Vaincre concrètement pour le Christ-​Roi : ce qui est en question…

« Il importe peu d’a­gi­ter sub­ti­le­ment de mul­tiple ques­tions et de dis­ser­ter avec élo­quence sur droits et devoirs, si tout cela n’a­bou­tit pas à l’ac­tion. » Saint Pie X, le 4 octobre 1903

Que voulons-​nous ?

Ce qui est en ques­tion… c’est de savoir si quelque chose d’ef­fi­cace peut encore être ten­té pour enrayer les pro­grès de la Révolution. C’est de savoir si nous sommes réduits à com­battre sans espoir de vaincre. Ce qui est en ques­tion… c’est de savoir ce que nous pen­sons de nous-​mêmes. Sommes-​nous une arrière-​garde char­gée de per­mettre au gros de la troupe, déjà repliée, de démo­bi­li­ser aux moindres frais ? Cherchons-​nous à ne conser­ver que le droit de pro­cla­mer d’énergiques refus, de solen­nelles exhortations ?

Notre ambi­tion se borne-​t-​elle qu’à ne culti­ver un sou­ve­nir ; à consti­tuer un cer­tain nombre de groupes où seront conser­vés et trans­mis, pour la conso­la­tion d’une mino­ri­té, les élé­ments d’une doc­trine dont per­sonne ne veut plus ? Quelque chose d’analogue à ce que sont tant d’associations : amis du « vieux Nice », fidèles du tir à l’arc, fer­vents de Mozart ou de Pergolèse. Actions, occu­pa­tions fort hono­rables… sans doute ! Mais très éloi­gnées d’une entre­prise de recon­quête sociale. […]

Ce qui est en ques­tion c’est de savoir ce que nous vou­lons. Ou nous conten­ter d’être une secte uni­que­ment récon­for­tée par un jeu de congra­tu­la­tions réci­proques ; ou tra­vailler avec effi­ca­ci­té au triomphe, uni­ver­sel­le­ment sau­veur, de la Vérité.

La lutte, certes, dure depuis long­temps. Et le manque d’ardeur, le repli sur soi, le décou­ra­ge­ment sont faciles quand l’armée dont on a mis­sion d’assurer la relève n’a ces­sé de battre en retraite. Et c’est là, fina­le­ment ce qui est en question.

Comment se peut-​il que tant de tra­vaux, tant d’efforts, n’aient pas abou­ti à un meilleur résul­tat ? Nous nous éver­tuons ; et nous recu­lons sans cesse. Nous ramons ; et le cou­rant nous emporte. Pourquoi ? D’où cela peut-​il venir ? Sont-​ce là, au moins, ques­tions que nous ten­dons à nous poser ? Sinon, com­ment jus­ti­fier que des êtres, par ailleurs scru­pu­leux, conscien­cieux, rai­son­nables puissent à ce point négli­ger de se pen­cher, comme il faut, sur le pro­blème du devoir et des condi­tions d’efficacité, au ser­vice de la plus sainte cause au temporel ?

Le souci d’efficacité

Très sus­pecte, il est vrai, la notion d’efficacité. Certains se font une ver­tu de l’écarter. […] Certes, les des­seins de Dieu sont impé­né­trables. Et ses voies ne sont pas nos voies.

Mais sous pré­texte que Dieu peut triom­pher avec RIEN, c’est en ne fai­sant RIEN nous-​mêmes (RIEN de conve­nable, RIEN de suf­fi­sant) qu’au nom du sur­na­tu­rel, curieu­se­ment inter­pré­té, nous atten­dons sou­vent une vic­toire, dont on peut dire, cette fois, que Dieu ne l’accordera jamais tant que nous l’attendrons ain­si. Il y a dans cette éva­sion sur­na­tu­relle (appa­rem­ment édi­fiante) une façon inad­mis­sible de nous dis­pen­ser du plus élé­men­taire devoir d’auto-critique. Et serait-​il nor­mal que la véri­té soit si conti­nuel­le­ment sté­rile, le men­songe si conti­nuel­le­ment triomphant ?

Disons plus : il est dans l’ordre, il est dans la sagesse de l’action d’être conve­na­ble­ment réfé­rée à la notion d’efficacité. Action tem­po­relle, com­ment ne pourrait-​elle être conçue sans sou­ci du résul­tat éga­le­ment tem­po­rel qui la spécifie ? […]

Certes, Dieu peut per­mettre que le tra­vail le plus conscien­cieux, l’effort le plus pru­dent, le cou­rage le plus géné­reux soient vain­cus. Il importe même de savoir sup­por­ter ces épreuves. Mais sans que celles-​ci, pour durables, pour dou­lou­reuses qu’elles soient, puissent deve­nir un argu­ment d’indifférence aux résul­tats, de mépris envers l’efficacité tem­po­relle qu’une action pareille ne peut pas ne pas cher­cher à avoir. S’il est des désastres pres­ti­gieux – Sidi Brahim, Camerone – il est une façon désho­no­rante de s’évertuer qui consiste à ne point s’inquiéter assez de la vic­toire, qui consiste à prendre trop allè­gre­ment son par­ti de l’échec, qui consiste à trou­ver nor­male la sté­ri­li­té de notre action.

Penser l’action

Le men­songe est odieux de ce pié­tisme qui se croit sur­na­tu­rel parce que dés­in­car­né, et où la prière devient un argu­ment de négli­gence et de pas­si­vi­té. Attitude qui n’a tant de suc­cès que parce qu’elle favo­rise un pen­chant natu­rel à la paresse, un effort court, violent peut-​être, sans résul­tats durables et sérieux. Surnaturalisme bor­né à ce qui est « extra­or­di­naire » dans la pié­té. Attente d’un miracle. Réalisation d’une pro­phé­tie, selon laquelle tout s’arrangera quelque jour par simple inter­ven­tion divine, sans qu’on ait besoin de s’en mêler.

Mais qui pren­dra cette cari­ca­ture pour la pié­té vraie dont les saints ont brû­lé ? Cette pié­té qui valut au doc­teur de Poitiers la réponse de Jeanne :

- Vous dites que Dieu veut déli­vrer le peuple de France de ses cala­mi­tés ; mais s’il le veut, il ne lui est pas néces­saire de mettre en mou­ve­ment les hommes d’armes.

- En nom Dieu, répon­dit l’enfant, les hommes d’armes bataille­ront et Dieu don­ne­ra la victoire.

Telle est en effet la réponse ortho­doxe, au natu­rel comme au sur­na­tu­rel. Prier comme si notre action devait être inutile, et agir comme si notre prière l’était aus­si. Sans quoi il est nor­mal de se heur­ter à ce double péril :

  • Celui d’un pro­vi­den­tia­lisme béat, quié­tisme de l’action, indif­fé­ren­tisme pra­tique. ON NE PENSE PAS A L’ACTION. On impro­vise en comp­tant sur l’aide de Dieu. Mais on oublie qu’il ne sau­rait bénir n’importe quoi fait n’importe com­ment. Dieu ne s’est pas enga­gé à sup­pléer à nos négli­gences cou­pables. Ce faux esprit sur­na­tu­rel ne mérite que l’échec.
  • Second péril : celui du natu­ra­lisme pra­tique ou acti­visme. ON NE PENSE PAS BIEN L’ACTION. Sûr de soi et de ses moyens on ne compte pas sur Dieu, on ne compte plus avec Dieu. Que ces moyens, dès lors, viennent à man­quer, c’est le décou­ra­ge­ment, l’abandon. Dieu n’ayant point béni, c’est la sté­ri­li­té abso­lue, le pré­ten­du remède s’étant mon­tré pire que le mal.

Est-​il per­ver­sion plus sub­tile et plus grave qu’une ortho­doxie de pen­sée, satis­faite d’elle seule, mais indif­fé­rente à la fécon­di­té du vrai, au triomphe du mal ? Une ortho­doxie toute céré­brale et spé­cu­la­tive ne suf­fit pas. Il faut pour être réel­le­ment, vita­le­ment ortho­doxe, non seule­ment l’orthodoxie de l’intelligence, mais si l’on peut dire, l’orthodoxie de la volon­té. Laquelle se mani­feste, avant tout, par une facul­té nor­male d’enthousiasme et d’indignation.

« La fré­quence, la puis­sance du crime, écrit le car­di­nal Ottaviani, ont hélas émous­sé la sen­si­bi­li­té chré­tienne, même chez les chré­tiens. Non seule­ment comme hommes, mais comme chré­tiens ils ne réagissent plus, ne bon­dissent plus. Comment peuvent-​ils se sen­tir chré­tiens s’ils sont insen­sibles aux bles­sures faites au chris­tia­nisme ? […] La vie se prouve par la sen­sa­tion de la dou­leur, par la viva­ci­té (le mot est sug­ges­tif) avec laquelle on réagit à la bles­sure, par la promp­ti­tude et la puis­sance de la réac­tion. Dans la pour­ri­ture et la décom­po­si­tion on ne réagit plus. »

Devoir d’état envers la Cité

Dieu sait pour­tant l’attention, le soin l’ingéniosité, le zèle que cha­cun sait consa­crer au plus grand suc­cès de ses affaires. Qui ne se forme et ne s’informe en ce domaine ? Qui ne se docu­mente ? Qui n’a recours à des tech­ni­ciens aver­tis ? Jours et nuits s’écoulent par­fois à la recherche de la for­mule qui per­met­tra d’augmenter mes béné­fices, de sur­clas­ser un concur­rent. Mais qu’il s’agisse du sort de la socié­té (dont dépend cepen­dant le bon­heur durable des affaires pri­vées), la rou­tine, la négli­gence, l’irréflexion, l’inconséquence, la paresse deviennent la loi de ces hommes dont on admire ailleurs la sagesse et l’initiative. Passagers qui épongent l’humidité de leur cabine, mais qui refusent de s’intéresser au fait que leur navire sombre dans l’instant.

La véri­té est que nous per­dons du temps à des riens, que nous accor­dons à des « tabous » mon­dains plus de temps qu’il n’e fau­drait pour tra­vailler vic­to­rieu­se­ment au salut de la Cité. Un sou­ci obses­sion­nel du confort par­vient à consti­tuer même par­mi nous un cli­mat de maté­ria­lisme inex­pug­nable. Matérialisme qui ne s’affiche plus comme autre­fois, en maximes viles, pro­vo­cantes. Ce qui avait l’avantage d’alerter les meilleurs. Mais un maté­ria­lisme de fait, tout impli­cite, qui sans empê­cher d’aller à la messe n’en réa­lise pas moins le plus grand phé­no­mène d’absentéisme poli­tique depuis la déca­dence de l’Empire Romain. Lequel en mou­rut. Chrétiens qui se veulent excel­lents époux, excel­lents pères de famille, excel­lents employés, excel­lents parois­siens. Le monde peut comp­ter sur eux. Sauf leur Cité. Sauf leur patrie !

« A d’autres plus brillants que nous, disent-​ils, le soin de ces hautes et graves ques­tions. Notre devoir ne sau­rait dépas­ser le plan de la vie domes­tique. On ne peut pas tout faire. Tant de choses nous sol­li­citent déjà. »

Ce qui paraît sage réponse. Ce qui pour­tant ne par­vient pas à légi­ti­mer le mépris d’un devoir cer­tain. La véri­té étant qu’il faut tout faire de ce que par état nous devons faire.

Quel mari ose­rait dire qu’il refuse d’accomplir ses devoirs de père, pour s’en tenir à ses devoirs d’époux, sous pré­texte qu’il ne sau­rait tout faire ? Quel fils, pour la même rai­son, ose­rait jus­ti­fier l’abandon de son père infirme pour se consa­crer au seul apos­to­lat parois­sial ?
Il est trop facile de choi­sir celui de nos devoirs d’état qui nous plaît davan­tage et d’écarter les autres. L’ordonnance d’une vie ver­tueuse et sainte n’est rien d’autre que l’heureuse solu­tion appor­tée à ce pro­blème de la coexis­tence de mul­tiples et irré­duc­tibles devoirs d’état.

Devoirs d’état envers Dieu ; puisque nous sommes par état ses créa­tures. Devoirs d’état envers nos parents ; puisque, par état, nous sommes leurs enfants. Devoirs d’état envers notre conjoint ; si, par état, nous sommes mariés. Devois d’état envers nos fils et nos filles ; si, par état, nous sommes père ou mère. Devoirs d’état envers la Cité, la patrie : puisque par état, nous sommes membres de ces com­mu­nau­tés. Devois d’état pro­fes­sion­nels. Devoirs d’état ami­caux. Devoirs d’état de bon voi­si­nage, etc. Aucun devoir d’état ne peut être récu­sé tant que nous res­tons dans l’état qui, pré­ci­sé­ment, nous l’impose. […]

Jamais, peut-​être, le salut de la socié­té n’a tenu à l’effort d’un aus­si petit nombre de gens. Encore faut-​il que ce petit nombre veuille et sache vou­loir. Quelques sur­sauts, quelques mou­ve­ments de colère tar­dive n’y feront rien. Prenons garde de ne pas méri­ter de nous entendre dire ce que la mère du der­nier roi maure de Grenade put lan­cer à son fils quand il dut quit­ter sa capitale :

« Il est incon­ve­nant de pleu­rer et de tré­pi­gner comme une femme quand on est en train de perdre ce qu’on n’a pas eu la volon­té de défendre comme un homme ».

Source : Pour qu’Il Règne, Jean Ousset