A tous les patriarches, primats, archevêques et évêques du monde catholique
Léon XIII, Pape
Vénérables frères,
Salut et bénédiction apostolique.
Parvenu à la vingt-cinquième année de Notre ministère apostolique, et étonné Nous-même de la longueur du chemin qu’au milieu d’âpres et continuels soucis Nous avons parcouru, Nous Nous sentons tout naturellement porté à élever Notre pensée vers le Dieu à jamais béni qui, parmi tant d’autres faveurs, a bien voulu Nous accorder un pontificat d’une durée telle qu’on en rencontre à peine quelques-uns de pareils dans l’histoire. C’est donc vers le Père de tous les hommes, vers Celui qui tient dans ses mains le mystérieux secret de la vie, que s’élance, comme un impérieux besoin de Notre cœur, l’hymne de Notre action de grâces. Assurément, l’œil de l’homme ne peut pas sonder toute la profondeur des desseins de Dieu lorsqu’il a ainsi prolongé au-delà de toute espérance Notre vieillesse ; et ici Nous ne pouvons que Nous taire et l’adorer. Mais il y a pourtant une chose que Nous savons bien, c’est que, s’il lui a plu, et s’il lui plaît de conserver encore Notre existence, un grand devoir Nous incombe : vivre pour le bien et le développement de son Epouse immaculée, la Sainte Eglise, et loin de perdre courage en face des soucis et des peines, lui consacrer le restant de Nos forces jusqu’à Notre dernier soupir.
Après avoir payé le tribut d’une juste reconnaissance à Notre Père céleste, à qui soient honneur et gloire pendant toute l’éternité, il Nous est très agréable de revenir vers vous par la pensée et de vous adresser la parole, à vous, Vénérables Frères, qui, appelés par l’Esprit-Saint à gouverner des portions choisies du troupeau de Jésus-Christ, participez par cela même avec Nous aux luttes et aux triomphes, aux douleurs et aux joies du ministère des Pasteurs. Non, elles ne s’évanouiront jamais de Notre mémoire, les nombreuses et remarquables preuves de religieuse vénération que vous Nous avez prodiguées au cours de Notre Pontificat, et que vous multipliez encore avec une émulation pleine de tendresse dans les circonstances présentes. Intimement uni à vous déjà par Notre devoir et par Notre amour paternel, ces témoignages de votre dévouement, extrêmement chers à Notre cœur, Nous y ont attaché encore, moins pour ce qu’ils avaient de personnel en ce qui Nous regarde, que pour l’attachement inviolable qu’ils dénotaient à ce Siège apostolique, centre et soutien de tous les autres sièges de la catholicité. S’il a toujours été nécessaire qu’aux divers degrés de la hiérarchie ecclésiastique tous les enfants de l’Eglise se tinssent jalousement unis dans les liens d’une charité réciproque et dans la poursuite des mêmes desseins, de manière à ne former qu’un cœur et qu’une âme, cette union est devenue de nos temps plus indispensable que jamais. Qui peut ignorer, en effet, l’immense conjuration de forces hostiles qui vise aujourd’hui à ruiner et à faire disparaître la grande œuvre de Jésus-Christ en essayant, avec un acharnement qui ne connaît plus de limites, dans l’ordre intellectuel, de ravir à l’homme le trésor des vérités célestes, et, dans l’ordre social, de déraciner les plus saintes, les plus salutaires institutions chrétiennes ? Mais tout cela, vous en êtes vous-mêmes frappés tous les jours, vous qui Nous avez plus d’une fois exprimé vos préoccupations et vos angoisses en déplorant la multitude de préjugés, de faux systèmes et d’erreurs qu’on sème impunément au milieu des foules. Que de pièges ne tend-on point de tous côtés aux âmes croyantes ? Que d’obstacles ne multiplie-t-on pas pour affaiblir et, autant que possible, pour annihiler la bienfaisante action de l’Eglise ? Et, en attendant, comme pour ajouter la dérision à l’injustice, c’est l’Eglise elle-même qu’on accuse de ne pas savoir recouvrer sa vertu antique, et d’être impuissante à endiguer le torrent de passions débordées qui menace de tout emporter !
Nous voudrions bien vous entretenir, Vénérables Frères, d’un sujet moins triste et qui fût en harmonie plus grande avec l’heureuse circonstance qui Nous incline à vous parler. Mais rien ne comporte un pareil langage, ni les graves épreuves de l’Eglise, qui appellent avec instance un prompt secours, ni les conditions de la société contemporaine qui, déjà fortement travaillée au point de vue moral et matériel, s’achemine vers des destinées encore pires par l’abandon des grandes traditions chrétiennes : une loi de la Providence, confirmée par l’histoire, prouvant qu’on ne peut pas porter atteinte aux grands principes religieux sans ébranler en même temps les bases de l’ordre et de la prospérité sociale. Dans ces circonstances, pour permettre aux âmes de reprendre haleine, pour les réapprovisionner de foi et de courage, il Nous paraît opportun et utile de considérer attentivement, dans son origine, dans ses causes, dans ses formes multiples, l’implacable guerre que l’on fait à l’Eglise, et, en en dénonçant les funestes conséquences, d’en assigner les remèdes. Que Notre parole résonne donc bien haut, quoiqu’elle doive rappeler des vérités affirmées d’autres fois déjà ; qu’elle soit entendue non seulement par les fils de l’unité catholique, mais encore par les dissidents et même par les infortunés qui n’ont plus la foi ; car ils sont tous enfants du même Père. Tous destinés au même bien suprême ; qu’elle soit accueillie enfin comme le testament que, à la faible distance où Nous sommes des portes de l’éternité, Nous voulons laisser aux peuples comme un présage du salut que Nous désirons pour tous.
De tout temps, la sainte Eglise du Christ a eu à combattre et à souffrir pour la vérité et pour la justice. Instituée par le divin Rédempteur lui-même pour propager dans le monde le règne de Dieu, elle doit conduire aux clartés de la loi évangélique l’humanité déchue vers ses immortelles destinées, c’est-à-dire la faire entrer en possession des biens sans fin que Dieu nous a promis, à la hauteur desquels nos seules forces ne nous permettent pas de monter : céleste mission dans l’accomplissement de laquelle elle ne pouvait que se heurter aux innombrables passions reçues de l’antique déchéance et de la corruption qu’elle a engendrée, orgueil, cupidité, amour effréné des jouissances matérielles, vices et désordres qui en découlent et qui ont tous rencontré dans l’Eglise le frein le plus puissant.
Le fait de ces persécutions ne doit pas nous étonner ; ne nous ont-elles pas été prédites par le divin Maître, et ne savons-nous pas qu’elles dureront autant que le monde ? Que dit, en effet, le Sauveur à ses disciples, lorsqu’il les envoya porter le trésor de sa doctrine à toutes les nations ? Personne ne l’ignore : « Vous serez poursuivis de ville en ville, à cause de mon nom ; vous serez haïs et méprisés, vous serez traduits devant les tribunaux et condamnés aux derniers des châtiments. » Et pour les encourager à supporter de telles épreuves, il se donna lui-même en exemple : « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï avant vous, tout le premier. Si mundus vos odit, scitote quia me priorem vobis odio habuit. » [1] Voilà les joies, voilà les récompenses qu’ici-bas le divin Sauveur nous promet.
Quiconque juge sainement et simplement des choses ne pourra jamais découvrir la raison d’une pareille haine. Qui donc le divin Rédempteur avait-il jamais offensé, ou en quoi avait-il démérité ? Descendu sur cette terre sous l’impulsion d’une charité infinie, Il y avait enseigné une doctrine sans tache, consolatrice et on ne peut mieux faite pour unir fraternellement tous les hommes dans la paix et dans l’amour. Il n’avait convoité ni les grandeurs de ce monde ni ses honneurs, et n’avait usurpé sur le droit de personne : bien au contraire, on l’avait vu infiniment compatissant pour les faibles, pour les malades, pour les pauvres, pour les pécheurs et pour les opprimés ; en sorte qu’Il n’avait passé dans la vie que pour semer à pleines mains parmi les hommes ses divins bienfaits. Ce fut donc un pur excès de malice de la part de ces hommes, excès d’autant plus lamentable qu’il était plus injuste ; et, suivant la prophétie de Siméon, le Sauveur devint le signe de la contradiction sur cette terre : Signum cui contradicetur [2].
Faut-il s’étonner dès lors si l’Eglise catholique, qui est la continuatrice de la mission divine de Jésus-Christ et l’incorruptible gardienne de sa vérité, n’a pas pu échapper au sort du Maître ? Le monde ne change pas ; à côté des enfants de Dieu, se trouvent toujours les séides du grand ennemi du genre humain, de celui qui, rebelle au Très-Haut dès le principe, est appelé dans l’Evangile le prince de ce monde. Et voilà pourquoi, en face de la loi divine et de qui la lui présente au nom de Dieu, ce inonde sent bouillonner et se soulever en lui, dans un orgueil sans mesure, un esprit d’indépendance auquel il n’a aucun droit ! Ah ! que de fois, avec une cruauté inouïe, avec une impudente injustice et pour la perte évidente de la société, que de fois, dans les époques les plus agitées, les ennemis de l’Eglise ne se sont-ils pas formés en colonnes profondes pour renverser l’œuvre divine !
Un genre de persécution restait-il sans succès ? Ils essayaient d’un autre. Pendant trois grands siècles, l’empire romain, abusant de la force brutale, parsema toutes ses provinces des cadavres de nos martyrs et empourpra de leur sang chacune des mottes de terre de cette ville sacrée. Puis l’hérésie, tantôt sous un masque et tantôt le visage à découvert, recourut aux sophismes et à des artifices perfides afin de briser l’harmonie de l’Eglise et son unité. Comme une tempête dévastatrice, se déchaînèrent ensuite, du Nord les barbares, et du Midi l’islamisme, laissant partout derrière elle des ruines dans un immense désert. Ainsi se transmettait de siècle en siècle le triste héritage de haine sous lequel l’Epouse du Christ était accablée. Alors vint un césarisme, soupçonneux autant que puissant, jaloux de la grandeur d’autrui quelque développement qu’il eût d’ailleurs donné à la sienne, et qui se reprit à livrer d’incessants assauts à l’Eglise pour faire main basse sur ses droits et pour fouler aux pieds sa liberté. Le cœur saigne à voir cette Mère si souvent assiégée par les angoisses et par d’inexprimables douleurs ! Cependant, triomphant de tous les obstacles, de toutes les tyrannies, elle plantait toujours de plus en plus largement ses tentes pacifiques, elle sauvait du désastre le glorieux patrimoine des arts, de l’histoire, des sciences et des lettres, et, en faisant pénétrer profondément l’esprit de l’Evangile dans toute l’étendue du corps social, elle créait de toutes pièces la civilisation chrétienne, cette civilisation à qui les peuples soumis à sa bienfaisante influence doivent l’équité des lois, la douceur des mœurs, la protection des faibles, la pitié pour les pauvres et pour les malheureux, le respect des droits et de la dignité de tous les hommes et, par là même, autant du moins que cela est possible au milieu des fluctuations humaines, ce calme dans la vie sociale qui dérive d’un accord sage entre la justice et la liberté.
Ces preuves de la bonté intrinsèque de l’Eglise sont aussi éclatantes et sublimes qu’elles ont de durée. Et cependant, comme au moyen âge et durant les premiers siècles, dans des temps plus voisins du nôtre nous voyons cette Eglise assaillie, d’une certaine façon au moins, plus durement et plus douloureusement que jamais ! Par suite d’une série de causes historiques bien connues, la prétendue Réforme leva au xvie siècle l’étendard de la révolte, et, résolue à frapper l’Eglise en plein cœur, elle s’en prit audacieusement à la Papauté ; elle rompit le lien si précieux de l’antique unité de foi et d’autorité qui, centuplant bien souvent la force, le prestige, la gloire, grâce à la poursuite harmonieuse des mêmes desseins, réunissait tous les peuples sous une seule houlette et un seul pasteur, et elle introduisit ainsi dans les rangs chrétiens un principe funeste de lamentable désagrégation.
Ce n’est pas que Nous prétendions affirmer par-là que dès le début même du mouvement on eût en vue de bannir le principe du christianisme du sein de la société ; mais, en refusant d’une part de reconnaître la suprématie du Siège de Rome, cause effective et lien de l’unité, et en proclamant de l’autre le principe du libre examen, on ébranlait, jusque dans ses derniers fondements, le divin édifice et on ouvrait la voie à des variations infinies, aux doutes et aux négations sur les matières les plus importantes, si bien que les prévisions des novateurs eux-mêmes furent dépassées.
Le chemin était ouvert : alors surgit le philosophisme orgueilleux et railleur du xviiie siècle, et il va plus loin. Il tourne en dérision le recueil sacré des Ecritures et il rejette en bloc toutes les vérités divinement révélées, dans le but d’en arriver finalement à déraciner de la conscience des peuples toute croyance religieuse et à y étouffer jusqu’au dernier souille l’esprit chrétien. C’est de cette source que découlèrent le rationalisme et le panthéisme, le naturalisme et le matérialisme, systèmes funestes et délétères qui réinstaurèrent, sous de nouvelles apparences, des erreurs antiques déjà victorieusement réfutées par les Pères et par les docteurs de l’Eglise, en sorte que l’orgueil des siècles modernes, par un excès de confiance dans ses propres lumières, fut frappé de cécité et, comme le paganisme, ne se nourrit plus que de rêveries, même en ce qui concerne les attributs de l’âme humaine et les immortelles destinées qui constituent son privilège glorieux.
La lutte contre l’Eglise prenait ainsi un caractère de gravité plus grande que par le passé, non moins à cause de la véhémence des attaques qu’à cause de leur universalité. L’incrédulité contemporaine ne se borne pas, en effet, à révoquer en doute ou à nier telle ou telle vérité de foi. Ce qu’elle combat, c’est l’ensemble même des principes que la révélation consacre et que la vraie philosophie soutient ; principes fondamentaux et sacrés qui apprennent à l’homme le but suprême de son passage dans la vie, qui le maintiennent dans le devoir, qui versent dans son âme le courage et la résignation, et qui, en lui promettant une incorruptible justice et une félicité parfaite au-delà de la tombe, le forment à subordonner le temps à l’éternité, la terre au ciel. Or, que mettait-on à la place de ces préceptes, réconforts incomparables fournis par la foi ? En effroyable scepticisme qui glace les cœurs et qui étouffe dans la conscience toutes les aspirations magnanimes.
Des doctrines aussi funestes n’ont que trop passé, comme vous le voyez, ô vénérables Frères, du domaine des idées dans la v extérieure et dans les sphères publiques. De grands et de puissant Etats vont sans cesse les traduisant dans la pratique, et ils s’imaginent ainsi faire œuvre de civilisation et prendre la tête du progrès. Et, comme si les pouvoirs publics ne devaient pas ramasser en eux-mêmes et refléter tout ce qu’il y a de plus sain dans la vie morale, ils se sont tenus pour affranchis du devoir d’honorer Dieu publiquement, et il n’advient que trop souvent que, en se vantant de rester indifférents en face de toutes les religions, de fait ils font la guerre à la seule religion instituée par Dieu.
Ce système d’athéisme pratique devait nécessairement jeter, et de fait a jeté une perturbation profonde dans le domaine de la morale car, ainsi que l’ont entrevu les sages les plus fameux de l’antiquité païenne, la religion est le fondement principal de In justice et de la vertu. Quand on rompt les liens qui unissent l’homme à Dieu, législateur souverain et juge universel, il ne reste plus qu’un fantôme de morale : morale purement civile, ou, comme on l’appelle, indépendante, qui, faisant abstraction de toute raison éternelle et des lois divines, nous entraîne inévitablement et par une pente fatale à cette conséquence dernière d’assigner l’homme à l’homme comme sa propre loi. Incapable dès lors de s’élever sur les ailes de l’espérance chrétienne jusque vers les biens supérieurs, cet homme ne cherche plus qu’un aliment matériel dans l’ensemble des jouissances et des commodités de la vie ; en lui s’allument la soif des plaisirs, la cupidité des richesses, l’âpre désir des gains rapides et sans mesure, doive la justice en souffrir ; en lui s’enflamment en même temps toutes les ambitions et je ne sais quelle avidité fiévreuse et frénétique de les satisfaire, même d’une manière illégitime ; en lui enfin s’établissent en maîtres le mépris des lois et de l’autorité publique et une licence de mœurs qui, en devenant générale entraîne avec soi un véritable déclin de la société.
Mais peut-être exagérons-Nous les tristes conséquences des troubles douloureux dont Nous parlons ? Non, car la réalité est là à notre portée, et elle ne confirme que trop Nos déductions. Il est manifeste, en effet, que, si on ne les raffermit pas au plus tôt, les bases mêmes de la Société vont chanceler et qu’elles entraîneront dans leur chute les grands principes du droit et de la morale éternelle.
C’est de là que proviennent les graves préjudices qu’ont eu à souffrir toutes les parties du corps social, à commencer par la famille. Car l’état laïque, sans se souvenir de ses limites ni du but essentiel de l’autorité qu’il détient, a porté la main sur le lien conjugal pour le profaner en le dépouillant de son caractère religieux ; il a entrepris autant qu’il le pouvait sur le droit naturel qu’ont les parents en ce qui concerne l’éducation des enfants ; et, dans plusieurs endroits, il a détruit la stabilité du mariage en donnant à la licencieuse institution du divorce une sanction légale. Or, chacun sait les fruits que ces empiétements ont portés : Ils ont multiplié au-delà de toute expression des mariages ébauchés seulement par de honteuses passions et par suite se dissolvant à bref délai, en dégénérant tantôt en luttes tragiques, tantôt en scandaleuses infidélités ! Et Nous ne disons rien des enfants, innocente descendance qu’on néglige, ou qui se pervertit, ici au spectacle des mauvais exemples des parents, et là sous l’effet du poison que l’Etat, devenu officiellement laïque, lui verse tous les jours.
Avec la famille, l’ordre social et politique est, lui aussi, mis en danger, surtout par les doctrines nouvelles, qui, assignant à la souveraineté une fausse origine, en ont corrompu par là même la véritable idée. Car si l’autorité souveraine découle formellement du consentement de la foule et non pas de Dieu, principe suprême et éternel de toute-puissance, elle perd aux yeux des sujets son caractère le plus auguste et elle dégénère en une souveraineté artificielle qui a pour assiette des bases instables ce changeantes, comme la volonté des hommes dont on la fait dériver. Ne voyons-nous pas aussi les conséquences de cette erreur dans les lois ? Trop souvent, en effet, au lieu d’être la raison écrite, ces lois n’expriment plus que la puissance du nombre et la volonté prédominante d’un parti politique. C’est ainsi qu’on caresse les appétits coupables des foules et qu’on lâche les rênes aux passions populaires, même lorsqu’elles troublent la laborieuse tranquillité des citoyens, sauf à recourir ensuite, dans les cas extrêmes, à des répressions violentes où l’on voit couler le sang.
Les principes chrétiens répudiés – ces principes qui sont si puissamment efficaces pour sceller la fraternité des peuples et pour réunir l’humanité tout entière dans une sorte de grande famille – peu à peu a prévalu dans l’ordre international un système d’égoïsme jaloux, par suite duquel les nations se regardent mutuellement, sinon toujours avec haine, du moins certainement avec la défiance qui anime des rivaux. Voilà pourquoi dans leurs entreprises elles sont facilement entraînées à laisser dans l’oubli les grands principes de la moralité et de la justice, et la protection des faibles et des opprimés. Dans le désir qui les aiguillonne d’augmenter indéfiniment ta richesse nationale, les nations ne regardent plus que l’opportunité des circonstances, l’utilité de la réussite et la tentante fortune des faits accomplis, sûres que personne ne les inquiétera ensuite au nom du droit et du respect qui lui est dû. Principes funestes, qui ont consacré la force matérielle comme la loi suprême du monde, et à qui l’on doit imputer cet accroissement progressif et sans mesure des préparatifs militaires, ou cette paix armée comparable aux plus désastreux effets de la guerre, sous bien des rapports au moins.
Cette confusion lamentable dans le domaine des idées a fait germer au sein des classes populaires l’inquiétude, le malaise et l’esprit de révolte, de là une agitation et des désordres fréquents qui préludent à des tempêtes plus redoutables encore. La misérable condition d’une si grande partie du menu peuple, assurément bien digne de relèvement et de secours, sert admirablement les desseins d’agitateurs pleins de finesse, et en particulier ceux des factions socialistes, qui, en prodiguant aux classes les plus humbles de folles promesses, s’acheminent vers l’accomplissement des plus effrayants desseins.
Qui s’engage sur une pente dangereuse roule forcément jusqu’au fond de l’abîme. Avec une logique qui a vengé les principes, s’est donc organisée une véritable association de criminels. D’instincts tout à fait sauvages, dès ses premiers coups elle a consterné le monde. Grâce à sa constitution solide et à ses ramifications internationales, elle est déjà en mesure de lever partout sa main scélérate, sans craindre aucun obstacle et sans reculer devant aucun forfait. Ses affiliés, répudiant toute union avec la société et rompant cyniquement avec les lois, la religion et la morale, ont pris le nom d’anarchistes ; il se proposent de renverser de fond en comble la société actuelle en employant tous les moyens qu’une passion aveugle et sauvage peut suggérer. Et, comme la société reçoit l’unité et la vie de l’autorité qui la gouverne, c’est contre l’autorité tout d’abord que l’anarchie dirige ses coups, Comment ne pas frémir d’horreur, autant que d’indignation et de pitié, au souvenir des nombreuses victimes tombées dans ces dernières années, empereurs, impératrices, rois, présidents de républiques puissantes, dont l’unique crime consistait dans le pouvoir suprême dont ils étaient investis ?
Devant l’immensité des maux qui accablent la société et des périls qui la menacent, Notre devoir exige que Nous avertissions une fois encore les hommes de bonne volonté, surtout ceux qui occupent les situations les plus hautes, et que Nous les conjurions, comme Nous le faisons en ce moment, de réfléchir aux remèdes que la situation exige, et, avec une prévoyante énergie, de les appliquer sans retard.
Avant tout, il faut se demander quels sont ces remèdes et en scruter la valeur. La liberté et ses bienfaits, voilà d’abord ce que Nous avons entendu porter jusques aux nues ; en elle, on exaltait le remède souverain, un incomparable instrument de paix féconde et de prospérité. Mais les faits ont lumineusement démontré qu’elle ne possédait pas l’efficacité qu’on lui prêtait. Des conflits économiques, des luttes de classes s’allument et font éruption de tous les côtés, et l’un ne voit pas même briller l’aurore d’une vie publique où le calme régnerait. Du reste, et chacun peut le constater, telle qu’on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire indistinctement accordée à la vérité et à l’erreur, au bien et au mal, la liberté n’aboutit qu’à rabaisser tout ce qu’il y a de noble, de saint, de généreux, et à ouvrir plus largement la voie au crime, au suicide et à la tourbe abjecte des passions.
On a soutenu aussi que le développement de l’instruction, en rendant les foules plus polies et plus éclairées, suffirait à les prémunir contre leurs tendances malsaines et à les retenir dans les limites de la droiture et de la probité. Mais une dure réalité ne nous fait-elle pas toucher du doigt chaque jour à quoi sert une instruction que n’accompagne pas une solide instruction religieuse et morale ? Par suite de leur inexpérience et de la fermentation des passions, l’esprit des jeunes gens subit la fascination des doctrines perverses. Il se prend surtout aux erreurs qu’un journalisme sans frein ne craint pas de semer à pleines mains et qui, en dépravant à la fois l’intelligence et la volonté, alimentent dans la jeunesse cet esprit d’orgueil et d’insubordination qui trouble si souvent la paix des familles et le calme des cités.
On avait mis aussi beaucoup de confiance dans les progrès de la science. De fait, le siècle dernier en a vu de bien grands, de bien inattendus, de bien merveilleux assurément. Mais est-il si vrai que ces progrès nous aient donné l’abondance des fruits, pleine et réparatrice, que le désir d’un si grand nombre d’hommes en attendait ? Sans doute, le vol de la science a ouvert de nouveaux horizons à notre esprit, il a agrandi l’empire de l’homme sur les forces de la matière, et la vie dans ce monde s’en est trouvée adoucie à bien des égards. Néanmoins, tous sentent, et beaucoup confessent que la réalité n’a pas été à la hauteur des espérances. On ne peut pas le nier quand on prend garde à l’état des esprits et des mœurs, à la statistique criminelle, aux sourdes rumeurs qui montent d’en bas et à la prédominance de la force sur le droit. Pour ne point parler encore des foules qui sont la proie de la misère, il suffit de jeter un coup d’œil, même superficiel, sur le monde, pour constater qu’une indéfinissable tristesse pèse sur les âmes et qu’un vide immense existe dans les cœurs. L’homme a bien pu s’assujettir la matière, mais la matière n’a pas pu lui donner ce qu’elle n’a pas, et aux grandes questions qui ont trait à nos intérêts les plus élevés, la science humaine n’a pas donné de réponse ; la soif de vérité, de bien, d’infini, qui nous dévore, n’a pas été étanchée, et ni les joies et les trésors de la terre, ni l’accroissement des aises de la vie n’ont pu endormir l’angoisse morale au fond des cœurs. N’y a‑t-il donc qu’à dédaigner ou à laisser de côté les avantages qui découlent de l’instruction, de la science, de la civilisation et d’une sage et douce liberté ? Non certes ; il faut au contraire les tenir en haute estime, les conserver et les accroître comme un capital de prix ; car ils constituent des moyens qui de leur nature sont bons, voulus par Dieu lui-même et ordonnés par l’infinie sagesse au bien de la famille humaine et à son profit. Mais il faut en subordonner l’usage aux intentions du Créateur et faire en sorte qu’on ne les sépare jamais de l’élément religieux, dans lequel réside la vertu qui leur confère, avec une valeur particulière, leur véritable fécondité. Tel est le secret du problème. Quand un être organique dépérit et se corrompt, c’est qu’il a cessé d’être sous l’action des causes qui lui avaient donné sa forme et sa constitution. Pour le refaire sain et florissant, pas de doute qu’il ne faille le soumettre de nouveau à l’action vivifiante de ces mêmes causes. Or, la société actuelle, dans la folle tentative qu’elle a faite pour échapper à son Dieu, a rejeté l’ordre surnaturel et la révélation divine ; elle s’est soustraite ainsi à la salutaire efficacité du christianisme, qui est manifestement la garantie la plus solide de l’ordre, le lien le plus fort de la fraternité et l’inépuisable source des vertus privées et publiques.
De cet abandon sacrilège est né le trouble qui la travaille actuellement. C’est donc dans le giron du christianisme que cette société dévoyée doit rentrer, si son bien-être, son repos et son salut lui tiennent au cœur.
De même que le christianisme ne pénètre pas une âme sans l’améliorer, de même il n’entre pas dans la vie publique d’un peuple sans l’ordonner. Avec l’idée d’un Dieu qui régit tout, qui est sage, infiniment bon et infiniment juste, il fait pénétrer dans la conscience humaine le sentiment du devoir, il adoucit la souffrance, il calme les haines et il engendre les héros. S’il a transformé la société païenne – et cette transformation fut une résurrection véritable, puisque la barbarie disparut à proportion que le christianisme s’étendit – il saura bien de même, après les terribles secousses de l’incrédulité, remettre dans le véritable chemin et réinstaurer dans l’ordre les Etats modernes et les peuples contemporains.
Mais tout n’est point là : le retour au christianisme ne sera pas un remède efficace et complet s’il n’implique pas le retour et un amour sincère à l’Eglise une, sainte, catholique et apostolique. Le christianisme s’incarne en effet dans l’Eglise catholique, il s’identifie avec cette société spirituelle et parfaite, souveraine dans son ordre, qui est le corps mystique de Jésus-Christ, et qui a pour chef visible le Pontife romain, successeur du Prince des apôtres. Elle est la continuatrice de la mission du Sauveur, la fille et l’héritière de sa rédemption ; elle a propagé l’Evangile et elle l’a défendu au prix de son sang ; et, forte de l’assistance divine et de l’immortalité qui lui ont été promises, ne pactisant jamais avec l’erreur, elle reste fidèle au mandat qu’elle a reçu de porter la doctrine de Jésus-Christ à travers ce monde et, jusqu’à la fin des siècles, de l’y garder dans son inviolable intégrité.
Légitime dispensatrice des enseignements de l’Evangile, elle ne se révèle pas seulement à nous comme la consolatrice et la rédemptrice des âmes ; elle est encore l’éternelle source de la justice et de la charité, et la propagatrice en même temps que la gardienne de la liberté véritable et de la seule égalité qui soit possible ici-bas. En appliquant la doctrine de son divin Fondateur, elle maintient un sage équilibre et trace de justes limites entre tous les droits et tous les privilèges dans la société. L’égalité qu’elle proclame ne détruit pas la distinction des différentes classes sociales ; elle la veut intacte, parce qu’évidemment la nature même les requiert. Pour faire obstacle à l’anarchie de la raison émancipée de la foi et abandonnée à elle-même, la liberté qu’elle donne ne lèse ni les droits de la vérité, parce qu’ils sont supérieurs à ceux de la liberté, ni les droits de la justice, parce qu’ils sont supérieurs à ceux du nombre et de la force, ni les droits de Dieu, parce qu’ils sont supérieurs à ceux de l’humanité.
Au foyer domestique, l’Eglise n’est pas moins féconde en bons effets. Car non seulement elle résiste aux artifices pervers que l’incrédulité met en œuvre pour attenter à la vie de la famille, mais elle prépare encore et elle sauvegarde l’union et la stabilité conjugale, dont elle protège et développe l’honneur, la fidélité, la sainteté. Elle soutient en même temps et elle cimente l’ordre civil et politique, en apportant d’une part une aide efficace à l’autorité, et, de l’autre, en se montrant favorable aux sages réformes et aux justes aspirations des sujets, en imposant le respect des princes et l’obéissance qui leur est due et en défendant les droits imprescriptibles de la conscience humaine, sans jamais se lasser. Et c’est ainsi que, grâce à elle, les peuples soumis à son influence n’ont rien eu à craindre de la servitude, parce qu’elle a retenu les princes sur la pente de la tyrannie.
Parfaitement conscient de cette efficacité divine, dès le commencement de Notre Pontificat Nous Nous sommes soigneusement appliqué à mettre en pleine lumière et à faire ressortir les bienfaisants desseins de l’Eglise et à étendre le plus possible, avec le trésor de ses doctrines, le champ de son action salutaire.
Tel a été le but des principaux actes de Notre Pontificat, notamment des Encycliques sur la Philosophie chrétienne, sur la Liberté humaine, sur le Mariage chrétien, sur la Franc-Maçonnerie, sur les Pouvoirs publics, sur la Constitution chrétienne des Etats, sur le Socialisme, sur la Question ouvrière, sur les Devoirs des citoyens chrétiens et sur d’autres sujets analogues. Mais le vœu ardent de Notre âme n’a pas été seulement d’éclairer les intelligences ; Nous avons voulu encore remuer et purifier les cœurs, en appliquant tous nos efforts à faire refleurir au milieu des peuples les vertus chrétiennes. Aussi ne cessons-Nous pas de prodiguer les encouragements et les conseils pour élever les esprits jusqu’aux biens impérissables et pour les mettre ainsi à même de subordonner le corps à l’âme, le pèlerinage terrestre à la vie céleste et l’homme à Dieu.
Bénie par le Seigneur, Notre parole a pu contribuer à raffermir les convictions d’un grand nombre d’hommes, à les éclairer davantage au milieu des difficultés des questions actuelles, à stimuler leur zèle et à promouvoir les œuvres les plus variées. C’est surtout pour le bien des classes déshéritées que ces œuvres ont surgi et continuent à surgir encore dans tous les pays, parce qu’on a vu s’y raviver cette charité chrétienne qui a toujours trouvé au milieu du peuple son champ d’action le plus aimé. Si la moisson n’a pas été plus abondante, Vénérables Frères, adorons Dieu, mystérieusement juste, et supplions-le en même temps d’avoir pitié de l’aveuglement de tant d’âmes auxquelles peut malheureusement s’appliquer l’effrayante parole de l’Apôtre : Deus hujus sæculi excæcavit mentes infidelium, ut non fulgeat illis illuminatio evangelii gloriæ Christi [3].
Plus l’Eglise catholique donne d’extension à son zèle pour le bien moral et matériel des peuples, plus les enfants des ténèbres se lèvent haineusement contre elle et recourent à tous les moyens afin de ternir sa beauté divine et de paralyser son action de vivifiante réparation. Que de sophismes ne propagent-ils pas, et que de calomnies ! Un de leurs artifices les plus perfides consiste à redire sans cesse aux foules ignorantes et aux gouvernements envieux que l’Eglise est opposée aux progrès de la science, qu’elle est hostile à la liberté, que l’Etat voit ses droits usurpés par elle et que la politique est un champ qu’elle envahit à tout propos. Accusations insensées, qu’on a mille fois répétées et qu’ont mille fois réfutées aussi la saine raison, l’histoire, et, avec elles, tous ceux qui ont un cœur honnête et ami de la vérité.
L’Eglise ennemie de la science et de l’instruction ? Ah ! sans doute, elle est la vigilante gardienne du dogme révélé ; mais c’est cette vigilance elle-même qui l’incline à protéger la science et à favoriser la saine culture de l’esprit ! Non ! en ouvrant son intelligence aux révélations du Verbe, vérité suprême de qui émanent originairement toutes les vérités, l’homme ne compromettra jamais, ni en aucune manière, ses connaissances rationnelles. Bien au contraire, les rayonnements qui lui viendront du monde divin donneront toujours plus de puissance et de clarté à l’esprit humain, parce qu’ils le préserveront, dans les questions les plus importantes, d’angoissantes incertitudes et de mille erreurs. Du reste, dix-neuf siècles d’une gloire conquise par le catholicisme dans toutes les branches du savoir suffisent amplement à réfuter cette calomnie. C’est à l’Eglise catholique qu’il faut faire remonter le mérite d’avoir propagé et défendu la sagesse chrétienne, sans laquelle le monde serait encore gisant dans la nuit des superstitions païennes et dans une abjecte barbarie ; à elle d’avoir conservé et transmis aux générations les précieux trésors des lettres et des sciences antiques ; à elle d’avoir ouvert les premières écoles pour le peuple et d’avoir créé des Universités qui existent encore et dont le renom s’est perpétué jusqu’à nos jours ; à elle enfin d’avoir inspiré la littérature la plus haute, la plus pure et la plus glorieuse, en même temps qu’elle rassemblait sous ses ailes protectrices les artistes du génie le plus élevé.
L’Eglise, ennemie de la liberté ? Ah ! comme on travestit l’idée de liberté, qui a pour objet un des dons les plus précieux de Dieu, quand on exploite son nom pour en justifier l’abus et l’excès ! Par liberté, que faut-il entendre ? L’exemption de toutes les lois, la délivrance de tous les freins, et, comme corollaire, le droit de prendre le caprice pour guide dans toutes les actions ? Cette liberté, l’Eglise la réprouve certainement, et tous les cœurs honnêtes la réprouvent avec elle. Mais salue-t-on dans la liberté la faculté rationnelle de faire le bien, largement, sans entrave et suivant les règles qu’a posées l’éternelle justice ? Cette liberté, qui est la seule digne de l’homme et la seule utile à la société, personne ne la favorise, ne l’encourage et ne la protège plus que l’Eglise. Par la force de sa doctrine et l’efficacité de son action, c’est cette Eglise, en effet, qui a affranchi l’humanité du joug de l’esclavage en prêchant au monde la grande loi de l’égalité et de la fraternité humaines. Dans tous les siècles, elle a pris en mains la défense des faibles et des opprimés contre l’arrogante domination des forts ; elle a revendiqué la liberté de la conscience chrétienne en versant à flots le sang de ses martyrs ; elle a restitué à l’enfant et à la femme la dignité et les prérogatives de leur noble nature en les faisant participer, au nom du même droit, au respect et à la justice, et elle a largement concouru ainsi à introduire et à maintenir la liberté civile et politique au sein des nations.
L’Eglise, usurpatrice des droits de l’Etat, l’Eglise, envahissant le domaine politique ? Mais l’Eglise sait et enseigne que son divin Fondateur a ordonné de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, et qu’il a ainsi sanctionné l’immuable principe de la perpétuelle distinction des deux pouvoirs, tous les deux souverains dans leur sphère respective : distinction féconde et qui a si largement contribué au développement de la civilisation chrétienne. Etrangère à toute pensée hostile, dans son esprit de charité, l’Eglise ne vise donc qu’à marcher parallèlement aux pouvoirs publics pour travailler, sans doute, sur le même sujet, qui est l’homme, et sur la même société, mais par les voies et dans le dessein élevé que lui assigne sa mission divine. Plût à Dieu que son action fût accueillie sans défiance et sans soupçon : car les innombrables bienfaits dont Nous avons parlé plus haut ne feraient que se multiplier. Accuser l’Eglise de visées ambitieuses, ce n’est donc que répéter une calomnie bien ancienne, calomnie que ses puissants ennemis ont plus d’une fois employée, du reste, comme prétexte pour masquer eux-mêmes leur propre tyrannie. Et, loin d’opprimer, l’histoire l’enseigne clairement quand on l’étudie sans préjugés, l’Eglise, comme son divin Fondateur, a été le plus souvent, au contraire, la victime de l’oppression et de l’injustice. C’est que sa puissance réside, non pas dans la force des armes, mais dans la force de la pensée et dans celle de la vérité.
C’est donc sûrement dans une intention perverse qu’on lance contre l’Eglise de semblables accusations. Œuvre pernicieuse et déloyale dans la poursuite de laquelle va, précédant toutes les autres, une secte ténébreuse que la société porte depuis de longues années dans ses lianes et qui, comme un germe mortel, y contamine le bien-être, la fécondité et la vie. Personnification permanente de la révolution, elle constitue une sorte de société retournée dont le but est d’exercer une suzeraineté occulte sur la société reconnue et dont la raison d’être consiste entièrement dans la guerre à faire à Dieu et à son Eglise. Il n’est pas besoin de la nommer, car, à ces traits, tout le monde a reconnu la Franc-Maçonnerie, dont Nous avons parlé d’une façon expresse dans Notre Encyclique Humanum genus du 20 avril 1884 en dénonçant ses tendances délétères, ses doctrines erronées et son œuvre néfaste. Embrassant dans ses immenses filets la presque totalité des nations et se reliant à d’autres sectes qu’elle fait mouvoir par des fils cachés, attirant d’abord et retenant ensuite ses affiliés par l’appât des avantages qu’elle leur procure, pliant les gouvernants à ses desseins, tantôt par ses promesses et tantôt par ses menaces, cette secte est parvenue à s’infiltrer dans toutes les classes de la société. Elle forme comme un Etat invisible et irresponsable dans l’Etat légitime. Pleine de l’esprit de Satan qui, au rapport de l’Apôtre, sait au besoin se transformer en ange de lumière [4], elle met en avant un but humanitaire, mais elle sacrifie tout à ses projets sectaires ; elle proteste qu’elle n’a aucune visée politique, mais elle exerce en réalité l’action la plus profonde dans la vie législative et administrative des Etats, et, tandis qu’elle professe en paroles le respect de l’autorité et de la religion elle-même, son but suprême (ses propres statuts en font foi) est l’extermination de la souveraineté et du sacerdoce, en qui elle voit des ennemis de la liberté.
Or, il devient de jour en jour plus manifeste que c’est à l’inspiration et à la complicité de cette secte qu’il faut attribuer en grande partie les continuelles vexations dont on accable l’Eglise et la recrudescence des attaques qu’on lui a livrées tout récemment. Car, la simultanéité des assauts dans la persécution qui a soudainement éclaté en ces derniers temps, comme un orage dans un ciel serein, c’est-à-dire sans cause proportionnée à l’effet ; l’uniformité des moyens mis en œuvre pour préparer cette persécution, campagne de presse, réunions publiques, productions théâtrales ; l’emploi dans tous les pays des mêmes armes, calomnies et soulèvements populaires, tout cela trahit bien vraiment l’identité des desseins et le mot d’ordre parti d’un seul et même centre de direction. Simple épisode du reste qui se rattache à un plan arrêté d’avance, et qui se traduit en actes sur un théâtre de plus en plus large afin de multiplier les ruines que nous avons énumérées précédemment. Ainsi veut-on surtout restreindre d’abord, exclure complètement ensuite l’instruction religieuse en faisant des générations d’incrédules ou d’indifférents, combattre par la presse quotidienne la morale de l’Eglise, ridiculiser enfin ses pratiques et profaner ses fêtes sacrées.
Rien de plus naturel dès lors que le sacerdoce catholique, qui a précisément pour mission de prêcher la religion et d’administrer les sacrements, soit attaqué avec un particulier acharnement : en le prenant pour point de mire, la secte veut diminuer aux yeux du peuple son prestige et son autorité. Déjà, son audace croissant d’heure en heure et en proportion de l’impunité dont elle se croit assurée, elle interprète malignement tous les actes du clergé, elle le soupçonne sur les moindres indices et elle l’accable des plus basses accusations. Ainsi de nouveaux préjudices s’ajoutent à ceux dont ce clergé souffre déjà tant à cause du tribut qu’il doit payer au service militaire, grand obstacle à sa préparation sacerdotale, que par suite de la confiscation du patrimoine ecclésiastique que les fidèles avaient librement constitué dans leur pieuse générosité.
Quant aux Ordres religieux et aux Congrégations religieuses, la pratique des conseils évangéliques faisait d’eux la gloire de la société autant que la gloire de la religion : ils n’en ont paru que plus coupables aux yeux des ennemis de l’Eglise, et on les a implacablement dénoncés au mépris et à l’animosité de tous. Ce Nous est ici une douleur immense que de devoir rappeler les mesures odieuses, imméritées et hautement condamnées par tous les cœurs honnêtes dont tout récemment encore les religieux ont été les victimes. Rien n’a pu les sauver, ni l’intégrité de leur vie restée inattaquable même pour leurs ennemis, ni le droit naturel qui autorise l’association contractée dans un but honnête, ni le droit constitutionnel qui en proclame hautement la liberté, ni la faveur des peuples pleins de reconnaissance pour les services précieux rendus aux arts, aux sciences, à l’agriculture, et pour une charité qui déborde sur les classes les plus nombreuses et les plus pauvres de la société. Et c’est ainsi que des hommes, des femmes, issus du peuple, qui avaient spontanément renoncé aux joies de la famille pour consacrer au bien de tous, dans de pacifiques associations, leur jeunesse, leurs talents, leurs forces, leur vie elle-même, traités en malfaiteurs comme s’ils avaient constitué des associations criminelles, ont été exclus du droit commun et proscrits, en un temps où partout on ne parle que de liberté !
Il ne faut pas s’étonner que les fils les plus aimés soient frappés, quand le Père lui-même, c’est-à-dire le chef de la catholicité, le Pontife romain, n’est pas mieux traité. Les faits sont bien connus. Dépouillé de la souveraineté temporelle et privé par le fait même de l’indépendance qui lui est nécessaire pour accomplir sa mission universelle et divine, forcé, dans cette Rome elle-même qui lui appartient, de se renfermer dans sa propre demeure, parce qu’un pouvoir ennemi l’y assiège de tous les côtés, il a été réduit, malgré des assurances dérisoires de respect et des promesses de liberté bien précaires, à une condition anormale, injuste et indigne de son haut ministère. Pour Nous, Nous ne savons que trop les difficultés qu’on lui suscite à chaque instant en travestissant ses intentions et en outrageant sa dignité. Aussi la preuve est-elle faite et elle devient de jour en jour plus évidente : c’est la puissance spirituelle du Chef de l’Eglise elle-même que peu à peu on a voulu détruire quand on a porté la main sur le pouvoir temporel de la papauté. Ceux qui furent les vrais auteurs de cette spoliation n’ont du reste pas hésité à le confesser.
A en juger par les conséquences, ce fait est non seulement un fait impolitique, mais encore une sorte d’attentat antisocial : car les coups qu’on inflige à la religion sont comme autant de coups portés au cœur même de la société.
En taisant de l’homme un être destiné à vivre avec ses semblables, Dieu, dans sa Providence, avait aussi fondé l’Eglise et, suivant l’expression biblique, il l’avait établie sur la montagne de Sion, afin qu’elle y servît de lumière et qu’avec ses rayons fécondants elle lit circuler le principe de la vie dans les multiples replis de la société humaine, en lui donnant des règles d’une sagesse céleste, grâce auxquelles celle-ci pourrait s’établir dans l’ordre qui lui conviendrait le mieux. Donc, autant la société se sépare de l’Eglise, part considérable de sa force, autant elle déchoit ou voit les ruines se multiplier dans son sein en séparant ce que Dieu a voulu unir.
Quant à Nous, Nous ne Nous sommes jamais lassé, toutes les fois que l’occasion Nous en a été offerte, d’inculquer ces grandes vérités, et Nous avons voulu le faire une fois encore et d’une manière expresse dans cette circonstance extraordinaire. Plaise à Dieu que les fidèles s’en trouvent encouragés et instruits à faire converger plus efficacement vers le bien commun tous leurs efforts et que, mieux éclairés, nos adversaires comprennent l’injustice qu’ils commettent en persécutant la Mère la plus aimante et la bienfaitrice la plus fidèle de l’humanité.
Nous ne voudrions pas que le souvenir des douleurs présentes abattît dans l’âme des fidèles la pleine et entière confiance qu’ils doivent avoir dans l’assistance divine ; car Dieu assurera à son heure et par ses voies mystérieuses le triomphe définitif. Quant à Nous, quelque grande que soit la tristesse qui remplit Notre cœur, Nous ne tremblons pas néanmoins pour les immortelles destinées de l’Eglise. Comme Nous l’avons dit en commençant, la persécution est son partage, parce que, en éprouvant et en purifiant ses enfants par elle, Dieu en retire des biens plus hauts et plus précieux. Mais en abandonnant l’Eglise à ses luttes, il manifeste sa divine assistance sur elle, car il lui ménage des moyens nouveaux et imprévus, qui assurent le maintien et le développement de son œuvre sans que les forces conjurées contre elle parviennent à la ruiner. Dix-neuf siècles d’une vie écoulée dans le flux et le reflux des vicissitudes humaines nous apprennent que les tempêtes passent sans avoir atteint les grands fonds.
Nous pouvons d’autant plus demeurer inébranlables dans la confiance que le présent lui-même renferme des symptômes bien faits pour Nous empêcher de Nous troubler. Les difficultés sont extraordinaires, formidables, on ne saurait le nier ; mais d’autres faits, qui se déroulent sous Nos regards, témoignent en même temps que Dieu remplit ses promesses avec une sagesse admirable et avec bonté. Pendant que tant de forces conspirent contre l’Eglise et qu’elle s’avance, privée de tout secours, de tout appui humain, ne continue-t-elle pas en effet à poursuivre dans le monde son œuvre gigantesque et n’étend-elle pas sou action parmi les nations les plus différentes et sous tous les climats ? Non, chassé qu’il en a été par Jésus-Christ, l’antique prince de ce monde ne pourra plus y exercer sa domination altière comme jadis, et les efforts de Satan nous susciteront bien des maux sans doute, mais ils n’aboutiront pas à leur fin. Déjà une tranquillité surnaturelle due à l’Esprit-Saint qui couvre l’Eglise de ses ailes et qui vit dans son sein règne, non pas seulement dans l’âme des fidèles, mais encore dans l’ensemble de la catholicité ; tranquillité qui se développe avec sérénité, grâce à l’union toujours de plus en plus étroite et dévouée de l’épiscopat avec ce Siège apostolique et qui forme un merveilleux contraste avec l’agitation, les dissensions et la fermentation continuelle des sectes qui troublent la paix de la société. Féconde en innombrables œuvres de zèle et de charité, cette union harmonieuse existe aussi entre les évêques et leur clergé. Elle se retrouve enfin entre le clergé et les laïques catholiques, qui, plus serrés et plus affranchis de respect humain que jamais, se réveillent et s’organisent avec une émulation généreuse afin de défendre la cause sainte de la religion. Oh ! c’est bien là l’union que Nous avons recommandée si souvent et que Nous recommandons de nouveau encore, et Nous la bénissons, afin qu’elle se développe de plus en plus largement et qu’elle s’oppose, comme un mur invincible, à la fougueuse violence des ennemis du nom divin.
Rien de plus naturel dès lors que, semblables aux surgeons qui germent au pied de l’arbre, renaissent, se fortifient et se multiplient les innombrables associations que Nous voyons avec joie fleurir de nos jours dans le sein de l’Eglise. On peut dire qu’aucune forme de la piété chrétienne n’a été laissée de côté, qu’il s’agisse de Jésus-Christ lui-même et de ses adorables mystères, ou de sa divine Mère, ou des saints dont les vertus insignes ont le plus brillé. En même temps, aucune des variétés de la charité n’a été oubliée, et c’est de tous les côtés qu’on a rivalisé de zèle pour instruire chrétiennement la jeunesse, pour assister les malades, pour moraliser le peuple et pour voler au secours des classes les moins favorisées. Avec quelle rapidité ce mouvement se propagerait et combien ne porterait-il pas des fruits plus doux, si on ne lui opposait pas les dispositions injustes et hostiles auxquelles il va si souvent se heurter !
Le Dieu qui donne à l’Eglise une vitalité si grande dans les pays civilisés où elle est établie depuis de longs siècles déjà, veut bien Nous consoler par d’autres espérances encore. Ces espérances, c’est au zèle des missionnaires que Nous les devons. Sans se laisser décourager par les périls qu’ils courent, par les privations qu’ils endurent et par les sacrifices de tout genre qu’ils doivent s’imposer, ils se multiplient et conquièrent à l’Evangile et à la civilisation des pays entiers. Rien ne peut abattre leur constance, quoique, à l’exemple du divin Maître, ils ne recueillent souvent que des accusations et des calomnies pour prix de leurs infatigables travaux.
Les amertumes sont donc tempérées par des consolations bien douces, et, au milieu des luttes et des difficultés qui sont Notre partage, Nous avons de quoi rafraîchir Notre âme et espérer. C’est là un fait qui devrait suggérer d’utiles et sages réflexions à quiconque observe le monde avec intelligence et sans se laisser aveugler par la passion. Car il prouve que, comme Dieu n’a pas fait l’homme indépendant en ce qui regarde la fin dernière de la vie, et comme il lui a parlé, ainsi il lui parle encore aujourd’hui dans son Eglise, visiblement soutenue par son assistance divine, et qu’il montre clairement par là où se trouvent le salut et la vérité. Dans tous les cas, cette éternelle assistance remplira nos cœurs d’une espérance invincible : elle nous persuadera que, à l’heure marquée par la Providence et dans un avenir qui n’est pas très éloigné, la vérité, déchirant les brumes sous lesquelles on cherche à la voiler, resplendira plus brillante et que l’Esprit de l’Evangile versera de nouveau la vie au sein de notre société corrompue et dans ses membres épuisés.
En ce qui Nous concerne, Vénérables Frères, afin de hâter l’avènement du jour des miséricordes divines, Nous ne manquerons pas, comme d’ailleurs Notre devoir Nous l’ordonne, de tout faire pour défendre et développer le règne de Dieu sur la terre. Quant à vous, votre sollicitude pastorale Nous est trop connue pour que Nous vous exhortions à faire de même. Puisse seulement la flamme ardente qui brûle dans vos cœurs se transmettre de plus en plus dans le cœur de tous vos prêtres ! Ils se trouvent en contact immédiat avec le peuple : ils connaissent parfaitement ses aspirations, ses besoins, ses souffrances, et aussi les pièges et les séductions qui l’entourent. Si, pleins de l’esprit de Jésus-Christ et se maintenant dans une sphère supérieure aux passions politiques, ils coordonnent leur action avec la vôtre, ils réussiront, sous la bénédiction de Dieu, à accomplir des merveilles : par la parole ils éclaireront les foules, par la suavité des manières ils gagneront tous les cœurs, et, en secourant avec charité ceux qui souffrent, ils les aideront à améliorer peu à peu leur condition.
Le clergé sera fermement soutenu lui-même par l’active et intelligente collaboration de tous les fidèles de bonne volonté. Ainsi, les enfants qui ont savouré les tendresses maternelles de l’Eglise l’en remercieront dignement en accourant vers elle pour défendre son honneur et ses gloires. Tous peuvent contribuer à ce devoir, si grandement méritoire : les lettrés et les savants, en prenant sa défense dans les livres ou dans la presse quotidienne, puissant instrument dont nos adversaires abusent tant ; les pères de famille et les maîtres, en donnant une éducation chrétienne aux enfants ; les magistrats et les représentants du peuple, en offrant le spectacle de la fermeté des principes et de l’intégrité du caractère, tout en professant leur foi sans respect humain. Notre siècle exige l’élévation des sentiments, la générosité des desseins et l’exacte observance de la discipline. C’est surtout par une soumission parfaite et confiante aux directions du Saint-Siège que cette discipline devra s’affirmer. Car elle est le moyen le meilleur pour faire disparaître ou pour atténuer le dommage que causent les opinions de parti lorsqu’elles divisent, et pour faire converger tous les efforts vers un but supérieur, le triomphe de Jésus-Christ dans son Eglise.
Tel est le devoir des catholiques. Quant au succès final, il dépend de Celui qui veille avec sagesse et amour sur son Epouse immaculée, et dont il a été écrit : Jesus Christus heri, et hodie ipse et in sœcula [5].
C’est donc vers Lui qu’en ce moment Nous laissons monter encore Notre humble et ardente prière ; vers lui qui, aimant d’un amour infini l’errante humanité, a voulu s’en faire la victime expiatoire dans la sublimité du martyre ; vers Lui qui, assis quoique invisible dans la barque mystique de son Eglise, peut seul apaiser la tempête en commandant au déchaînement des flots et des vents mutinés.
Sans aucun doute, Vénérables Frères, vous supplierez volontiers ce divin Maître avec Nous, afin que les maux qui accablent la société diminuent, afin que les splendeurs de la lumière céleste éclairent ceux qui, plus peut-être par ignorance que par malice, haïssent et persécutent la religion de Jésus-Christ, et aussi afin que tous les hommes de bon vouloir s’unissent étroitement et saintement pour agir. Puissent le triomphe de la vérité et de la justice être ainsi hâté dans ce monde, et sur la grande famille humaine se lever doucement des jours meilleurs, des jours de tranquillité et de paix.
Qu’en attendant, gage des faveurs divines les plus précieuses, descende sur vous et sur tous les fidèles confiés à vos soins la bénédiction que Nous vous donnons de grand cœur.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 19 mars de l’année 1902, de Notre pontificat la vingt-cinquième.
LÉON XIII, PAPE.