Quel mondialisme ? (I)

Une socié­té mon­diale serait-​elle encore pos­sible, selon un modèle autre que celui de la Chrétienté de jadis ? Et, si la doc­trine sociale du Christ Roi devient inap­pli­cable en rai­son des cir­cons­tances, en quoi une orga­ni­sa­tion sinon mon­diale du moins inter­na­tio­nale des États devrait être répu­tée irréa­li­sable, dans ces mêmes circonstances ? 

1. Il devient de moins en moins facile à l’homme contem­po­rain de conce­voir ce qu’est une socié­té, au sens pré­cis qu’Aristote et saint Thomas ont don­né à ce terme. Rien d’étonnant à cela. La socié­té est en effet l’une de ces réa­li­tés fon­da­men­tales, qui sont exi­gées par la nature même de l’homme. Les notions abs­traites moyen­nant les­quelles notre intel­li­gence se donne le moyen de sai­sir l’essence de ce genre de réa­li­tés ne sau­raient faire l’objet d’une démons­tra­tion. Elles sont le fruit d’une obser­va­tion aus­si atten­tive que pos­sible du réel, et elles sont acquises dans le cadre de l’expérience immé­diate. La dif­fi­cul­té sur laquelle butte alors l’homme contem­po­rain est que ce champ de l’observation immé­diate du réel est pour lui de plus en plus réduit. Entre les moyens d’appréhension qui lui sont propres, et que lui a don­nés la nature (l’univers de ses cinq sens, disait Schiller en par­lant de Goethe) et la réa­li­té qui devrait s’imposer à lui s’interposent désor­mais les dif­fé­rents pro­duits d’une acti­vi­té qui n’imite plus, du moins plus suf­fi­sam­ment, la nature et qui, par­tant, éta­blit une rup­ture tou­jours plus grande entre l’intelligence de l’homme et le réel. C’est pour­quoi, ce que l’on désigne aujourd’hui comme la « socié­té », ne recouvre plus exac­te­ment ce qu’entendaient les anciens.

La société selon Aristote et saint Thomas.

2. Ces der­niers usaient de ce mot pour rendre compte des don­nées fon­da­men­tales d’une néces­si­té inhé­rente à la nature humaine. 

« L’homme », dit saint Thomas, « est natu­rel­le­ment un ani­mal social, dans la mesure où il a besoin pour sa vie de beau­coup de choses qu’il ne peut seul s’as­su­rer à lui-​même. C’est pour­quoi, l’homme fait natu­rel­le­ment par­tie d’un groupe qui lui apporte de l’aide pour bien vivre ». 

Tel est le sens ori­gi­nel du mot« socié­té ». Ce sens ori­gi­nel se diver­si­fie ensuite en d’autres sens à la fois appa­ren­tés et dif­fé­rents, des sens analogues. 

« L’homme », dit encore saint Thomas, « a besoin de cette aide du groupe sous deux rap­ports. D’abord, certes, pour ce qui est stric­te­ment néces­saire à la vie, et dont la vie pré­sente ne peut se pas­ser : c’est là l’aide qu’ap­porte à l’homme le groupe de la famille dont il fait par­tie. […] Il y a encore un autre rap­port sous lequel l’homme reçoit l’aide d’un groupe dont il fait par­tie, c’est pour une suf­fi­sance par­faite de sa vie, à savoir, pour que non seule­ment il vive, mais aus­si vive bien, dis­po­sant de tout le suf­fi­sant pour la vie : c’est ain­si que le groupe de la cité dont il fait par­tie aide l’homme » [1]

Distinction est ain­si faite entre une socié­té impar­faite et la socié­té par­faite. La famille est une socié­té impar­faite car l’homme qui en fait déjà par­tie a besoin de s’intégrer, à tra­vers elle, dans une autre socié­té qui lui appor­te­ra l’aide totale et défi­ni­tive sans laquelle il lui serait impos­sible d’atteindre la per­fec­tion de sa nature. 

« La cité », dit encore le doc­teur com­mun, « est le der­nier degré des groupes humains, car elle est ordon­née à pro­cu­rer à l’homme ce qui est par soi suf­fi­sant à toute la vie humaine et c’est pour­quoi elle est le grou­pe­ment le plus par­fait de tous ». [2]

3. La vie en socié­té n’est donc pas un phé­no­mène qui s’expliquerait en rai­son des cir­cons­tances acci­den­telles à la nature humaine ; l’homme est par nature un être qui a besoin de vivre en socié­té. La socié­té au sens strict (ou la cité) se défi­nit alors comme une acti­vi­té com­mune auto-​suffisante, ou autar­cique, c’est-à-dire qui n’a pas besoin d’une autre pour assu­rer la per­fec­tion de l’espèce humaine. La socié­té au sens moins strict (ou la famille) se défi­nit comme la toute pre­mière acti­vi­té com­mune, néces­saire mais non encore suf­fi­sante et qui a besoin d’être assu­mée par une autre. Retenons seule­ment et sur­tout l’idée qui suf­fi­ra ici : la socié­té se défi­nit en fonc­tion du bien qu’elle est cen­sée pro­cu­rer à l’homme, pour qu’il puisse atteindre sa per­fec­tion et la socié­té par­faite, au sens le plus appro­prié du terme, c’est à dire la cité, est celle qui donne à l’homme tout ce qui lui est plei­ne­ment suf­fi­sant pour atteindre sa per­fec­tion entière. 

4. La socié­té par­faite, ou la cité, est donc une réa­li­té d’ordre moral, puisque don­née en vue de la féli­ci­té de l’homme, que repré­sente ici-​bas le bien hon­nête, c’est-à-dire le bien conforme à la droite rai­son, le bien de l’exercice de la ver­tu, spé­cia­le­ment dans la jus­tice. Bien sûr, le bien hon­nête pré­sup­pose et entraîne d’autres biens qui relèvent d’un ordre dif­fé­rent, les biens utiles et les biens délec­tables [3], et la vie sociale par­faite de la cité en assume la réa­li­sa­tion. Néanmoins, le bien com­mun qui défi­nit selon son espèce propre la socié­té par­faite d’ici-bas est for­mel­le­ment le bien hon­nête de la ver­tu, conforme à la rai­son, avec l’ordre de jus­tice qu’il implique. La socié­té est ain­si ordon­née à rendre l’homme mora­le­ment bon, et pas seule­ment riche, puis­sant, bien nour­ri et en bonne san­té : la fin de l’homme est le bien vivre et pas seule­ment (ni même tou­jours aus­si) le bien-être.

Le bien commun de la société

5. Cette bon­té morale conve­na­ble­ment ordon­née dans le cadre d’un agir col­lec­tif repré­sente le bien ache­vé de l’homme et ce bien est dit com­mun dans la mesure où la cité s’y ordonne, comme à sa fin. Mais l’expression est ambi­va­lente. L’on peut en effet dési­gner un bien comme étant « com­mun » tan­tôt du point de vue de l’exercice ou de l’acquisition de ce bien ; tan­tôt du point de vue de la spé­ci­fi­ca­tion ou de la défi­ni­tion de ce bien.

6. Du point de vue de la défi­ni­tion du bien, est dit « com­mun » le bien qui est la per­fec­tion propre à plu­sieurs. Il se dis­tingue adé­qua­te­ment du bien par­ti­cu­lier comme de ce qui est la per­fec­tion propre à un seul. En ce sens, le bien com­mun auquel s’ordonne la socié­té est le bien de la nature humaine, et donc le bien de tous les hommes. Du point de vue de l’acquisition du bien, est dit « com­mun » le bien qui ne peut être recher­ché et dont on ne peut jouir qu’à la condi­tion d’être plu­sieurs réunis. Par exemple, une par­tie de ten­nis ou une messe pon­ti­fi­cale. En ce sens, le bien com­mun de la socié­té est le bien de tous ceux qui tra­vaillent ensemble à l’obtenir et seule­ment de ceux-​là. Il est indé­niable que tous les hommes, doivent recher­cher le bien de la nature humaine, mais il n’est pas dit pour autant qu’ils doivent le recher­cher tous ensemble par l’exercice de la même acti­vi­té com­mune et dans le cadre d’une même société.

Unité de la société et diversité des sociétés.

7. Il y a d’ailleurs, c’est un fait, plu­sieurs socié­tés par­faites, plu­sieurs cités. Cela s’explique du fait que les prin­cipes com­muns de la loi natu­relle ne peuvent pas être appli­qués selon un mode uni­forme à tous les hommes, en rai­son de la grande varié­té des réa­li­tés humaines, au niveau même des fac­teurs indi­vi­duants tels que la géo­gra­phie et le cli­mat, le tem­pé­ra­ment et ce que l’on a pu appe­ler « l’âme des peuples », la langue et la men­ta­li­té [4]. De même que dans l’ordre des choses de la nature, la cause propre de l’individualité réside dans la matière, ain­si, en poli­tique, la cause propre des moda­li­tés indi­vi­duelles des socié­tés réside dans le maté­riel à façon­ner. Car la poli­tique ne créée pas les hommes [5], ni leurs liens de soli­da­ri­té ni la forme pri­mi­tive du com­merce social. Elle les sup­pose et elle les reçoit de la nature. Et celle-​ci apporte avec elle toute la mul­ti­pli­ci­té des élé­ments concrets et indi­vi­duants [6] . La poli­tique est pour une part essen­tielle l’œuvre de la rai­son de l’homme, œuvre d’une volon­té libre. Mais cette volon­té libre ne peut œuvrer que dans le pro­lon­ge­ment du don­né ini­tial et néces­saire de la nature et la rai­son de l’homme y retrouve en per­ma­nence ses racines. Ici comme ailleurs, l’ordre moral découle de l’ordre des néces­si­tés de nature et toutes les déter­mi­na­tions de plus en plus parti-​culières du droit posi­tif humain pro­cèdent de l’unique et même loi natu­relle. Mais il reste avec cela que la nature de l’homme est uni­ment spé­ci­fique et indi­vi­duelle. En dehors d’une pure consi­dé­ra­tion de l’esprit, l’Humanité ou le genre humain n’existent jamais à part des hommes indi­vi­duels concrets. Et le bien de l’Homme n’existe jamais à part du bien des hommes, tel que les hommes le recherchent et l’atteignent dans le cadre des dif­fé­rentes socié­tés par­faites concrètes. Ainsi le veut la nature pro­pre­ment humaine, qui est autre que la nature angé­lique. A la dif­fé­rence de ce qui se passe chez les anges, chez les hommes, la mul­ti­pli­ci­té n’est pas seule­ment for­melle ou trans­cen­dan­tale ; elle est aus­si numé­rique et fon­dée sur des fac­teurs maté­riels et quantitatifs. 

9. Ce point a toute son impor­tance, et il faut la sou­li­gner ici. Car on ne peut pas chan­ger la nature et la nature humaine reste tou­jours en tant que telle indi­vi­duée, qu’il s’agisse de l’homme iso­lé ou de la socié­té. Et d’autre part, on ne peut pas non plus nier ce que Dieu a vou­lu nous révé­ler. Or, nous le savons, la mul­ti­pli­ci­té des socié­tés, pour être un fait de nature, s’explique aus­si en rai­son d’une inter­ven­tion posi­tive de Dieu dans l’histoire, qui a vou­lu comme don­ner plus de néces­si­té au don­né de la nature. Le livre de la Genèse nous le relate au cha­pitre XI, en insis­tant sur le fait de la dif­fé­ren­cia­tion des langues, qui est pré­sen­tée par l’écrivain sacré comme la cause pro­chaine et immé­diate de la dis­tinc­tion de l’humanité en dif­fé­rents peuples et socié­tés. Certes, le récit de la Bible pré­sente cette dis­per­sion comme un châ­ti­ment et saint Augustin ren­ché­rit sur cette idée [7]. Mais le mal de peine consiste pré­ci­sé­ment non dans la diver­si­té des langues ni dans la mul­ti­pli­ci­té des socié­tés, mais dans le fait que les échanges et la com­mu­ni­ca­tion de nation à nation deviennent dif­fi­ciles. Par nature, dit saint Augustin, la mul­ti­pli­ci­té des socié­tés était vir­tuel­le­ment anté­rieure à la diver­si­té des langues et celle-​ci n’a fait que ren­for­cer la néces­si­té de celle-​là, en lui ajou­tant seule­ment un carac­tère pénible.

Quelle unité mondiale ?

10. La ques­tion du mon­dia­lisme réap­pa­raît ici. Précisément posée, elle porte comme sur son sujet sur la socié­té par­faite, telle que nous venons de la défi­nir, c’est-à-dire sur la cité, au sens que saint Thomas et Aristote ont don­né à ce terme. Que peut-​on en dire, en lui attri­buant autant de pré­di­cats pos­sibles ? La socié­té est-​elle « mon­diale » ? Ce terme peut lui-​même s’entendre en des sens fort dif­fé­rents : pre­miè­re­ment, au sens d’une socié­té popu­leuse ou com­po­sée de la plus grande mul­ti­tude ; deuxiè­me­ment, au sens d’une socié­té pan­dé­mique ou com­pre­nant la tota­li­té de la popu­la­tion mon­diale ; troi­siè­me­ment, au sens d’une socié­té par­tout pré­sente selon le lieu ou géo­gra­phi­que­ment répan­due sur toute la terre.

11. Aristote et saint Thomas pensent que la socié­té natu­relle ne sau­rait être « mon­diale » aux deux pre­miers sens. En effet, l’unité réelle de la socié­té civile par­faite ou de la cité réclame une mul­ti­tude déter­mi­née, qui évite pareille­ment les deux excès contraires d’un trop petit nombre de citoyens ou d’un trop grand nombre [8]. Car l’un et l’autre de ces deux excès ren­draient trop dif­fi­cile, voire impos­sible, l’obtention ici-​bas de la féli­ci­té natu­relle, qui est la rai­son d’ être de la cité. Celle-​ci n’ est réa­li­sable ici-​bas que dans le cadre d’une socié­té qui fait l’unité d’ une mul­ti­tude déter­mi­née selon le nombre. 

12. Entendue au troi­sième sens, l’unité mon­diale d’une socié­té par­faite se véri­fie rare­ment et dif­fi­ci­le­ment dans les faits. Historiquement par­lant, cette uni­té mon­diale fut celle du monde connu et se limi­ta, avec l’Empire romain, au pour­tour médi­ter­ra­néen. L’unité mon­diale, s’il en fut, se limi­ta tou­jours plus ou moins à une uni­té euro­péenne. Dans le prin­cipe, une telle uni­té géo­gra­phi­que­ment mon­diale serait dif­fi­ci­le­ment com­pa­tible avec la diver­si­té des fac­teurs indi­vi­duants dont nous avons par­lé plus haut. S’y oppo­se­raient tou­jours plus ou moins les dif­fé­rents par­ti­cu­la­rismes, qui sont inhé­rents à la nature humaine. L’unité mon­diale n’en serait que plus pré­caire ou provisoire.

13. Le mon­dia­lisme, enten­du au sens strict d’une socié­té par­faite, recou­vrant l’ensemble de la popu­la­tion mon­diale, même répar­tie dans les mul­tiples régions de la terre, semble donc dif­fi­ci­le­ment réa­li­sable, si l’on se place au point de vue d’une cau­sa­li­té maté­rielle, rela­ti­ve­ment à la quan­ti­té des citoyens. Mais il semble qu’il ne soit guère plus facile de l’envisager du point de vue de la défi­ni­tion même de la socié­té par­faite, qui cor­res­pon­drait au point de vue d’une cause for­melle. Le pré­di­cat « mon­dial », attri­bué au sujet « socié­té » pourrait-​il s’entendre alors dans un qua­trième et der­nier sens, celui d’une socié­té inter­na­tio­nale ou de nations, c’est-à-dire d’une socié­té de sociétés ?

Pour une société internationale ?

14. Le ving­tième siècle, avec les len­de­mains des deux guerres mon­diales et le sou­ci d’éviter désor­mais des conflits géné­ra­li­sés, puis le déve­lop­pe­ment accru et le per­fec­tion­ne­ment des moyens de com­mu­ni­ca­tion, semble avoir don­né une cer­taine consis­tance à ce que les Papes eux-​mêmes en sont venus à dési­gner comme une«société des nations »[9]. Certains auteurs s’y sont inté­res­sés de près pour fon­der sur le bien com­mun du genre humain tout entier non seule­ment la légi­ti­mi­té mais même la néces­si­té d’une socié­té inter­na­tio­nale. Ce bien com­mun se jus­ti­fie­rait à son tour sur l’unité spé­ci­fique du genre humain. A tel point que « tous ceux qui nient l’unité spé­ci­fique du genre humain nient par le fait même la légi­ti­mi­té et la pos­si­bi­li­té d’une socié­té inter­na­tio­nale »[10]. Le mon­dia­lisme (qui n’est nul­le­ment, en tant que tel, d’inspiration maçon­nique ou anti-​catholique) pour­rait tirer de là ses lettres de noblesse. Mais peut-​être ne serait-​il pas inutile de dis­si­per ici quelques équivoques.

15. Nous ne nions pas l’unité spé­ci­fique du genre humain. Nous nions seule­ment qu’elle soit ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire autre chose que le fruit d’une consi­dé­ra­tion de notre esprit, puisque dans la réa­li­té existent non pas l’humanité, mais des hommes [11]. L’unité de ces hommes existe quant à elle en dehors de la consi­dé­ra­tion de notre esprit, mais loin d’être l’unité spé­ci­fique du genre humain, elle est l’unité poli­tique de la socié­té, qui est une uni­té d’ordre [12] . D’autre part, le bien et ce qui lui est ordon­né comme à sa per­fec­tion doivent se cor­res­pondre sur le même plan. Or, le bien du genre humain et le genre humain sont des notions abs­traites et ils se cor­res­pondent sur le plan de la consi­dé­ra­tion de notre esprit. Tandis que le bien com­mun et la socié­té qui s’y rat­tache comme à sa cause finale existent et se cor­res­pondent sur le plan de l’action concrète des hommes, en dehors de la consi­dé­ra­tion de notre esprit. Le bien com­mun est certes le bien du genre humain, mais il l’est dans sa défi­ni­tion et selon la consi­dé­ra­tion de notre esprit, en tant que bien et en tant que com­mun selon la spé­ci­fi­ca­tion. En dehors de cette consi­dé­ra­tion de notre esprit, le bien est com­mun selon l’exercice et comme tel, il n’est pas néces­sai­re­ment le bien de tous les hommes, assi­mi­lés à un « genre humain » qui serait hypo­sta­sié ou enten­du dans un sens onto­lo­gique. Ce n’est pas parce que le bien com­mun selon la spé­ci­fi­ca­tion (ou d’un point de vue logique) est celui du genre humain, qu’il doit cor­res­pondre selon l’exercice (ou d’un point de vue onto­lo­gique) au bien com­mun de tous les êtres humains, et par rap­port à ce qui serait une socié­té mon­diale. Cela reste à véri­fier, car l’on ne sau­rait pas­ser sans faute de la spé­ci­fi­ca­tion à l’exercice, ni du point de vue logique au point de vue onto­lo­gique, et ce qui se véri­fie d’ailleurs plu­tôt, c’est, sur le plan de l’acquisition concrète ou selon l’exercice, la diver­si­té des socié­tés et la mul­ti­pli­ci­té des biens com­muns concrets, dans la dépen­dance des fac­teurs indi­vi­duants de la nature humaine. Car, à la dif­fé­rence de ce qui se passe chez les anges, le genre humain ou plus exac­te­ment l’espèce humaine n’est pas un indi­vi­du. Il est vrai que la néces­si­té d’une socié­té se fonde sur celle du bien com­mun à l’obtention duquel elle est ordon­née. Mais il n’est pas prou­vé que le bien de la nature humaine, pour être concrè­te­ment obte­nu comme un bien com­mun, dans toute sa per­fec­tion néces­saire et suf­fi­sante, rende néces­saire une socié­té mon­diale, à moins de pré­sup­po­ser l’existence ini­tiale d’un « genre humain » conçu comme la com­mu­nau­té concrète et pas seule­ment abs­traite de tous les hommes, ce qui est pré­ci­sé­ment à démontrer. 

16. Une véri­té reste tou­jours incon­tes­table, lorsqu’elle équi­vaut à une appli­ca­tion par­ti­cu­lière du prin­cipe de non contra­dic­tion. Et cela se véri­fie ici. Car des réa­li­tés diverses et mul­tiples ne peuvent (sous peine de contra­dic­tion) consti­tuer une uni­té dans la mesure même où elles sont diverses et mul­tiples. Ainsi, plu­sieurs hommes ne feront jamais un seul homme, même s’ils peuvent consti­tuer une seule famille ; plu­sieurs familles n’en feront jamais une seule, même si elles peuvent consti­tuer une seule ville ; plu­sieurs villes n’en feront jamais une seule, même si elles peuvent for­mer un seul royaume et si plu-​sieurs gou­ver­ne­ments peuvent for­mer une confé­dé­ra­tion, ils ne sau­raient consti­tuer un même gou­ver­ne­ment ni une même orga­ni­sa­tion sociale [13]. Si nous pre­nons en compte ce prin­cipe, nous ne voyons pas com­ment plu­sieurs socié­tés par­faites, dans l’exacte mesure où elles sont et socié­tés et par­faites, pour­raient faire une socié­té par­faite de socié­tés ou de nations. La pos­si­bi­li­té même d’une « socié­té » mon­diale ou inter­na­tio­nale devrait trou­ver ici ses limites. Car de deux choses l’une. Soit cette « socié­té » mon­diale est par­faite en son genre, et alors elle ne peut l’être dans le même genre de socié­té que les socié­tés par­faites dont elles se consti­tue : elle ne sau­rait être en ce cas ni plus ni moins qu’une fédé­ra­tion de socié­tés ou de gou­ver­ne­ments, à l’exemple de ce qu’a vou­lu être l’Organisation des Nations Unies. Soit cette « socié­té » mon­diale est une socié­té à part entière et pas seule­ment une fédé­ra­tion de socié­tés, et alors elle ne peut se com­po­ser que de socié­tés impar­faites ou de gou­ver­ne­ments subor­don­née à un gou­ver­ne­ment suprême : elle serait alors un nou­vel État plus grand dans lequel se dilue­raient les États anciens et l’avenir nous dira si l’Europe n’est pas en train d’y abou­tir. Mais si cette hypo­thèse se trou­vait véri­fiée, quel bien com­mun se trou­ve­rait au fon­de­ment de ces « États-​Unis » de l’Europe ? La sain­te­té ? La ver­tu morale ? La richesse finan­cière ? L’hygiène sani­taire ? L’Europe deviendrait-​elle un jour plus ou moins proche une asso­cia­tion de vac­ci­nés, après avoir été, sous la forme d’une Chrétienté, la socié­té des baptisés ?

De Pie XII à Vatican II

17. Il res­te­rait aus­si à véri­fier si, même dans l’esprit des Papes qui en par­laient déjà avant Vatican II, le bien com­mun des nations cor­res­pond au bien de l’homme, tel qu’il défi­nit la socié­té poli­tique natu­relle. Il sem­ble­rait plu­tôt qu’il s’agisse là du bien des nations, non pas le bien néces­saire et suf­fi­sant à la per­fec­tion de la nature humaine en tant que telle, mais quelque bien rela­tif à des cir­cons­tances, et qui concerne direc­te­ment les pays, non les indi­vi­dus : bien d’une entente paci­fique, en pré­ven­tion des conflits armés, bien d’ordre com­mer­cial, éco­no­mique ou finan­cier, bien même d’ordre cultu­rel ou huma­ni­taire. De tels biens peuvent exis­ter et rendre légi­time cer­taines formes inter­na­tio­nales d’association, des alliances et des trai­tés, voire des ins­ti­tu­tions supra­na­tio­nales, ou des confé­dé­ra­tions, des­ti­nées à regrou­per pour un but occa­sion­nel les dif­fé­rentes socié­tés natu­relles ; mais quand bien même elles seraient appe­lées à durer, ces ins­ti­tu­tions ne peuvent rele­ver immé­dia­te­ment que d’un droit posi­tif humain [14] et, loin de consti­tuer l’unité poli­tique de la cité, elles la sup­posent. C’est ici que s’imposerait une dis­tinc­tion fon­cière entre une socié­té mon­diale res­pec­tueuse de la cité poli­tique, et une socié­té mon­dia­liste, qui vou­drait sup­plan­ter les nations au nom d’une sup­po­sée « fra­ter­ni­té humaine », ou d’une quel­conque « mai­son com­mune », dont le concile Vatican II s’est fait jadis l’apologiste et dont le Pape François se fait aujourd’hui l’ouvrier.

18. La consti­tu­tion pas­to­rale Gaudium et spes affirme en effet : « Dieu qui veille pater­nel­le­ment sur tous, a vou­lu que tous les hommes consti­tuent une seule famille et se traitent mutuel­le­ment comme des frères. Tous, en effet, ont été créés à l’image de Dieu…et tous sont appe­lés à une seule et même fin, qui est Dieu lui-​même »[15] . Sous pré­texte que les hommes ont tous été créés par le même Dieu, le Concile vou­drait ensei­gner qu’ils doivent consti­tuer une seule famille. Or seule la grâce per­met cette réa­li­sa­tion, car c’est la grâce qui fait des hommes les fils adop­tifs de Dieu, membres d’une seule et même famille sur­na­tu­relle, la com­mu­nion des saints, laquelle est l’aboutissement de l’Église hié­rar­chique, elle-​même socié­té du même ordre sur­na­tu­rel. Du point de vue de la nature, l’homme doit vivre dans une socié­té qui est l’aboutissement néces­saire de la famille, et cette socié­té de l’ordre natu­rel ne peut, en tant que telle, être de dimen­sion universelle. 

19. La consti­tu­tion Gaudium et spes ne cesse pour­tant d’entretenir et de reprendre cette confu­sion ini­tiale. Par exemple : « Parce que les liens humains s’intensifient et s’étendent peu à peu à l’univers entier, le bien com­mun, c’est-à-dire cet ensemble de condi­tions sociales qui per­mettent, tant aux groupes qu’à cha­cun de leurs membres, d’atteindre leur per­fec­tion d’une façon plus totale et plus aisée, prend aujourd’hui une exten­sion de plus en plus uni­ver­selle, et par suite recouvre de droits et des devoirs qui concernent tout le genre humain. Tout groupe doit tenir compte des besoins et des légi­times aspi­ra­tions des autres groupes, et plus encore du bien com­mun de l’ensemble de la famille humaine »[16]. Dans ce para­graphe, la consti­tu­tion dit que les dif­fé­rentes as-​sociations humaines (ou socié­tés) sont des par­ties de l’humanité, laquelle consti­tue d’ores et déjà une famille. Ainsi : « Plus le monde s’unifie et plus il est mani­feste que les obli­ga­tions des hommes dépassent les groupes par­ti­cu­liers pour s’étendre peu à peu à l’univers entier » [17]. Ou encore : « la liber­té se for­ti­fie lorsque l’homme accepte les inévi­tables contraintes de la vie sociale, assume les exi­gences mul­tiples de la soli­da­ri­té humaine et s’engage au ser­vice de la com­mu­nau­té des hommes » [18].

20. L’universalité de l’association humaine est alors néces­saire : la socié­té ne peut pas ne pas être mon­dia­liste. La consti­tu­tion pas­to­rale le dit : « Du moment où se déve­loppent des liens d’une étroite dépen­dance entre tous les citoyens et tous les peuples de la terre, une recherche adé­quate et une réa­li­sa­tion plus effi­cace du bien com­mun uni­ver­sel exigent dès main­te­nant que la com­mu­nau­té des nations s’organise selon un ordre qui cor­res­ponde aux tâches actuelles »[19] . Et un peu plus loin : « Les ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales déjà exis­tantes, tant mon­diales que régio­nales, ont certes bien méri­té du genre humain. Elles appa­raissent comme les pre­mières esquisses des bases inter­na­tio­nales de la com­mu­nau­té humaine tout entière pour résoudre les ques­tions les plus impor­tantes de notre époque : pro­mou­voir le pro­grès en tout lieu de la terre … » [20] .

21. Sur ce point comme sur d’autres, l’Encyclique Laudato si ne repré­sente pas une nou­veau­té. « Créés par le même Père », affirme-​t-​elle, « nous et tous les êtres de l’univers, sommes unis par des liens invi­sibles, et for­mons une sorte de famille uni­ver­selle, une com­mu­nion sublime qui nous pousse à un res­pect sacré, tendre et humble »[21]. Le Pape François ne fait que tirer ici les consé­quences pra­tiques des ensei­gne­ments du Concile. Car si l’humanité est une Fraternité uni­ver­selle, elle réclame sa Maison com­mune. Dans une pareille optique, l’écologie est en tant que telle mondialiste.

22. En défi­ni­tive, on peut bien se deman­der si cet idéal de la « socié­té » mon­diale ne serait pas une défor­ma­tion de l’aspiration humaine à la paix. La paix est tou­jours la tran­quilli­té de l’ordre, mais l’unité d’ordre peut se réa­li­ser de bien des manières. L’ordre pro­pre­ment poli­tique est une exi­gence pre­mière de la nature, concré­ti­sée par l’effort patient et réa­liste de la rai­son, qui pro­cure déjà suf­fi­sam­ment cette par­faite tran­quilli­té, à l’échelle pro­por­tion­née et dif­fé­ren­ciée des dif­fé­rentes par­ties du monde, en chaque nation. L’ordre inter­na­tio­nal doit s’y super­po­ser tout en le res­pec­tant. S’il ambi­tionne davan­tage qu’une union rela­tive, occa­sion­nelle et cir­cons­tan­ciée, il doit viser pour cela un bien d’ordre vrai­ment supé­rieur à celui de la cité poli­tique, bien d’ordre supé­rieur qui ne sau­rait être qu’un bien sur­na­tu­rel. Dans son com­men­taire sur la deuxième Épitre de saint Paul aux Thessaloniciens[22], saint Thomas fait cette réflexion qui peut éclai­rer notre propos. 

« Les hommes », dit-​il, « ne sont pas unis entre eux, sauf s’ils s’unissent dans ce qu’ils ont de com­mun ; et ce que les hommes ont de plus com­mun, c’est Dieu. Et c’est pour­quoi saint Paul dit : Que le Dieu de paix vous donne la paix, en pré­ci­sant qu’il s’agit non pas de la paix tem­po­relle mais de la paix éter­nelle, c’est-​à-​dire de la paix sur­na­tu­relle qui com­mence ici-​bas et qui trou­ve­ra son achè­ve­ment dans l’au-delà. Et il pré­cise que Dieu donne cette paix en tout lieu, et dans le monde entier, par­mi ceux qui ont la foi ». 

L’unité uni­ver­selle et mon­diale de l’Église est la seule pos­sible dans la dépen­dance de la grâce sur­na­tu­relle, qui trans­cende tous les fac­teurs indi­vi­duants et tous les par­ti­cu­la­rismes. C’est pour­quoi elle est pré­ci­sé­ment une uni­té « catho­lique », ce der­nier terme don­nant à l’idée d’universalité toute sa den­si­té, non seule­ment maté­rielle mais même for­melle. Si l’on réduit la paix sur­na­tu­relle de ce que fut la Chrétienté à une paix mon­diale pure­ment tem­po­relle, l’unité catho­lique de l’Église en vien­drait à se confondre avec l’unité mon­dia­liste de la com­mu­nau­té humaine. Le pro­jet de Laudato si n’en serait-​il pas l’expression frap­pante ? Projet d’une uto­pie de plus, pour le mal­heur d’une espèce humaine aban­don­née à sa bles­sure originelle.

Abbé Jean-​Michel Gleize, pro­fes­seur au Séminaire Saint-​Pie X d’Ecône

Source : Courrier de Rome n°632

Notes de bas de page
  1. Commentaire sur l’Ethique d’Aristote, livre I, leçon 1, n° 4.[]
  2. Commentaire sur la Politique d’Aristote, Proème, n° 4.[]
  3. Somme théo­lo­gique, 1a2ae, ques­tion 2, articles 1 à 8.[]
  4. Somme théo­lo­gique, 1a2ae, ques­tion 95, article 2, ad 3.[]
  5. Commentaire sur la Politique d’Aristote, livre I, leçon 8, n° 131.[]
  6. Cf. Louis Lachance, L’Humanisme poli­tique de saint Thomas d’Aquin. Individu et Etat, Editions du Lévrier, 1964, cha­pitre XVII, § 4 : « Valeurs poli­tiques et valeurs natio­nales ».[]
  7. Saint Augustin, De la cité de Dieu, livre XVI, cha­pitre 4 : « per lin­guas divi­sae sunt gentes ».[]
  8. Commentaire de saint Thomas sur le livre des Ethiques d’Aristote, livre 1, leçon 9, n° 112 et 113 et Commentaire sur le livre des Politiques d’Aristote, livre 7, leçon 3, n° 1095–1096.[]
  9. Cf. le recueil de Mgr Guerry, L’Eglise et la com­mu­nau­té des peuples. La doc­trine de l’Eglise sur les rela­tions inter­na­tio­nales : l’enseignement de Pie XII, Maison de la Bonne Presse, 1958.[]
  10. C’est le mérite de Mgr Henri Grenier d’avoir envi­sa­gé ce point, dans son Cours de phi­lo­so­phie, t. II, n° 570 (« La socié­té inter­na­tio­nale »), Québec, 1942, p. 435.[]
  11. Somme théo­lo­gique, 1a pars, q 39, art 4, ad 3 : « L’unité ou com­mu­nau­té de la nature humaine n’existe pas dans la réa­li­té, mais seule­ment dans la pen­sée [Unitas autem sive com­mu­ni­tas huma­nae natu­rae non est secun­dum rem sed solum secun­dum consi­de­ra­tio­nem] ».[]
  12. Somme théo­lo­gique, 1a pars, q 31, art 1, ad 2 : « Dans sa signi­fi­ca­tion, le nom col­lec­tif implique deux choses : une plu­ra­li­té de sup­pôts, et une cer­taine uni­té entre eux, qui est l’unité d’un ordre. Un peuple, par exemple, est une mul­ti­tude d’hommes sou­mis à un cer­tain ordre [Nomen col­lec­ti­vum duo impor­tat, sci­li­cet plu­ra­li­ta­tem suppo-​sitorum et uni­ta­tem quan­dam, sci­li­cet odi­nis ali­cu­jus. Populus enim est mul­ti­tu­do homi­num sub ali­quo ordine com­pre­hen­so­rum] ».[]
  13. Louis Billot, sj, L’Eglise. II – Sa consti­tu­tion intime,Courrier de Rome, 2010, n° 210, p. 193.[]
  14. Somme théo­lo­gique, 2a2ae, ques­tion 57, article 2[]
  15. Gaudium et spes, n° 24 § 1[]
  16. Gaudium et spes, n° 26, § 1[]
  17. Gaudium et spes, n° 30, § 2[]
  18. Gaudium et spes, n° 31 § 2.[]
  19. Gaudium et spes, n° 84 § 1[]
  20. Gaudium et spes, n° 84 § 3[]
  21. Au n° 89.[]
  22. Sur II Thess, III, 16, n° 89.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.