Léon XIII

256ᵉ pape ; de 1878 à 1903

19 mars 1902

Lettre apostolique Vigesimo quinto anno

Action de grâces et bilan de vingt-cinq années de Pontificat

A tous les patriarches, pri­mats, arche­vêques et évêques du monde catholique

Léon XIII, Pape

Vénérables frères,
Salut et béné­dic­tion apostolique.

Parvenu à la vingt-​cinquième année de Notre minis­tère aposto­lique, et éton­né Nous-​même de la lon­gueur du che­min qu’au milieu d’âpres et conti­nuels sou­cis Nous avons par­cou­ru, Nous Nous sen­tons tout natu­rel­le­ment por­té à éle­ver Notre pen­sée vers le Dieu à jamais béni qui, par­mi tant d’autres faveurs, a bien vou­lu Nous accor­der un pon­ti­fi­cat d’une durée telle qu’on en ren­contre à peine quelques-​uns de pareils dans l’histoire. C’est donc vers le Père de tous les hommes, vers Celui qui tient dans ses mains le mys­té­rieux secret de la vie, que s’élance, comme un impé­rieux besoin de Notre cœur, l’hymne de Notre action de grâces. Assurément, l’œil de l’homme ne peut pas son­der toute la pro­fon­deur des des­seins de Dieu lors­qu’il a ain­si pro­lon­gé au-​delà de toute espé­rance Notre vieillesse ; et ici Nous ne pou­vons que Nous taire et l’adorer. Mais il y a pour­tant une chose que Nous savons bien, c’est que, s’il lui a plu, et s’il lui plaît de conser­ver encore Notre exis­tence, un grand devoir Nous incombe : vivre pour le bien et le déve­lop­pe­ment de son Epouse imma­cu­lée, la Sainte Eglise, et loin de perdre cou­rage en face des sou­cis et des peines, lui consa­crer le res­tant de Nos forces jusqu’à Notre der­nier soupir.

Après avoir payé le tri­but d’une juste recon­nais­sance à Notre Père céleste, à qui soient hon­neur et gloire pen­dant toute l’éter­nité, il Nous est très agréable de reve­nir vers vous par la pen­sée et de vous adres­ser la parole, à vous, Vénérables Frères, qui, appe­lés par l’Esprit-Saint à gou­ver­ner des por­tions choi­sies du trou­peau de Jésus-​Christ, par­ti­ci­pez par cela même avec Nous aux luttes et aux triomphes, aux dou­leurs et aux joies du minis­tère des Pasteurs. Non, elles ne s’évanouiront jamais de Notre mémoire, les nom­breuses et remar­quables preuves de reli­gieuse véné­ra­tion que vous Nous avez pro­di­guées au cours de Notre Pontificat, et que vous mul­ti­pliez encore avec une ému­la­tion pleine de ten­dresse dans les circons­tances pré­sentes. Intimement uni à vous déjà par Notre devoir et par Notre amour pater­nel, ces témoi­gnages de votre dévoue­ment, extrê­me­ment chers à Notre cœur, Nous y ont atta­ché encore, moins pour ce qu’ils avaient de per­son­nel en ce qui Nous regarde, que pour l’at­ta­che­ment invio­lable qu’ils déno­taient à ce Siège aposto­lique, centre et sou­tien de tous les autres sièges de la catho­li­ci­té. S’il a tou­jours été néces­saire qu’aux divers degrés de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique tous les enfants de l’Eglise se tinssent jalou­se­ment unis dans les liens d’une cha­ri­té réci­proque et dans la pour­suite des mêmes des­seins, de manière à ne for­mer qu’un cœur et qu’une âme, cette union est deve­nue de nos temps plus indis­pen­sable que jamais. Qui peut igno­rer, en effet, l’immense conju­ra­tion de forces hos­tiles qui vise aujourd’hui à rui­ner et à faire dis­pa­raître la grande œuvre de Jésus-​Christ en essayant, avec un achar­ne­ment qui ne connaît plus de limites, dans l’ordre intel­lec­tuel, de ravir à l’homme le tré­sor des véri­tés célestes, et, dans l’ordre social, de déra­ci­ner les plus saintes, les plus salu­taires ins­ti­tu­tions chré­tiennes ? Mais tout cela, vous en êtes vous-​mêmes frap­pés tous les jours, vous qui Nous avez plus d’une fois expri­mé vos préoccupa­tions et vos angoisses en déplo­rant la mul­ti­tude de pré­ju­gés, de faux sys­tèmes et d’erreurs qu’on sème impu­né­ment au milieu des foules. Que de pièges ne tend-​on point de tous côtés aux âmes croyantes ? Que d’obstacles ne multiplie-​t-​on pas pour affai­blir et, autant que pos­sible, pour anni­hi­ler la bien­fai­sante action de l’Eglise ? Et, en atten­dant, comme pour ajou­ter la déri­sion à l’in­justice, c’est l’Eglise elle-​même qu’on accuse de ne pas savoir recou­vrer sa ver­tu antique, et d’être impuis­sante à endi­guer le tor­rent de pas­sions débor­dées qui menace de tout emporter !

Nous vou­drions bien vous entre­te­nir, Vénérables Frères, d’un sujet moins triste et qui fût en har­mo­nie plus grande avec l’heu­reuse cir­cons­tance qui Nous incline à vous par­ler. Mais rien ne com­porte un pareil lan­gage, ni les graves épreuves de l’Eglise, qui appellent avec ins­tance un prompt secours, ni les condi­tions de la socié­té contem­po­raine qui, déjà for­te­ment tra­vaillée au point de vue moral et maté­riel, s’achemine vers des des­ti­nées encore pires par l’abandon des grandes tra­di­tions chré­tiennes : une loi de la Providence, confir­mée par l’histoire, prou­vant qu’on ne peut pas por­ter atteinte aux grands prin­cipes reli­gieux sans ébran­ler en même temps les bases de l’ordre et de la pros­pé­ri­té sociale. Dans ces cir­cons­tances, pour per­mettre aux âmes de reprendre haleine, pour les réap­pro­vi­sion­ner de foi et de cou­rage, il Nous paraît oppor­tun et utile de consi­dé­rer atten­ti­ve­ment, dans son ori­gine, dans ses causes, dans ses formes mul­tiples, l’implacable guerre que l’on fait à l’Eglise, et, en en dénon­çant les funestes consé­quences, d’en assi­gner les remèdes. Que Notre parole résonne donc bien haut, quoi­qu’elle doive rap­pe­ler des véri­tés affir­mées d’autres fois déjà ; qu’elle soit enten­due non seule­ment par les fils de l’unité catho­lique, mais encore par les dis­si­dents et même par les infor­tu­nés qui n’ont plus la foi ; car ils sont tous enfants du même Père. Tous des­ti­nés au même bien suprême ; qu’elle soit accueillie enfin comme le tes­ta­ment que, à la faible dis­tance où Nous sommes des portes de l’éternité, Nous vou­lons lais­ser aux peuples comme un pré­sage du salut que Nous dési­rons pour tous.

De tout temps, la sainte Eglise du Christ a eu à com­battre et à souf­frir pour la véri­té et pour la jus­tice. Instituée par le divin Rédempteur lui-​même pour pro­pa­ger dans le monde le règne de Dieu, elle doit conduire aux clar­tés de la loi évan­gé­lique l’hu­ma­ni­té déchue vers ses immor­telles des­ti­nées, c’est-à-dire la faire entrer en pos­ses­sion des biens sans fin que Dieu nous a pro­mis, à la hau­teur des­quels nos seules forces ne nous per­mettent pas de mon­ter : céleste mis­sion dans l’accomplissement de laquelle elle ne pou­vait que se heur­ter aux innom­brables pas­sions reçues de l’an­tique déchéance et de la cor­rup­tion qu’elle a engen­drée, orgueil, cupi­di­té, amour effré­né des jouis­sances maté­rielles, vices et dé­sordres qui en découlent et qui ont tous ren­con­tré dans l’Eglise le frein le plus puissant.

Le fait de ces per­sé­cu­tions ne doit pas nous éton­ner ; ne nous ont-​elles pas été pré­dites par le divin Maître, et ne savons-​nous pas qu’elles dure­ront autant que le monde ? Que dit, en effet, le Sauveur à ses dis­ciples, lors­qu’il les envoya por­ter le tré­sor de sa doc­trine à toutes les nations ? Personne ne l’ignore : « Vous serez pour­sui­vis de ville en ville, à cause de mon nom ; vous serez haïs et mépri­sés, vous serez tra­duits devant les tri­bu­naux et condam­nés aux der­niers des châ­ti­ments. » Et pour les encou­ra­ger à sup­por­ter de telles épreuves, il se don­na lui-​même en exemple : « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï avant vous, tout le pre­mier. Si mun­dus vos odit, sci­tote quia me prio­rem vobis odio habuit. »1 Voilà les joies, voi­là les récom­penses qu’ici-bas le divin Sauveur nous promet.

Quiconque juge sai­ne­ment et sim­ple­ment des choses ne pour­ra jamais décou­vrir la rai­son d’une pareille haine. Qui donc le divin Rédempteur avait-​il jamais offen­sé, ou en quoi avait-​il démé­ri­té ? Descendu sur cette terre sous l’impulsion d’une cha­ri­té infi­nie, Il y avait ensei­gné une doc­trine sans tache, conso­la­trice et on ne peut mieux faite pour unir fra­ter­nel­le­ment tous les hommes dans la paix et dans l’amour. Il n’avait convoi­té ni les gran­deurs de ce monde ni ses hon­neurs, et n’avait usur­pé sur le droit de per­sonne : bien au contraire, on l’avait vu infi­ni­ment com­pa­tis­sant pour les faibles, pour les malades, pour les pauvres, pour les pécheurs et pour les oppri­més ; en sorte qu’Il n’avait pas­sé dans la vie que pour semer à pleines mains par­mi les hommes ses divins bien­faits. Ce fut donc un pur excès de malice de la part de ces hommes, excès d’autant plus lamen­table qu’il était plus injuste ; et, sui­vant la pro­phé­tie de Siméon, le Sauveur devint le signe de la contra­dic­tion sur cette terre : Signum cui contra­di­ce­tur2.

Faut-​il s’étonner dès lors si l’Eglise catho­lique, qui est la conti­nua­trice de la mis­sion divine de Jésus-​Christ et l’incorruptible gar­dienne de sa véri­té, n’a pas pu échap­per au sort du Maître ? Le monde ne change pas ; à côté des enfants de Dieu, se trouvent tou­jours les séides du grand enne­mi du genre humain, de celui qui, rebelle au Très-​Haut dès le prin­cipe, est appe­lé dans l’Evangile le prince de ce monde. Et voi­là pour­quoi, en face de la loi divine et de qui la lui pré­sente au nom de Dieu, ce inonde sent bouillon­ner et se sou­le­ver en lui, dans un orgueil sans mesure, un esprit d’in­dépendance auquel il n’a aucun droit ! Ah ! que de fois, avec une cruau­té inouïe, avec une impu­dente injus­tice et pour la perte évi­dente de la socié­té, que de fois, dans les époques les plus agi­tées, les enne­mis de l’Eglise ne se sont-​ils pas for­més en colonnes pro­fondes pour ren­ver­ser l’œuvre divine !

Un genre de per­sé­cu­tion restait-​il sans suc­cès ? Ils essayaient d’un autre. Pendant trois grands siècles, l’empire romain, abu­sant de la force bru­tale, par­se­ma toutes ses pro­vinces des cadavres de nos mar­tyrs et empour­pra de leur sang cha­cune des mottes de terre de cette ville sacrée. Puis l’hérésie, tan­tôt sous un masque et tan­tôt le visage à décou­vert, recou­rut aux sophismes et à des arti­fices per­fides afin de bri­ser l’harmonie de l’Eglise et son uni­té. Comme une tem­pête dévas­ta­trice, se déchaî­nèrent ensuite, du Nord les bar­bares, et du Midi l’islamisme, lais­sant par­tout der­rière elle des ruines dans un immense désert. Ainsi se trans­met­tait de siècle en siècle le triste héri­tage de haine sous lequel l’Epouse du Christ était acca­blée. Alors vint un césa­risme, soup­çon­neux autant que puis­sant, jaloux de la gran­deur d’autrui quelque déve­lop­pe­ment qu’il eût d’ailleurs don­né à la sienne, et qui se reprit à livrer d’incessants assauts à l’Eglise pour faire main basse sur ses droits et pour fou­ler aux pieds sa liber­té. Le cœur saigne à voir cette Mère si sou­vent assié­gée par les angoisses et par d’inexprimables dou­leurs ! Cependant, triom­phant de tous les obs­tacles, de toutes les tyran­nies, elle plan­tait tou­jours de plus en plus lar­ge­ment ses tentes paci­fiques, elle sau­vait du désastre le glo­rieux patri­moine des arts, de l’histoire, des sciences et des lettres, et, en fai­sant péné­trer pro­fon­dé­ment l’esprit de l’Evangile dans toute l’étendue du corps social, elle créait de toutes pièces la civi­li­sa­tion chré­tienne, cette civi­li­sa­tion à qui les peuples sou­mis à sa bien­fai­sante influence doivent l’é­qui­té des lois, la dou­ceur des mœurs, la pro­tec­tion des faibles, la pitié pour les pauvres et pour les mal­heu­reux, le res­pect des droits et de la digni­té de tous les hommes et, par là même, autant du moins que cela est pos­sible au milieu des fluc­tua­tions humaines, ce calme dans la vie sociale qui dérive d’un accord sage entre la jus­tice et la liberté.

Ces preuves de la bon­té intrin­sèque de l’Eglise sont aus­si écla­tantes et sublimes qu’elles ont de durée. Et cepen­dant, comme au moyen âge et durant les pre­miers siècles, dans des temps plus voi­sins du nôtre nous voyons cette Eglise assaillie, d’une cer­taine façon au moins, plus dure­ment et plus dou­lou­reu­se­ment que jamais ! Par suite d’une série de causes his­to­riques bien connues, la pré­ten­due Réforme leva au xvie siècle l’étendard de la révolte, et, réso­lue à frap­per l’Eglise en plein cœur, elle s’en prit auda­cieu­se­ment à la Papauté ; elle rom­pit le lien si pré­cieux de l’antique uni­té de foi et d’autorité qui, cen­tu­plant bien sou­vent la force, le pres­tige, la gloire, grâce à la pour­suite har­mo­nieuse des mêmes des­seins, réunis­sait tous les peuples sous une seule hou­lette et un seul pas­teur, et elle intro­dui­sit ain­si dans les rangs chré­tiens un prin­cipe funeste de lamen­table désagrégation.

Ce n’est pas que Nous pré­ten­dions affir­mer par-​là que dès le début même du mou­ve­ment on eût en vue de ban­nir le prin­cipe du chris­tia­nisme du sein de la socié­té ; mais, en refu­sant d’une part de recon­naître la supré­ma­tie du Siège de Rome, cause effec­tive et lien de l’unité, et en pro­cla­mant de l’autre le prin­cipe du libre exa­men, on ébran­lait, jusque dans ses der­niers fon­de­ments, le divin édi­fice et on ouvrait la voie à des varia­tions infi­nies, aux doutes et aux néga­tions sur les matières les plus impor­tantes, si bien que les pré­vi­sions des nova­teurs eux-​mêmes furent dépassées.

Le che­min était ouvert : alors sur­git le phi­lo­so­phisme orgueilleux et railleur du xviiie siècle, et il va plus loin. Il tourne en déri­sion le recueil sacré des Ecritures et il rejette en bloc toutes les véri­tés divi­ne­ment révé­lées, dans le but d’en arri­ver fina­le­ment à déra­ci­ner de la conscience des peuples toute croyance reli­gieuse et à y étouf­fer jusqu’au der­nier souille l’esprit chré­tien. C’est de cette source que décou­lèrent le ratio­na­lisme et le pan­théisme, le natura­lisme et le maté­ria­lisme, sys­tèmes funestes et délé­tères qui réins­taurèrent, sous de nou­velles appa­rences, des erreurs antiques déjà vic­to­rieu­se­ment réfu­tées par les Pères et par les doc­teurs de l’Eglise, en sorte que l’orgueil des siècles modernes, par un excès de con­fiance dans ses propres lumières, fut frap­pé de céci­té et, comme le paga­nisme, ne se nour­rit plus que de rêve­ries, même en ce qui concerne les attri­buts de l’âme humaine et les immor­telles desti­nées qui consti­tuent son pri­vi­lège glorieux.

La lutte contre l’Eglise pre­nait ain­si un carac­tère de gra­vi­té plus grande que par le pas­sé, non moins à cause de la véhé­mence des attaques qu’à cause de leur uni­ver­sa­li­té. L’incrédulité contempo­raine ne se borne pas, en effet, à révo­quer en doute ou à nier telle ou telle véri­té de foi. Ce qu’elle com­bat, c’est l’ensemble même des prin­cipes que la révé­la­tion consacre et que la vraie phi­lo­so­phie sou­tient ; prin­cipes fon­da­men­taux et sacrés qui apprennent à l’homme le but suprême de son pas­sage dans la vie, qui le main­tiennent dans le devoir, qui versent dans son âme le cou­rage et la rési­gna­tion, et qui, en lui pro­met­tant une incor­rup­tible jus­tice et une féli­ci­té par­faite au-​delà de la tombe, le forment à subor­don­ner le temps à l’éternité, la terre au ciel. Or, que mettait-​on à la place de ces pré­ceptes, récon­forts incom­pa­rables four­nis par la foi ? En effroyable scep­ti­cisme qui glace les cœurs et qui étouffe dans la conscience toutes les aspi­ra­tions magnanimes.

Des doc­trines aus­si funestes n’ont que trop pas­sé, comme vous le voyez, ô véné­rables Frères, du domaine des idées dans la v exté­rieure et dans les sphères publiques. De grands et de puis­sant Etats vont sans cesse les tra­dui­sant dans la pra­tique, et ils s’imaginent ain­si faire œuvre de civi­li­sa­tion et prendre la tête du pro­grès. Et, comme si les pou­voirs publics ne devaient pas ramas­ser en eux-​mêmes et reflé­ter tout ce qu’il y a de plus sain dans la vie morale, ils se sont tenus pour affran­chis du devoir d’honorer Dieu publi­que­ment, et il n’advient que trop sou­vent que, en se van­tant de res­ter indif­fé­rents en face de toutes les reli­gions, de fait ils font la guerre à la seule reli­gion ins­ti­tuée par Dieu.

Ce sys­tème d’athéisme pra­tique devait néces­sai­re­ment jeter, et de fait a jeté une per­tur­ba­tion pro­fonde dans le domaine de la morale car, ain­si que l’ont entre­vu les sages les plus fameux de l’antiquité païenne, la reli­gion est le fon­de­ment prin­ci­pal de In jus­tice et de la ver­tu. Quand on rompt les liens qui unissent l’homme à Dieu, légis­la­teur sou­ve­rain et juge uni­ver­sel, il ne reste plus qu’un fan­tôme de morale : morale pure­ment civile, ou, comme on l’appelle, indé­pen­dante, qui, fai­sant abs­trac­tion de toute rai­son éter­nelle et des lois divines, nous entraîne inévi­ta­ble­ment et par une pente fatale à cette consé­quence der­nière d’assigner l’homme à l’homme comme sa propre loi. Incapable dès lors de s’élever sur les ailes de l’espé­rance chré­tienne jusque vers les biens supé­rieurs, cet homme ne cherche plus qu’un ali­ment maté­riel dans l’ensemble des jouis­sances et des com­mo­di­tés de la vie ; en lui s’al­lument la soif des plai­sirs, la cupi­di­té des richesses, l’âpre désir des gains rapides et sans mesure, doive la jus­tice en souf­frir ; en lui s’en­flamment en même temps toutes les ambi­tions et je ne sais quelle avi­di­té fié­vreuse et fré­né­tique de les satis­faire, même d’une manière illé­gi­time ; en lui enfin s’é­ta­blissent en maîtres le mépris des lois et de l’autorité publique et une licence de mœurs qui, en deve­nant géné­rale entraîne avec soi un véri­table déclin de la société.

Mais peut-​être exagérons-​Nous les tristes consé­quences des troubles dou­lou­reux dont Nous par­lons ? Non, car la réa­li­té est là à notre por­tée, et elle ne confirme que trop Nos déduc­tions. Il est mani­feste, en effet, que, si on ne les raf­fer­mit pas au plus tôt, les bases mêmes de la Société vont chan­ce­ler et qu’elles entraî­ne­ront dans leur chute les grands prin­cipes du droit et de la morale éternelle.

C’est de là que pro­viennent les graves pré­ju­dices qu’ont eu à souf­frir toutes les par­ties du corps social, à com­men­cer par la famille. Car l’état laïque, sans se sou­ve­nir de ses limites ni du but essen­tiel de l’autorité qu’il détient, a por­té la main sur le lien conju­gal pour le pro­fa­ner en le dépouillant de son carac­tère reli­gieux ; il a entre­pris autant qu’il le pou­vait sur le droit natu­rel qu’ont les parents en ce qui concerne l’éducation des enfants ; et, dans plu­sieurs endroits, il a détruit la sta­bi­li­té du mariage en don­nant à la licen­cieuse ins­ti­tu­tion du divorce une sanc­tion légale. Or, cha­cun sait les fruits que ces empié­te­ments ont por­tés : Ils ont mul­ti­plié au-​delà de toute expres­sion des mariages ébau­chés seule­ment par de hon­teuses pas­sions et par suite se dis­sol­vant à bref délai, en dégé­né­rant tan­tôt en luttes tra­giques, tan­tôt en scan­da­leuses infi­dé­li­tés ! Et Nous ne disons rien des enfants, inno­cente des­cen­dance qu’on néglige, ou qui se per­ver­tit, ici au spec­tacle des mau­vais exemples des parents, et là sous l’effet du poi­son que l’Etat, deve­nu offi­ciel­le­ment laïque, lui verse tous les jours.

Car l’état laïque, sans se sou­ve­nir de ses limites ni du but essen­tiel de l’autorité qu’il détient, a por­té la main sur le lien conju­gal pour le pro­fa­ner en le dépouillant de son carac­tère religieux

Avec la famille, l’ordre social et poli­tique est, lui aus­si, mis en dan­ger, sur­tout par les doc­trines nou­velles, qui, assi­gnant à la sou­veraineté une fausse ori­gine, en ont cor­rom­pu par là même la véri­table idée. Car si l’autorité sou­ve­raine découle for­mel­le­ment du consen­te­ment de la foule et non pas de Dieu, prin­cipe suprême et éter­nel de toute-​puissance, elle perd aux yeux des sujets son carac­tère le plus auguste et elle dégé­nère en une sou­ve­rai­ne­té arti­fi­cielle qui a pour assiette des bases instables ce chan­geantes, comme la volon­té des hommes dont on la fait déri­ver. Ne voyons-​nous pas aus­si les consé­quences de cette erreur dans les lois ? Trop sou­vent, en effet, au lieu d’être la rai­son écrite, ces lois n’expriment plus que la puis­sance du nombre et la volon­té pré­do­mi­nante d’un par­ti poli­tique. C’est ain­si qu’on caresse les appé­tits cou­pables des foules et qu’on lâche les rênes aux pas­sions popu­laires, même lorsqu’elles troublent la labo­rieuse tran­quilli­té des citoyens, sauf à recou­rir ensuite, dans les cas extrêmes, à des répres­sions vio­lentes où l’on voit cou­ler le sang.

Les prin­cipes chré­tiens répu­diés – ces prin­cipes qui sont si puis­samment effi­caces pour scel­ler la fra­ter­ni­té des peuples et pour réunir l’humanité tout entière dans une sorte de grande famille – peu à peu a pré­va­lu dans l’ordre inter­na­tio­nal un sys­tème d’égoïsme jaloux, par suite duquel les nations se regardent mutuel­le­ment, sinon tou­jours avec haine, du moins cer­tai­ne­ment avec la défiance qui anime des rivaux. Voilà pour­quoi dans leurs entre­prises elles sont faci­le­ment entraî­nées à lais­ser dans l’oubli les grands prin­cipes de la mora­li­té et de la jus­tice, et la pro­tec­tion des faibles et des oppri­més. Dans le désir qui les aiguillonne d’augmenter indéfini­ment ta richesse natio­nale, les nations ne regardent plus que l’op­portunité des cir­cons­tances, l’utilité de la réus­site et la ten­tante for­tune des faits accom­plis, sûres que per­sonne ne les inquié­te­ra ensuite au nom du droit et du res­pect qui lui est dû. Principes funestes, qui ont consa­cré la force maté­rielle comme la loi suprême du monde, et à qui l’on doit impu­ter cet accrois­se­ment pro­gres­sif et sans mesure des pré­pa­ra­tifs mili­taires, ou cette paix armée com­parable aux plus désas­treux effets de la guerre, sous bien des rap­ports au moins.

Cette confu­sion lamen­table dans le domaine des idées a fait ger­mer au sein des classes popu­laires l’inquiétude, le malaise et l’esprit de révolte, de là une agi­ta­tion et des désordres fré­quents qui pré­ludent à des tem­pêtes plus redou­tables encore. La misé­rable condi­tion d’une si grande par­tie du menu peuple, assu­ré­ment bien digne de relè­ve­ment et de secours, sert admi­ra­ble­ment les des­seins d’agitateurs pleins de finesse, et en par­ti­cu­lier ceux des fac­tions socia­listes, qui, en pro­di­guant aux classes les plus humbles de folles pro­messes, s’acheminent vers l’accomplissement des plus effrayants desseins.

Qui s’en­gage sur une pente dan­ge­reuse roule for­cé­ment jus­qu’au fond de l’abîme. Avec une logique qui a ven­gé les prin­cipes, s’est donc orga­ni­sée une véri­table asso­cia­tion de cri­mi­nels. D’instincts tout à fait sau­vages, dès ses pre­miers coups elle a conster­né le monde. Grâce à sa consti­tu­tion solide et à ses rami­fi­ca­tions inter­nationales, elle est déjà en mesure de lever par­tout sa main scélé­rate, sans craindre aucun obs­tacle et sans recu­ler devant aucun for­fait. Ses affi­liés, répu­diant toute union avec la socié­té et rom­pant cyni­que­ment avec les lois, la reli­gion et la morale, ont pris le nom d’a­nar­chistes ; il se pro­posent de ren­ver­ser de fond en comble la socié­té actuelle en employant tous les moyens qu’une pas­sion aveugle et sau­vage peut sug­gé­rer. Et, comme la socié­té reçoit l’unité et la vie de l’autorité qui la gou­verne, c’est contre l’auto­rité tout d’abord que l’anarchie dirige ses coups, Comment ne pas fré­mir d’horreur, autant que d’indignation et de pitié, au sou­ve­nir des nom­breuses vic­times tom­bées dans ces der­nières années, empe­reurs, impé­ra­trices, rois, pré­si­dents de répu­bliques puis­santes, dont l’unique crime consis­tait dans le pou­voir suprême dont ils étaient investis ?

Devant l’immensité des maux qui accablent la socié­té et des périls qui la menacent, Notre devoir exige que Nous aver­tis­sions une fois encore les hommes de bonne volon­té, sur­tout ceux qui occupent les situa­tions les plus hautes, et que Nous les conju­rions, comme Nous le fai­sons en ce moment, de réflé­chir aux remèdes que la situa­tion exige, et, avec une pré­voyante éner­gie, de les appli­quer sans retard.

Avant tout, il faut se deman­der quels sont ces remèdes et en scru­ter la valeur. La liber­té et ses bien­faits, voi­là d’abord ce que Nous avons enten­du por­ter jusques aux nues ; en elle, on exal­tait le remède sou­ve­rain, un incom­pa­rable ins­tru­ment de paix féconde et de pros­pé­ri­té. Mais les faits ont lumi­neu­se­ment démon­tré qu’elle ne pos­sé­dait pas l’efficacité qu’on lui prê­tait. Des conflits écono­miques, des luttes de classes s’allument et font érup­tion de tous les côtés, et l’un ne voit pas même briller l’au­rore d’une vie publique où le calme régne­rait. Du reste, et cha­cun peut le cons­tater, telle qu’on l’entend aujourd’­hui, c’est-à-dire indis­tinc­te­ment accor­dée à la véri­té et à l’erreur, au bien et au mal, la liber­té n’aboutit qu’à rabais­ser tout ce qu’il y a de noble, de saint, de géné­reux, et à ouvrir plus lar­ge­ment la voie au crime, au sui­cide et à la tourbe abjecte des passions.

On a sou­te­nu aus­si que le déve­lop­pe­ment de l’instruction, en ren­dant les foules plus polies et plus éclai­rées, suf­fi­rait à les pré­munir contre leurs ten­dances mal­saines et à les rete­nir dans les limites de la droi­ture et de la pro­bi­té. Mais une dure réa­li­té ne nous fait-​elle pas tou­cher du doigt chaque jour à quoi sert une ins­truction que n’ac­com­pagne pas une solide ins­truc­tion reli­gieuse et morale ? Par suite de leur inex­pé­rience et de la fer­men­ta­tion des pas­sions, l’esprit des jeunes gens subit la fas­ci­na­tion des doc­trines per­verses. Il se prend sur­tout aux erreurs qu’un jour­na­lisme sans frein ne craint pas de semer à pleines mains et qui, en dépra­vant à la fois l’intelligence et la volon­té, ali­mentent dans la jeu­nesse cet esprit d’orgueil et d’insubordination qui trouble si sou­vent la paix des familles et le calme des cités.

On avait mis aus­si beau­coup de confiance dans les pro­grès de la science. De fait, le siècle der­nier en a vu de bien grands, de bien inat­ten­dus, de bien mer­veilleux assu­ré­ment. Mais est-​il si vrai que ces pro­grès nous aient don­né l’abondance des fruits, pleine et répa­ra­trice, que le désir d’un si grand nombre d’hommes en atten­dait ? Sans doute, le vol de la science a ouvert de nou­veaux hori­zons à notre esprit, il a agran­di l’empire de l’homme sur les forces de la matière, et la vie dans ce monde s’en est trou­vée adou­cie à bien des égards. Néanmoins, tous sentent, et beau­coup confessent que la réa­li­té n’a pas été à la hau­teur des espé­rances. On ne peut pas le nier quand on prend garde à l’état des esprits et des mœurs, à la sta­tis­tique cri­mi­nelle, aux sourdes rumeurs qui montent d’en bas et à la pré­do­mi­nance de la force sur le droit. Pour ne point par­ler encore des foules qui sont la proie de la misère, il suf­fit de jeter un coup d’œil, même super­fi­ciel, sur le monde, pour consta­ter qu’une indé­fi­nis­sable tris­tesse pèse sur les âmes et qu’un vide immense existe dans les cœurs. L’homme a bien pu s’assujettir la matière, mais la matière n’a pas pu lui don­ner ce qu’elle n’a pas, et aux grandes ques­tions qui ont trait à nos inté­rêts les plus éle­vés, la science humaine n’a pas don­né de réponse ; la soif de véri­té, de bien, d’infini, qui nous dévore, n’a pas été étan­chée, et ni les joies et les tré­sors de la terre, ni l’ac­croissement des aises de la vie n’ont pu endor­mir l’angoisse morale au fond des cœurs. N’y a‑t-​il donc qu’à dédai­gner ou à lais­ser de côté les avan­tages qui découlent de l’instruction, de la science, de la civi­li­sa­tion et d’une sage et douce liber­té ? Non certes ; il faut au contraire les tenir en haute estime, les conser­ver et les accroître comme un capi­tal de prix ; car ils consti­tuent des moyens qui de leur nature sont bons, vou­lus par Dieu lui-​même et ordon­nés par l’infinie sagesse au bien de la famille humaine et à son pro­fit. Mais il faut en subor­don­ner l’usage aux inten­tions du Créateur et faire en sorte qu’on ne les sépare jamais de l’élément reli­gieux, dans lequel réside la ver­tu qui leur confère, avec une valeur par­ti­cu­lière, leur véri­table fécon­di­té. Tel est le secret du pro­blème. Quand un être orga­nique dépé­rit et se cor­rompt, c’est qu’il a ces­sé d’être sous l’action des causes qui lui avaient don­né sa forme et sa consti­tu­tion. Pour le refaire sain et flo­ris­sant, pas de doute qu’il ne faille le sou­mettre de nou­veau à l’action vivi­fiante de ces mêmes causes. Or, la socié­té actuelle, dans la folle ten­ta­tive qu’elle a faite pour échap­per à son Dieu, a reje­té l’ordre sur­na­tu­rel et la révé­la­tion divine ; elle s’est sous­traite ain­si à la salu­taire effi­ca­ci­té du chris­tia­nisme, qui est mani­fes­te­ment la garan­tie la plus solide de l’ordre, le lien le plus fort de la frater­nité et l’inépuisable source des ver­tus pri­vées et publiques.

De cet aban­don sacri­lège est né le trouble qui la tra­vaille actuel­le­ment. C’est donc dans le giron du chris­tia­nisme que cette socié­té dévoyée doit ren­trer, si son bien-​être, son repos et son salut lui tiennent au cœur.

De même que le chris­tia­nisme ne pénètre pas une âme sans l’améliorer, de même il n’entre pas dans la vie publique d’un peuple sans l’ordonner. Avec l’idée d’un Dieu qui régit tout, qui est sage, infi­ni­ment bon et infi­ni­ment juste, il fait péné­trer dans la conscience humaine le sen­ti­ment du devoir, il adou­cit la souf­france, il calme les haines et il engendre les héros. S’il a trans­formé la socié­té païenne – et cette trans­for­ma­tion fut une résurrec­tion véri­table, puisque la bar­ba­rie dis­pa­rut à pro­por­tion que le chris­tia­nisme s’étendit – il sau­ra bien de même, après les ter­ribles secousses de l’incrédulité, remettre dans le véri­table che­min et réins­tau­rer dans l’ordre les Etats modernes et les peuples contemporains.

Mais tout n’est point là : le retour au chris­tia­nisme ne sera pas un remède effi­cace et com­plet s’il n’implique pas le retour et un amour sin­cère à l’Eglise une, sainte, catho­lique et apos­to­lique. Le chris­tia­nisme s’incarne en effet dans l’Eglise catho­lique, il s’iden­tifie avec cette socié­té spi­ri­tuelle et par­faite, sou­ve­raine dans son ordre, qui est le corps mys­tique de Jésus-​Christ, et qui a pour chef visible le Pontife romain, suc­ces­seur du Prince des apôtres. Elle est la conti­nua­trice de la mis­sion du Sauveur, la fille et l’héritière de sa rédemp­tion ; elle a pro­pa­gé l’Evangile et elle l’a défen­du au prix de son sang ; et, forte de l’assistance divine et de l’immortalité qui lui ont été pro­mises, ne pac­ti­sant jamais avec l’erreur, elle reste fidèle au man­dat qu’elle a reçu de por­ter la doc­trine de Jésus-​Christ à tra­vers ce monde et, jusqu’à la fin des siècles, de l’y gar­der dans son invio­lable intégrité.

Légitime dis­pen­sa­trice des ensei­gne­ments de l’Evangile, elle ne se révèle pas seule­ment à nous comme la conso­la­trice et la rédemp­trice des âmes ; elle est encore l’éternelle source de la jus­tice et de la cha­ri­té, et la pro­pa­ga­trice en même temps que la gar­dienne de la liber­té véri­table et de la seule éga­li­té qui soit pos­sible ici-​bas. En appli­quant la doc­trine de son divin Fondateur, elle main­tient un sage équi­libre et trace de justes limites entre tous les droits et tous les pri­vi­lèges dans la socié­té. L’égalité qu’elle pro­clame ne détruit pas la dis­tinc­tion des dif­fé­rentes classes sociales ; elle la veut intacte, parce qu’évidemment la nature même les requiert. Pour faire obs­tacle à l’anarchie de la rai­son éman­ci­pée de la foi et aban­don­née à elle-​même, la liber­té qu’elle donne ne lèse ni les droits de la véri­té, parce qu’ils sont supé­rieurs à ceux de la liber­té, ni les droits de la jus­tice, parce qu’ils sont supé­rieurs à ceux du nombre et de la force, ni les droits de Dieu, parce qu’ils sont supé­rieurs à ceux de l’humanité.

[L’Église] est encore l’éternelle source de la jus­tice et de la cha­ri­té, et la pro­pa­ga­trice en même temps que la gar­dienne de la liber­té véri­table et de la seule éga­li­té qui soit pos­sible ici-bas

Au foyer domes­tique, l’Eglise n’est pas moins féconde en bons effets. Car non seule­ment elle résiste aux arti­fices per­vers que l’incrédulité met en œuvre pour atten­ter à la vie de la famille, mais elle pré­pare encore et elle sau­ve­garde l’union et la sta­bi­li­té conju­gale, dont elle pro­tège et déve­loppe l’honneur, la fidé­li­té, la sain­te­té. Elle sou­tient en même temps et elle cimente l’ordre civil et poli­tique, en appor­tant d’une part une aide effi­cace à l’autorité, et, de l’autre, en se mon­trant favo­rable aux sages réformes et aux justes aspi­ra­tions des sujets, en impo­sant le res­pect des princes et l’obéissance qui leur est due et en défen­dant les droits impres­criptibles de la conscience humaine, sans jamais se las­ser. Et c’est ain­si que, grâce à elle, les peuples sou­mis à son influence n’ont rien eu à craindre de la ser­vi­tude, parce qu’elle a rete­nu les princes sur la pente de la tyrannie.

Parfaitement conscient de cette effi­ca­ci­té divine, dès le commen­cement de Notre Pontificat Nous Nous sommes soi­gneu­se­ment appli­qué à mettre en pleine lumière et à faire res­sor­tir les bien­faisants des­seins de l’Eglise et à étendre le plus pos­sible, avec le tré­sor de ses doc­trines, le champ de son action salutaire.

Tel a été le but des prin­ci­paux actes de Notre Pontificat, notam­ment des Encycliques sur la Philosophie chré­tienne, sur la Liberté humaine, sur le Mariage chré­tien, sur la Franc-​Maçonnerie, sur les Pou­voirs publics, sur la Constitution chré­tienne des Etats, sur le Socialisme, sur la Question ouvrière, sur les Devoirs des citoyens chré­tiens et sur d’autres sujets ana­logues. Mais le vœu ardent de Notre âme n’a pas été seule­ment d’é­clai­rer les intel­li­gences ; Nous avons vou­lu encore remuer et puri­fier les cœurs, en appli­quant tous nos efforts à faire refleu­rir au milieu des peuples les ver­tus chré­tiennes. Aussi ne cessons-​Nous pas de pro­di­guer les encou­ra­ge­ments et les conseils pour éle­ver les esprits jusqu’aux biens impé­ris­sables et pour les mettre ain­si à même de subor­don­ner le corps à l’âme, le pèle­ri­nage ter­restre à la vie céleste et l’homme à Dieu.

Bénie par le Seigneur, Notre parole a pu contri­buer à raf­fer­mir les convic­tions d’un grand nombre d’hommes, à les éclai­rer davan­tage au milieu des dif­fi­cul­tés des ques­tions actuelles, à sti­mu­ler leur zèle et à pro­mou­voir les œuvres les plus variées. C’est sur­tout pour le bien des classes déshé­ri­tées que ces œuvres ont sur­gi et conti­nuent à sur­gir encore dans tous les pays, parce qu’on a vu s’y ravi­ver cette cha­ri­té chré­tienne qui a tou­jours trou­vé au milieu du peuple son champ d’action le plus aimé. Si la mois­son n’a pas été plus abon­dante, Vénérables Frères, ado­rons Dieu, mys­té­rieu­se­ment juste, et supplions-​le en même temps d’avoir pitié de l’aveuglement de tant d’âmes aux­quelles peut mal­heu­reu­se­ment s’appliquer l’ef­frayante parole de l’Apôtre : Deus hujus sæcu­li excæ­ca­vit mentes infi­de­lium, ut non ful­geat illis illu­mi­na­tio evan­ge­lii glo­riæ Christi3.

Plus l’Eglise catho­lique donne d’extension à son zèle pour le bien moral et maté­riel des peuples, plus les enfants des ténèbres se lèvent hai­neu­se­ment contre elle et recourent à tous les moyens afin de ter­nir sa beau­té divine et de para­ly­ser son action de vivi­fiante répa­ra­tion. Que de sophismes ne propagent-​ils pas, et que de calom­nies ! Un de leurs arti­fices les plus per­fides consiste à redire sans cesse aux foules igno­rantes et aux gou­ver­ne­ments envieux que l’Eglise est oppo­sée aux pro­grès de la science, qu’elle est hos­tile à la liber­té, que l’Etat voit ses droits usur­pés par elle et que la poli­tique est un champ qu’elle enva­hit à tout pro­pos. Accusations insen­sées, qu’on a mille fois répé­tées et qu’ont mille fois réfu­tées aus­si la saine rai­son, l’histoire, et, avec elles, tous ceux qui ont un cœur hon­nête et ami de la vérité.

L’Eglise enne­mie de la science et de l’instruction ? Ah ! sans doute, elle est la vigi­lante gar­dienne du dogme révé­lé ; mais c’est cette vigi­lance elle-​même qui l’incline à pro­té­ger la science et à favo­ri­ser la saine culture de l’esprit ! Non ! en ouvrant son intelli­gence aux révé­la­tions du Verbe, véri­té suprême de qui émanent ori­gi­nai­re­ment toutes les véri­tés, l’homme ne com­pro­met­tra jamais, ni en aucune manière, ses connais­sances ration­nelles. Bien au contraire, les rayon­ne­ments qui lui vien­dront du monde divin don­ne­ront tou­jours plus de puis­sance et de clar­té à l’esprit humain, parce qu’ils le pré­ser­ve­ront, dans les ques­tions les plus impor­tantes, d’angoissantes incer­ti­tudes et de mille erreurs. Du reste, dix-​neuf siècles d’une gloire conquise par le catho­li­cisme dans toutes les branches du savoir suf­fisent ample­ment à réfu­ter cette calom­nie. C’est à l’Eglise catho­lique qu’il faut faire remon­ter le mérite d’avoir pro­pa­gé et défen­du la sagesse chré­tienne, sans laquelle le monde serait encore gisant dans la nuit des super­sti­tions païennes et dans une abjecte bar­ba­rie ; à elle d’avoir conser­vé et trans­mis aux géné­ra­tions les pré­cieux tré­sors des lettres et des sciences antiques ; à elle d’avoir ouvert les pre­mières écoles pour le peuple et d’avoir créé des Universités qui existent encore et dont le renom s’est per­pé­tué jusqu’à nos jours ; à elle enfin d’avoir ins­pi­ré la lit­térature la plus haute, la plus pure et la plus glo­rieuse, en même temps qu’elle ras­sem­blait sous ses ailes pro­tec­trices les artistes du génie le plus élevé.

L’Eglise, enne­mie de la liber­té ? Ah ! comme on tra­ves­tit l’idée de liber­té, qui a pour objet un des dons les plus pré­cieux de Dieu, quand on exploite son nom pour en jus­ti­fier l’abus et l’excès ! Par liber­té, que faut-​il entendre ? L’exemption de toutes les lois, la déli­vrance de tous les freins, et, comme corol­laire, le droit de prendre le caprice pour guide dans toutes les actions ? Cette liber­té, l’Eglise la réprouve cer­tai­ne­ment, et tous les cœurs hon­nêtes la réprouvent avec elle. Mais salue-​t-​on dans la liber­té la facul­té ration­nelle de faire le bien, lar­ge­ment, sans entrave et sui­vant les règles qu’a posées l’éternelle jus­tice ? Cette liber­té, qui est la seule digne de l’homme et la seule utile à la socié­té, per­sonne ne la favo­rise, ne l’encourage et ne la pro­tège plus que l’Eglise. Par la force de sa doc­trine et l’efficacité de son action, c’est cette Eglise, en effet, qui a affran­chi l’humanité du joug de l’esclavage en prê­chant au monde la grande loi de l’égalité et de la fra­ter­ni­té humaines. Dans tous les siècles, elle a pris en mains la défense des faibles et des oppri­més contre l’arrogante domi­na­tion des forts ; elle a reven­di­qué la liber­té de la conscience chré­tienne en ver­sant à flots le sang de ses mar­tyrs ; elle a res­ti­tué à l’enfant et à la femme la digni­té et les préro­gatives de leur noble nature en les fai­sant par­ti­ci­per, au nom du même droit, au res­pect et à la jus­tice, et elle a lar­ge­ment concou­ru ain­si à intro­duire et à main­te­nir la liber­té civile et poli­tique au sein des nations.

L’Eglise, usur­pa­trice des droits de l’Etat, l’Eglise, enva­his­sant le domaine poli­tique ? Mais l’Eglise sait et enseigne que son divin Fondateur a ordon­né de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, et qu’il a ain­si sanc­tion­né l’immuable prin­cipe de la per­pé­tuelle dis­tinc­tion des deux pou­voirs, tous les deux sou­verains dans leur sphère res­pec­tive : dis­tinc­tion féconde et qui a si lar­ge­ment contri­bué au déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion chré­tienne. Etrangère à toute pen­sée hos­tile, dans son esprit de cha­ri­té, l’Eglise ne vise donc qu’à mar­cher paral­lè­le­ment aux pou­voirs publics pour tra­vailler, sans doute, sur le même sujet, qui est l’homme, et sur la même socié­té, mais par les voies et dans le des­sein éle­vé que lui assigne sa mis­sion divine. Plût à Dieu que son action fût accueillie sans défiance et sans soup­çon : car les innom­brables bien­faits dont Nous avons par­lé plus haut ne feraient que se mul­ti­plier. Accuser l’Eglise de visées ambi­tieuses, ce n’est donc que répé­ter une calom­nie bien ancienne, calom­nie que ses puis­sants enne­mis ont plus d’une fois employée, du reste, comme pré­texte pour mas­quer eux-​mêmes leur propre tyran­nie. Et, loin d’opprimer, l’histoire l’enseigne clai­re­ment quand on l’étudie sans pré­ju­gés, l’Eglise, comme son divin Fondateur, a été le plus sou­vent, au con­traire, la vic­time de l’oppression et de l’injustice. C’est que sa puis­sance réside, non pas dans la force des armes, mais dans la force de la pen­sée et dans celle de la vérité.

C’est donc sûre­ment dans une inten­tion per­verse qu’on lance contre l’Eglise de sem­blables accu­sa­tions. Œuvre per­ni­cieuse et déloyale dans la pour­suite de laquelle va, pré­cé­dant toutes les autres, une secte téné­breuse que la socié­té porte depuis de longues années dans ses lianes et qui, comme un germe mor­tel, y conta­mine le bien-​être, la fécon­di­té et la vie. Personnification perma­nente de la révo­lu­tion, elle consti­tue une sorte de socié­té retour­née dont le but est d’exercer une suze­rai­ne­té occulte sur la socié­té recon­nue et dont la rai­son d’être consiste entiè­re­ment dans la guerre à faire à Dieu et à son Eglise. Il n’est pas besoin de la nom­mer, car, à ces traits, tout le monde a recon­nu la Franc-​Maçonnerie, dont Nous avons par­lé d’une façon expresse dans Notre Encyclique Humanum genus du 20 avril 1884 en dénon­çant ses ten­dances délé­tères, ses doc­trines erro­nées et son œuvre néfaste. Embrassant dans ses immenses filets la presque tota­li­té des nations et se reliant à d’autres sectes qu’elle fait mou­voir par des fils cachés, atti­rant d’abord et rete­nant ensuite ses affi­liés par l’appât des avan­tages qu’elle leur pro­cure, pliant les gou­ver­nants à ses des­seins, tan­tôt par ses pro­messes et tan­tôt par ses menaces, cette secte est parve­nue à s’infiltrer dans toutes les classes de la socié­té. Elle forme comme un Etat invi­sible et irres­pon­sable dans l’Etat légi­time. Pleine de l’esprit de Satan qui, au rap­port de l’Apôtre, sait au besoin se trans­for­mer en ange de lumière4, elle met en avant un but huma­ni­taire, mais elle sacri­fie tout à ses pro­jets sec­taires ; elle pro­teste qu’elle n’a aucune visée poli­tique, mais elle exerce en réa­li­té l’action la plus pro­fonde dans la vie légis­la­tive et adminis­trative des Etats, et, tan­dis qu’elle pro­fesse en paroles le res­pect de l’autorité et de la reli­gion elle-​même, son but suprême (ses propres sta­tuts en font foi) est l’extermination de la sou­ve­rai­ne­té et du sacer­doce, en qui elle voit des enne­mis de la liberté.

Or, il devient de jour en jour plus mani­feste que c’est à l’inspi­ration et à la com­pli­ci­té de cette secte qu’il faut attri­buer en grande par­tie les conti­nuelles vexa­tions dont on accable l’Eglise et la recru­descence des attaques qu’on lui a livrées tout récem­ment. Car, la simul­ta­néi­té des assauts dans la per­sé­cu­tion qui a sou­dai­ne­ment écla­té en ces der­niers temps, comme un orage dans un ciel serein, c’est-à-dire sans cause pro­por­tion­née à l’effet ; l’uniformité des moyens mis en œuvre pour pré­pa­rer cette per­sé­cu­tion, cam­pagne de presse, réunions publiques, pro­duc­tions théâ­trales ; l’emploi dans tous les pays des mêmes armes, calom­nies et sou­lè­ve­ments popu­laires, tout cela tra­hit bien vrai­ment l’identité des des­seins et le mot d’ordre par­ti d’un seul et même centre de direc­tion. Simple épi­sode du reste qui se rat­tache à un plan arrê­té d’avance, et qui se tra­duit en actes sur un théâtre de plus en plus large afin de multi­plier les ruines que nous avons énu­mé­rées pré­cé­dem­ment. Ainsi veut-​on sur­tout res­treindre d’abord, exclure com­plè­te­ment ensuite l’instruction reli­gieuse en fai­sant des géné­ra­tions d’incrédules ou d’indifférents, com­battre par la presse quo­ti­dienne la morale de l’Eglise, ridi­cu­li­ser enfin ses pra­tiques et pro­fa­ner ses fêtes sacrées.

Rien de plus natu­rel dès lors que le sacer­doce catho­lique, qui a pré­ci­sé­ment pour mis­sion de prê­cher la reli­gion et d’administrer les sacre­ments, soit atta­qué avec un par­ti­cu­lier achar­ne­ment : en le pre­nant pour point de mire, la secte veut dimi­nuer aux yeux du peuple son pres­tige et son auto­ri­té. Déjà, son audace crois­sant d’heure en heure et en pro­por­tion de l’impunité dont elle se croit assu­rée, elle inter­prète mali­gne­ment tous les actes du cler­gé, elle le soup­çonne sur les moindres indices et elle l’accable des plus basses accusa­tions. Ainsi de nou­veaux pré­ju­dices s’ajoutent à ceux dont ce cler­gé souffre déjà tant à cause du tri­but qu’il doit payer au ser­vice mili­taire, grand obs­tacle à sa pré­pa­ra­tion sacer­do­tale, que par suite de la confis­ca­tion du patri­moine ecclé­sias­tique que les fidèles avaient libre­ment consti­tué dans leur pieuse générosité.

Quant aux Ordres reli­gieux et aux Congrégations reli­gieuses, la pra­tique des conseils évan­gé­liques fai­sait d’eux la gloire de la socié­té autant que la gloire de la reli­gion : ils n’en ont paru que plus cou­pables aux yeux des enne­mis de l’Eglise, et on les a impla­cablement dénon­cés au mépris et à l’animosité de tous. Ce Nous est ici une dou­leur immense que de devoir rap­pe­ler les mesures odieuses, immé­ri­tées et hau­te­ment condam­nées par tous les cœurs hon­nêtes dont tout récem­ment encore les reli­gieux ont été les vic­times. Rien n’a pu les sau­ver, ni l’intégrité de leur vie res­tée inat­ta­quable même pour leurs enne­mis, ni le droit natu­rel qui auto­rise l’association contrac­tée dans un but hon­nête, ni le droit consti­tu­tion­nel qui en pro­clame hau­te­ment la liber­té, ni la faveur des peuples pleins de recon­nais­sance pour les ser­vices pré­cieux ren­dus aux arts, aux sciences, à l’agriculture, et pour une cha­ri­té qui déborde sur les classes les plus nom­breuses et les plus pauvres de la socié­té. Et c’est ain­si que des hommes, des femmes, issus du peuple, qui avaient spon­ta­né­ment renon­cé aux joies de la famille pour consa­crer au bien de tous, dans de paci­fiques asso­ciations, leur jeu­nesse, leurs talents, leurs forces, leur vie elle-​même, trai­tés en mal­fai­teurs comme s’ils avaient consti­tué des asso­cia­tions cri­mi­nelles, ont été exclus du droit com­mun et pros­crits, en un temps où par­tout on ne parle que de liberté !

Il ne faut pas s’étonner que les fils les plus aimés soient frap­pés, quand le Père lui-​même, c’est-à-dire le chef de la catho­li­ci­té, le Pontife romain, n’est pas mieux trai­té. Les faits sont bien connus. Dépouillé de la sou­ve­rai­ne­té tem­po­relle et pri­vé par le fait même de l’in­dé­pen­dance qui lui est néces­saire pour accom­plir sa mis­sion uni­ver­selle et divine, for­cé, dans cette Rome elle-​même qui lui appar­tient, de se ren­fer­mer dans sa propre demeure, parce qu’un pou­voir enne­mi l’y assiège de tous les côtés, il a été réduit, mal­gré des assu­rances déri­soires de res­pect et des pro­messes de liber­té bien pré­caires, à une condi­tion anor­male, injuste et indigne de son haut minis­tère. Pour Nous, Nous ne savons que trop les dif­fi­cul­tés qu’on lui sus­cite à chaque ins­tant en tra­ves­tis­sant ses inten­tions et en outra­geant sa digni­té. Aussi la preuve est-​elle faite et elle devient de jour en jour plus évi­dente : c’est la puis­sance spi­ri­tuelle du Chef de l’Eglise elle-​même que peu à peu on a vou­lu détruire quand on a por­té la main sur le pou­voir tem­po­rel de la papau­té. Ceux qui furent les vrais auteurs de cette spo­lia­tion n’ont du reste pas hési­té à le confesser.

A en juger par les consé­quences, ce fait est non seule­ment un fait impo­li­tique, mais encore une sorte d’attentat anti­so­cial : car les coups qu’on inflige à la reli­gion sont comme autant de coups por­tés au cœur même de la société.

En tai­sant de l’homme un être des­ti­né à vivre avec ses sem­blables, Dieu, dans sa Providence, avait aus­si fon­dé l’Eglise et, sui­vant l’expression biblique, il l’avait éta­blie sur la mon­tagne de Sion, afin qu’elle y ser­vît de lumière et qu’avec ses rayons fécon­dants elle lit cir­cu­ler le prin­cipe de la vie dans les mul­tiples replis de la socié­té humaine, en lui don­nant des règles d’une sagesse céleste, grâce aux­quelles celle-​ci pour­rait s’établir dans l’ordre qui lui con­viendrait le mieux. Donc, autant la socié­té se sépare de l’Eglise, part consi­dé­rable de sa force, autant elle déchoit ou voit les ruines se mul­ti­plier dans son sein en sépa­rant ce que Dieu a vou­lu unir.

Quant à Nous, Nous ne Nous sommes jamais las­sé, toutes les fois que l’occasion Nous en a été offerte, d’in­cul­quer ces grandes véri­tés, et Nous avons vou­lu le faire une fois encore et d’une manière expresse dans cette cir­cons­tance extra­or­di­naire. Plaise à Dieu que les fidèles s’en trouvent encou­ra­gés et ins­truits à faire conver­ger plus effi­ca­ce­ment vers le bien com­mun tous leurs efforts et que, mieux éclai­rés, nos adver­saires com­prennent l’injustice qu’ils com­mettent en per­sé­cu­tant la Mère la plus aimante et la bien­fai­trice la plus fidèle de l’humanité.

Nous ne vou­drions pas que le sou­ve­nir des dou­leurs pré­sentes abat­tît dans l’âme des fidèles la pleine et entière confiance qu’ils doivent avoir dans l’assistance divine ; car Dieu assu­re­ra à son heure et par ses voies mys­té­rieuses le triomphe défi­ni­tif. Quant à Nous, quelque grande que soit la tris­tesse qui rem­plit Notre cœur, Nous ne trem­blons pas néan­moins pour les immor­telles des­ti­nées de l’Eglise. Comme Nous l’avons dit en com­men­çant, la persécu­tion est son par­tage, parce que, en éprou­vant et en puri­fiant ses enfants par elle, Dieu en retire des biens plus hauts et plus pré­cieux. Mais en aban­don­nant l’Eglise à ses luttes, il mani­feste sa divine assis­tance sur elle, car il lui ménage des moyens nou­veaux et impré­vus, qui assurent le main­tien et le déve­lop­pe­ment de son œuvre sans que les forces conju­rées contre elle par­viennent à la rui­ner. Dix-​neuf siècles d’une vie écou­lée dans le flux et le reflux des vicis­si­tudes humaines nous apprennent que les tem­pêtes passent sans avoir atteint les grands fonds.

Nous pou­vons d’autant plus demeu­rer inébran­lables dans la con­fiance que le pré­sent lui-​même ren­ferme des symp­tômes bien faits pour Nous empê­cher de Nous trou­bler. Les dif­fi­cul­tés sont extraor­dinaires, for­mi­dables, on ne sau­rait le nier ; mais d’autres faits, qui se déroulent sous Nos regards, témoignent en même temps que Dieu rem­plit ses pro­messes avec une sagesse admi­rable et avec bon­té. Pendant que tant de forces conspirent contre l’Eglise et qu’elle s’avance, pri­vée de tout secours, de tout appui humain, ne conti­nue-​t-​elle pas en effet à pour­suivre dans le monde son œuvre gigan­tesque et n’étend-elle pas sou action par­mi les nations les plus dif­férentes et sous tous les cli­mats ? Non, chas­sé qu’il en a été par Jésus-​Christ, l’antique prince de ce monde ne pour­ra plus y exer­cer sa domi­na­tion altière comme jadis, et les efforts de Satan nous sus­ci­te­ront bien des maux sans doute, mais ils n’aboutiront pas à leur fin. Déjà une tran­quilli­té sur­na­tu­relle due à l’Esprit-Saint qui couvre l’Eglise de ses ailes et qui vit dans son sein règne, non pas seule­ment dans l’âme des fidèles, mais encore dans l’ensemble de la catho­li­ci­té ; tran­quilli­té qui se déve­loppe avec séré­ni­té, grâce à l’union tou­jours de plus en plus étroite et dévouée de l’épiscopat avec ce Siège apos­to­lique et qui forme un mer­veilleux contraste avec l’agitation, les dis­sen­sions et la fer­men­ta­tion conti­nuelle des sectes qui troublent la paix de la socié­té. Féconde en innom­brables œuvres de zèle et de cha­ri­té, cette union har­mo­nieuse existe aus­si entre les évêques et leur cler­gé. Elle se retrouve enfin entre le cler­gé et les laïques catho­liques, qui, plus ser­rés et plus affran­chis de res­pect humain que jamais, se réveillent et s’organisent avec une ému­la­tion géné­reuse afin de défendre la cause sainte de la reli­gion. Oh ! c’est bien là l’union que Nous avons recom­man­dée si sou­vent et que Nous recom­man­dons de nou­veau encore, et Nous la bénis­sons, afin qu’elle se déve­loppe de plus en plus lar­ge­ment et qu’elle s’oppose, comme un mur invin­cible, à la fou­gueuse vio­lence des enne­mis du nom divin.

Rien de plus natu­rel dès lors que, sem­blables aux sur­geons qui germent au pied de l’arbre, renaissent, se for­ti­fient et se multi­plient les innom­brables asso­cia­tions que Nous voyons avec joie fleu­rir de nos jours dans le sein de l’Eglise. On peut dire qu’aucune forme de la pié­té chré­tienne n’a été lais­sée de côté, qu’il s’agisse de Jésus-​Christ lui-​même et de ses ado­rables mys­tères, ou de sa divine Mère, ou des saints dont les ver­tus insignes ont le plus brillé. En même temps, aucune des varié­tés de la cha­ri­té n’a été oubliée, et c’est de tous les côtés qu’on a riva­li­sé de zèle pour ins­truire chré­tiennement la jeu­nesse, pour assis­ter les malades, pour mora­li­ser le peuple et pour voler au secours des classes les moins favo­ri­sées. Avec quelle rapi­di­té ce mou­ve­ment se pro­pa­ge­rait et com­bien ne porterait-​il pas des fruits plus doux, si on ne lui oppo­sait pas les dis­po­si­tions injustes et hos­tiles aux­quelles il va si sou­vent se heurter !

Le Dieu qui donne à l’Eglise une vita­li­té si grande dans les pays civi­li­sés où elle est éta­blie depuis de longs siècles déjà, veut bien Nous conso­ler par d’autres espé­rances encore. Ces espé­rances, c’est au zèle des mis­sion­naires que Nous les devons. Sans se lais­ser décou­ra­ger par les périls qu’ils courent, par les pri­va­tions qu’ils endurent et par les sacri­fices de tout genre qu’ils doivent s’imposer, ils se mul­ti­plient et conquièrent à l’Evangile et à la civi­li­sa­tion des pays entiers. Rien ne peut abattre leur constance, quoique, à l’exemple du divin Maître, ils ne recueillent sou­vent que des accu­sations et des calom­nies pour prix de leurs infa­ti­gables travaux.

Les amer­tumes sont donc tem­pé­rées par des conso­la­tions bien douces, et, au milieu des luttes et des dif­fi­cul­tés qui sont Notre par­tage, Nous avons de quoi rafraî­chir Notre âme et espé­rer. C’est là un fait qui devrait sug­gé­rer d’utiles et sages réflexions à qui­conque observe le monde avec intel­li­gence et sans se lais­ser aveu­gler par la pas­sion. Car il prouve que, comme Dieu n’a pas fait l’homme indé­pen­dant en ce qui regarde la fin der­nière de la vie, et comme il lui a par­lé, ain­si il lui parle encore aujourd’hui dans son Eglise, visi­ble­ment sou­te­nue par son assis­tance divine, et qu’il montre clai­re­ment par là où se trouvent le salut et la véri­té. Dans tous les cas, cette éter­nelle assis­tance rem­pli­ra nos cœurs d’une espé­rance invin­cible : elle nous per­sua­de­ra que, à l’heure mar­quée par la Providence et dans un ave­nir qui n’est pas très éloi­gné, la véri­té, déchi­rant les brumes sous les­quelles on cherche à la voi­ler, res­plen­di­ra plus brillante et que l’Esprit de l’Evangile ver­se­ra de nou­veau la vie au sein de notre socié­té cor­rom­pue et dans ses membres épuisés.

En ce qui Nous concerne, Vénérables Frères, afin de hâter l’avènement du jour des misé­ri­cordes divines, Nous ne manque­rons pas, comme d’ailleurs Notre devoir Nous l’ordonne, de tout faire pour défendre et déve­lop­per le règne de Dieu sur la terre. Quant à vous, votre sol­li­ci­tude pas­to­rale Nous est trop connue pour que Nous vous exhor­tions à faire de même. Puisse seule­ment la flamme ardente qui brûle dans vos cœurs se trans­mettre de plus en plus dans le cœur de tous vos prêtres ! Ils se trouvent en contact immé­diat avec le peuple : ils connaissent par­fai­te­ment ses aspi­ra­tions, ses besoins, ses souf­frances, et aus­si les pièges et les séduc­tions qui l’en­tourent. Si, pleins de l’esprit de Jésus-​Christ et se main­te­nant dans une sphère supé­rieure aux pas­sions poli­tiques, ils coor­donnent leur action avec la vôtre, ils réus­si­ront, sous la béné­dic­tion de Dieu, à accom­plir des mer­veilles : par la parole ils éclai­re­ront les foules, par la sua­vi­té des manières ils gagne­ront tous les cœurs, et, en secou­rant avec cha­ri­té ceux qui souffrent, ils les aide­ront à amé­lio­rer peu à peu leur condition.

Le cler­gé sera fer­me­ment sou­te­nu lui-​même par l’ac­tive et intel­ligente col­la­bo­ra­tion de tous les fidèles de bonne volon­té. Ainsi, les enfants qui ont savou­ré les ten­dresses mater­nelles de l’Eglise l’en remer­cie­ront digne­ment en accou­rant vers elle pour défendre son hon­neur et ses gloires. Tous peuvent contri­buer à ce devoir, si gran­de­ment méri­toire : les let­trés et les savants, en pre­nant sa défense dans les livres ou dans la presse quo­ti­dienne, puis­sant ins­tru­ment dont nos adver­saires abusent tant ; les pères de famille et les maîtres, en don­nant une édu­ca­tion chré­tienne aux enfants ; les magis­trats et les repré­sen­tants du peuple, en offrant le spec­tacle de la fer­me­té des prin­cipes et de l’intégrité du carac­tère, tout en pro­fes­sant leur foi sans res­pect humain. Notre siècle exige l’élé­vation des sen­ti­ments, la géné­ro­si­té des des­seins et l’exacte obser­vance de la dis­ci­pline. C’est sur­tout par une sou­mis­sion par­faite et confiante aux direc­tions du Saint-​Siège que cette dis­ci­pline devra s’af­fir­mer. Car elle est le moyen le meilleur pour faire dis­pa­raître ou pour atté­nuer le dom­mage que causent les opi­nions de par­ti lors­qu’elles divisent, et pour faire conver­ger tous les efforts vers un but supé­rieur, le triomphe de Jésus-​Christ dans son Eglise.

Tel est le devoir des catho­liques. Quant au suc­cès final, il dépend de Celui qui veille avec sagesse et amour sur son Epouse imma­culée, et dont il a été écrit : Jesus Christus heri, et hodie ipse et in sœcu­la5.

C’est donc vers Lui qu’en ce moment Nous lais­sons mon­ter encore Notre humble et ardente prière ; vers lui qui, aimant d’un amour infi­ni l’errante huma­ni­té, a vou­lu s’en faire la vic­time expia­toire dans la subli­mi­té du mar­tyre ; vers Lui qui, assis quoique invi­sible dans la barque mys­tique de son Eglise, peut seul apai­ser la tem­pête en com­man­dant au déchaî­ne­ment des flots et des vents mutinés.

Sans aucun doute, Vénérables Frères, vous sup­plie­rez volon­tiers ce divin Maître avec Nous, afin que les maux qui accablent la socié­té dimi­nuent, afin que les splen­deurs de la lumière céleste éclairent ceux qui, plus peut-​être par igno­rance que par malice, haïssent et per­sé­cutent la reli­gion de Jésus-​Christ, et aus­si afin que tous les hommes de bon vou­loir s’unissent étroi­te­ment et sain­te­ment pour agir. Puissent le triomphe de la véri­té et de la jus­tice être ain­si hâté dans ce monde, et sur la grande famille humaine se lever douce­ment des jours meilleurs, des jours de tran­quilli­té et de paix.

Qu’en atten­dant, gage des faveurs divines les plus pré­cieuses, des­cende sur vous et sur tous les fidèles confiés à vos soins la béné­diction que Nous vous don­nons de grand cœur.

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 19 mars de l’année 1902, de Notre pon­ti­fi­cat la vingt-cinquième.

LÉON XIII, PAPE.

  1. Jn 15, 18. []
  2. Lc 2, 34. []
  3. 2 Co 4, 4. []
  4. 2 Co 11, 14. []
  5. He 13, 8. []