Saint Vincent Ferrier

Saint Vincent Ferrier, par Francesco del Cossa (entre 1473 et 1475)

Originaire de Valence en Espagne, ce saint Dominicain (1350–1419) mar­qua son temps trou­blé par sa pré­di­ca­tion et ses miracles. Il finit ses jours à Vannes où il est très vénéré.

Saint Vincent Ferrier, fêté le 5 avril

Vincent Ferrer – nous disons en fran­çais Ferrier, – sur­nom­mé « l’apôtre voya­geur », est à coup sûr l’un des pré­di­ca­teurs les plus sur­pre­nants de son siècle et même des temps modernes.

Parcourir tous les che­mins de l’Europe, prê­cher aisé­ment pen­dant qua­rante ans, de quatre à six heures par jour, sans fatigue pour lui- même et pour son audi­toire, adop­ter sou­vent pour thème de ses pré­di­ca­tions le sujet le plus ter­ri­fiant et le plus capable d’aliéner un audi­toire : les fins der­nières et le juge­ment, quelle gageure pour un prédicateur !

Et cepen­dant, ce pré­cur­seur de l’heure ter­rible entraîne après lui des villes et des pro­vinces entières. Il parle à des foules de 80 000 hommes ; on porte à 140 000 le nombre des pécheurs notoires qu’il arrache à leur crime. Difficulté plus grande : il conver­tit des Juifs en masse. Enfin, suprême tour de force : il amène faci­le­ment, à la morale évan­gé­lique, celui que le mis­sion­naire catho­lique n’ose qu’à peine abor­der aujourd’hui : le musulman !

Son enfance et sa jeunesse.

Il y avait une âme de feu dans cet enfant pré­des­ti­né, dont de mer­veilleux pré­sages signa­lèrent la nais­sance, à Valence d’Espagne, le 23 jan­vier 1350. On a remar­qué dans les armes des Dominicains ce chien que la mère de saint Dominique vit en songe, tenant dans sa gueule un flam­beau qui s’échappait de son sein pour embra­ser la terre. Constance Miguel, femme du notaire Guillaume Ferrier, eut un songe ana­logue. Vincent s’en auto­ri­se­ra pour dire un jour : « Tel je suis moi-​même allant par le monde, aboyant contre les loups infer­naux. C’est une grande digni­té d’être ain­si le chien du Seigneur. »

Grandi sous un soleil res­plen­dis­sant, l’Espagnol est pré­coce, Mais Vincent était excep­tion­nel­le­ment doué. Son esprit était si péné­trant, et sa mémoire si extra­or­di­naire, qu’à dix-​sept ans il avait ter­mi­né le cycle des études qui d’ordinaire s’achève à dix-​huit. La science théo­lo­gique s’ouvrit pour lui et lui fit non seule­ment con­naître, mais « sen­tir » Dieu, selon l’heureuse expres­sion de Fénelon. Une dévo­tion très tendre s’épanouissait en même temps dans son cœur, à l’égard de la, Vierge, appui ins­tinc­tif des heures trou­blées de l’adolescence. Pour Vincent, tout pré­di­ca­teur qui par­lait d’elle par­lait bien. Aussi, plus tard, lorsqu’il prê­che­ra, ses ser­mons commenceront- ils inva­ria­ble­ment par l’Ave Maria.

Vocation. – Caractère de sa parole dans la chaire.

Quand l’heure vint de fixer sa vie, l’adolescent avait depuis long­temps choi­si dans son cœur. Son âme ardente et contem­pla­tive trou­verait chez les Frères Prêcheurs cette alter­nance, si bien faite pour sa nature, de la contem­pla­tion et de l’activité. Il entra donc, le 5 février 1368, au couvent de Saint-​Dominique, à Valence. Ce que fit un pareil homme au novi­ciat, ses pre­miers bio­graphes l’ont défi­ni en quatre coups de crayon : « Humilité sans feinte, orai­son sans tié­deur, assi­dui­té sans ennui, affa­bi­li­té sans ombre. » « La pre­mière condi­tion d’une grande vie, a dit Lacordaire, c’est de se pro­po­ser une grande ambi­tion. » Le jeune novice étu­dia et copia si bien la vie du fon­da­teur de son Ordre, que plus tard on ne sau­ra plus dis­tinguer le dis­ciple du maître, ce qui ne va pas sans quelque incon­vénient pour l’exactitude de sa biographie.

Son novi­ciat ter­mi­né, et après avoir ensei­gné la phi­lo­so­phie à ses frères, il fut envoyé à Barcelone, puis à l’Université de Lérida, où on l’honora du bon­net de Docteur (1378).

Rappelé à Valence, il fut char­gé par l’archevêque d’annoncer au peuple la parole de Dieu. On accou­rait de toutes parts, pour entendre ce pré­di­ca­teur de vingt-​quatre ans – il n’était encore que diacre, – dont la manière ne rap­pe­lait aucune autre. Sa voix, tour à tour douce et for­mi­dable, sub­ju­guait les foules.

L’originalité du mis­sion­naire a sou­vent fait perdre de vue en Vincent Ferrier, le pré­di­ca­teur de talent. Fort heu­reu­se­ment, beau­coup de ses ser­mons nous ont été conser­vés, grâce aux notes de ses auditeurs.

Ils mettent en face d’un phi­lo­sophe puis­sant, d’un théo­lo­gien ori­gi­nal, d’un psy­cho­logue savou­reux, d’un ora­teur plein de verve et de nuances, d’un diplo­mate avi­sé… Plus on fait connais­sance avec cet auteur du XVe siècle, plus on est char­mé d’y trou­ver un homme, non pas un homme quel­conque, mais une phy­sio­no­mie haute en cou­leurs, et de traits accen­tués, ori­gi­naux, avec quelque chose de simple et de souriant.

Max Gorce

Outre le talent de l’orateur et l’accent de la per­sua­sion, Dieu avait dépar­ti à Vincent le don de pro­phé­tie. Et rien n’est grand dans l’imagination des hommes comme un prophète.

Il n’était pas rare de le voir inter­rompre un déve­lop­pe­ment fami­lier pour jeter tout à coup à son audi­toire une révé­la­tion prophétique.

En 1374, la famine sévis­sait en Espagne. A Barcelone, sur le conseil de Vincent, des pro­ces­sions sup­pliantes sillon­nèrent la ville. L’apôtre haran­gua cette foule de 20 000 hommes, l’exhortant à l’expiation, puis à la confiance en Dieu, qui ne frappe que pour gué­rir. Tout à coup son visage s’illumina : « Rassurez-​vous, dit-​il, avant la nuit, deux navires char­gés de blé seront au port. » Beau­coup demeu­rèrent scep­tiques. Son prieur le tan­ça ver­te­ment, et lui enjoi­gnit de se dis­pen­ser à l’avenir de toute espèce de pro­phé­tie ou de mani­fes­ta­tion intem­pes­tive qui sor­ti­rait de l’ordre com­mun, sans l’assentiment de son supé­rieur. Et voi­là que le soir, dans l’irradiation du soleil cou­chant, deux voiles blanches appa­rurent, signa­lées par la sen­ti­nelle de Montjuich, se diri­geant vers le port, et, en effet, char­gées de grain.

A quelques jours de là, s’il faut en croire la légende, Vincent sor­tait de son couvent. Au moment où il passe, un maçon tombe d’un écha­fau­dage, et reste accro­ché dans une situa­tion périlleuse : « Fray Vincenti, s’écrie-t-il, sauvez-​moi ! » Alors le moine, préoc­cupé avant tout d’obéir à son supé­rieur : « Attends, dit-​il, que j’aille deman­der la per­mis­sion. » Puis muni de l’autorisation de son supé­rieur assez cour­rou­cé : « Va, dit-​il au mal­heu­reux, tu peux des­cendre. » Et l’homme se lais­sa choir dou­ce­ment, comme en para­chute. Voilà pour­quoi on trouve un peu par­tout en Espagne, en Italie et dans le midi de la France, des confré­ries de maçons éri­gées en l’honneur de saint Vincent Ferrier. Voilà pour­quoi on voit dans beau­coup d’églises, à Vérone par exemple, des tableaux représen­tant des scènes étran­ge­ment mou­ve­men­tées, et pour les­quelles les guides peu aver­tis n’ont pas d’explication.

Saint Vincent aux prises avec Satan.

Une nuit que Vincent était en prière, il voit s’avancer vers lui un véné­rable ermite à l’aspect aus­tère et mor­ti­fié : « Je suis, dit-​il, un ancien Père du désert, deve­nu un grand Saint, mal­gré les désordres de ma vie. Croyez-​en donc un vieillard expé­ri­men­té : je vous donne le conseil de vous ména­ger un peu plus, et de vous accor­der quelque répit et quelques plai­sirs. » Le piège était par trop gros­sier ; Vincent n’y tom­ba point. Le démon usa d’une tac­tique plus directe et se ser­vit comme inter­mé­diaire d’une créa­ture pas­sionnée et effron­tée, dont les arti­fices demeu­rèrent vains ; cette méchante femme, tout à coup pos­sé­dée, s’agitait avec fureur quand on arri­va auprès d’elle. On employa tous les exor­cismes, mais inuti­lement. Elle s’écriait : « Celui-​là seul pour­ra me chas­ser de ce corps, qui n’a point brû­lé au milieu du feu. » Paroles énig­ma­tiques dont on eut bien­tôt l’explication. A peine Vincent Ferrier, man­dé en toute hâte, avait-​il mis le pied sur le seuil, que Satan fît entendre un effroyable rugis­se­ment : « Le voi­là, s’écrie-t-il, cet homme qui n’a point brû­lé au milieu du feu. Je sors ! » Et à ces mots, il s’enfuit, lais­sant la femme à demi morte.

Saint Vincent et le faux ermite

Saint Vincent et l’Eglise.

Le « Grand Schisme d’Occident » divi­sait alors l’Eglise. La France et l’Espagne venaient de se sous­traire à l’autorité légi­time du Pape de Rome, Urbain VI, pour obéir à l’antipape d’Avignon Clément VII et à son suc­ces­seur, Benoît XIII, qui, avant son élec­tion frau­du­leuse, se nom­mait Pierre de Lune, car­di­nal d’Aragon.

Benoît XIII fit venir auprès de lui maître Vincent. Celui-​ci se ren­dit à Avignon, où rési­dait l’antipape, fixa sa rési­dence au couvent des Dominicains, et don­na à l’usage du cler­gé un cours de théo­lo­gie très pénétrant.

Disons tout de suite qu’il croyait sin­cè­re­ment à l’autorité légi­time de Benoît XIII. D’ailleurs, la ques­tion du Pape véri­table pré­sen­tait à cette époque une telle confu­sion et ambi­guï­té qu’elle était bien plus dif­fi­cile à résoudre alors qu’elle ne le devint par la suite. A côté de saint Vincent Ferrier on cite­ra tou­jours le bien­heu­reux car­di­nal Pierre de Luxembourg, évêque de Metz, comme un des plus nobles appuis de la cause de Benoît XIII.

Tout en res­tant convain­cu de la légi­ti­mi­té du Pape d’Avignon, Vincent était aus­si per­sua­dé que l’abdication de celui-​ci était le seul moyen de mettre fin au schisme, et il fit tous ses efforts pour déci­der Benoît XIII à se démettre, ain­si que ce Pape l’avait d’ailleurs promis.

Cette pro­po­si­tion sem­bla trop dure à Pierre de Lune. La dou­leur de l’homme de Dieu s’accrut tel­le­ment qu’une vio­lente fièvre le con­duisit en quelques jours aux portes du tom­beau. Quand il revint à la san­té, en vain Benoît XIII lui offrit-​il les plus hautes digni­tés, l’épiscopat, le car­di­na­lat même : Vincent Ferrier, accep­tant seule­ment le titre de légat a latere Christi (4 octobre 1398), qui lui con­férait tout pou­voir de prê­cher, de lier et de délier, inau­gu­ra sa vraie mis­sion qui était de sau­ver les âmes. Il com­men­ça, dès lors, ces courses dont chaque pas fut un miracle, chaque parole une vic­toire pour le ciel.

Saint Vincent voyageur.

Vincent avait quarante-​huit ans lorsqu’il com­men­ça les pénibles tra­vaux qui devaient l’occuper jusqu’à sa mort. Vouloir fixer rigou­reusement les iti­né­raires qu’il sui­vit dans les pays d’Europe qui obéis­saient alors au Pape d’Avignon serait pure uto­pie. Nous le trou­vons à Alexandrie, en France, en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Suisse et en Ecosse. En Dauphiné, il retrouve son propre frère, Général des Chartreux. Sur sa route, il mois­sonne des âmes d’élite, tel le Franciscain Bernardin de Sienne, que l’Eglise devait mettre sur ses autels en 1450, cinq ans avant Vincent Ferrier. Nous le sui­vons en Lombardie, puis en Piémont, puis en Savoie. Le 5 mars 1404, il entre à Fribourg ; la même année il pose la pre­mière pierre du couvent des Frères Prêcheurs à Chambéry. Annecy l’accueille avec enthou­siasme. Lorsque deux cents ans plus tard saint François de Sales paraî­tra, il n’aura qu’à rap­pe­ler ce sou­ve­nir, et dans son cœur il béni­ra cet illustre ancêtre d’apostolat « des pré­di­ca­tions duquel la ville d’Annecy a été quel­que­fois honorée ».

En Lorraine, Nancy a vu pas­ser maître Vincent ; de même, en Franche-​Comté, Besançon et Poligny, où il ren­con­tre­ra la grande réfor­ma­trice des Clarisses, sainte Colette : ensemble les deux Saints écri­ront (1417) au Concile réuni à Constance, et l’attitude réso­lue de ces deux âmes, qui pré­cé­dem­ment avaient eu foi en Benoît XIII, mais qui ne recu­laient pas devant la véri­té une fois connue, contri­bua à hâter la dépo­si­tion de l’antipape et l’élection incon­tes­tée de Martin V. Sainte Colette pré­dit d’ailleurs à Vincent qu’il mour­rait en France.

Le don des langues.

Notre-​Seigneur renou­ve­la en faveur de son ser­vi­teur le miracle de la Pentecôte. Les gens de natio­na­li­tés diverses, qui ne se com­pre­naient pas entre eux, le com­pre­naient comme s’il eût par­lé leur langue, cha­cun s’imaginant que le pré­di­ca­teur avait étu­dié son idiome. Or, il est constant qu’il ne sut jamais que les langues mortes et le valen­cien, sa langue mater­nelle. Que dans le midi de la France, dans les pays de langue romane il pût être com­pris, c’est vrai­sem­blable ; mais l’apôtre ache­va sa vie en Basse-​Bretagne, où se parle commu­nément le bre­ton, et là est le pro­dige. Certainement Dieu inter­vint en accor­dant à son mis­sion­naire la grâce de se faire com­prendre d’auditeurs très éloi­gnés de lui par leur langue mater­nelle, tels que les Basques et les Bretons ; devant eux, l’apôtre par­lait sans gêne, sans plus s’inquiéter de la dif­fé­rence radi­cale des idiomes que des nuances qui avaient pu se ren­con­trer dans les autres pays. « Pro­digieux suc­cès ! et, en tout cas, immense popu­la­ri­té », écrit un direc­teur de l’Ecole des Chartes qui n’admet pas le miracle.

Le Saint et l’apôtre.

Sa vie, dit un témoin, était très dure, même en voyage. Il allait tou­jours à pied ; puis, quand il fut malade d’une jambe, sur un âne. Il ne man­geait jamais de viande et ne fai­sait qu’un repas par jour : point de lit, mais une simple paillasse éten­due par terre. Il se levait à 2 heures, réci­tait l’office du chœur, puis le psau­tier. Souvent il pre­nait une san­glante dis­ci­pline. A Toulouse, l’archevêque lui deman­da de modé­rer un peu, pour le bien des âmes, les rigueurs de ses mor­ti­fi­ca­tions, car il était sexa­gé­naire. « Permettez-​moi, répondit-​il, d’achever ce que j’ai com­men­cé ; à mon âge, tout chan­ge­ment est dan­ge­reux. » L’archevêque sou­rit et n’insista pas.

Pour qui connaît la nature humaine, cette conti­nui­té sans relâche est un vrai pro­dige, même au couvent. Mais, quand c’est au dehors qu’il s’agit de main­te­nir avec une rigueur inflexible cette aus­tère uni­for­mi­té, et cela tous les jours, avec une infi­nie mul­ti­pli­ci­té d’affaires, sous toutes les lati­tudes, en toutes sai­sons, dans toutes dis­positions d’esprit et de corps, cela sup­pose une éner­gie et un état d’âme qui n’est pas natu­rel. Quand on porte, comme il le fai­sait, le poids d’une jour­née de dix-​huit heures, c’est bien lourd ; de plus, le court som­meil qu’il pre­nait était sou­vent inter­rom­pu par de cruelles insom­nies et les ran­cunes de l’enfer. Mais comme Dieu était glo­ri­fié et comme les âmes se trou­vaient pré­pa­rées à leur insu, par les souf­frances du mis­sion­naire, à rece­voir la grâce !

Vincent ne cueillit la palme du mar­tyre que par la véhé­mence de ses dési­rs ; mais il subit en réa­li­té, tous les jours, le mar­tyre de la patience. Faim, soif, cha­leur, fatigue, tem­pêtes, ravins, tor­rents ; que d’actes d’abnégation ! Et il par­cou­rut ain­si une par­tie de l’Europe, à plu­sieurs reprises, au XVe siècle, alors que les che­mins n’étaient que d’effroyables fondrières !

Il avait sa manière de cor­ri­ger les gens, qui ne man­quait pas d’à‑propos. Un homme se plai­gnait qu’on lui eût refu­sé l’absolution parce qu’il n’avait pas vou­lu par­don­ner à un cor­don­nier, son enne­mi. Vincent l’entend. « Vous ne vou­lez pas par­don­ner au cor­donnier ; soit, pardonnez-​vous à vous-​même. Vous êtes là à vous ron­ger le cœur, sans comp­ter l’âme qui se perd, pen­dant que lui boit, mange et prend du bon temps. » L’autre revint : « Je com­prends à pré­sent, dit-​il, quelle sot­tise est la haine ! »

Pour ins­pi­rer le res­pect des saints mys­tères, le mis­sion­naire racon­tait qu’un homme, vêtu avec recherche, n’osait se mettre à genoux de peur de gâter ses habits. Il fut tué par un démon qui lui dit : « Traître, si Dieu avait fait pour nous, les anges, ce qu’il a fait pour vous, les hommes, nous serions encore pros­ter­nés à ses pieds. »

Il né recu­lait pas non plus devant l’effet d’un trait d’humour. Une femme vint le trou­ver un jour, se plai­gnant des bru­ta­li­tés de son mari : « Allez trou­ver, dit Vincent, le Frère por­tier de notre couvent, et faites-​vous don­ner de l’eau du puits. Quand votre mari ren­tre­ra, pre­nez aus­si­tôt une gor­gée de cette eau et gardez-​la dans la bouche. Vous ver­rez bien­tôt mer­veille. » Ainsi fut fait : le mari rentre et com­mence à s’im­pa­tien­ter. La femme ne répond pas, ayant la bouche pleine d’eau. Confus de par­ler tout seul, le brave homme finit par se taire, remer­ciant Dieu d’avoir chan­gé le cœur et fer­mé la bouche de sa femme. La chose est pas­sée en pro­verbe en Espagne, et l’on dit encore : « Buvez de l’eau de maître Vincent. »

Il convient d’a­jou­ter que les Dominicains dis­tri­buent aux malades, sur­tout pour les yeux, une eau dite de saint Vincent Ferrier.

Saint Vincent meurt en Bretagne.

Après avoir die nou­veau par­cou­ru la France et prê­ché particuliè­rement dans le Midi, à Toulouse, à Albi, dans le Rouergue, à Besançon, à Bourg, à Clairvaux, à Dijon, au Puy, Vincent Ferrier par­tit de Nantes pour Vannes, où il allait mourir.

Le zélé Dominicain paraît avoir aimé par­ti­cu­liè­re­ment la Bretagne. Recherchant les pauvres, il devait affec­tion­ner ce pays où le pauvre était peut-​être plus pauvre qu’ailleurs.

Ce n’est pas qu’il négli­geât les grands. Ainsi son pre­mier miracle fut d’obtenir, pour la duchesse de Bretagne, la grâce d’une pos­té­ri­té dont tout espoir sem­blait perdu.

Il va de Nantes à Vannes par Guérande et Redon, mais en s’arrê­tant presque à chaque bourg. Cette entrée à Vannes dut vive­ment frap­per les esprits, car de nom­breux témoins en ont par­lé. A quelques milles de la ville, le duc Jean V et la duchesse, l’évêque, les magis­trats, le peuple, vinrent à sa ren­contre ; mais comme on appro­chait des portes, se déploya sur deux lignes immenses tout ce que la misère humaine connaît d’infirmités. Il faut avoir assis­té à quelque grand par­don de Sainte-​Anne d’Auray pour se faire une idée de cette col­lec­tion d’estropiés, de man­chots, de can­cé­reux, de culs-​de-​jatte et de men­diants de toutes sortes. On conçoit l’enthou­siasme popu­laire quand on vit tout ce peuple dégue­nillé, sous la béné­dic­tion de Fr. Vincent, se redres­ser, jeter ses béquilles, lais­ser dans les fos­sés ses petites char­rettes, ces mille tro­phées de la misère.

Le len­de­main le mis­sion­naire célé­bra le saint Sacrifice et prê­cha sur la place des Lices, devant le châ­teau de l’Hermine, en pré­sence de la cour ducale et du peuple. Il recom­men­ça tous les jours, du IVe dimanche de Carême au mar­di de Pâques. Comme par­tout, après sa pré­di­ca­tion, il gué­ris­sait les malades qui se pré­sen­taient, en fai­sant sur eux le signe de la croix et en disant : « Au nom de Jésus ! »

L’espoir de mettre lin à la guerre de Cent Ans le fit aller aus­si en Normandie, centre des opé­ra­tions du roi d’Angleterre. Mais c’est la Bretagne qui a gar­dé le plus fidè­le­ment son sou­ve­nir : Jocelyn, Ploërmel, Guingamp, Hennebont, Quimperlé, Quimper, Châtelaudren, etc. Il consa­cra dix jours à Saint-​Brieuc et à Lamballe. Par Jugon et Moncontour, il se diri­gea vers Dinan, puis vers Saint-​Malo. Il était tou­ché à mort quand il fut de retour à Vannes. Mais, là où avait été son ber­ceau, il sou­hai­tait avoir sa tombe ; il vou­lait donc retour­ner à Valence pour y mou­rir. Ce départ n’était pas chose facile à entre­prendre. Les Vannetais se consi­dé­raient comme ayant un grand tré­sor en garde ; et comme il était plus facile, dit un témoin, d’emporter la ville de Vannes que saint Vincent Ferrier, on choi­sit la nuit pour cette opé­ra­tion. La tra­di­tion montre encore l’endroit pré­cis où il s’embarqua, presque en face de la porte Saint-​Vincent. Le mal s’étant aggra­vé, il dut reve­nir et fut reçu au son de toutes les cloches.

Dix jours après (5 avril 1419), sa belle âme s’envolait au ciel. L’évêque et le Chapitre durent faire soi­gneu­se­ment gar­der le corps, n’entendant pas qu’il fût ense­ve­li ailleurs que dans leur cathédrale.

La canonisation.

Par trois fois, sur le grand che­min du monde, Vincent Ferrier s’était arrê­té, à Cavalls, devant un enfant et avait dit : « Celui-​là me cano­ni­se­ra. » L’enfant, nom­mé Alphonse Borgia, devint, en effet, plus tard, en 1455, le Pape Calixte III. C’est ce Pontife qui, le 29 juin 1455, pro­cé­da à la cano­ni­sa­tion solen­nelle du saint missionnaire.

Son tom­beau, en la cathé­drale de Vannes, devint rapi­de­ment un centre de pro­diges. On a rele­vé en par­ti­cu­lier soixante-​dix cas de pos­ses­sion gué­ris et l’on conserve le manus­crit des dépo­si­tions des témoins.

La prière de saint Vincent Ferrier s’étend, avec une effi­ca­ci­té bien évi­dente, sur cette Bretagne qu’il a tant aimée. Si par leur téna­ci­té vigou­reuse, leur foi, leur res­pect des tra­di­tions, les Bretons sont encore, au milieu de l’indifférence, un peuple à part, ils le doivent sans doute à la pro­tec­tion du saint apôtre.

A. Poirson.

Sources consul­tées. – Abbé A. Bayle, Vie de S. Vincent Ferrier (Paris, 1855). – R. P. Fages, des Frères Prêcheurs, Histoire de saint Vincent Ferrier (Paris). – René Johannet, Saint Vincent Ferrier (La Vie et les œuvres de quelques grands Saints, t. II, Paris, 1928). – (V. S. B. P., n° 164.)

Source de l’ar­ticle : Un Saint pour chaque jour du mois, Avril, La bonne presse, 1935