­men­cer, que le chris­tia­nisme, reli­gion du Nouveau Testament, n’est pas une autre reli­gion que la reli­gion de l’Ancien Testament. Comme l’explique saint Thomas[8] en effet, il n’y a pas, entre la Loi ancienne et la Loi nou­velle, la dif­fé­rence qui existe entre deux lois essen­tiel­le­ment dif­fé­rentes : c’est la même loi, qui se réa­lise seule­ment de manière encore impar­faite et pro­vi­soire dans l’Ancien Testament et de manière par­faite et défi­ni­tive dans le Nouveau.

« On trouve deux manières dont les choses peuvent être dis­tinctes. La pre­mière est celle qui porte sur les choses tota­le­ment diver­si­fiées par leur espèce, telles que le che­val et le bœuf. La seconde peut se ren­con­trer entre ce qui est par­fait, et ce qui est impar­fait dans la même espèce, comme l’homme et l’enfant. C’est ain­si que la loi divine se divise en Loi ancienne et Loi nou­velle. Voilà pour­quoi dans l’é­pître aux Galates, cha­pitre III, ver­set 24, saint Paul com­pare l’état de la Loi ancienne à celui d’un enfant qui se trouve encore sou­mis à un sur­veillant, tan­dis qu’il assi­mile l’état de la Loi nou­velle à celui d’un homme par­fait qui n’est plus sous la tutelle du surveillant »,

6. Le chris­tia­nisme n’est donc pas issu d’une déchi­rure – autant dire d’un schisme – d’avec le peuple élu de l’ancienne alliance. Il est, tout au contraire, l’aboutissement nor­mal et néces­saire de ce peuple et de cette alliance. Celle-​ci a en effet été éta­blie par Dieu lorsque Abraham reçut la pro­messe d’une des­cen­dance[9]. L’objet de la pro­messe n’est autre que le chris­tia­nisme, puisque la des­cen­dance pro­mise à Abraham n’est autre que le Corps mys­tique du Christ, dans son chef et dans ses membres. Cette expli­ca­tion se trouve dans le cha­pitre III de l’épître de saint Paul aux Galates, au ver­set 16 et saint Augustin[10] en donne l’interprétation authen­tique, lorsqu’il dit que la véri­table des­cen­dance d’Abraham est non seule­ment le Christ, mais encore la des­cen­dance spi­ri­tuelle, de ceux qui ont la foi au Christ, tan­dis que les « Juifs » qui ne sont pas chré­tiens ne sont pas de la des­cen­dance d’Abraham[11]. La venue du Christ consti­tue la réa­li­sa­tion de la pro­messe et entraîne donc pour consé­quence la ces­sa­tion de l’ancienne alliance et le com­men­ce­ment de la nou­velle, ou, plus exac­te­ment, la sub­sti­tu­tion de la nou­velle alliance à l’ancienne, la sub­sti­tu­tion de la reli­gion chré­tienne à la reli­gion d’Abraham et de Moïse, la sub­sti­tu­tion de l’Eglise au peuple d’Israël, la sub­sti­tu­tion du chris­tia­nisme à la reli­gion de l’Ancien Testament. Le concile œcu­mé­nique de Florence déclare que « après la pro­mul­ga­tion de l’Evangile, l’Eglise affirme que les céré­mo­nies de l’ancienne Loi ne peuvent être res­pec­tées sans l’anéantissement du salut éter­nel »[12].

7. Cette idée de la « sub­sti­tu­tion » ne fait que tra­duire, aus­si exac­te­ment que pos­sible, la « trans­la­tio » dont parle saint Paul dans l’Epître aux Hébreux. Au ver­set 12 du cha­pitre VII, l’apôtre affirme que le chan­ge­ment d’alliance (ou de Loi) est la consé­quence du chan­ge­ment de sacer­doce et de sacri­fice : « Translate enim sacer­do­tio necesse est ut et legis trans­la­tio fiat ». Au ver­set 18 du même cha­pitre, il dit encore que ce chan­ge­ment s’explique du fait que le sacer­doce de l’Ancienne Loi ne sert désor­mais plus à rien ; inca­pable de sanc­ti­fier par lui-​même, il pou­vait seule­ment faire connaître à l’avance en le figu­rant le véri­table sacer­doce qui aurait, lui, le pou­voir de sanc­ti­fier. Lorsque ce der­nier advient, l’ancien sacer­doce est abro­gé : « Reprobatio qui­dem fit prae­ce­den­tis man­da­ti prop­ter infir­mi­ta­tem ejus et inuti­li­ta­tem ». Enfin, au ver­set 13 du cha­pitre VIII, saint Paul dit que les expres­sions dont se sert la Révélation dési­gnent clai­re­ment cette abro­ga­tion. On appelle en effet l’alliance de Moïse l’alliance « ancienne » et on appelle l’Alliance de l’Evangile l’alliance « nou­velle ». Or, la rela­tion entre l’ancien et le nou­veau est la rela­tion entre ce qui est abro­gé et ce qui le rem­place ou qui – pré­ci­sé­ment – se sub­sti­tue à lui : « Dicendo autem novum, vete­ra­vit prius. Quod autem anti­qua­tur et senes­cit, prope inter­itum est ».

8. Nulle déchi­rure, donc, de ce point de vue de l’aboutissement nor­mal de l’ancienne alliance, qui n’était vou­lue dans le plan de Dieu que pour ache­mi­ner pro­gres­si­ve­ment le peuple élu vers la réa­li­sa­tion de la pro­messe, et, pour pré­pa­rer aus­si, à tra­vers le peuple élu, le reste de l’humanité à la venue du Sauveur, objet de cette pro­messe. Une fois celle-​ci réa­li­sée, l’ancienne alliance n’avait plus de rai­son d’être : elle devait céder la place à une nou­velle alliance, éta­blie par Dieu avec le Christ. La nou­velle Alliance s’est donc sub­sti­tuée à l’ancienne.

La doctrine traditionnelle, dans le sillage de l’Evangile

« Et respon­dens uni­ver­sus popu­lus dixit : Sanguis ejus super nos et super filios nostros ».

(Matthieu, XXVII, 25)

9. Il y eut en revanche une véri­table déchi­rure, et elle se pro­dui­sit lorsque le peuple juif tout entier, sous la pres­sion de ses chefs, s’écria devant Ponce Pilate : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants » (Matthieu, XXVII, 25). L’exégèse de la Tradition est una­nime, du moins jusqu’à Vatican II[13] comme en témoigne l’étude de Denise Judant, publiée en 1969 aux Éditions du Cèdre, sous le titre : Judaïsme et chris­tia­nisme – Dossier patris­tique. L’expression rap­por­tée par saint Matthieu désigne une prise en charge col­lec­tive du refus de recon­naître Jésus Christ comme le Messie annon­cé dans les Ecritures, c’est-à-dire comme Celui qui devait, dans Sa propre Personne et dans l’Eglise fon­dée par Lui, réa­li­ser la pro­messe faite à Abraham. Ce refus est celui des juifs du temps de Jésus Christ et il engage tous ceux qui vou­dront se recon­naître en eux, du fait même qu’ils conti­nue­ront à main­te­nir, contre la volon­té de Dieu, l’ancienne Alliance désor­mais deve­nue non seule­ment caduque mais encore mortifère.

10. Il y a donc bien déchi­rure et schisme, mais ce n’est pas une déchi­rure qui don­ne­rait nais­sance au chris­tia­nisme ; c’est une déchi­rure qui donne nais­sance au judaïsme post-​christique ou au Judaïsme tout court, reli­gion nou­velle et issue de ce refus d’accepter l’accomplissement de l’ancienne Alliance dans la nou­velle. Religion fausse, parce qu’en conti­nuant à obser­ver les rites de la Loi ancienne, dont le sym­bo­lisme regarde le mys­tère du Christ comme futur, elle pro­fesse que le Sauveur pro­mis par Dieu à Abraham n’est encore pas venu.

11. « Il est vrai et il faut le pré­ci­ser », remarque très jus­te­ment Denise Judant, « qu’il y a une conti­nui­té entre le judaïsme vétéro-​testamentaire et le chris­tia­nisme. Mais il y a aus­si une anti­no­mie entre celui-​ci et le judaïsme post­chris­tique. En effet, l’Ancien Testament est tour­né vers le Christ annon­cé par les pro­phètes alors que le judaïsme post­chris­tique nie expli­ci­te­ment non seule­ment la divi­ni­té, mais aus­si la mes­sia­ni­té de Jésus. Et c’est dans cette mesure qu’il met en cause le fon­de­ment même de la foi chré­tienne »[14].

La nouvelle théologie du Père Garrigues, dans le sillage de Benoît XVI

12. La nou­velle théo­lo­gie du Père Garrigues entend démon­trer l’impossibilité de cette sub­sti­tu­tion. L’intérêt de sa démons­tra­tion est qu’elle s’efforce de se situer en confor­mi­té avec la réflexion menée par le Pape émé­rite Benoît XVI, dans une étude parue en 2018 [15].

13. Pour que l’explication théo­lo­gique de la sub­sti­tu­tion fut délais­sée comme impos­sible, il était néces­saire d’exclure l’idée d’une répro­ba­tion divine pesant sur les Juifs en rai­son de leur incré­du­li­té ou de ce que Jésus a subi lors de sa Passion. C’est ce que fit le texte de la Déclaration Nostra aetate, en son numé­ro 4 : « S’il est vrai que l’Eglise est le nou­veau Peuple de Dieu, les Juifs ne doivent pas, pour autant, être pré­sen­tés comme réprou­vés par Dieu ni mau­dits, comme si cela décou­lait de la Sainte Écriture ». Le Catéchisme de l’Eglise catho­lique, pro­mul­gué sous le Pape Jean-​Paul II en 1992, enté­rine cet ensei­gne­ment en son n° 597 : « Encore moins peut-​on, à par­tir du cri du peuple : » Que son sang soit sur nous et sur nos enfants » (Mt 27, 25) qui signi­fie une for­mule de rati­fi­ca­tion (cf Ac 5, 28 ; 18, 6), étendre la res­pon­sa­bi­li­té aux autres Juifs dans l’espace et dans le temps ». Le 12 mars 2000, à l’occasion du Grand Jubilé, le Pape Jean-​Paul II posa un acte de repen­tance à l’égard de Juifs et par­lant de ceux-​ci comme du « peuple de l’Alliance et des béné­dic­tions »[16], décla­ra­tion déjà assor­tie de l’affirmation réité­rée selon laquelle l’ancienne Alliance n’a jamais été révo­quée[17].

14. Certains furent ten­tés de voir, dans cette renon­cia­tion post­con­ci­liaire à la doc­trine de la sub­sti­tu­tion, la renon­cia­tion à l’universalité de la média­tion rédemp­trice du Christ, dans le cadre d’un rela­ti­visme reli­gieux qui ver­rait dans le catho­li­cisme et le judaïsme contem­po­rain deux voies de salut paral­lèles. Mais le 6 août de cette même année 2000, la Déclaration Dominus Jesus vint détrom­per les par­ti­sans de cette inter­pré­ta­tion. En son numé­ro 14, Jean-​Paul II y déclare en effet : « Il faut donc croire fer­me­ment comme véri­té de foi catho­lique que la volon­té sal­vi­fique uni­ver­selle du Dieu Un et Trine est mani­fes­tée et accom­plie une fois pour toutes dans le mys­tère de l’Incarnation, mort et Résurrection du Fils de Dieu ».

15. Entre d’une part la per­ma­nence de la voca­tion irré­vo­cable de l’élection d’Israël, même dans sa par­tie endur­cie, et d’autre part l’unicité et l’universalité de la média­tion sal­vi­fique du Christ, « y a‑t-​il contra­dic­tion et donc impasse théo­rique, double lan­gage diplo­ma­tique ou para­doxe appa­rent ? »[18]. C’est ici que la réflexion du Pape émé­rite s’efforce de conci­lier les incon­ci­liables. Cependant, remarque le Père Garrigues, Benoît XVI a vou­lu mon­trer dans son article que la doc­trine de la sub­sti­tu­tion « conte­nait quand même des élé­ments valables » [19] et cela parce qu’il voyait bien « l’enjeu effrayant que repré­sente pour l’Eglise le néces­saire redres­se­ment magis­té­riel d’une opi­nion théo­lo­gique aus­si uni­ver­sel­le­ment répan­due pen­dant des siècles, reprise par tant de Pères, de doc­teurs et de saints »[20]. Joseph Ratzinger demeure ici comme ailleurs l’homme d’un obsé­dant « renou­veau dans la conti­nui­té ». Obsession, s’il en est, d’une impos­sible qua­dra­ture du cercle.

16. Le Pape émé­rite prend acte, comme d’une dis­po­si­tion de la Providence divine, de l’opposition qui a sépa­ré « l’Israël rab­bi­nique et l’Eglise catho­lique » et recon­naît une por­tée divine dans la consti­tu­tion des juifs et des chré­tiens en deux essences contra­po­sées : « Nous tou­chons ici », dit-​il, « à l’essence du chris­tia­nisme et à l’essence du judaïsme, qui a de son côté déve­lop­pé une réponse à ces évé­ne­ments dans le Talmud et la Mishna. Comment l’alliance peut-​elle être aujourd’hui vécue ? C’est la ques­tion qui a divi­sé la réa­li­té concrète de l’Ancien Testament en deux che­mins, le judaïsme et le chris­tia­nisme ». Nous avons là, com­mente le Père Garrigues, la « posi­tion bien connue » de Benoît XVI, qui voit dans les juifs et les chré­tiens « deux essences reli­gieuses, issues toutes deux de l’Ancien Testament ». Non plus déchi­rure ni schisme, donc, mais dua­li­té de che­mi­ne­ments, car dua­li­tés de Rédemption et de salut, dua­li­té d’accomplissement.

17. Car c’est bien de cela dont il s’agit. Pour le croyant en Jésus, il y a un aspect du salut qui est accom­pli, et c’est la récon­ci­lia­tion fon­da­men­tale des hommes avec Dieu. C’est pour elle que Jésus est venu. Mais pour le juif, il y a un aspect du salut et de la Rédemption qui n’est tou­jours pas accom­pli, et c’est celui que saint Pierre appelle dans son dis­cours de Pentecôte « la res­tau­ra­tion de tout ce dont Dieu a par­lé par la bouche de ses saints pro­phètes » (Actes, III, 21). La res­tau­ra­tion signi­fie ici le salut comme achè­ve­ment final du des­sein de Dieu, non seule­ment dans les âmes, mais aus­si dans les corps, dans la socié­té humaine, dans le cos­mos, non seule­ment dans l’Eglise, mais dans le peuple d’Israël, qui ver­ra s’accomplir toutes les pro­messes mes­sia­niques dont il est por­teur. L’un et l’autre, le chré­tien et le juif, seront alors renou­ve­lés et recon­ci­liés en entrant, par le salut ache­vé, dans l’âge à venir. « En affir­mant cette dimen­sion d’inachèvement du salut, qui fait dire à Paul que nous sommes » sau­vés en espé­rance (Rm, VIII, 24), les chré­tiens peuvent mieux com­prendre contre quoi butent fon­da­men­ta­le­ment les Juifs à pro­pos de Jésus, dont la mes­sia­ni­té n’accomplit pas le renou­vel­le­ment visible de toutes choses, ou du moins des rela­tions humaines, pro­mis par les pro­phètes pour l’âge mes­sia­nique. C’est ce qu’exprime la for­mule très frap­pante de Gershom Sholem[21] sur la « non-​rédemption du monde »[22]. Partant, ce serait en renouant avec la « ten­sion escha­to­lo­gique omni­pré­sente dans le Nouveau Testament »[23] que les chré­tiens pour­raient rejoindre les juifs dans l’espérance d’un salut qui reste atten­du dans son achè­ve­ment parce qu’il est tou­jours en avè­ne­ment. La réa­li­té concrète de l’Ancien Testament, divi­sée en deux che­mins, le judaïsme et le chris­tia­nisme, pour­rait ici retrou­ver son uni­té au sein de la dualité.

Cajetan et le sens du mystère

18. L’explication de Benoît XVI, repen­sée par le Père Garrigues, repose en réa­li­té sur une méprise, vite dis­si­pée grâce au recours à la doc­trine théo­lo­gique du Docteur com­mun de l’Eglise, expli­quant les rai­sons pro­fondes de l’attitude des juifs durant la Passion. Ceux-​ci furent en effet cou­pable de la mise à mort du Christ, et c’est pour rendre un compte exact de cette culpa­bi­li­té que, dans la ques­tion 47 de la Tertia pars de la Somme théo­lo­gique, saint Thomas d’Aquin se demande si les juifs eurent connais­sance de la véri­table iden­ti­té de Jésus de Nazareth. Etait-​il le Christ, le Messie annon­cé dans les Ecritures ? Etait-​il le Fils de Dieu ? Ils le sur­ent ou eurent le moyen de le savoir et c’est pour­quoi, leur igno­rance, s’il en fut, demeu­ra vin­cible et affec­tée. Loin de les excu­ser, elle les accuse. Et c’est ici que le com­men­taire de Cajetan nous apporte toutes les pré­ci­sions utiles, pour dis­si­per la fausse expli­ca­tion de Benoît XVI.

19. « Les juifs, sans doute, ne recon­nurent pas que tout ce qui avait été dit du Messie s’accomplissait en Jésus de Nazareth. En effet les pro­phètes avaient annon­cé qu’il serait le roi d’Israël, qu’il rachè­te­rait Israël de sa cap­ti­vi­té, etc. C’est pour­quoi les mages deman­dèrent à Hérode : » Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? « . Et bien que nous sachions main­te­nant que cela doit s’entendre tem­po­rel­le­ment seule­ment lors du second avè­ne­ment du Christ, et que cela doit s’entendre spi­ri­tuel­le­ment lors du pre­mier, cepen­dant avant la Résurrection du Christ cette dis­tinc­tion n’était pas connue, comme le montre le fait que les Apôtres eux-​mêmes, ins­truits par le Seigneur, ne le savaient pas ; il est dit en effet en Lc XVIII, 34 que, quand le Seigneur avait annon­cé sa mort et sa Résurrection, » ils ne com­prirent rien de tout cela […] C’est pour­quoi, comme cette dis­tinc­tion des deux avè­ne­ments du Christ était igno­rée, les princes des Juifs, aveu­glés par la malice de leurs sen­ti­ments envers le Christ, reje­tèrent les autres témoi­gnages tirés de l’Ecriture, des signes et de la doc­trine comme insuf­fi­sants ; alors qu’ils étaient très suf­fi­sants, et décri­vaient et pro­met­taient le second avè­ne­ment. Bien plus, alors que le Christ était le roi d’une royau­té encore à venir, ils l’ac­cu­sèrent devant Pilate d’u­sur­pa­tion du titre royal, du fait que Jésus se disait le Christ ; et c’est ain­si qu’ils obtinrent enfin une sen­tence de mort contre lui »[24]. Bref, les juifs reje­tèrent Jésus parce qu’ils ne voyaient pas en lui la réa­li­sa­tion d’une pro­messe qui concer­nait en réa­li­té son deuxième avè­ne­ment. Ce deuxième salut enfin ache­vé, cette res­tau­ra­tion finale cos­mique de toutes choses dans le Christ, qui est encore à venir pour le deuxième avè­ne­ment, ils s’obstinent à vou­loir qu’elle soit réa­li­sée avant la Parousie, dans le cours de l’histoire, lors du pre­mier avè­ne­ment du Messie et c’est pour­quoi cette non-​rédemption du monde, dont s’accommode l’Eglise avec saint Paul, demeure pour eux un scandale.

20. L’explication de Cajetan apporte ain­si des éclair­cis­se­ments inté­res­sants sur le mys­tère que repré­sente ce judaïsme dévoyé. L’erreur ini­tiale de celui-​ci – et qui se pour­suit durant le cours de tous les siècles – est de ne pas avoir su recon­naître la dis­tinc­tion (pour­tant pré­sente dans les Ecritures) entre les deux avè­ne­ments du Christ : le pre­mier, indi­rec­te­ment tem­po­rel et direc­te­ment spi­ri­tuel ; le second, direc­te­ment spi­ri­tuel et tem­po­rel, à la fois, réser­vé pour la fin des siècles. Cela les conduit inexo­ra­ble­ment à mécon­naître le rôle de l’Eglise et la vraie nature de la Chrétienté, ain­si qu’à refu­ser un ordre social où l’Eglise et les Etats, pour être unis, res­tent dis­tincts. Cela les conduit à recher­cher une fausse Chrétienté avec l’accomplissement d’un mon­dia­lisme cryp­to mes­sia­nique. L’explication de Cajetan a encore le grand mérite de don­ner tout son sens à la réponse de Jésus devant Caïphe. Alléguer la pro­phé­tie de Daniel, VII, 13–14, ce n’était pas seule­ment pro­cla­mer sa divi­ni­té ; c’était sur­tout attes­ter la véri­table por­tée de son royaume, dont l’accomplissement der­nier reste réser­vé pour la Parousie.

21. Bien loin de repré­sen­ter la répar­ti­tion de l’Ancien Testament en deux che­mins, la dua­li­té du judaïsme et du chris­tia­nisme est celle d’une oppo­si­tion irré­duc­tible, le pre­mier étant dans son essence le refus du second, refus de l’accomplissement de la pro­messe, tel que vou­lu par Dieu, et pour autant véri­table anti-​christianisme fon­cier. Et c’est pré­ci­sé­ment la doc­trine théo­lo­gique tra­di­tion­nelle de la sub­sti­tu­tion qui peut seule rendre compte de cette ini­mi­tié irréconciliable.

Source : Courrier de Rome n° 682 – jan­vier 2025

Notes de bas de page
  1. https://​www​.aca​de​mie​-fran​caise​.fr/​p​r​i​x​-​d​u​-​c​a​r​d​i​n​a​l​-​l​u​s​t​i​ger[]
  2. Cf. https://​www​.you​tube​.com/​l​i​v​e​/​r​j​a​r​x​8​M​d​DxI, de 48.40 à 50.13.[]
  3. https://​www​.aca​de​mie​-fran​caise​.fr/​s​i​t​e​s​/​a​c​a​d​e​m​i​e​-​f​r​a​n​c​a​i​s​e​.​f​r​/​f​i​l​e​s​/​5​_​d​i​s​c​o​u​r​s​_​s​u​r​_​l​e​s​_​p​r​i​x​_​l​i​t​t​e​r​a​i​r​e​s​_​m​.​o​r​y​_​p​a​g​e​_​1​_​a​_​2​4​.​pdf[]
  4. Né en 1948, Pascal Ory, agré­gé d’histoire et doc­teur d’État, a été élu à l’Académie fran­çaise, le 4 mars 2021, et reçu le 20 octobre 2022. On lui doit une étude his­to­rique remar­quée sur la judéo­pho­bie (De la Haine du juif, Éditions Bouquins). Cf. https://​fr​.wiki​pe​dia​.org/​w​i​k​i​/​P​a​s​c​a​l​_​Ory[]
  5. Son auto­bio­gra­phie est parue aux Presses de la Renaissance en 2007, sous le titre Par des sen­tiers res­ser­rés. Itinéraire d’un reli­gieux en des temps incer­tains.[]
  6. Garrigues, p. 9[]
  7. Voir à ce sujet le livre du Père Julio Meinvielle, Le Judaïsme dans le mys­tère de l’histoire, réédi­tion Editions saint-​Rémi, 2007 http://​www​.librai​rie​fran​caise​.fr/​f​r​/​h​o​m​e​/​2​6​0​1​-​l​e​-​j​u​i​f​-​d​a​n​s​-​l​e​-​m​y​s​t​e​r​e​-​d​e​-​l​-​h​i​s​t​o​i​r​e​-​a​b​b​e​-​j​u​l​i​o​-​m​e​i​n​v​i​e​l​l​e​-​9​7​8​2​8​4​5​1​9​6​5​7​5​.​h​tml ; Charles Journet, Destinées d’Israël, Eglof, 1945 ; notre livre Vrai Israël et faux judaïsme, 2e édi­tion, Iris, 2023 https://​edi​tion​si​ris​.com/​p​r​o​d​u​c​t​s​/​v​r​a​i​-​i​s​r​a​e​l​-​e​t​-​f​a​u​x​-​j​u​d​a​i​sme ; ain­si que les numé­ros du Courrier de Rome de février 2016, mai 2024 et juin 2024[]
  8. Somme théo­lo­gique, 1a 2ae, ques­tion 91, article 5.[]
  9. Gn, XXII, 16–18[]
  10. Saint Augustin, Commentaire sur l’Epître de saint Paul aux Galates, n° 23 (sur III, 15–18) dans Migne latin, t. XXXV, col. 2121[]
  11. Saint Augustin, Commentaire sur l’Epître de saint Paul aux Galates, n° 28 (sur III, 28–29) dans Migne latin, t. XXXV, col. 2125–2126[]
  12. Concile de Florence, « Bulle Cantate Domino » du 4 février 1442 (Décret pour les Jacobites), DS 1348.[]
  13. Elle est pré­sen­tée par les com­men­taires du Père Lagrange, de Pirot-​Clamer, de Cornelius a Lapide[]
  14. Denise Judant, p. 203.[]
  15. Joseph Ratzinger – Benoît XVI, « Les dons et l’appel sans repen­tir. A pro­pos de l’article 4 de la Déclaration Nostra aetate » dans Communio, n° 259, de septembre-​octobre 2018, p. 123–145[]
  16. Jean-​Paul II, « Prière uni­ver­selle lors de la messe du 12 mars 2000 pour la demande de par­don » dans la Documentation catho­lique n° 2223, p. 331[]
  17. A titre d’unique exemple, cf. Jean-​Paul II, « Discours du 17 novembre 1980 à la com­mu­nau­té juive de Mayence » dans la Documentation catho­lique n° 1798, p. 1148 : le judaïsme actuel conti­nue d’être « le peuple de Dieu de l’Ancienne Alliance, Alliance qui n’a jamais été dénon­cée »[]
  18. Garrigues, p. 209[]
  19. Garrigues, p. 215.[]
  20. Garrigues, p. 215.[]
  21. Gershom Sholem (1897–1982) est un his­to­rien et phi­lo­sophe juif, spé­cia­liste de la kab­bale et de la mys­tique juive, né à Berlin et décé­dé à Jérusalem.[]
  22. Garrigues, p. 212.[]
  23. Garrrigues, p. 212.[]
  24. Cajetan, ad locum, n° V[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.