Pour perpétuelle mémoire.
De tradition ancienne dans l’Eglise était la coutume qu’elle garda longtemps et en vertu de laquelle les fidèles, en voyage pour quelque affaire, pouvaient, suivant la diversité des lieux, et pourvu que tout danger de superstition ou d’idolâtrie fût écarté pour eux, se plier à la variété des coutumes ou rites sacrés. Cet usage avait pour cause la paix et l’union étroite à entretenir entre les membres multiples d’une seule Eglise catholique, ou entre les Eglises particulières, selon ces mots de saint Léon IX : « Ne sont en rien un obstacle au salut des croyants les coutumes qui varient suivant les temps et les lieux, alors qu’une seule foi, qui opère par la charité tout le bien qu’elle peut, recommande tous les fidèles à un seul Dieu » [1].
Il s’y joignait un autre motif, la nécessité des fidèles qui, dans les pays étrangers où ils arrivaient, n’avaient la plupart du temps à leur service ni églises ni prêtres de leur rite propre. Ce besoin se faisait sentir entre autres, soit dans les choses du culte divin en général, soit dans l’administration et la réception des sacrements et en particulier de la très sainte Eucharistie. Aussi aux clercs et aux laïques voyageurs qui se présentaient avec des lettres formées, comme on disait alors, la porte s’ouvrait toute grande et ils prenaient part au ministère eucharistique ou à la communion dans des églises de rite différent du leur ; les évêques, les prêtres et les diacres latins concélébraient ici à Rome avec les Grecs, et les Grecs célébraient de même avec les Latins en Orient : l’usage était même de telle importance qu’une autre façon d’agir eût pu être un motif de discorde et nuire à l’unité de la foi et à la concorde des esprits.
Mais lorsqu’une grande partie de l’Orient chrétien se fut détachée du centre de l’unité catholique à l’occasion d’un schisme lamentable, il ne fut plus possible de conserver plus longtemps une coutume si louable, car Michel Cérulaire, non content de calomnier de sa bouche venimeuse les coutumes et les cérémonies des Latins, décrétait ouvertement que la consécration du pain azyme est illicite et même nulle. C’est alors que les Pontifes Romains, soucieux de leur devoir apostolique, interdirent aux Latins, pour éloigner d’eux le péril de l’erreur, de consacrer ou de recevoir l’Eucharistie sous les espèces du pain fermenté ; quant aux Grecs qui revenaient à la foi et à l’unité catholiques, ils leur permirent de communier en azyme chez les Latins, mesure qui, vu les temps et les lieux, était certes non seulement opportune, mais nécessaire. Comme, en effet, on ne trouvait pas souvent alors des évêques grecs qui fussent unis à la Chaire du bienheureux Pierre, et qu’il n’y avait pas partout des églises catholiques de rite oriental, il était fort à craindre que les catholiques orientaux ne fréquentassent avec un péril certain de leur foi les églises et les pasteurs schismatiques, si on ne leur avait permis de communier chez les Latins.
Un heureux changement, il est vrai, qui se produisit plus tard, quand, au Concile de Florence, l’Eglise grecque fit sa paix avec la latine, rappela pour un moment l’ancienne discipline. Les Pères du Concile statuèrent, en effet, qu’en employant « le pain de froment azyme ou fermenté, on consacre vraiment le corps du Christ et que les prêtres doivent consacrer sous l’une ou l’autre forme le corps même du Seigneur, et que chacun doit agir suivant la coutume de son Eglise occidentale ou orientale » [2]. Or, par ce décret, ils voulaient bien assurer d’une façon certaine la vérité catholique au sujet de la valide consécration de l’un et l’autre pain, mais pas le moins du monde interdire aux fidèles la communion en des rites mélangés ; au contraire, il n’est pas douteux qu’ils n’aient confirmé cette permission pour le bien de la paix. Il existe d’Isidore, métropolite de Kiev et de toute la Russie, une très belle lettre que, à la fin du Concile de Florence, auquel il avait pris une grande part et où il avait représenté Dorothée, le patriarche d’Antioche, et en sa qualité de légat a latere pour la Lituanie, la Livonie et toute la Russie, il adressa en 1440 de Buda à tous les fidèles qui étaient sous la juridiction de l’Eglise de Constantinople. Dans cette lettre, après avoir rappelé d’abord l’union heureusement rétablie entre les Grecs et les Latins, il poursuit : « Je vous en adjure en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu’il ne subsiste plus désormais de division entre vous et les Latins, puisque, serviteurs de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vous avez été baptisés en son nom. Aussi que les Grecs qui vivraient en pays latin, ou qui auraient dans leur région une église latine y fréquentent la divine liturgie, y adorent le Corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ et le vénèrent d’un cœur contrit, comme chacun le ferait dans sa propre église ; qu’ils aillent également trouver les prêtres latins pour se confesser et recevoir d’eux le Corps de Notre-Seigneur. De même les Latins doivent entrer dans les églises grecques, assister à la divine liturgie, et y adorer d’une foi ferme le Corps de Jésus-Christ. C’est qu’il est bien, en effet, le Corps vrai de Jésus-Christ, qu’il ait été consacré par un prêtre grec avec du pain fermenté, ou par un prêtre latin avec des azymes : et dans les deux cas il est digne d’une égale vénération sous les apparences de l’azyme ou du pain fermenté. Que les Latins, de leur côté, se confessent aux prêtres grecs et reçoivent de leur main la divine Communion, puisque des deux côtés c’est le même don. Ainsi d’ailleurs a statué le Concile de Florence, dans sa session publique du 6 juin 1489 ».
Et bien que du témoignage d’Isidore il ressorte que le Concile de Florence donna aux fidèles la permission de communier dans des rites différents, cependant cette faculté ne fut pas en usage ni partout ni dans les temps qui suivirent : la raison en est surtout que les Grecs ayant bientôt rompu une unité mal renouée, il n’y avait plus de motif pour les Pontifes Romains de faire observer l’Induit dont Isidore rappelle la concession par le Concile de Florence. Néanmoins, en beaucoup d’endroits, la coutume de la communion en rites différents demeura jusqu’à l’époque de Notre prédécesseur Benoît XIV ; le premier, par sa Constitution Etsi pastoralis pour les Italo-Grecs, publiée le 26 mai 1742, il défendit pour des causes graves aux laïques latins de recevoir des prêtres grecs la communion sous l’espèce du pain fermenté ; mais il laissa aux Grecs privés de paroisse la faculté de communier chez les latins sous l’espèce du pain azyme. Mais où l’usage avait prévalu, pour les Grecs et les Latins demeurant ensemble et jouissant d’églises propres, de communier dans l’un ou l’autre rite, il commanda aux Ordinaires, s’ils ne pouvaient faire cesser cette coutume sans mécontenter le peuple et aigrir les esprits, de s’appliquer du moins de tout leur pouvoir et en toute douceur à introduire chez les Latins la pratique de la communion avec le seul pain azyme, et chez les Grecs avec le pain fermenté. Ces règles établies pour les Italo-Grecs, notre prédécesseur ordonna de les étendre aussi dans la suite aux Melchites et aux Coptes ; et peu à peu elles passèrent ainsi à tous les Orientaux, plutôt sous forme de coutume que de loi stricte ; cela n’empêcha pas le Siège apostolique d’accorder quelquefois aux Latins ce qu’il toléra et permit même à plusieurs reprises à des Orientaux jouissant d’églises propres, et cela sans qu’il y eût aucune vraie nécessité, à savoir la communion sous l’espèce du pain azyme.
Cet usage fut suivi surtout après l’arrivée en Orient de plusieurs familles religieuses d’hommes et de femmes qui, venues de diverses régions de l’Occident et brûlant du zèle des âmes, vinrent offrir leur secours aux catholiques des divers rites, en multipliant chez eux les œuvres de charité, et en ouvrant partout des collèges pour la formation de la jeunesse. La vue de ces communautés religieuses, qui, à cause de l’usage fréquent qu’elles faisaient de la sainte Eucharistie, menaient une vie douce et tranquille au milieu des difficultés et des privations, excita beaucoup d’Orientaux – on sait qu’en général ils sont fort enclins à la piété – à les imiter. Mais, vu la distance des lieux, la pénurie de prêtres et d’églises, et la diversité même des rites, ils ne pouvaient qu’avec peine satisfaire chez eux leur désir. Ils demandèrent donc avec instance au Siège apostolique la faveur de communier à la manière des Latins. Assez souvent le Siège apostolique souscrivit à ces demandes. Aux enfants qui étaient élevés dans les collèges des Latins, et même aux autres fidèles qui fréquentaient ces églises et étaient inscrits dans leurs Associations, il permit, sauf les droits des curés touchant surtout la communion pascale et le viatique, de fréquenter les églises des Latins et d’y recevoir durant l’année, même pour simple motif de piété, le pain eucharistique consacré par les prêtres latins. Bien plus, au Concile du Vatican, une Commission spéciale préposée aux affaires des Rites orientaux se posa à elle-même ce doute entre plusieurs autres, à savoir s’il était expédient de relâcher un peu la sévérité des lois ecclésiastiques qui défendent de mêler les rites surtout pour la communion eucharistique et d’accorder aux fidèles la permission de communier dans l’un ou l’autre rite ; et les Pères de la Commission firent un décret favorable à ce sujet, mais le Concile ayant été interrompu par le malheur des temps, il ne fut pas possible de le soumettre à l’approbation de tous les Pères du Concile. Quelque temps après, la S. Cong. de la Propagande pour les affaires des Rites orientaux, désireuse de pourvoir au besoin des fidèles qui, faute d’églises et de prêtres de leur rite propre, étaient forcés souvent de s’abstenir de communier, publia, le 18 août 1893, un décret, lequel, afin de promouvoir la fréquentation des sacrements, a accordé à tous les fidèles de rite latin ou oriental habitant un lieu où il n’y a pas d’église ni de prêtre de leur rite propre la faculté de communier à l’avenir, non seulement à l’article de la mort et à Pâques pour en observer le précepte, mais en tout temps suivant le désir de leur piété, et selon le rite de l’église du lieu, pourvu qu’elle soit catholique.
Notre Prédécesseur Léon XIII, d’heureuse mémoire, dans sa Constitution Orientalium dignitas Ecclesiarum, étendit la même faveur à tous ceux qui, à cause de l’éloignement de leur église, ne pouvaient y aller sans grave inconvénient. Il défendit en même temps que dans les collèges latins comptant plusieurs élèves orientaux on fît communier ceux-ci à la romaine, et il ordonna d’appeler des prêtres de leur rite pour leur dire la messe, leur distribuer la sainte Eucharistie, au moins les dimanches et autres jours de fêtes de précepte, et supprima tout privilège. Cependant, l’expérience a fait connaître qu’il n’est pas facile de trouver partout des prêtres orientaux, parce que, occupés ailleurs au ministère des âmes, les jours de dimanches et les fêtes, il ne leur était pas possible, même en ces solennités, d’aller aux collèges des Latins pour y distribuer le Pain des anges aux jeunes gens et aux jeunes filles.
C’est pourquoi le Siège apostolique a été plusieurs fois supplié de tempérer avec indulgence sur une matière de si grande importance la discipline de l’Eglise. Ces instances, après Notre décret Sacra Tridentina Synodus, publié par la S. Cong, du Concile, le 20 décembre 1905, sur la communion quotidienne eucharistique, se sont faites beaucoup plus fréquentes de la part des Orientaux qui sollicitaient la permission de passer au rite latin, afin de se nourrir plus facilement du Pain céleste, et parmi eux se trouvaient un grand nombre de jeunes gens et de jeunes filles tort désireux de participer à la même faveur.
C’est pourquoi, considérant que l’article de la foi catholique sur la validité de la consécration soit avec du pain azyme, soit avec du pain fermenté, est admis fermement par tous ; connaissant, en outre, que pour un grand nombre tant de Latins que d’Orientaux cette interdiction de mêler les rites est une source d’ennuis et un sujet de scandale, après avoir pris l’avis de la S. Cong. de la Propagande pour les affaires de Rite oriental et avoir mûrement pesé la chose, il nous a paru opportun d’abroger tous ces décrets qui interdisent ou restreignent le mélange des rites dans la réception de la sainte Eucharistie et de permettre à tous, Latins et Orientaux, de se nourrir de l’auguste sacrement du Corps du Seigneur consacré par les prêtres catholiques, soit avec du pain azyme, soit avec du pain fermenté, dans toutes les églises catholiques de n’importe quel rite, selon l’ancien usage de l’Eglise, afin que tous et chacun de ceux qui portent le nom de chrétiens puissent enfin se rencontrer et se trouver unis dans ce symbole de concorde [3].
Nous avons confiance que ces prescriptions seront très utiles à tous Nos chers Fils que Nous avons en Orient, de quelque rite qu’ils soient, non seulement pour enflammer en eux l’ardeur de la piété, mais aussi pour affermir leur union mutuelle. En effet, pour ce qui est de la dévotion, tout le monde comprend que la divine Eucharistie, que les Pères de l’Eglise latine et de l’Eglise grecque ont coutume d’appeler le Pain quotidien du fidèle, destiné à soutenir et à nourrir l’âme dont il est la force, doit être plus souvent reçue par ceux dont la charité ou la foi, c’est-à-dire les principes mêmes de la vie surnaturelle, se trouvent plus exposées. C’est pourquoi les catholiques orientaux, obligés de vivre au milieu d’un grand nombre de schismatiques, n’éprouveront par suite de cette fréquentation toujours dangereuse aucune atteinte dans leur foi ou leur charité s’ils ont l’habitude de se fortifier de cette nourriture céleste, mais en retireront au contraire un grand et durable profit pour leur vie spirituelle. Pour ce qui est du second avantage, il est clair que pour des hommes d’une même foi mais de rites divers cette facilité plus grande qu’avaient jusqu’ici quelques-uns de recevoir le Corps du Christ a été la cause de jalousies et de discordes. Mais puisque Nous voulons désormais que tous les fidèles puissent communier dans n’importe quel rite à cette table qui est le symbole, la base et le principe de l’unité catholique, il est évident qu’entre eux devra augmenter la concorde des esprits, car, dit l’Apôtre, « nous ne sommes tous qu’un seul pain et un seul corps, nous tous qui participons au même pain » (I Cor. x, 17).
En vertu donc de la plénitude de Notre puissance apostolique. Nous statuons et décrétons :
- I. Il est interdit aux prêtres de célébrer dans l’un et l’autre rite : c’est pourquoi chacun consacrera et administrera le sacrement du Corps du Seigneur selon le rite de son Eglise.
- II. En cas de nécessité, si aucun prêtre de rite différent n’est présent, il sera licite à un prêtre oriental, qui se sert de pain fermenté, d’administrer l’Eucharistie consacrée avec du pain azyme, et pareillement à un prêtre latin ou à un prêtre oriental qui se sert de pain azyme, d’administrer la sainte Eucharistie consacrée avec du pain fermenté : mais chacun devra suivre dans l’administration du sacrement son rite propre.
- III. Il est permis à tous les fidèles, de quelque rite qu’ils soient, pour satisfaire leur piété, de recevoir la sainte Eucharistie consacrée dans n’importe quel autre rite.
- IV. Pour satisfaire au précepte de la communion pascale, tous les fidèles devront communier dans leur propre rite et de la main de leur propre curé dont ils dépendront ordinairement pour ce qui regarde l’accomplissement des autres devoirs religieux.
- V. Chacun devra recevoir le saint Viatique dans son rite propre des mains de son propre curé ; mais, en cas de nécessité, il sera permis de le recevoir des mains de n’importe quel prêtre ; celui-ci, toutefois, l’administrera selon son rite propre.
- VI. Chacun demeurera dans le rite où il est né, même s’il avait depuis longtemps l’habitude de communier dans un autre rite ; et il n’est donné à personne permission de changer de rite, sauf s’il a pour le faire des causes justes et légitimes dont la S. Cong. de la Propagande pour les affaires des Rites orientaux sera juge ; mais parmi ces causes, on ne devra pas alléguer la coutume même ancienne de communier dans un rite différent.
Nous voulons et ordonnons donc que tout ce qui a été décrété, constitué et déclaré par Nous dans ces Lettres soit inviolablement observé par tous ceux qu’elles concernent, qu’on ne puisse les censurer, les mettre en discussion, les enfreindre, sous quelque cause même privilégiée, couleur ou titre que ce soit, mais qu’elles sortissent leurs effets pleins et entiers, nonobstant les Constitutions apostoliques publiées même dans les Conciles généraux ou provinciaux, ou corroborées par quelque confirmation apostolique ou quelque autre autorité que ce soit, coutumes établies ou prescriptions, auxquelles nous dérogeons spécialement et expressément comme si elles étaient insérées mot pour mot dans ces Lettres, et voulons qu’il soit dérogé nonobstant toutes autres choses contraires. Nous voulons que les exemplaires même imprimés de ces Lettres, souscrites de la main du notaire et munies de son sceau par un homme constitué en dignité ecclésiastique, reçoivent la même foi qu’on aurait pour les Lettres présentes, si elles étaient montrées.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, l’an de l’Incarnation de Notre-Seigneur 1912, en la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, le xviii des calendes d’octobre, de Notre Pontificat la dixième année.
A. card. Agliardi,
Fr. J.-M. card. Gotti, Chancelier de la S. E. R. Préfet de la S. Cong. de la Propagande.
Source : Revue des études byzantines, Année 1913, pp. 5–15 – AAS, vol. IV (1912), n. 18, pp. 609–617.
- Lettre à Michel, patriarche de Constantinople[↩]
- Bulle du pape Eugène IV Lœtentur cœli[↩]
- Conc. de Trente, Sess. XIII[↩]