La république des délateurs

- Allo, la Police ? Nos voi­sins sont sor­tis sans masque, ils sont 7 per­sonnes chez eux, ils se sont ser­rés la main, j’entends des chants dans l’église, etc. Le nombre de dénon­cia­tions de voi­sins a lit­té­ra­le­ment explo­sé en France, à la faveur des nou­velles contraintes pour motif offi­ciel­le­ment sani­taire, attei­gnant 70 % des appels((France Info, 14 avril 2020 – La Croix, 7 mai 2020)). Ces dénon­cia­tions peuvent-​elles être des actes de ver­tu ? Leurs moti­va­tions sont-​elles louables ? Une dis­tinc­tion s’impose tout d’abord : l’acte sup­po­sé mau­vais est-​il une simple offense per­son­nelle ou un réel dan­ger pour la société ?

L’offense personnelle

Dans l’Évangile, Notre-​Seigneur nous donne quelques prin­cipes pour cor­ri­ger un de nos frères qui nous aurait offen­sé per­son­nel­le­ment : « Si ton frère a péché contre toi, va reprends-​le entre toi et lui seul ; s’il t’écoute, tu auras gagné ton frère. S’il ne t’écoute pas, prends avec toi encore une ou deux per­sonnes, afin que toute chose se décide sur la parole de deux ou trois témoins. S’il ne les écoute pas, dis-​le à l’Église ; et s’il n’écoute pas même l’Église, qu’il soit pour toi comme le païen et le publi­cain. »((Mat 18))

Le motif prin­ci­pal de cette cor­rec­tion est clai­re­ment la cha­ri­té : j’interviens, non pas pour me ven­ger d’un dom­mage per­son­nel, mais parce que ce frère est pécheur et que je veux le rendre meilleur. Comme le dit saint Jean Chrysostome : « Remarquez que cette répri­mande ne doit point se faire sous l’inspiration de la ven­geance, mais dans le seul but de cor­ri­ger notre frère. »((Saint Jean Chrysostome, Homélie 60)) La cha­ri­té étant ain­si pré­sup­po­sée, les moyens com­man­dés par le Christ appa­raissent avec un ordre pré­cis, et la dénon­cia­tion à l’Église ne se trouve qu’en troi­sième posi­tion, et seule­ment lorsque les autres ont échoué.

Le caté­chisme range cette cor­rec­tion fra­ter­nelle – ô com­bien déli­cate et impor­tante – dans les œuvres de misé­ri­corde spi­ri­tuelle. Pour la pra­tique ver­tueuse de cette œuvre, il y a des conditions :

  • qu’il y ait un péché véritable ;
  • que l’on soit mû par la charité ;
  • que l’on ait un espoir fon­dé d’amendement du coupable.

Dans les autres cas, on s’abstiendra d’agir et on ne se dis­pen­se­ra pas de prier pour le pécheur.

Un péril à éviter

Ce cas est dif­fé­rent du pre­mier : il ne s’agit plus de cor­ri­ger un pécheur, mais d’empêcher un dom­mage. Si quelqu’un pèche secrè­te­ment contre le bien com­mun, suis-​je tenu de le dénon­cer aux supérieurs ? 

Dans un article de sa Somme Théologique, remar­quable par son équi­libre et sa connais­sance de l’homme, saint Thomas d’Aquin résume les règles d’une dénon­cia­tion juste : « Il y a des péchés secrets qui sont nui­sibles au pro­chain, cor­po­rel­le­ment ou spi­ri­tuel­le­ment ; quand par exemple quelqu’un traite secrè­te­ment pour livrer la ville aux enne­mis ; ou lorsque, en pri­vé, un héré­tique détourne de la foi. Parce que celui qui pèche ain­si en secret ne s’en prend pas seule­ment à toi, mais éga­le­ment aux autres, il faut immé­dia­te­ment pro­cé­der à une dénon­cia­tion, pour empê­cher le mal ; à moins qu’on ait de bonnes rai­sons de croire qu’on pour­ra atteindre aus­si­tôt ce résul­tat par une admo­ni­tion secrète. »((Somme théo­lo­gique IIa IIæ q. 33 a. 8))

Ces dis­tinc­tions pra­tiques s’appliquent aus­si bien en temps de guerre que sur une cour de récréa­tion : un enfant qui dénonce à la maî­tresse une faute légère d’un cama­rade sera jus­te­ment trai­té de rap­por­teur, de mou­chard, ou de cafard, et on lui dira : « Tu as rai­son, ce que ton cama­rade a fait n’est pas bien, mais ça le regarde. » Mais si le même enfant voit qu’un indi­vi­du est en train de mettre le feu à l’école, il fait une œuvre bonne en le dénon­çant et péche­rait même en se taisant !

Il y a donc trois sortes de péchés en la matière : la dénon­cia­tion calom­nieuse (qui doit d’ailleurs être répa­rée), celle d’un fait réel mais sans gra­vi­té, et celle ins­pi­rée par des motifs méprisables.

Les Sycophantes

Dans l’Antiquité, il exis­tait des déla­teurs pro­fes­sion­nels, rému­né­rés à la tâche. Delatores chez les Romains, Sycophantes chez les Grecs, ces per­son­nages étaient par­fois appré­ciés par les gou­ver­nants, mais natu­rel­le­ment fort mal vus par les citoyens : en témoigne une pièce d’Aristophane, Les Acharniens, dans laquelle un Sycophante se fait ros­ser de belle manière, à la grande satis­fac­tion du public ! On conçoit qu’une socié­té où règne une sus­pi­cion mutuelle géné­ra­li­sée soit invi­vable, et qu’il faille lut­ter contre ces mouchards.

Mais les faits sont là, les déla­teurs ont tou­jours exis­té dans l’histoire des hommes, spé­cia­le­ment aux époques trou­blées. Le roi David en a fait les frais à plu­sieurs reprises((Voir en par­ti­cu­lier 1 Samuel cha­pitres 22 et 23)), ain­si que les catho­liques fidèles à leur foi et à leur roi pen­dant la tour­mente révo­lu­tion­naire, et les Français cou­ra­geux pen­dant la der­nière guerre pour ne citer qu’eux. Il n’est pas éton­nant que, à la faveur des confi­ne­ments et res­tric­tions diverses, ces races que l’on espé­rait éteintes réap­pa­raissent aujourd’hui. Mais la ques­tion est : pourquoi ?

Un homme démas­qué qui marche n’étant pas plus dan­ge­reux pour la socié­té qu’un autre qui court ou qui marche en fumant, pour­quoi dénon­cer le pre­mier ? Est-​ce par cha­ri­té envers le mar­cheur ? Est-​ce pour évi­ter un grave dom­mage ? Quel est le motif de ces Sycophantes modernes qui com­posent le 17 ?

L’avarice ? Non, ce métier n’est plus lucra­tif de nos jours. L’orgueil ? Sans doute, comme d’habitude. La crainte ? Certainement, disons mieux, la ter­reur.
- Il faut bien que je hurle avec les loups, dit le Commissaire à Mère Marie((Bernanos, Dialogue des Carmélites, Tableau 4, scène XI)), comme pour don­ner une excuse à sa lâcheté.

Quoi encore ?
Les pha­ri­siens, qui fil­traient le mou­che­ron et ava­laient le cha­meau, eussent été leurs maîtres, eux qui se dra­paient dans une obéis­sance à une loi maté­rielle au détri­ment des véri­tables com­man­de­ments. À leur exemple, le véri­table civisme est rem­pla­cé par un ersatz de ver­tu chré­tienne, un civisme léga­liste et cla­bau­dant, exci­té par le matra­quage médiatique.

Quoi enfin ?
L’envie. Cette joie mau­vaise à voir les autres punis sans autre motif, cette tris­tesse tout aus­si mau­vaise à décou­vrir une liber­té chez autrui et pas chez soi, cette fal­la­cieuse satis­fac­tion à se trou­ver du côté des plus puis­sants et à pen­ser comme les plus nom­breux, tout cela révèle la triste nature déchue des esclaves du démon qui ne vivent pas sous le régime de la grâce.

Ainsi, aujourd’hui encore, la cha­ri­té sur­na­tu­relle appa­raît comme l’antidote à ce détes­table poi­son de la délation.

Abbé Guillaume d’Orsanne

Image : Le Christ ven­du par Judas (Giotto) – Wikimedia Commons

Source : Le Chardonnet n°364