Quel mondialisme ? (II)

« La mort de l’humanité n’est pas seule­ment le résul­tat conce­vable du triomphe du socia­lisme, elle consti­tue le but du socia­lisme » [1]. Telle est la conclu­sion du livre d’Igor Chafarévitch (1923–2017), Le Phénomème socia­liste.

Né à Jytomyr en Ukraine et mort à Moscou, Igor Chafarévitch consa­cra sa vie à l’étude des mathé­ma­tiques, contri­buant tout par­ti­cu­liè­re­ment à la théo­rie algé­brique des nombres. Mais il fut sur­tout connu en rai­son de son oppo­si­tion au régime sovié­tique, et pour son œuvre cri­tique du socia­lisme. Il fut l’auteur des articles « Passé et ave­nir du socia­lisme » et « La Russie a‑t-​elle un ave­nir ? » dans le recueil Des voix sous les décombres, publié sous la direc­tion d’Alexandre Soljénitsyne. Le livre pré­ci­té condense toute sa pen­sée sur ce point. Il repré­sente un fruit par­ve­nu à matu­ri­té. Son acui­té a été saluée en son temps comme elle le méritait.

Igor Chafarévitch (1923–2017)

2. Ce livre se divise en trois parties.

3. Les deux pre­mières étu­dient les dif­fé­rentes formes prises au cours de l’histoire par ce qu’il est conve­nu d’appeler « socia­lisme », autre­ment dit les dif­fé­rents phé­no­mènes qui cor­res­pondent à l’appellation unique. L’auteur com­mence d’ailleurs par pré­ci­ser, dans son Introduction, ce qu’il entend par là. « Le terme socia­lisme désigne fré­quem­ment deux phé­no­mènes entiè­re­ment dif­fé­rents : a) l’enseignement doc­tri­nal, avec le pro­gramme et l’appel qui en découlent ; b) le régime social exis­tant réel­le­ment dans le temps et dans l’espace » [2]. La pre­mière par­tie est inti­tu­lée « Le socia­lisme chi­lias­tique ». L’adjectif « chi­lias­tique » [3] désigne ici le noyau com­mun à toutes les doc­trines dites socia­listes : « elles dénoncent caté­go­ri­que­ment le sys­tème exis­tant dont elles réclament la des­truc­tion, elles brossent le tableau d’une socié­té plus juste et plus heu­reuse, où tous les grands pro­blèmes seront réso­lus et elles pro­posent enfin les moyens d’y par­ve­nir » [4]. L’auteur exa­mine ain­si suc­ces­si­ve­ment le socia­lisme dans l’antiquité, le socia­lisme des héré­sies au Moyen âge et à l’é­poque moderne, le socia­lisme des phi­lo­sophes, de l’époque moderne à l’époque contem­po­raine. En résu­mé, les dif­fé­rentes doc­trines socia­listes conservent la même idée d’une chute de l’humanité et de son retour à l’état ori­gi­nel sous une forme enfin par­faite. Cette idée se décom­pose en trois étapes : a) le mythe d’un état natu­rel ori­gi­nel, d’un « siècle d’or » détruit par le mal, c’est-à-dire par la pro­prié­té pri­vée et l’inégalité quelle entraîne ; b) la mise en accu­sa­tion du monde contem­po­rain, qui n’est que bon à être détruit, car c’est seule­ment sur ses décombres que l’on pour­ra édi­fier une socié­té nou­velle capable d’assurer aux hommes le vrai bon­heur ; c) l’annonce de cette socié­té nou­velle construite sur les prin­cipes socia­listes et exempte des défauts dont souffre la socié­té actuelle ; d) l’appel à une libé­ra­tion de l’ordre éta­bli, des ins­ti­tu­tions sociales en place et de la pro­prié­té pri­vée. La deuxième par­tie, qui est inti­tu­lée « Les États socia­listes », étu­die la mise en pra­tique du phé­no­mène du socia­lisme chi­lias­tique, à tra­vers un cer­tain nombre d’expériences concrètes, à tra­vers un cer­tain nombre d’États ou d’organisations éta­tiques dont l’existence repose sur les prin­cipes socia­listes. L’auteur envi­sage cette mise en pra­tique dans l’Amérique du sud (avec l’Empire des Incas), dans l’orient ancien (avec l’ancienne Égypte) et dans l’ancienne Chine [5].

4. La troi­sième par­tie s’appuie sur ces don­nées dûment obser­vées pour ten­ter une « Analyse du phé­no­mène socia­liste », pour reprendre l’intitulé que l’auteur donne à cette der­nière par­tie de son livre. Les cha­pitres les plus ins­truc­tifs y sont les deux der­niers, où Chafarévitch explique la conclu­sion à laquelle il finit par abou­tir : il résulte de toute son ana­lyse que, au-​delà des dif­fé­rents élé­ments dont elle se com­pose, l’idéologie socia­liste découle d’une volon­té de sup­pri­mer l’individualité humaine, prise dans la dif­fé­rence qu’elle implique. Le pro­pos est d’une grande pré­ci­sion, et c’est le début du cha­pitre IV, dans cette troi­sième par­tie, qui nous l’indique. Ce que l’auteur désigne comme « Les contours du socia­lisme » ne sont pas bien dif­fi­ciles à cer­ner. Les prin­cipes fon­da­men­taux qui régissent à la fois la vie des États socia­listes et l’idéologie des doc­trines socia­listes sont au nombre de quatre, le qua­trième n’étant que la quin­tes­sence ou la sub­stance des trois pre­miers : abo­li­tion de la pro­prié­té pri­vée ; abo­li­tion de la famille ; hos­ti­li­té envers la reli­gion ; com­mu­nau­té ou éga­li­té. Il convient de s’arrêter sur cette der­nière exigence.

5. La notion d’égalité doit être com­prise comme le prin­cipe fon­da­men­tal dont découlent tous les autres prin­cipes socia­listes. En effet, l’abolition de la pro­prié­té et celle de la famille, ne sont que des moyens d’arriver à l’égalité. Celle-​ci ne doit pas s’entendre dans le sens habi­tuel que nous don­nons à ce mot, le sens d’une éga­li­té de droits et de pos­si­bi­li­tés, éga­li­té de chances, car il s’agit là d’une éga­li­sa­tion des condi­tions exté­rieures et acci­den­telles à l’individu, qui ne touchent pas à l’individualité de l’être humain. Lorsque l’on parle, en doc­trine socia­liste, d’égalité, il s’agit plus fon­da­men­ta­le­ment d’une éga­li­té de conduite et de com­por­te­ment, qui cor­res­pond elle-​même à une uni­fi­ca­tion, ou plus exac­te­ment à une uni­for­mi­sa­tion, des per­son­na­li­tés, des modes de pen­ser et de vou­loir. Ce sens tout à fait par­ti­cu­lier, unique et spé­ci­fique, que l’on donne ici à l’égalité est le trait le plus frap­pant de l’idéologie socia­liste. Dans la plu­part des doc­trines socia­listes, cette notion d’égalité se rap­proche en effet, au point de se confondre avec elle, de la notion d’identité. Les auteurs socia­listes détaillent d’ailleurs tous avec amour l’uniformité de l’existence qui aura lieu dans l’État futur. Par exemple, les vête­ments seront sem­blables et la façon de s’habiller sera iden­tique. Dans l’île d’Utopie, les habits ont tous la même cou­leur. Dans la Cité du soleil, toute femme qui tente de se dis­tin­guer par le vête­ment est pas­sible de mort. Dans l’île d’Utopie, toutes les villes sont construites sur un plan unique : celui qui en connaît une les connaît toutes. Cette uni­for­mi­sa­tion des condi­tions de vie n’est que le reflet et le sym­bole de l’uniformisation du monde inté­rieur, de l’uniformisation des per­son­na­li­tés. La notion d’égalité, au sens socia­liste, « est beau­coup plus proche », sou­ligne Chafarévitch [6], « de celle admise en mathé­ma­tique (quand on parle de nombres ou de tri­angles égaux) : il s’agit essen­tiel­le­ment d’identité, d’abolition des dif­fé­rences dans le com­por­te­ment et le monde inté­rieur des indi­vi­dus qui com­posent la socié­té ». La seule dif­fé­rence qui reste encore est la dif­fé­rence mini­male de la matière, exi­gée par la dis­con­ti­nui­té de la quan­ti­té : un homme se dif­fé­ren­cie alors d’un autre comme une feuille morte d’une autre feuille morte, et les indi­vi­dus en deviennent qua­si­ment inter­chan­geables. « On com­prend mieux dès lors », conti­nue Chafarévitch, « cette carac­té­ris­tique contra­dic­toire et à pre­mière vue énig­ma­tique, des doc­trines socia­listes : elles pro­clament une éga­li­té com­plète, la sup­pres­sion de la hié­rar­chie exis­tante, et, dans le même temps, une règle­men­ta­tion telle que celle-​ci s’avère impos­sible sans l’exercice d’un contrôle abso­lu et tout-​puissant de la bureau­cra­tie, source d’une inéga­li­té plus grande encore. Néanmoins, cette contra­dic­tion dis­pa­raît si l’on sait que les termes d’égalité et d’inégalité revêtent dans le cas pré­sent deux sens dif­fé­rents. Légalité socia­liste est une iden­ti­té des indi­vi­dua­li­tés. La hié­rar­chie contre laquelle lutte l’idéologie socia­liste est fon­dée sur des qua­li­tés indi­vi­duelles : hié­rar­chie de la nais­sance, de la richesse, de la culture, de l’autorité. Cela ne contre­dit nul­le­ment l’affirmation d’une hié­rar­chie de per­sonnes inté­rieu­re­ment iden­tiques, occu­pant sim­ple­ment une posi­tion dif­fé­rente dans la machine sociale, exac­te­ment comme des détails iden­tiques peuvent être dis­po­sés dans les diverses par­ties d’un méca­nisme » [7].

6. Il res­sort de tout ceci que les trois com­po­santes de l’idéal socia­liste, l’abolition de la pro­prié­té pri­vée, l’abolition de la famille, et l’égalité découlent d’un seul et même prin­cipe : l’étouffement ou la répres­sion des dif­fé­rences liées à l’individualité. La répres­sion a lieu en régime dic­ta­to­rial, carac­té­ris­tique d’une socié­té tota­li­taire, tel jadis le régime sovié­tique d’un Staline, tan­dis que l’étouffement a lieu en régime démocratico-​mondialiste, carac­té­ris­tique d’une socié­té tota­li­sante, telle aujourd’hui la France d’un Macron ; mais, quel que soit le mode, c’est tou­jours la même idéo­lo­gie socia­liste qui reste à l’œuvre. L’un des traits essen­tiels de cette répres­sion ou de cet étouf­fe­ment de l’individualité est clai­re­ment visible dans la socié­té idéale telle que nous la pré­sentent tous les clas­siques de la lit­té­ra­ture socia­liste, et nous le voyons de fait mis en œuvre aus­si bien dans la Russie sovié­tique de jadis que dans la France « En marche » d’aujourd’hui : c’est l’éducation des enfants par l’État, et ce dès leur plus jeune âge, idéa­le­ment, ou autant que pos­sible, avant même qu’ils aient appris à connaître leurs parents.

7. Cependant, le constat, aus­si soli­de­ment étayé soit-​il, appelle une autre ques­tion. « Il ne suf­fit pas de dire », remarque très jus­te­ment Chafarévitch dans le der­nier cha­pitre de son livre [8], « que les fon­de­ments même de l’idéologie socia­liste reposent sur l’étouffement de l’individualité. Il faut encore com­prendre vers quoi cette ten­dance entraîne l’humanité, com­ment elle se mani­festes ». Il faut com­prendre par là la rai­son pro­fonde de cette volon­té des­truc­trice, répres­sive ou étouf­fante, de l’individualité. Pourquoi le socia­lisme veut-​il venir à bout de la diver­si­té indi­vi­duelle, pour rendre l’humanité uni­forme ? La thèse de Chafarévitch est que le socia­lisme repré­sente non seule­ment un ava­tar ou une variante, mais encore la mise en œuvre la plus effi­cace du nihi­lisme ou du pes­si­misme, cou­rant reli­gieux et phi­lo­so­phique qui se donne pour but la des­truc­tion de l’humanité. Dans les dif­fé­rentes doc­trines de ce type, ou bien la mort de l’humanité et la des­truc­tion de l’univers sont consi­dé­rées comme le but sou­hai­table du pro­ces­sus mon­dial, ou bien le néant repré­sente l’essence du monde, et tout ce qui est n’en est que le reflet. Le boud­dhisme, carac­té­ri­sé comme la doc­trine des quatre véri­tés nobles, en est la pre­mière et par­faite expres­sion : 1) l’existence est souf­france ; 2) la cause de cette souf­france réside dans un vou­loir absurde qui n’a ni fon­de­ment ni but ; 3) on ne peut échap­per à cette exis­tence tour­men­tée qu’en anéan­tis­sant tout vou­loir ; 4) il faut obser­ver les com­man­de­ments moraux don­nés par le Bouddha, dont l’aboutissement est le Nirvana, c’est-à-dire l’extinction com­plète de l’être. Le Nirvana est-​il effec­ti­ve­ment le pas­sage dans le néant ? Là-​dessus, les idées de Bouddha sont diver­se­ment inter­pré­tées. Mais il reste que, si l’on com­prend le socia­lisme comme étant l’une des mani­fes­ta­tions de ce désir d’autodestruction de l’humanité, c’est com­prendre l’hostilité fon­cière qu’il nour­rit à l’encontre de l’individualité, c’est éga­le­ment com­prendre ce désir qu’il a de détruire les forces qui sou­tiennent et for­ti­fient la per­son­na­li­té humaine : reli­gion, culture, famille, pro­prié­té pri­vée, ce besoin qu’il a de réduire l’homme à l’état de rouage du méca­nisme d’État – nous dirions aujourd’hui du méca­nisme mondialiste.

8. La réflexion de Marcel De Corte (1905- 195)4) rejoint ici celle d’Igor Chafarévitch. Dans son livre, Incarnation de l’homme, paru en 1942, le phi­lo­sophe belge fai­sait déj à état de cet ame­nui­se­ment de l’individualité et dénon­çait « cette entre­prise de déper­son­na­li­sa­tion de l’homme » [9], qu’il impu­tait au capi­ta­lisme autant qu’au socia­lisme – le pre­mier n’étant d’ailleurs, aux yeux de Chafarévitch, que la variante étouf­fante d’une même entre­prise, dont le second repré­sente la variante répres­sive. « Au centre de la per­son­na­li­té », écrit De Corte, « se découvre la capa­ci­té effec­tive d’adhérence à soi-​même, à sa nature concrète d’homme. […] En d’autres termes, si la per­son­na­li­té est bien ce qu’en dit Boèce : ratio­na­lis naturæ indi­vi­dua sub­stan­tia, elle n’est pas sépa­rée de l’individualité maté­rielle et sen­sible, elle l’imprègne au contraire de fond en comble. Être une per­sonne, c’est être concrè­te­ment soi-​même [10] ». C’est être indi­vi­du. Cette indi­vi­dua­li­té est com­bat­tue aujourd’hui par nos socié­tés modernes, héri­tières du socia­lisme, tout autant que du capi­ta­lisme, socié­tés uni­for­mi­santes, qui éga­lisent de plus en plus la manière de vivre, les mœurs. « Lorsque les mœurs s’égalisent, c’est quelles dis­pa­raissent. […] Sans doute sont-​elles homo­gènes dans une cer­taine ère géo­gra­phique ou dans une cer­taine époque déter­mi­nées, mais cette homo­gé­néi­té même inclut leur dif­fé­ren­cia­tion de per­sonne à per­sonne » [11]. Aujourd’hui, il n’y a guère de mœurs : « Il y a un com­por­te­ment exté­rieur iden­tique, imper­son­nel et sté­réo­ty­pé, où l’on cher­che­rait en vain une ins­pi­ra­tion créa­trice » [12].

9. Dans son trai­té du Verbe incar­né [13], saint Thomas d’Aquin se demande s’il eût été conve­nable (car cela eût été pos­sible) que le Fils de Dieu assu­mât, dans l’unité de son unique per­sonne divine, la nature humaine de tous les hommes, la nature telle qu’elle est sus­cep­tible de se réa­li­ser concrè­te­ment en chaque indi­vi­du et en tous à la fois. L’humanité eût été ain­si réduite à un seul homme, conden­sant en lui toutes les par­ti­cu­la­ri­tés concrètes dont serait capable la nature humaine. L’un des argu­ments uti­li­sés par le Docteur com­mun pour répondre que cela n’aurait pas été conve­nable est que cette assomp­tion aurait empê­ché la mul­ti­pli­ci­té des indi­vi­dus dans la nature humaine. Cette mul­ti­pli­ci­té est en effet un bien, et son­geons qu’il s’agit ici de la mul­ti­pli­ci­té des indi­vi­dus, des per­sonnes humaines, com­por­tant cha­cune ses propres dif­fé­rences dis­tinc­tives, reçues sans doute pour une part de la nature grâce à l’héritage de l’atavisme, mais aus­si acquises pour une autre bonne part, grâce à l’activité libre de cha­cun, dans le pro­lon­ge­ment du don­né ini­tial de la nature. L’individu est inef­fable et chaque saint est unique. Stella a Stella dif­fert in cla­ri­tate dit jus­te­ment saint Paul [14]. La diver­si­té humaine est une richesse, qui chante la gloire de Dieu.

10. Cette diver­si­té qui est d’abord – c’est à dire fon­da­men­ta­le­ment dans l’ordre de la nature – celle des per­sonnes est aus­si, et par voie de consé­quence néces­saire, celle des socié­tés. La diver­si­té des socié­tés pro­longe inévi­ta­ble­ment celle des per­sonnes qui la com­posent. L’individualité doit se retrou­ver – quoique de manière dif­fé­ren­ciée – dans les unes comme dans les autres, puisque c’est en rai­son de la même nature que l’homme est un être indi­vi­duel et un être social : la nature humaine reste tou­jours en tant que telle indi­vi­duée, qu’il s’agisse de l’homme iso­lé ou de la socié­té [15]. Que serait-​ce alors que la « mon­dia­li­sa­tion » ? S’il s’agit du bien­fait d’une meilleure com­mu­ni­ca­tion et d’une plus grande soli­da­ri­té entre les dif­fé­rents peuples de la terre, loin de contre­dire l’individualité de la nature humaine, ce mon­dia­lisme ne ferait que lui don­ner plus de force et plus de résis­tance, en res­pec­tant la diver­si­té des nations dans l’unité d’une véri­table paix mon­diale. S’agirait-il plu­tôt de l’un des aspects de ce nihi­lisme signa­lé par Igor Chafarévitch, abou­tis­se­ment nor­mal et but du socia­lisme, qui tend à détruire l’humanité, en sapant tou­jours plus les dif­fé­ren­cia­tions indi­vi­duelles, vou­lues par la nature et dans le pro­lon­ge­ment de celle-​ci ? Il serait alors à craindre que les dif­fé­rentes « Organisations mon­diales » se fissent les relais – ou les com­plices – de cette entre­prise véri­ta­ble­ment cri­mi­nelle et sui­ci­daire, pour uni­for­mi­ser l’humanité et nive­ler les peuples, au moyen de mesures tou­jours dés­in­di­vi­dua­li­santes, qu’elles soient répres­sives ou étouffantes.

11. Ici comme ailleurs, l’arbre doit se juger à ses fruits. Et il appert assez clai­re­ment que la direc­tion prise par cette mon­dia­li­sa­tion, lente mais sûre, est bien celle du phé­no­mène socia­liste décryp­té par Igor Chafarévitch. Sans par­ler du divorce et de l’avortement, la légi­ti­ma­tion du mariage « pour tous », avec le droit d’adoption et la PMA, la mise en pra­tique de la théo­rie du Gender, dans les com­por­te­ments sociaux, en par­ti­cu­lier dans la mode ves­ti­men­taire (les tenues uni­sexe), bref tout ce qui est venu ren­for­cer plus ou moins récem­ment l’égalitarisme atteste clai­re­ment le rétré­cis­se­ment effec­tif des dif­fé­rences pro­pre­ment indi­vi­duelles. Pour être recru­des­cent, cet éga­li­ta­risme est un phé­no­mène déjà ancien, récur­rent au cours des siècles. Seul les naïfs ou les igno­rants pour­raient s’étonner d’une nou­veau­té – ou d’un chan­ge­ment de para­digme – qui n’est jamais vrai­ment nou­velle. Le pro­gramme dres­sé par le Manifeste du par­ti com­mu­niste est celui d’un modèle idéal, « qui cor­res­pond par­fai­te­ment à celui qui, 392 ans avant Jésus-​Christ, fai­sait déjà l’objet des moque­ries d’Aristophane [16]». Et ce fameux « trans­hu­ma­nisme », dont on nous parle tant aujourd’hui, cet au-​delà de l’humanité, ne serait-​il pas en fin de compte une refor­mu­la­tion nou­velle de l’éternel objec­tif du socia­lisme : la mort de l’humanité ? Mort de l’humanité pro­cu­rée par la mort des patri­moines, par la mort de cet héri­tage des pères qui pro­longe et main­tient l’individualité, dans sa dif­fé­ren­cia­tion impos­sible à répéter.

12. L’antidote pour échap­per à cette entre­prise de mort reste lui aus­si tou­jours le même : c’est, à l’exemple de l’Église et dans sa dépen­dance, le pro­gramme de la cité catho­lique, qui uni­fie les âmes tout en res­pec­tant leur indi­vi­dua­li­té, cité des saints, où aucun saint n’est jamais iden­tique à un autre. Mais aus­si cité de la Chrétienté, où chaque nation si dif­fé­rente de toutes les autres, peut se dire en toute véri­té fille de la même Église.

Source : Courrier de Rome n° 647

Notes de bas de page
  1. Igor Chafarévitch, Le Phénomène socia­liste, Editions du Seuil, 1977, p. 323.[]
  2. Chafarévitch, p. 15.[]
  3. Du sub­stan­tif mas­cu­lin « chi­liaste », signi­fiant celui qui croyait au mil­lé­nium, c’est-à-dire à un âge d’or devant sur­ve­nir au terme d’une période de mille ans, dit Littré.[]
  4. Chafarévitch, p. 16.[]
  5. L’auteur consi­dère le gou­ver­ne­ment des jésuites au Paraguay comme un exemple d’étatisation socia­liste (pages 164 et sui­vantes) et l’on n’est évi­dem­ment pas obli­gé de le suivre en tous points dans cette ana­lyse.[]
  6. Chafarévitch, p. 297.[]
  7. Chafarévitch, p. 297–298.[]
  8. Chafarévitch, p. 307.[]
  9. De Corte, p. 207.[]
  10. De Corte, p. 212[]
  11. De Corte, p. 221–222[]
  12. De Corte, p. 223.[]
  13. Somme théo­lo­gique, ter­tia pars, ques­tion IV, article 5.[]
  14. Première Épitre aux Corinthiens, cha­pitre XV, ver­set 41[]
  15. Cf. l’article « Quel mon­dia­lisme » dans le numé­ro de mai 2020 du Courrier de Rome[]
  16. Chafarévitch, p. 19[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.