Vers une fin de vie « à la française » ? 2/​3

Allons au fond du débat car en fait, il s’a­git ici de la pré­ten­tion de l’homme moderne à une nou­velle liber­té : celle de dis­po­ser de sa vie comme il l’entend.

Peut-​il exister un droit au suicide ?

Il n’existe pas de liber­té entière sans réelle auto­no­mie. Il est, en effet, impos­sible de dépendre d’autrui tout en pré­ten­dant à l’indépendance totale vis-​à-​vis de lui. Il est, en par­ti­cu­lier, dérai­son­nable pour l’homme de vou­loir s’affranchir du res­pect de la loi divine alors qu’il dépend de Dieu, son créa­teur, pour tout jusqu’à sa propre exis­tence. Celui-​ci a ins­crit dans le monde une loi natu­relle que l’homme se doit de res­pec­ter. Celle-​ci nous enseigne que nous ne sommes pas maître de notre propre vie au point de pou­voir volon­tai­re­ment y mettre fin. Reprenant Aristote, Saint Thomas d’Aquin condamne le sui­cide pour trois rai­sons. D’abord, il est contraire à l’inclination natu­relle de l’homme et « contre la cha­ri­té dont cha­cun doit s’aimer soi-​même » [1]. Ensuite, « chaque homme est dans la socié­té comme une par­tie dans un tout ; ce qu’il est appar­tient donc à la socié­té. Par le sui­cide, l’homme se rend donc cou­pable d’injustice envers la socié­té à laquelle il appar­tient » [2]. Enfin, « la vie est un don de Dieu accor­dé à l’homme et qui demeure tou­jours sou­mis au pou­voir de celui qui « fait mou­rir et qui fait vivre ». Aussi qui­conque se prive soi-​même de la vie pèche contre Dieu, (…) comme pèche encore celui qui s’arroge le droit de juger une cause qui ne lui est pas confiée. Décider de la mort ou de la vie n’appartient qu’à Dieu seul, selon le Deutéronome (32, 30) : « C’est moi qui fais mou­rir et qui fais vivre » ». Il est à noter que, mal­gré cette réfé­rence à la Bible, parole de Dieu ; ces dif­fé­rents argu­ments relèvent de la rai­son humaine et non de la foi. Ils s’adressent donc à tout homme, croyant ou non. Ils seront, cepen­dant, plus faciles à admettre au chré­tien qui est habi­tué à médi­ter sur sa dépen­dance à Dieu en toute chose. De plus, Saint Augustin rat­tache la pro­hi­bi­tion du sui­cide au cin­quième com­man­de­ment : « C’est de l’homme que doit s’entendre le pré­cepte : « Tu ne tue­ras point. » Ni ton pro­chain par consé­quent, ni toi-​même ; car c’est tuer un homme que se tuer soi-​même. »

Les faits eux-​mêmes témoignent de cette limite à la liber­té de l’homme. Peut-​il pré­tendre être libre face à la mort, alors qu’il lui est impos­sible de la conju­rer ? Tout au plus peut-​il la devan­cer, mais jamais y échap­per quoiqu’en disent cer­tains trans­hu­ma­nistes uto­piques qui nous font miroi­ter une conquête pro­chaine de l’immortalité. En se sui­ci­dant, l’homme agit à l’instar d’un petit enfant qui entend affir­mer sa puis­sance en détrui­sant ce sur quoi il n’a pas de prise. Frustré de ne pou­voir mener sa vie comme il l’entend, il pré­fère la détruire plu­tôt que d’en accep­ter les aléas.

Le piège des restrictions

Mais une contra­dic­tion inter­roge : Si l’on affirme la liber­té de l’homme à dis­po­ser de sa vie, pour­quoi limi­ter l’“aide à mou­rir” à cer­tains cas bien pré­cis ? Les requé­rants, nous dit M. Macron dans son inter­view à La Croix et Libération, devront être « majeurs », « capables d’un dis­cer­ne­ment plein et entier », ce qui signi­fie que l’on exclut de cette aide à mou­rir les patients atteints de mala­dies psy­chia­triques ou de mala­dies neu­ro­dé­gé­né­ra­tives qui altèrent le dis­cer­ne­ment, comme Alzheimer. Ensuite, il faut une mala­die incu­rable et un pro­nos­tic vital enga­gé à court ou moyen terme. Enfin, le qua­trième cri­tère est celui de la souf­france – phy­sique ou psy­cho­lo­gique, les deux vont sou­vent ensemble – réfrac­taire, c’est-à-dire que l’on ne peut pas sou­la­ger. Ensuite, il revient à une équipe médi­cale de déci­der, col­lé­gia­le­ment et en trans­pa­rence, quelle suite elle donne à cette demande. » Voilà qui a de quoi ras­su­rer ! Avec toutes ces res­tric­tions, cette “aide à mou­rir” ne devrait pas concer­ner beau­coup de malades. Parler d’elle comme d’une liber­té – celle de dis­po­ser de sa vie – paraît même incongru ?

Ne nous lais­sons pas trom­per ! Ne vous fati­guez pas à rete­nir toutes ces res­tric­tions ; elles auront bien­tôt dis­pa­ru pour faire place à une pra­tique tou­jours plus éten­due. On argue des limites de la loi actuelle pour jus­ti­fier une excep­tion au code civil des­ti­née à « trai­ter des situa­tions humai­ne­ment très dif­fi­ciles » (ibid.). Mais pro­mis, juré, cela n’ira pas plus loin. Il y a là une ligne rouge qui ne sera pas fran­chie ! Hélas, cette pro­messe n’engage que ceux qui y croient, par excès de naï­ve­té ajouterais-​je. Une fois ins­crite la loi dans le code civil même avec de nom­breuses res­tric­tions ; on aura beau jeu d’élargir petit à petit son champ d’application. Cela ne sera pas bien dif­fi­cile car le prin­cipe géné­ral der­rière la loi est désor­mais acquis. Les res­tric­tions n’étaient là que pour cal­mer les inquié­tudes des récal­ci­trants, sans voca­tion à la permanence.

Cette stra­té­gie a déjà fait ses preuves avec l’a­vor­te­ment. Il s’agissait d’offrir une solu­tion com­pa­tis­sante aux femmes enceintes à la suite d’un viol ou dont la vie était mena­cée par leur gros­sesse, etc. Une fois admis le prin­cipe que l’on peut atten­ter à la vie du fœtus lors de la gros­sesse de sa mère pour le bien de celle-​ci, il n’y avait plus qu’à pas­ser des rai­sons objec­tives invo­quées à une appré­cia­tion sub­jec­tive par la femme du bien recher­chée par l’IVG, un terme suf­fi­sam­ment dés­in­car­né pour mas­quer la ter­ri­fiante réa­li­té. Citons juste un cas, certes extrême, qui a vu une femme avor­ter d’un enfant long­temps dési­ré car il serait né pen­dant les grandes vacances ! L’esprit de la loi est détour­né, dira-​t-​on ; il n’en reste pas moins qu’en l’état actuel, elle s’avère inca­pable d’empêcher une telle monstruosité.

Pour l’euthanasie ou le sui­cide assis­té – les deux termes sont qua­si­ment iden­tiques – on pro­cède de la même manière. L’expérience, nous dit M. Macron, tou­jours dans la même inter­view, nous a per­mis de « consta­ter que la loi Claeys-​Leonetti, qui fixe le cadre légal actuel, avait conduit à beau­coup d’avancées (Positives ? deman­dons donc à la famille Lambert qui n’a pu pro­té­ger Vincent de ses bour­reaux qui ont fini par le mettre à mort en lui refu­sant des soins élé­men­taires) mais ne per­met­tait pas de trai­ter des situa­tions humai­ne­ment très dif­fi­cile. On peut pen­ser aux cas de patients atteints d’un can­cer au stade ter­mi­nal qui, pour cer­tains, sont obli­gés d’aller à l’étranger pour être accom­pa­gnés. Il fal­lait donc aller plus loin. » Ce qui est visé ici est l’acceptation par le peuple et sur­tout les dépu­tés du prin­cipe de libre dis­po­si­tion de sa propre vie. Comme il s’agit tout de même d’une impor­tante avan­cée éthique qui pour­rait sus­ci­ter l’opposition de conser­va­teurs immo­bi­listes, on cherche à les ras­su­rer en insi­nuant, – mais rien n’est moins vrai dans l’esprit des pro­mo­teurs de la loi – qu’il ne s’agirait que d’inscrire dans le code une excep­tion limi­tée à très peu de cas extrêmes. 

La banalisation de l’euthanasie

L’exemple des pays qui ont déjà légi­fé­ré est ici très ins­truc­tif. Donnons l’exemple de la Hollande, pre­mier pays euro­péen à avoir dépé­na­li­sé l’euthanasie et le sui­cide assis­té par une loi du 12 avril de 2001. En 2017, une note rédi­gée par Alliance Vita [3] constate que le nombre d’euthanasies pra­ti­quées a plus que tri­plé, en rai­son d’une inter­pré­ta­tion tou­jours plus large des condi­tions requises et d’une bana­li­sa­tion de cette pra­tique. Dans une tri­bune publié dans Le Monde [4] Theo Boer, ancien contrô­leur des cas d’euthanasie met en garde notre pays :

J’ai sou­te­nu, écrit-​il, la loi et tra­vaillé, de 2005 à 2014, pour les auto­ri­tés char­gées de contrô­ler les cas d’euthanasie. J’étais convain­cu que les Néerlandais avaient trou­vé le bon équi­libre entre la com­pas­sion, le res­pect de la vie humaine et la garan­tie des liber­tés indi­vi­duelles. Cependant, au fil des années, cer­taines évo­lu­tions m’ont inquié­té de plus en plus.

Après une période ini­tiale de sta­bi­li­sa­tion, nous avons assis­té à une aug­men­ta­tion spec­ta­cu­laire du nombre d’euthanasies qui sont pas­sées de 2000, en 2002, à 7800, en 2021, avec une aug­men­ta­tion conti­nue en 2022. Dans cer­tains endroits des Pays-​Bas, jusqu’à 15% des décès résultent d’une mort admi­nis­trée. Le direc­teur sor­tant du Centre d’expertise sur l’euthanasie – qui four­nit une aide à mou­rir à plus de 1000 patients par an – s’attend à ce que le nombre d’euthanasies double, à brève échéance.

Nous avons éga­le­ment assis­té à des évo­lu­tions dans la manière d’interpréter les cri­tères juri­diques. Au cours des pre­mières années de l’euthanasie aux Pays-​Bas, celle-​là concer­nait presque exclu­si­ve­ment les adultes men­ta­le­ment aptes et en phase ter­mi­nale. Après quelques décen­nies, la pra­tique s’est éten­due aux per­sonnes souf­frant de mala­dies chro­niques, aux per­sonnes han­di­ca­pées, à celles souf­frant de pro­blèmes psy­chia­triques, aux adultes non auto­nomes ayant for­mu­lé des direc­tives anti­ci­pées ain­si qu’aux jeunes enfants (sic !). Actuellement, nous dis­cu­tons d’une exten­sion aux per­sonnes âgées sans pathologie. » 

Nous voi­là pré­ve­nus. On ne pour­ra pas dire que l’on ne savait pas !

Notes de bas de page
  1. IIa IIæ, q.64, a.5[]
  2. Ethique à Nicomaque, XI, 3 , 1138a : « Mais est-​il pos­sible ou non de com­mettre l’injustice envers soi-​même ? La réponse à cette ques­tion résulte clai­re­ment de ce que nous avons dit. En effet, par­mi les actions justes figurent les actions conformes à quelque ver­tu, quelle qu’elle soit, qui sont pres­crites par la loi : par exemple, la loi ne per­met pas expres­sé­ment le sui­cide, et ce qu’elle ne per­met pas expres­sé­ment, elle le défend. En outre, quand, contrai­re­ment à la loi, un homme cause du tort (autre­ment qu’à titre de repré­sailles) et cela volon­tai­re­ment, il agit injus­te­ment, — et agir volon­tai­re­ment c’est connaître à la fois et la per­sonne qu’on lèse et l’instrument dont on se sert ; or celui qui, dans un accès de colère, se tranche à lui-​même la gorge, accom­plit cet acte contrai­re­ment à la droite règle, et cela la loi ne le per­met pas ; aus­si commet-​il une injus­tice. Mais contre qui ? N’est-ce pas contre la cité, et non contre lui-​même ? Car le rôle pas­sif qu’il joue est volon­taire, alors que per­sonne ne subit volon­tai­re­ment une injus­tice. Telle est aus­si la rai­son pour laquelle la cité inflige une peine ; et une cer­taine dégra­da­tion civique s’attache à celui qui s’est détruit lui-​même, comme ayant agi injus­te­ment envers la cité. »[]
  3. allian​ce​vi​ta​.org[]
  4. 1er décembre 2022 sur lemonde​.fr[]