Pie X, Pape
Pour perpétuelle mémoire.
Éternel protecteur de son Église enfantée dans son sang, le divin Maître ne laisse jamais s’affadir en elle le sel de la terre, selon sa propre expression, les représentants du ministère sacré, dont l’action doit arracher les hommes à la corruption du péché. Aux époques de relâchement, sa miséricorde suscite volontiers des saints pour travailler de tout leur zèle au relèvement de la discipline et des mœurs dans le clergé, et par là même procurer dans une plus large mesure le salut éternel des âmes. Parmi ces personnages l’on compte, à combien juste titre, le vénérable serviteur de Dieu Jean Eudes, insigne fondateur de la Congrégation des Prêtres de Jésus et de Marie, homme vraiment envoyé de Dieu, courageusement héroïque dans ses efforts pour réparer les dommages infligés à l’Eglise de France au xviie siècle.
Il naquit le 14 nov. 1601, au village de Ry, dans le diocèse de Séez ; pieux et distingués, ses parents, Isaac et Marthe Corbin, avaient fait vœu de se rendre en pèlerinage à Notre-Dame de la Recouvrance pour y consacrer à Dieu leur fils, s’il leur en donnait un. Leurs désirs furent exaucés ; présenté sans retard au baptême, l’enfant y reçut le nom de Jean. Tels furent les heureux auspices sous lesquels il fit ses premiers pas dans la vie.
Dès son enfance, il sut reproduire dans sa conduite les exemples de vertu qu’il recevait de ses parents. Sa piété était remarquable, comme aussi sa modestie, et celle-ci est par excellence la gardienne de l’âme. Sa vertu faisait de lui au milieu de ses camarades un modèle admirable ; il n’avait que dix ans à peine quand il en donna publiquement une preuve extraordinaire : un de ses condisciples lui ayant donné un soufflet, Jean, d’une intelligence vive et pénétrante, se jeta aussitôt à genoux et présenta l’autre joue, selon le précepte évangélique.
Pour l’initier à la culture littéraire, son père lui donna comme précepteur un prêtre très pieux. Le jeune homme manifestera plus tard par sa sainteté à quel point il sut profiter des leçons de ce maître pour se former aux lettres, sans doute, mais surtout pour progresser dans la piété.
Il désirait avidement s’unir au Christ, dont il imitait si bien la douceur, et se nourrir de sa chair immaculée ; aussi, ce fut pour lui une joie indicible quand, à l’âge de douze ans, il put s’approcher pour la première fois du sacrement de l’autel et recevoir la Confirmation. En ce jour mémorable, telle fut la ferveur de ses sentiments qu’il semblait un ange absorbé dans les choses divines ; telle son union avec Jésus-Christ que bientôt il émit le vœu de chasteté perpétuelle et résolut de se consacrer tout entier à Dieu.
Il fut alors admis au collège de Caen, où il eut pour maîtres les Pères de la Compagnie de Jésus : c’est-à-dire qu’il y fut à bonne école dans la science des saints. Sa piété plus accentuée encore, son assiduité dans la participation au banquet eucharistique, son tendre amour pour la Vierge Mère de Dieu, l’épouse qu’il s’était choisie dans l’élan et la ferveur de son cœur : autant de titres à l’appellation de « dévot Eudes » que tous lui donnaient.
Une fois ses études philosophiques terminées, il revint à la maison paternelle. Ses parents le poussaient vivement au mariage ; il leur exposa son dessein et sollicita très instamment la permission de se donner tout entier à Dieu et à la Sainte Vierge. Il retourna donc à Caen et s’y adonna à l’élude de la théologie ; dégoûté du monde et de ses biens périssables, désireux d’ailleurs d’écarter tout ce qui pourrait nuire à la liberté de son ministère, il forma le projet d’entrer à l’Oratoire de Bérulle. Là encore il se heurta à l’opposition de son père ; mais, jugeant préférable d’écouter la voix de Dieu que celle de la nature, il fit si bien par ses prières que son père céda et lui permit de suivre son attrait. C’est à Paris qu’il fut admis dans la Société ; on en connaît le but primitif : prêcher des missions et ouvrir des Séminaires pour y recevoir les jeunes gens et les former à la science et à la piété ; on peut penser avec quel zèle le vénérable serviteur de Dieu se dépensa pour son salut et le salut des âmes. Ses vertus, son humilité, qui en était le couronnement, le firent désigner pour prêcher l’Evangile dès avant son entrée dans les Ordres sacrés, et dès ces débuts il fit concevoir les plus magnifiques espérances.
Ce fut à la fin de 1625 qu’arriva l’heureux jour de son ordination sacerdotale ; il la reçut à Paris et y célébra sa première messe avec une ferveur sans pareille. A peine élevé au sacerdoce, il tombe malade, affaibli qu’il était par ses austérités et ses travaux ; entré en convalescence, il se livre à l’étude des Saints Livres, mais bientôt il va mettre plus gravement sa vie en péril. Son père lui apprit que la peste exerçait ses ravages dans son pays natal ; il se hâta de s’y rendre et se consacra avec succès au soin des corps, mais surtout des âmes de ceux qu’avait atteinte la contagion, sans reculer devant les veilles et les fatigues. Ajoutons seulement ce trait : sur son conseil, les habitants d’Argentan firent un vœu solennel à la Bienheureuse Vierge Marie pour écarter l’invasion de l’horrible fléau, et ils en furent admirablement préservés par le secours puissant de la Mère de Dieu.
Une seconde fois, la vertu du serviteur de Dieu se manifesta glorieusement dans des circonstances analogues ; c’était quatre ans plus tard ; le même fléau s’était déclaré à Caen ; il y accourt et donne à nouveau d’extraordinaires exemples de charité. Il n’avait qu’une seule crainte, celle de communiquer le mal dans son entourage ; pour l’éviter, il passait la nuit dans un tonneau, à l’écart, et le champ où il avait établi cet abri s’appela plus tard le pré du Saint. Epuisé par tant de fatigue, il fit une nouvelle maladie qui le mena aux portes du tombeau. Il se rétablit cependant, et aussitôt il se donna avec un zèle incroyable aux travaux apostoliques, parcourant sans interruption les villages, les bourgs et les grandes villes elles-mêmes, et cette vie fut la sienne jusqu’à un âge très avancé. Il exhortait à la pratique des devoirs de la vie chrétienne les peuples alors envahis par les mauvaises mœurs, et, par les fruits abondants de pénitence qu’il suscita, il mérita d’être comparé à saint Vincent Ferrier. Les évêques, séduits par l’entraînante vigueur de son éloquence non moins que par sa sainteté, le réclamaient à l’envi, persuadés que leurs ouailles, attirées en foule au pied de la chaire du héraut de Dieu, seraient ramenées à une vie plus sainte par la parole et les exemples d’un tel homme. Ce n’est pas nous écarter de notre sujet que de rapporter quelques jugements portés sur Eudes : le fondateur de Saint-Sulpice, Ollier, qui l’avait appelé à Paris pour prêcher, le proclamait la merveille du siècle ; la reine de France et le savant et illustre Bossuet lui-même le regardaient comme le modèle des orateurs sacrés.
Placé à la tête de l’Oratoire de Caen, le vénérable serviteur de Dieu s’efforça d’obtenir de ses supérieurs des jeunes gens désireux de se consacrer à l’Eglise ; mais, n’y pouvant réussir, il constata avec douleur que cet Institut négligeait absolument son principal but ; il implora dans la prière et le jeûne les lumières divines, demanda conseil et finalement, bien qu’à regret, il quitta la Compagnie dans laquelle il avait vécu vingt ans.
Il s’associa alors cinq prêtres, et, le 25 mars 1643, il fonda une Congrégation sacerdotale à laquelle il donna les saints noms de Jésus et de Marie, et il ouvrit à Caen le premier Séminaire, reconnu l’année suivante par l’évêque de Bayeux.
Le vénérable serviteur de Dieu connut l’envie qui, si souvent, s’attache aux pas des saints ; c’est chose incroyable combien elle s’attaqua à lui ; il y fut surtout en butte de la part des jansénistes, à cause de sa soumission constante à l’égard du Saint-Siège ; mais non moins étonnantes furent son humilité et sa force d’âme ; plus d’une fois, après des attaques patiemment supportées, il donnait à ses ennemis le nom de frères, et répandait devant Dieu ses prières pour eux.
Après ce premier Séminaire, que Jean, héritier et réalisateur des desseins du cardinal de Bérulle, fonda conformément aux décisions du Concile de Trente, beaucoup d’autres s’érigèrent avec l’approbation des évêques, et ainsi il fut abondamment pourvu à l’éducation de la jeunesse cléricale dans la science et la piété : comme le grain de sénevé, la Congrégation des Eudistes grandissait et devenait rapidement un arbre étendant partout ses rameaux.
Là ne se borna pas l’œuvre du vénérable serviteur de Dieu : il fonda la Société des Filles de Notre-Dame de la Charité, leur imposant, par un quatrième vœu, la charge de se dévouer à la conversion des femmes de mauvaise vie. Cette Congrégation, regardant comme une gloire un pareil but, fut érigée en Ordre religieux du vivant même de Jean, par Notre prédécesseur Alexandre VII, de récente mémoire ; aujourd’hui elle est répandue dans le monde entier.
A ces fondations il ajouta celle d’une Société qui survit encore à l’heure actuelle, sous le titre du Cœur admirable de la Mère de Dieu, et d’autres œuvres de piété et de charité appropriées au sexe, à l’âge, et à la condition des fidèles, et éminemment aptes à procurer leur bien spirituel.
Par tant de services, Jean avait bien mérité de l’Eglise ; il y mit le couronnement par l’initiative que, sous une inspiration divine, il prit de l’institution du culte liturgique à l’égard des saints Cœurs de Jésus et de Marie, pour lesquels il avait un amour tout spécial. Il fut donc le père de cette suave dévotion, lui qui, dès la fondation de sa Congrégation sacerdotale, institua parmi ses fils les fêtes de ces saints Cœurs ; il en fut le docteur, lui qui composa en leur honneur l’office et la messe propre ; il en fut l’apôtre, lui qui se donna de tout son zèle à la propagation de ce culte salutaire.
Cependant, il ne cessait pas de prêcher au peuple la parole divine et de composer de nombreux et admirables écrits embaumés de la plus insigne piété. Les hommes les plus remarquables de France l’avaient en très haute estime et le consultaient volontiers, et saint Vincent de Paul lui-même, avec qui Jean était lié dé cette amitié des saints si féconde, admirait beaucoup les fruits abondants de ses missions.
Sentant venir la mort, cet homme remarquable, usé par les travaux plus que par les ans, n’eut qu’un désir de jour en jour plus vif ; mourir et être réuni au Christ. Malade, il ne voulut se mettre au lit qu’après une dernière visite et un dernier adieu aux Filles de Notre- Dame de la Charité, leur souhaitant les effusions de la rosée de la joie céleste.
D’ailleurs, pleinement soumis à la volonté de Dieu dans la maladie comme dans la santé, il supportait en toute patience les souffrances qui l’accablaient et paraissait jouir de l’impassibilité des saints. Devant les progrès du mal, il reçut les derniers sacrements, secours et soutien de l’âme ; enfin, entouré de la splendide couronne de ses fils auxquels la douleur arrachait des larmes, et les entretenant de la vie éternelle, il s’endormit paisiblement dans le Seigneur, le 19 septembre 1680, ayant sur les lèvres les doux noms de Jésus et de Marie. Mort bien digne d’envie ; ce n’en était pas moins pour sa Famille religieuse un deuil et une affliction.
Le magnifique éloge que tous faisaient du serviteur de Dieu plus encore après sa mort que durant sa vie attira et entraîna à ses pieds une foule considérable, désireuse de lui faire toucher des chapelets et des médailles ; le concours fut si grand qu’on ne put procéder aux funérailles que trois jours après le décès. Dès ce moment, la renommée de sa sainteté alla croissant, et des miracles nombreux se produisirent qui en parurent la confirmation divine.
La cause de béatification et de canonisation fut donc introduite devant la S. Cong. des Rites. Les premiers procès juridiquement terminés, Notre prédécesseur Léon XIII, de récente mémoire, confirma l’héroïcité des vertus du vénérable Jean Eudes, par un décret solennel rendu en 1903, en la fête de l’Adoration des Rois Mages. On aborda alors le procès des miracles attribués à son intercession auprès de Dieu ; ils furent sévèrement examinés ; on en retint trois comme réels et prouvés ; par suite, par un second décret rendu l’an dernier, le deuxième dimanche après Pâques, fête de l’Invention de la Sainte- Croix, Nous avons, de Notre autorité suprême, déclaré qu’ils étaient constants et vrais.
Un seul point restait à trancher : fallait-il accorder au vénérable serviteur de Dieu le titre de Bienheureux ? Notre cher Fils le cardinal Dominique Ferrata, rapporteur de la cause, posa la question dans la Congrégation générale tenue devant Nous, le 24 novembre 1908 ; tous les membres présents de la S. Cong. des Rites, soit cardinaux, soit Consulteurs, répondirent à l’unanimité par l’affirmative. Pour Nous, dans une circonstance aussi grave, Nous différâmes de faire connaître Notre sentiment, afin de demander auparavant, par de ferventes prières, le secours des lumières divines. Enfin, le troisième dimanche de l’Avent, ayant offert le Saint Sacrifice de la messe,en présence des cardinaux Séraphin Cretoni, d’illustre mémoire, préfet de la S. Cong, des Rites, et Dominique Ferrata, rapporteur de a cause, déjà nommé, de Notre Vénérable Frère Diomède Panici, archevêque titulaire de Laodicée, secrétaire de la même Cong. des Rites, et du R. P. Alexandre Verde, promoteur de la S. Foi, Nous avons solennellement déclaré qu’on pouvait procéder de tuto à la béatification du vénérable serviteur de Dieu Jean Eudes.
Dès lors, comblant les vœux des évêques et du clergé de la France entière, de la Congrégation de Jésus et de Marie et de l’Ordre de Notre-Dame de la Charité, par les présentes, Nous permettons de donner désormais au vénérable serviteur de Dieu Jean Eudes, missionnaire apostolique et fondateur de ces Instituts, le titre de Bienheureux ; son corps, ses restes ou reliques pourront être offerts à la vénération publique des fidèles, mais non cependant portés dans les processions solennelles ; ses images pourront être ornées de rayons. En vertu de la même autorité, Nous permettons en son honneur la récitation de l’office et la célébration de la messe chaque année, selon le commun des confesseurs non pontifes, avec les oraisons propres approuvées par Nous, conformément aux rubriques du Missel et du Bréviaire romain.
Cependant, Nous n’accordons la récitation de cet office et la célébration de cette messe que pour le diocèse de Bayeux ; il est autorisé aussi dans toutes les églises ou chapelles de la Congrégation de Jésus et de Marie et de l’Ordre de Notre-Dame de la Charité, c’est-à-dire des Sœurs du Refuge ou du Bon-Pasteur, pour tous ceux qui sont tenus à la récitation des heures canoniales ; pour ce qui est de la messe, elle pourra être dite par tous les prêtres séculiers ou réguliers qui célébreront dans les églises où l’on fera la fête, en tenant compte, cependant, du décret de la S. Cong. des Rites (3862 Urbis et Orbis) du 9 décembre 1895.
Nous accordons enfin que les solennités de la béatification du vénérable serviteur de Dieu Jean Eudes soient célébrées dans les églises susdites, selon le décret ou instruction de la S. Cong. des Rites du 16 décembre 1902, relatif au triduum qui doit être célébré solennellement dans l’année de la béatification. Nous ordonnons que ce triduum ait lieu aux jours que fixera dans le courant de l’année l’autorité compétente, une lois ces solennités achevées dans la basilique Vaticane.
Nonobstant les constitutions et ordonnances apostoliques, ainsi que les décrets de non-culte et en général toutes choses contraires quelles qu’elles soient ; et Nous voulons que dans toutes les contestations, même judiciaires, il soit accordé aux exemplaires, même imprimés, des présentes lettres, pourvu qu’ils portent la signature du secrétaire de la S. Cong. des Rites et qu’ils soient munis du sceau du préfet, la même foi qui serait due à l’expression de Notre volonté par présentation de ces lettres elles-mêmes.
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, sous l’anneau du Pêcheur, le 11 avril 1909, de Notre Pontificat la sixième année.
R. card. Merry del Val, secrétaire d’Etat.
L. † S.
[Rome, 8 août 1909.]
Source : Actes de S. S. Pie X, t. VI, p. 120, La Bonne Presse