Pie IX

255ᵉ pape ; de 1846 à 1878

11 décembre 1862

Bref Gravissimas inter

Condamnation des livres du Père Frohschammer.

Table des matières

Le saint Père a com­man­dé à la Congrégation char­gée de la révi­sion des livres d’examiner trois livres du Père Frohschammer. Cette Congrégation « jugea qu’en plu­sieurs points l’auteur s’égarait et que sa doc­trine s’éloignait de la véri­té catho­lique. C’est prin­ci­pa­le­ment sous deux rap­ports : pre­miè­re­ment l’auteur accorde à la rai­son humaine des forces qui ne lui appar­tiennent nul­le­ment ; secon­de­ment en octroyant à cette même rai­son la liber­té de tout pen­ser et de tou­jours tout oser, il sup­prime entiè­re­ment les droits, les fonc­tions et l’autorité de l’Eglise ». Fidèle donc à son devoir de défendre la doc­trine contre les erreurs condamne ces écrits « comme conte­nant des pro­po­si­tions et des doc­trines res­pec­ti­ve­ment fausses, erro­nées, inju­rieuses à l’Eglise, à son auto­ri­té, à ses droits ».

À Notre véné­rable Frère Grégoire, Archevêque de Munich et Freisingen

Vénérable Frère,
Salut et béné­dic­tion apostolique

Au milieu des pesantes afflic­tions qui Nous accablent en ces temps si trou­blés et si rem­plis d’iniquités, Nous gémis­sons dou­lou­reu­se­ment d’apprendre que dans dif­fé­rentes par­ties de l’Allemagne se ren­contrent même des catho­liques qui ne craignent nul­le­ment, dans leur cours de théo­lo­gie sacrée et de phi­lo­so­phie, d’introduire une cer­taine liber­té d’enseigner et d’écrire incon­nue jusque là dans l’Eglise et de pro­fes­ser osten­si­ble­ment, publi­que­ment ; de répandre même dans le monde des opi­nions nou­velles et abso­lu­ment condam­nables. Aussi nous n’avons pas été peu péni­ble­ment affec­té, véné­rables Frères, quand Nous est par­ve­nu la triste nou­velle que le prêtre Jacques Frohschammer, pro­fes­seur de phi­lo­so­phie dans l’université de Munich, porte plus loin que tout autre cette licence de par­ler et d’écrire et que dans des livres parus au jour il défend les plus per­ni­cieuses erreurs.

Immédiatement donc Nous avons com­man­dé à Notre Congrégation char­gée de la révi­sion des livres d’examiner avec soin et avec toute la dili­gence pos­sible les prin­ci­paux ouvrages qui cir­culent sous le nom du prêtre Frohschammer et de Nous adres­ser un rap­port. Ces volumes écrits en alle­mand sont inti­tu­lés : Introduction à la phi­lo­so­phie ; De l’indépendance de la science ; Athénées. Ils ont été suc­ces­si­ve­ment édi­tés à Munich, le pre­mier en 1838, le second en 1861 et le troi­sième dans le cou­rant de cette année 1862. Exécutant Nos ordres sans délai, la Congrégation pré­ci­tée com­men­ça avec le plus grand zèle un exa­men fort atten­tif, et après avoir selon sa cou­tume, tout dis­cu­té, tout pesé sérieu­se­ment et mûre­ment à plu­sieurs reprises, elle jugea qu’en plu­sieurs points l’auteur s’égarait et que sa doc­trine s’éloignait de la véri­té catho­lique. C’est prin­ci­pa­le­ment sous deux rap­ports : pre­miè­re­ment l’auteur accorde à la rai­son humaine des forces qui ne lui appar­tiennent nul­le­ment ; secon­de­ment en octroyant à cette même rai­son la liber­té de tout pen­ser et de tou­jours tout oser, il sup­prime entiè­re­ment les droits, les fonc­tions et l’autorité de l’Eglise.

pre­miè­re­ment l’auteur accorde à la rai­son humaine des forces qui ne lui appar­tiennent nul­le­ment ; secon­de­ment en octroyant à cette même rai­son la liber­té de tout pen­ser et de tou­jours tout oser, il sup­prime entiè­re­ment les droits, les fonc­tions et l’autorité de l’Eglise.

Magnification de la pensée humaine

En effet, il enseigne d’abord que la phi­lo­so­phie, si l’on s’en fait une juste idée, peut non seule­ment per­ce­voir et com­prendre ces dogmes chré­tiens que la rai­son natu­relle pos­sède en com­mun avec la foi, en tant, bien enten­du, qu’ils peuvent être per­çus par l’une et par l’autre ; mais encore ceux qui consti­tuent pro­pre­ment et prin­ci­pa­le­ment la reli­gion chré­tienne et la foi. Il veut donc que même la fin sur­na­tu­relle de l’homme et tout ce qui s’y rap­porte, sans en excep­ter le mys­tère sacré de l’incarnation du Seigneur, soient du res­sort de la rai­son humaine et de la phi­lo­so­phie ; il pré­tend qu’une fois ces véri­tés pré­sen­tées à la rai­son comme son objet, elle peut d’après ses propres prin­cipes par­ve­nir à les démon­trer. L’auteur, il est vrai, met quelque dif­fé­rence entre ces der­nières véri­tés et les pre­mières ; il attri­bue à la rai­son un moindre droit sur les der­nières ; il pro­teste néan­moins clai­re­ment et osten­si­ble­ment que celles-​ci font par­tie de ce qui consti­tue la matière propre et véri­table de la science ou de la phi­lo­so­phie. D’après lui on pour­rait donc, on devrait même conclure abso­lu­ment que non­obs­tant le fait de la révé­la­tion, la rai­son pour­rait par elle-​même, non pas en s’appuyant sur le prin­cipe de l’autorité divine, mais sur les prin­cipes et sur les forces natu­relles, arri­ver à com­prendre avec la cer­ti­tude que donne la science, les mys­tères le plus pro­fonds de la sagesse, de la bon­té et même de la libre volon­té de Dieu.

la rai­son pour­rait par elle-​même, non pas en s’appuyant sur le prin­cipe de l’autorité divine, mais sur les prin­cipes et sur les forces natu­relles, arri­ver à com­prendre avec la cer­ti­tude que donne la science, les mys­tères le plus pro­fonds de la sagesse, de la bon­té et même de la libre volon­té de Dieu.

S’attachant à ces pas­sages et à d’autres qui sont presque innom­brables dans les divines Ecritures, les saints Pères, lorsqu’ils ont vou­lu expo­ser la doc­trine de l’Eglise, ont tou­jours eu soin de dis­tin­guer la connais­sance des choses divines, à laquelle toute intel­li­gence humaine peut arri­ver par ses seuls efforts, de la connais­sance de ces mêmes véri­té, que donne la foi avec l’assistance du Saint-​Esprit. Ils ont constam­ment ensei­gné que par la foi nous sont révé­lés en Jésus-​Christ des mys­tères qui sur­passent, non seule­ment la phi­lo­so­phie humaine, mais encore les intel­li­gences angé­liques ; si ces mys­tères sont mani­fes­tés par la révé­la­tion divine et adop­tés par la foi, ils demeurent cepen­dant cachés encore sous le voile sacré de cette foi et enve­lop­pés de pro­fondes ténèbres, tant de voya­geurs en cette vie mor­telle, nous demeu­rons loin du Seigneur.

On voit, par ce qui pré­cède, com­bien dif­fère de la doc­trine de l’Eglise catho­lique le sen­ti­ment de Frohschammer, lorsqu’il dit sans hési­ter : que tous les dogmes du chris­tia­nisme indis­tinc­te­ment sont l’objet de la science natu­relle ou de la phi­lo­so­phie ; que, si ces dogmes lui sont pro­po­sés comme objet, la rai­son humaine en les connais­sant d’une manière sim­ple­ment his­to­rique peut s’élever, avec ses forces et ses prin­cipes natu­rels, à une connais­sance véri­ta­ble­ment scien­ti­fique de tous et des plus pro­fonds même.

Liberté totale de la philosophie

Dans les écrits sus­men­tion­nés de ce même auteur, règne un second sen­ti­ment qui contre­dit ouver­te­ment l’enseignement et la pen­sée de l’Eglise. Il accorde à la phi­lo­so­phie une liber­té qu’il faut nom­mer, non pas la liber­té de la science, mais une licence phi­lo­so­phique condam­nable et abso­lu­ment into­lé­rable. Par une dis­tinc­tion qu’il éta­blit entre le phi­lo­sophe et la phi­lo­so­phie, il accorde au phi­lo­sophe le droit et le devoir de se sou­mettre à l’autorité qu’il aura approu­vée comme vraie et il affirme que jamais la phi­lo­so­phie ne doit ni ne peut se sou­mettre à l’autorité. Peut-​être pourrait-​on tolé­rer ce sen­ti­ment, l’admettre même, s’il était sim­ple­ment ques­tion du droit qu’à la phi­lo­so­phie, comme les autres sciences, de tenir à ses prin­cipes, à sa méthode, à ses conclu­sions ; et si la liber­té consis­tait à user de ce droit et à ne rien admettre de ce qui ne rentre pas dans des condi­tions qu’elle exige ou de ce qui lui est étran­ger. Mais cette juste liber­té de la phi­lo­so­phie doit connaître ses limites et s’y arrê­ter. Jamais, en effet, ni le phi­lo­sophe, ni la phi­lo­so­phie même, n’auront le droit, ni d’enseigner ces choses contraires à ce qu’enseignent la révé­la­tion et l’Eglise, ni de révo­quer en doute ces véri­tés révé­lées, parce qu’elle ne les com­prend pas, ni de récu­ser le juge­ment que l’autorité de l’Eglise a cru devoir por­ter sur cer­taine conclu­sion phi­lo­so­phique, lais­sée libre jusque là. De plus, cet auteur com­bat avec tant d’opiniâtreté, avec tant de témé­ri­té pour la liber­té ou plu­tôt la licence effré­née de la phi­lo­so­phie, que, peu content d’affirmer que l’Eglise ne doit jamais sévir contre la phi­lo­so­phie, il ajoute que son devoir est d’en tolé­rer les erreurs, de lui lais­ser la soin de se cor­ri­ger elle-​même ; ce qui revient néces­sai­re­ment à octroyer aux phi­lo­sophes la liber­té qu’ils réclament pour la phi­lo­so­phie et par là à les sous­traire à toute loi.

ni le phi­lo­sophe, ni la phi­lo­so­phie même, n’auront le droit, ni d’enseigner ces choses contraires à ce qu’enseignent la révé­la­tion et l’Eglise, ni de révo­quer en doute ces véri­tés révélées

La condamnation

Qui ne voit avec quelle éner­gie on doit reje­ter, réprou­ver et condam­ner ce sen­ti­ment et cette doc­trine de Frohschammer ? En effet, l’Eglise, en ver­tu de son ins­ti­tu­tion divine, est tenue de gar­der avec le plus grand soin le dépôt entier et inal­té­rable de la foi, de veiller conti­nuel­le­ment et avec le plus grand zèle au salut des âmes ; d’écarter et d’éloigner soi­gneu­se­ment tout ce qui peut ou contre­dire la foi ou mettre de quelque façon le salut en péril. C’est pour­quoi, en ver­tu de la puis­sance qu’elle tient de son divin Créateur, elle a le droit, sur­tout, le devoir, non de tolé­rer, mais de pres­crire et de condam­ner toutes les erreurs, quand le réclament l’intégrité de la foi et le salut des âmes ; et à tout phi­lo­sophe qui veut être fils de l’Eglise, à la phi­lo­so­phie même incombe le devoir de ne rien dire contre les ensei­gne­ments de l’Eglise et de rétrac­ter ce qu’elle leur signale. Nous pro­cla­mons, Nous décla­rons entiè­re­ment erro­né et sur­tout très inju­rieux pour la foi de l’Eglise et pour son auto­ri­té le sen­ti­ment qui enseigne le contraire.
Après avoir exa­mi­ner avec soin, de l’avis de la congré­ga­tion des car­di­naux pré­po­sée à la révi­sion des livres, de Notre propre mou­ve­ment et de science cer­taine, après en avoir mûre­ment déli­bé­ré Nous-​même, et en ver­tu de Notre plein pou­voir apos­to­lique, Nous réprou­vons, Nous condam­nons les sus­dits livres du prêtre Frohschammer, comme conte­nant des pro­po­si­tions et des doc­trines res­pec­ti­ve­ment fausses, erro­nées, inju­rieuses à l’Eglise, à son auto­ri­té, à ses droits ; Nous vou­lons que tous les tiennent pour réprou­vés et condam­nés, et nous ordon­nons à cette même congré­ga­tion d’inscrire ces mêmes livres sur l’index des ouvrages prohibés.

En vous com­mu­ni­quant cette déci­sion, véné­rable Frère, il Nous est impos­sible de ne pas vous faire part de la dou­leur qui Nous accable, lorsque Nous voyons Notre Fils, l’auteur de ces livres, qui eût pu si bien méri­ter de l’Eglise, entrai­né misé­ra­ble­ment par son cœur, se pré­ci­pi­ter vers des voies qui ne conduisent pas au salut et de plus en plus s’éloigner du droit entier. Car, après la condam­na­tion d’un autre de ses ouvrages, « sur l’origine des âmes » il a refu­sé de se sou­mettre : il n’a même pas craint d’enseigner de nou­veau cette erreur dans les livres dont Nous Nous occu­pons ; d’accabler d’injures Notre Congrégation de l’index et de publier contre la conduite de l’Eglise une foule de témé­ri­tés et de faus­se­tés. Elles sont telles qu’à bon droit et à juste titre Nous pour­rions Nous indigner.

Mais Nous ne vou­lons pas encore quit­ter envers lui les sen­ti­ments de Notre pater­nelle cha­ri­té. Voilà pour­quoi, véné­rable Frère, Nous vous prions de vou­loir lui mani­fes­ter ces pater­nelles dis­po­si­tions de Notre cœur et l’extrême dou­leur qu’il Nous a cau­sée. Donnez-​lui, en même temps, de salu­taires avis ; exhortez-​le, conseillez-​lui de prê­ter l’oreille à Notre voix, à la voix du Père com­mun des fidèles, de reve­nir à rési­pis­cence, comme il convient à un fils de l’Eglise catho­lique. Ainsi il Nous rem­pli­ra tous de joie, il expé­ri­men­te­ra lui-​même com­bien il est doux, non de jouir d’une cer­taine liber­té vaine et funeste, mais de s’attacher au Seigneur, « dont le joug est suave et le far­deau léger ; dont la parole est imma­cu­lée, épu­rée par le feu ; dont les juge­ments sont vrais, por­tant en eux-​mêmes leurs jus­ti­fi­ca­tions, et dont les voies sont misé­ri­corde et véri­té. » Enfin, Nous pro­fi­tons volon­tiers de cette occa­sion pour vous offrir un nou­veau témoi­gnage et une preuve nou­velle de Notre bien­veillance toute par­ti­cu­lière ; Nous vou­lons vous en don­ner pour gage Notre béné­dic­tion apos­to­lique ; et de toute l’affection de Notre cœur, Nous la répan­dons avec amour sur vous, véné­rable frère, et sur le trou­peau confié à votre sollicitude.

Donné à Rome, près saint-​Pierre, le 11 décembre de l’année 1862, la dix-​septième de Notre pontificat.

Source : Jean Baptiste Raulx, Encyclique et docu­ments, 1er volume ; Bar-​le-​Duc ; Paris ; Bruxelles, 1865.