L’actualité est au mondialisme, et parmi les projections publiées ici ou là par d’indubitables connaisseurs[1], on peut entrevoir de sombres lendemains. Comment vivre dans la gueule du loup et demeurer intègre ?
Leur description relevait autrefois pour partie de la science-fiction, pour partie des témoignages sur les pays totalitaires : société collectiviste surveillée dans ses moindres détails par une intelligence artificielle implacable, pression sociale pernicieuse pour établir l’immoralité dans la société, etc. Le plus inquiétant est qu’il n’est pas question de nous laisser le choix ; certains envisagent d’ailleurs de supprimer les élections puisqu’on a aujourd’hui le moyen de savoir plus rapidement ce que « souhaite » la population[2] : les machines décideront sans nous quelle est « notre » volonté générale, et nous serons fermement invités à nous y plier pour « obéir à nous-mêmes » de manière plus spontanée et unanime… Quelque peu ébranlé par ces projets d’une philanthropie par trop envahissante, on se demande que faire. La société réinitialisée qu’on veut nous imposer ne ressemblera que de très loin à la chrétienté, et nous pourrions bien nous retrouver comme les chrétiens dans l’Empire romain encore païen, obligés de vivre à l’écart de l’immoralité publique et des faux cultes. Or dans une telle société, la jurisprudence finit par s’énoncer : christianum esse non licet. Alors comment vivre ainsi dans la gueule du loup et demeurer intègre ?
Où est la limite ?
Plus précisément, jusqu’où peut-on, ou doit-on, entrer dans le système, au risque de participer formellement au péché ? La polémique actuelle sur la moralité des vaccins en témoigne. Comment savoir à quel moment rester dans le système revient à accepter la marque de la Bête ? Et si nous restons, qui nous assure d’avoir la force de nous arrêter à la limite ? L’expérience des pratiques révolutionnaires a déjà montré comment on parvient à faire abandonner la foi à des âmes pourtant zélées en les impliquant de plus en plus dans des actions ambiguës. Si on se laisse prendre le petit doigt dans la machine, tout suit[3].
Risque zéro ?
Une première attitude pour résister consiste à tout refuser. Non seulement le péché, mais encore ce qui ressemble à son ombre, parce que ce serait coopérer au projet mondialiste ; et refuser cela « quoi qu’il en coûte »[4]. Cela revient à voir le péché là où il n’est pas. Faute de savoir le reconnaître où il est réellement, on détermine une ligne de conduite qui paraît d’autant plus sûre qu’elle est plus dure et plus exigeante. Et pourtant elle trompe, et dispense de se former le jugement pour apprécier le bien et le mal. À supposer qu’un jour on ne supporte plus une telle discipline, trop étroite et mal fondée, tout s’effondrera en bloc. Il y a des âmes scrupuleuses qui finissent par tout abandonner faute de pouvoir supporter le carcan qu ́elles se sont imposé.
Panzer et colonne vertébrale
On dit que les animaux qui se font une carapace sont ceux qui n’ont pas de colonne vertébrale. La carapace[5] tient tout par l’extérieur, et si elle se rompt tout est perdu. La colonne vertébrale maintient la structure quand même la peau souffrirait quelque blessure. La colonne vertébrale du chrétien, c’est, du côté de l’intelligence, la foi et la connaissance des principes de la morale ; du côté de la volonté, les vertus par lesquelles on aime le bien à faire, dans toutes ses réalisations, déployées par l’éventail des diverses vertus morales sous la direction de la charité. Celui qui a la foi et connaît la morale sait quels principes il faut suivre en général. Celui qui a la vertu morale aime le bien à faire et le reconnaît lorsqu’il le voit dans les cas concrets. Connaître les principes et s’exercer à la vertu nourrit la prudence par laquelle, reconnaissant une situation morale, on y applique le principe universel qui correspond, on juge ce qu’il y a à faire comme par une seconde nature, et surtout on le fait. Ainsi les vertus sont la capacité d’adaptation aux cas concrets, la souplesse d’une âme ferme, là où le rigorisme n’est qu’une douloureuse crampe.
C’est sans puritanisme ni laxisme que saint Thomas More a été loyal à son souverain, le terrible Henri VIII jusqu’à la limite de l’acceptable, avant de dire le non possumus qui l’a conduit à l’échafaud. Et cela sans céder à la pression de sa propre famille : « Dame Alice, dit-il à sa femme, qu’il en soit ainsi. Car je ne vois pas comment je pourrais jouir de ma belle maison ou de quoi que ce soit d’autre en pensant qu’après avoir reposé sept ans sous la terre avant de ressusciter je me trouverais alors face à face avec quelqu’un qui me mettrait à la porte en disant que je n’ai rien à faire chez lui. Comment aimera-t-il sa maison, celui qui oublie si vite son maître ? »[6] Comme disait un profond penseur, seul le futur nous révélera ce que l’avenir nous réserve… Pour aujourd’hui il nous revient de nous former, et de nous exercer à toutes les vertus.
Quelle certitude ?
Mais alors quelle certitude avons-nous de persévérer demain ? À vrai dire, pas celle qu’on souhaiterait : les événements de demain, les meilleurs comme les pires, ne sont pas encore déterminés parce que leurs causes libres ne sont pas encore posées. Et quant aux secours divins, s’ils sont bien déterminés de toute éternité, Dieu ne nous en communique pas l’agenda. C’est un dogme de foi que nous ne pouvons pas savoir sans révélation si nous serons sauvés[7], et nous ne pouvons pas non plus savoir d’une certitude absolue si nous sommes en état de grâce : « Nul ne sait s’il est digne d’éloge ou de blâme. » (Eccl 9, 1) Faut-il désespérer ? Dieu ne veut sûrement pas nos angoisses : Il « est fidèle, et Il ne souffrira pas que vous soyez tentés au delà de vos forces ; mais avec la tentation Il vous donnera aussi le moyen d’en sortir, afin que vous puissiez la supporter. » (I Cor 10, 13)
Certitude de tendance
Il veut surtout que nous soyons tendus vers lui. C’est cette tension qui nous donne la certitude, non du lendemain, mais de tendre aujourd’hui dans la bonne direction. « Ce n’est pas que j’aie déjà reçu le prix, ou que je sois déjà parfait ; mais je le poursuis pour tâcher de le saisir, puisque j’ai été saisi moi-même par le Christ Jésus. Mes frères, je ne pense pas l’avoir atteint. Mais je fais une chose, oubliant ce qui est en arrière, et me portant vers ce qui est en avant, je cours vers le but, vers le prix auquel Dieu nous a appelés d’en haut dans le Christ Jésus. » (Phil 3, 12–14)
Abbé Nicolas Cadiet
Illustration : Dernière prière des martyrs chrétiens, Jean-Léon Gérôme (1863–1883, date indéterminée)
Source : Le Chardonnet n° 367
- Cf. par exemple le désormais célèbre ouvrage de Klaus Schwab et Thierry Malleret – Covid19–La grande réinitialisation, Forum publishing, 2020, à compléter par les autres publications de Schwab, les publications du Forum de Davos, les visions de Jacques Attali, etc.[↩]
- Cf. Smart-city charta, Ministère allemand de l’environnement, 2017, p.43.[↩]
- Voir des témoignages comme Rose Hu, Avec le Christ dans les prisons de Chine, Clovis, 2013, ou F. Dufay, mep, En Chine, l’étoile contre la croix, Nazareth-Press, Hong-Kong, sans date.[↩]
- Dans un autre cadre, refuser de participer à des messes célébrées una cum parce que ce serait approuver toutes les frasques du pontificat actuel, réitérer tous les sacrements reçus dans le nouveau rite – baptême compris – parce qu’on n’a jamais une certitude absolue sur les conditions de validité, etc.[↩]
- Les Allemands le disent avec un mot évocateur, Panzer.[↩]
- Cité par Bernard Cottret, Thomas More, Tallandier, Paris, 2012, p.272.[↩]
- Concile de Trente, 6ème session, Décret sur la justification, 13 janvier 1547, DS 1565–6[↩]