Le phénomène Internet a provoqué une telle révolution qu’en comparaison, celle opérée par la bonne âme de Gutenberg est un jeu pour enfants.
C’est la liberté[1] qui « confère à l’homme une dignité en vertu de laquelle il est mis “entre les mains de son conseil” et devient le maître de ses actes. […] De l’usage de la liberté naissent les plus grands maux comme les plus grands biens »[2]. 11 s’ensuit que l’œuvre d’éducation des jeunes consiste, entre autres choses, à les éduquer au bon usage de cette faculté. « L’éducation chrétienne embrasse la vie humaine sous toutes ses formes : sensible et spirituelle, intellectuelle et morale, individuelle, domestique et sociale, non certes pour la diminuer en quoi que ce soit, mais pour l’élever, la régler, la perfectionner, d’après les exemples et la doctrine du Christ[3]. »
Le phénomène Internet a provoqué une telle révolution qu’en comparaison, celle opérée par la bonne âme de Gutenberg est un jeu pour enfants. En un instant, on compose un texte ; en un instant on l’envoie aux quatre coins du monde ; en un instant on entre littéralement en contact avec des centaines, des milliers de personnes. J’ai déjà eu l’occasion d’écrire quelque chose sur le sujet, et je renvoie le lecteur à l’article Navigare necesse est (Courrier de Rome, janvier 2009, p. 6), non pour le plaisir de me citer, mais parce que ces considérations peuvent à mon avis être relues avec profit.
Ces brèves prémisses étant posées, les réflexions qui suivent sur l’utilisation de la « toile » peuvent aider parents et éducateurs à tenir compte de ce phénomène qui est communément considéré comme « le règne de la liberté », dans lequel on peut tout trouver et pratiquement tout faire, sans limite. Mais est-ce vraiment le cas ?
Instrument
Je partirai précisément de la notion même d’instrument. En tant que tel il est neutre (indifférent) : c’est son utilisation qui déterminera son caractère moral. Prenons un exemple banal : un couteau de cuisine aiguisé est un instrument ; utilisé comme il se doit pour couper la viande, c’est un excellent instrument, et on ne discute pas la moralité de l’acte de découper. Si je l’utilise pour tuer ma belle-mère, l’instrument continuera d’être bon (en soi), mais évidemment dans ce cas il est utilisé d’une façon moralement mauvaise (commettre un homicide).
Etant donné la potentialité de l’instrument (couteau aiguisé) et sa dangerosité intrinsèque, je dois d’autant plus veiller sur lui, afin d’éviter que par inadvertance, négligence ou imprudence, il ne soit utilisé pour le mal.
Et j’arrive ici à une première conclusion (qui est surtout une provocation) : de même que je ne laisse pas le couteau de cuisine aiguisé dans le coffre à jouets des enfants, de même je ne laisse pas l’instrument ordinateur-internet entre les mains des « enfants » (j’exagère peut-être, mais je les considère comme tels au moins jusqu’à 21 ans révolus…). En effet, si les « enfants » se font mal en jouant avec le couteau imprudemment laissé à leur portée, qui est le coupable ?
Il me semble entendre s’élever la voix de mes trois lecteurs : « Mais mon père, à l’école, en primaire, les maîtresses font faire des recherches sur Internet aux enfants. Comment faire ? On ne leur fait pas faire leurs devoirs ? »
En effet, c’est ainsi. Mais justement parce qu’il en est ainsi, je réaffirme la responsabilité morale des parents dans l’utilisation de l’instrument sans dommage pour les enfants. Comment faire ? On fait comme avec les médicaments (autre exemple d’instrument) : lire attentivement les précautions d’emploi …
Tout n’est pas permis
Un aspect du phénomène internet ne doit pas être sous-évalué : m’est-il moralement permis de lire tout ce qui me tombe sous la main ? Puis-je, à mon tour, écrire tout ce qui me passe par la tête et le répandre aux quatre vents ? La toile me donne la possibilité de faire ces deux choses : consulter n’importe quel genre de texte et diffuser ma pensée : est-ce permis ? Comme je parle ici à des catholiques, ce que je vais dire devrait être quelque chose d’acquis (alors que cela va hérisser les paladins de la « liberté de… », mais cela m’est égal) : seule la vérité a le droit de se répandre. L’erreur n’a aucun droit. La liberté de pensée, la liberté de la presse, etc. sont de fausses libertés que l’Église a toujours combattues car dangereuses pour le salut des âmes, qui est la raison d’être de l’Église elle-même.
Comment l’Église a‑t-elle veillé en fait de liberté ? Je voudrais parler ici de deux institutions que le printemps conciliaire a reléguées au grenier, mais qui pendant des siècles ont guidé tout bon catholique : l’institution de la « censure », et celle de l’Index des livres interdits.
Censure
Par la censure préventive, l’autorité ecclésiastique compétente veut empêcher des publications spirituellement et moralement dangereuses. L’écrivain catholique désireux de propager la vérité doit être contrôlé. « On appelle censure […] la reconnaissance de livres, revues, journaux, etc. avant leur publication (censure préventive). Cette censure consiste en l’examen et le jugement relatif du contenu d’un écrit, d’une image, etc. qui doit être publié(e), afin qu’il (elle) ne contienne pas de doctrine nocive pour les fidèles tant à l’égard de la foi qu’à celui de la morale […]. Ce jugement est exclusivement négatif, c’est-à-dire que l’on n’approuve pas des doctrines spécifiques ou des affirmations particulières, mais on témoigne que dans tel ouvrage il n’y a pas d’erreurs contre la foi et la morale, par conséquent cet écrit peut être lu par les fidèles sans danger pour leurs âmes […][4]. »
La raison ultime de ce contrôle est expliquée : « L’Église […] comme bonne mère, vigilante et bienveillante, et légitime gardienne de la foi et de la morale, exerce de plein droit la censure préventive de la presse (can. 1384)[5]. »
La censure concerne des publications contenant des annotations et commentaires sur la sainte Écriture, des livres qui traitent d’études dogmatiques, théologiques, d’histoire ecclésiastique, des livres de prières et de dévotion.
Après le jugement du censeur, l’Ordinaire du lieu peut accorder l’imprimatur, c’est-à- dire l’autorisation de la publication.
L’Index des livres interdits
En condamnant les livres mauvais déjà publiés, l’Église cherche à enlever des mains des fidèles les publications pernicieuses. D’où l’institution de l’Index des livres interdits. « C’est le catalogue des livres que le Saint-Siège a condamnés comme nuisibles pour la foi et la morale et dont sont interdites, sauf dispense spéciale, tant la lecture que la possession. Un guide est donc nécessaire, puisque bien souvent il ne suffit pas d’avoir une conscience droite et éclairée pour découvrir l’erreur, mais il faut une autorité garante de la rectitude et de la lumière que le livre est en mesure d’apporter à l’esprit et au cœur[6]. » « C’est ainsi qu’en 1542, peu après l’invention et la grande diffusion de l’imprimerie, Paul III nomma une commission pour examiner l’amas des livres qui pouvaient être nocifs pour le peuple chrétien et croyant. Les livres qui contenaient des erreurs morales ou dogmatiques furent déterminés et indiqués dans un livre qui fut publié en 1557 sur l’ordre de Paul IV, et ce livre porta le nom d’Index, ou indicateur[7]. »
La dernière édition de l’Index librorum prohibitorum date de 1948. On le comprend : aujourd’hui l’Index devrait désigner les livres qui peuvent être lus, les livres nocifs constituant l’écrasante majorité.
Mais il s’agit de comprendre la mens du législateur. Cet esprit me semble suffisamment clair : ce n’est pas parce qu’Internet me donne la possibilité d’accéder à toutes les bibliothèques du monde que, par le fait même, je peux (au sens de j’ai la faculté morale de) lire n’importe quel texte. La plus grande facilité avec laquelle on accède à des textes dangereux pour la foi et la morale devrait au contraire me faire redoubler de prudence. Index ou pas, il reste l’obligation grave pour tout baptisé de ne pas mettre en danger sa foi. Je m’adresse à des catholiques, et quand je dis « textes dangereux » je ne pense pas seulement aux écrits de Teilhard de Chardin ou de Rahner (qui les lit, d’ailleurs?), mais aussi et surtout à certains sites qui sous prétexte de défense de l’intégrité de la foi propagent des thèses hérétiques ou répandent à pleines mains calomnies, soupçons et jugements téméraires. Il n’y a pas de différence entre aller en enfer pour avoir épousé les thèses modernistes de tel ou tel théologien « à la page », ou y aller pour avoir adopté la théologie boiteuse de certains pseudo-théologiens tradi-intégristes-tout‑d’un-bloc qui sévissent dans le camp traditionaliste.
« Les fidèles doivent s’abstenir de lire non seulement les livres proscrits par la loi ou par décret, mais tout écrit qui les expose au danger de perdre la foi ou avilir leurs mœurs. C’est une obligation morale, imposée par la loi naturelle, qui n’admet aucune exemption ni dispense[8]. » Tel est l’esprit authentiquement catholique.
Pour le bien
« Mais je dis la vérité… », s’écriera un de mes trois lecteurs. Bien sûr, avec Léon XIII on peut bien affirmer que « les choses vraies et honnêtes ont le droit, en respectant les règles de la prudence, d’être librement propagées et devenir autant que possible un héritage commun »[9]. Mais il ne faut pas oublier que quand le Pape écrivait ces lignes, c’étaient des « temps normaux » pour l’Église, et la censure préalable dont nous avons parlé était en vigueur.
Mais, je le répète, je parle à des catholiques qui devraient avoir à cœur la doctrine et la praxis traditionnelles de l’Église. S’il est vrai qu’il n’y a plus la « lettre », l’esprit toutefois devrait survivre.
Maintenant l’un des deux lecteurs qui me restent objectera : « Cher Père, à qui dois-je m’adresser pour obtenir l’imprimatur ? “Celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende son manteau et qu’il en achète une” : c’est-à- dire, se sauve qui peut ; et puis comme ça vous paralysez la réaction catholique, tandis que le mal est propagé à pleines mains. ».
Et sur ces mots il refermera définitivement cette revue. Amen.
O tempora ! O mores !
« Une minute – dis-je tout essoufflé au seul lecteur qui me reste – une minute, vous au moins, cherchez à comprendre le sens de mes considérations. »
Donc les temps ont changé, on ne peut pas prétendre recourir au Saint-Office pour savoir ce que je dois lire et/ou ce que je dois écrire en tant que bon catholique ; et puis tout le monde tire avec des fusils mitrailleurs, et moi qu’est-ce que je fais ? Je continue d’utiliser la massue ? Le pigeon voyageur ? N’en parlons pas. J’empoigne la première mitraillette que je trouve et je fais feu moi aussi (comprendre : je crée un blog traditionaliste et je publie tout ce que je veux, des recettes de cuisine aux canons du concile d’Elvire, sans oublier de larges extraits de la bulle Cum ex apostolatu) et «… que Samson meure avec les Philistins ».
Tout cela est vrai, mais gardons notre calme. Revenons à notre point de départ.
Internet est un instrument, un couteau dont je peux me servir pour le bien ou pour le mal ; c’est une énorme bibliothèque, grande comme le monde. Je peux y entrer en sachant ce que je dois chercher : tel livre, tel auteur. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire je peux consulter, confortablement assis dans mon bureau, des œuvres qui n’étaient autrefois accessibles qu’au prix d’efforts, de déplacements, etc. Et il n’est même plus besoin de déranger le bibliothécaire pour faire des photocopies : double clic, clic droit, copier-coller. Merveilleux !
Mais cette bibliothèque, je peux aussi y entrer avec les mains dans les poches, regardant à droite et à gauche sur les rayonnages. À ma droite l’étagère de la théologie : « Tiens, tiens. De Romano Pontifice du Bellarmin ! J’y jette un coup d’œil, pour voir, et puis c’est un Docteur de l’Église, rien que ça ! Avec ce post la crise de l’Église n’en a plus pour longtemps … Je vais faire un effet bœuf sur le forum » [double clic, clic droit, copier-coller]. À la deuxième page, je suis pris d’une légère somnolence. Je referme le précieux in folio et je me dirige mollement vers l’étagère des romans, juste pour voir … « Tiens, le Marquis de Sade. Bon, il faut bien connaître son ennemi, n’est-ce pas ? Et puis je suis adulte, sapristi, que voulez-vous que… », et ainsi pendant les deux heures qui suivent je me trouve absorbé par cette agréable lecture, « juste pour… », pour ensuite terminer vers l’étagère des revues ou… « Mais enfin, qu’est-ce que vous avez à rester sur mon dos tous l’après-midi ? Je suis grand et vacciné, moi ! Je fais une recherche importante… Donc, hum… qu’est-ce que je cherchais ? »
Moralité : en sautant du coq à l’âne j’ai passé quatre (disons 4, mais cela pourrait aussi bien être 6) heures à utiliser l’instrument Internet :
- sans en retirer quoi que ce soit de constructif [ce n’est pas le savoir qui me rend meilleur : « Non plus sapere quam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem » (Rom. 12, 3). « Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal » : c’est une tentation aussi vieille que le monde… (Gen. 3, 5) »] ;
- en me remplissant de notions et/ou d’images indubitablement nocives [j’ai donné un seul exemple, en citant Sade, pour faire comprendre comment l’instrument Internet m’expose avec une très grande facilité à dévier de la recherche entreprise] ; donc, au minimum…
- j’ai perdu du temps [« Tempus breve est… » (ICor. 7,29)];
- je me suis mis en situation plus ou moins immédiate de péché [« Celui qui ; sans raison suffisante, ne fuit pas une occasion de péché, par là même commet un péché de la même espèce que la faute, dans le danger de laquelle il se met ou demeure »[10]], avec le risque concret de…
- perdre son âme.
Rien que ça.
Et tout ça pourquoi ? Pour n’avoir pas tenu compte, d’un côté, de la potentialité de l’instrument et, de l’autre côté, des sages règles dictées par la prudence bimillénaire de notre sainte Mère l’Église.
Mais surtout, pour n’avoir pas tenu compte du fait que la faculté de péché n’est pas liberté mais esclavage. Il ne s’agit pas d’être « libres de… ».
Saint Thomas commente ainsi le passage de Saint Jean 8, 34, dans lequel on lit : « Qui commet le péché est esclave du péché » : « Tout être est ce qui lui convient d’être selon sa nature. Donc, quand il se meut par un agent extérieur, il n’agit point par lui- même, mais par l’impulsion d’autrui, ce qui est d’un esclave. Or, selon sa nature, l’homme est raisonnable. Donc, quand il se meut selon la raison, c’est par un mouvement qui lui est propre qu’il se meut, et il agit par lui-même, ce qui est le fait de la liberté ; mais, quand il pèche, il agit contre la raison, et alors c’est comme s’il était mis en mouvement par un autre et qu’il fût retenu sous une domination étrangère : c’est pour cela que celui qui commet le péché est esclave du péché « [11] ».
Et je conclus ici par une phrase historique à retenir : « Rara temporum félicitas, ubi sentire quœ velis, et quœ sentias dicere licet », dont la traduction fera s’enfuir, horrifié, le dernier de mes trois lecteurs : « Rare est le bonheur des temps dans lesquels il est permis de penser ce que tu veux et dire ce que tu penses » (Tacite, Hist. I, 1, 19).
Don Luigi Moncalero, prêtre de la Fraternité Saint-Pie X
Source : Le Courrier de Rome, novembre 2012.
- Par liberté, le Pape Léon XIII entend le libre arbitre, défini plus loin comme « faculté de choisir entre les moyens qui conduisent à un but déterminé ». Est libre celui qui a la faculté de choisir entre plusieurs choses.[↩]
- Léon XIII, lett. enc. Libertas, 20 juin 1888.[↩]
- Pie XI, lett. cnc. Divini illius Magistri du 31 décembre 1929.[↩]
- Dizionario di teologia morale, (Dictionnaire de théologie morale), Robcrti-Palazzini, ed. Stu- dium, Roma 1961, article Censura (censure).[↩]
- Ibid.[↩]
- Ibid., article Indice dei libri proibiti (Index des livres interdits).[↩]
- Dizionario di teologia morale, (Dictionnaire de théologie morale), Roberti-Palazzini, ed. Studium, Roma 1961, article Indice dei libri proibiti (Index des livres interdits).[↩]
- Enciclopedia cattolica (Encyclopédie catholique) col. 1825 ss., article Indice (Index).[↩]
- Cité dans Marcel Lefebvre, Ils l’ont découronné.[↩]
- Dizionario di teologia morale, (Dictionnaire de théologie morale), cit. article Occasionario.[↩]
- Cité par Léon XIII dans Libertas.[↩]