Le devoir d’état ou les devoirs d’états

L'Angelus de Jean-François Millet

Qu’est-​ce que ce « devoir d’é­tat » qui fait si sou­vent l’ob­jet de nos exa­mens de conscience ?

L’expression « devoir d’é­tat » n’ap­pa­raît pas dans l’Évangile, non plus que dans le reste de la Sainte Écriture. Il semble même qu’elle soit absente des écrits des pre­miers doc­teurs de l’Église, pour n’ap­pa­raître que bien tar­di­ve­ment. On la trouve alors sous la plume de Saint François de Sales, dans l’Introduction à la Vie dévote (tout spé­cia­le­ment aux cha­pitres 3 et 8 de la lere par­tie). Ou encore dans le Catéchisme de Saint Pie X : « Par devoir d’é­tat on entend les obli­ga­tions par­ti­cu­lières que cha­cun a par suite de son état, de sa condi­tion et de la situa­tion qu’il occupe. (…) Ces devoirs dérivent des Commandements de Dieu. Par exemple, dans le qua­trième com­man­de­ment, sous le nom de père et de mère, sont com­pris encore tous nos supé­rieurs, et ain­si de ce com­man­de­ment dérivent tous les devoirs d’o­béis­sance, d’a­mour et de res­pect des infé­rieurs envers leurs supé­rieurs, et tous les devoirs de vigi­lance qu’ont les supé­rieurs envers leurs infé­rieurs. » (Saint Pie X, Grand caté­chisme, 3eme par­tie, cha­pitre 5)

Que pen­ser de cela ? Accomplir son devoir d’é­tat est-​il une obli­ga­tion morale qui n’a été décou­verte que sur le tard ?

Une expression trop vague

En réa­li­té, cette lente et tar­dive appa­ri­tion du mot est due à la tour­nure d’es­prit de l’homme moderne. Plus ou moins mar­qué par la phi­lo­so­phie moderne qui s’é­loigne de la réa­li­té des choses, l’homme pré­fère par­ler aujourd’­hui un lan­gage abs­trait. Il par­le­ra donc du « devoir d’é­tat », expres­sion géné­rale qui a pour très inté­res­sant avan­tage de res­ter vague et confuse… et donc de ne pas per­mettre d’i­den­ti­fier clai­re­ment de quel devoir il s’a­git. Partant, com­ment accom­plir un devoir dont on ignore les contours pré­cis ? Comment savoir si l’on a satis­fait à son obli­ga­tion ? L’expression « devoir d’é­tat », pour néces­saire qu’elle soit, n’en reste pas moins par trop confuse.

On trou­ve­ra quelques lumières sur le sujet, lorsque l’on aura appris que les Anciens, c’est-​à-​dire les auteurs de l’Antiquité gréco-​romaine, et aus­si les pre­miers Pères de l’Église, par­laient une langue plus concrète. Leur tour d’es­prit réa­liste leur fai­sait ain­si évo­quer les « devoirs » (au plu­riel) de telle ou telle pro­fes­sion ou fonc­tion dans la socié­té, à savoir les atti­tudes mora­le­ment bonnes à adop­ter dans telle ou telle situa­tion. Cicéron évoque ain­si ce qu’il convient de faire pour être un hon­nête homme dans son trai­té « De offi­ciis ». Saint Ambroise repren­dra cette idée en écri­vant « De offi­ciis minis­tro­rum », tan­dis que Le Pastoral du pape saint Grégoire le Grand explique et détaille tous les devoirs qui incombent à un évêque ou à un supé­rieur ecclésiastique.

Mais qu’est-​ce donc que ce ou ces « devoirs d’é­tats » ? Un « état » est une situa­tion stable et per­ma­nente qui affecte une per­sonne. Il existe, en réa­li­té, plu­sieurs « états » et donc autant de devoirs qui s’y rat­tachent. Ainsi, par exemple, un même homme est en même temps créa­ture par rap­port à Dieu, fils par rap­port à ses parents, père par rap­port à ses enfants, employé par rap­port à son patron, citoyen par rap­port à la socié­té dans laquelle il vit, membre de l’Église par son bap­tême, etc. Cet homme aura donc autant de devoirs d’é­tats : prier Dieu, hono­rer ses parents, édu­quer ses enfants, obéir à son patron, prendre sa part dans la vie de l’Église et de la socié­té, et ain­si de suite. On trouve d’ailleurs à la fin de presque chaque épître de Saint Paul une liste de conseils divers et de recom­man­da­tions adres­sés à chaque caté­go­rie de per­sonnes, et ceci en fonc­tion de leurs devoirs res­pec­tifs. « Ainsi donc, comme des élus de Dieu, saints et bien-​aimés, revêtez-​vous d’en­trailles de misé­ri­corde, de bon­té, d’hu­mi­li­té, de dou­ceur, et patience, vous sup­por­tant les uns les autres et vous par­don­nant réci­pro­que­ment, si l’un a sujet de se plaindre de l’autre. Comme le Seigneur vous a par­don­né, pardonnez-​vous aus­si. Mais sur­tout revêtez-​vous de la cha­ri­té, qui est le lien de la per­fec­tion. Et que la paix du Christ, à laquelle vous avez été appe­lés de manière à for­mer un seul corps, règne dans vos cœurs ; soyez recon­nais­sants. (…). En quoi que ce soit que vous fas­siez, en parole ou en œuvre, faites tout au nom du Seigneur Jésus, en ren­dant par Lui des actions de grâces à Dieu le Père. Vous femmes, soyez sou­mises à vos maris, comme il convient dans le Seigneur. Vous maris, aimez vos femmes et ne vous aigris­sez pas contre elles. Vous enfants, obéis­sez en toutes choses à vos parents, car cela est agréable dans le Seigneur. Vous pères, n’ir­ri­tez pas vos enfants, de peur qu’ils ne se décou­ragent. Vous ser­vi­teurs, obéis­sez en tout à vos maîtres selon la chair, non pas à l’œil et pour plaire aux hommes, mais avec sim­pli­ci­té de cœur, dans la crainte du Seigneur. Quoi que vous fas­siez, faites-​le de bon cœur, comme pour le Seigneur, et non pas pour des hommes, sachant que vous rece­vrez du Seigneur pour récom­pense l’hé­ri­tage céleste. Servez le Seigneur Jésus-​Christ. Car celui qui com­met l’in­jus­tice rece­vra selon son injus­tice, et il n’y a point d’ac­cep­tion de per­sonnes. Vous maîtres, ren­dez à vos ser­vi­teurs ce que la jus­tice et l’é­qui­té demandent, sachant que vous aus­si vous avez un maître dans le ciel. » (Saint Paul, aux Colossiens, 3,12–24)

Revenir au concret

Doit-​on alors dire « devoir d’é­tat » ou « devoirs d’é­tats » ? Utiliser le sin­gu­lier ou le plu­riel à ce pro­pos ? Il pour­rait paraître un peu oiseux ou vain de débattre sur le sujet… Tout au contraire, la ques­tion est d’im­por­tance, non pas tel­le­ment pour elle-​même, mais pour ses consé­quences. D’une part, on devine qu’il est plus facile de connaître quels sont ses devoirs d’é­tats à accom­plir lors­qu’on les envi­sage au concret et au plu­riel, plu­tôt que si l’on reste dans un lan­gage abs­trait. D’autre part, envi­sa­ger une action concrète à poser (prier Dieu, édu­quer ses enfants, faire le tra­vail deman­dé par son employeur…) per­met éga­le­ment de connaître plus faci­le­ment com­ment on doit la poser. C’est la réa­li­té tan­gible de l’acte à accom­plir qui com­mande la manière de l’exé­cu­ter. La réa­li­sa­tion des devoirs de chaque état revient ain­si à la mise en œuvre des ver­tus chré­tiennes, qui, elles-​mêmes, sont l’ac­com­plis­se­ment du Décalogue. On le touche du doigt plus faci­le­ment a contra­rio. En confes­sion quel­qu’un peut s’ac­cu­ser « de ne pas avoir fait son devoir d’é­tat ». Cela reste bien vague… et peut aus­si bien cor­res­pondre à l’é­lève qui n’a pas fait un exer­cice de mathé­ma­tiques en classe, qu’à un père de famille qui ne prend pas le temps pour édu­quer ses enfants, ou encore à un employé qui passe plu­sieurs heures de son temps de tra­vail sur son por­table. La gra­vi­té de l’of­fense à Dieu dans ces divers cas n’est pas la même, bien sûr ! Alors com­ment l’âme peut-​elle pro­gres­ser dans la vie chré­tienne et cor­ri­ger ses défauts si elle ne connaît pas clai­re­ment ce qu’elle doit accom­plir et ce qu’elle doit évi­ter ? C’est là que l’on s’a­per­çoit qu’il y a avan­tage à lui par­ler de ses devoirs dans le concret de la vie et sur­tout des ver­tus à mettre en œuvre pour rem­plir ces obli­ga­tions. En effet, cela rend plus enthou­sias­mante la vie morale en la pré­sen­tant sous son vrai jour : une vie qui nous rend conformes à Dieu par la ver­tu ; et non pas une vie d’o­bli­ga­tions de type pro­tes­tant : « fais ceci, ne fais pas cela ». Par ailleurs, cette manière concrète d’en­vi­sa­ger les choses per­met éga­le­ment de sai­sir avec plus de clar­té la part que l’on prend dans la vie sociale. Tout au rebours de l’in­di­vi­dua­lisme contem­po­rain, l’homme chré­tien se sou­vient qu’il est par­tie d’un tout, la socié­té, l’Église, et qu’il doit par­ti­ci­per à sa place à l’ac­ti­vi­té de ce tout. Les dif­fé­rents états qui affectent chaque homme sont autant de fonc­tions qu’il a à rem­plir par rap­port aux autres. Et il est plus conforme à la réa­li­té de les envi­sa­ger comme des res­pon­sa­bi­li­tés en vue d’un bien com­mun plu­tôt que de les voir, de manière trop sim­pliste, uni­que­ment comme des impé­ra­tifs moraux.

Saint Joseph, modèle de fidélité à ses devoirs

On conserve du pape Saint Pie X une prière qu’il adres­sait à Saint Joseph et dans laquelle il lui deman­dait la grâce de bien accom­plir son devoir d’é­tat. Le saint pon­tife énu­mère à cette occa­sion toutes les ver­tus et qua­li­tés de l’âme qu’il convient de mettre en acti­vi­té pour rem­plir chré­tien­ne­ment ses obli­ga­tions. « Glorieux saint Joseph, modèle de tous ceux qui sont voués au tra­vail, obtenez-​moi la grâce de tra­vailler en esprit de péni­tence pour l’ex­pia­tion de mes nom­breux péchés ; de tra­vailler en conscience, met­tant le culte du devoir au-​dessus de mes incli­na­tions ; de tra­vailler avec recon­nais­sance et joie, regar­dant comme un hon­neur d’employer et de déve­lop­per par le tra­vail les dons reçus de Dieu ; de tra­vailler avec ordre, paix, modé­ra­tion et patience, sans jamais recu­ler devant la las­si­tude et les dif­fi­cul­tés ; de tra­vailler sur­tout avec pure­té d’in­ten­tion et avec déta­che­ment de moi-​même ayant sans cesse devant les yeux la mort et le compte que je devrai rendre du temps per­du, des talents inuti­li­sés, du bien omis et des vaines com­plai­sances dans le suc­cès, si funestes à l’œuvre de Dieu. Tout pour Jésus, tout pour Marie, tout à votre imi­ta­tion, patriarche Joseph ! Telle sera ma devise à la vie à la mort. Amen. » Tout y est dit. La fidé­li­té à accom­plir les dif­fé­rents devoirs exi­gés par les dif­fé­rents états est le gage du salut. A condi­tion de ne pas subir ces devoirs, mais de les voir sous leur vrai jour : ser­vir le Bon Dieu en cha­ri­té et Lui rendre hon­neur en déve­lop­pant les dons qu’il nous a don­nés. A ce compte-​là, on peut avoir un véri­table « culte du devoir », non pour lui-​même, mais parce que c’est le Créateur et le Rédempteur que nous ser­vons ain­si. Le soir de notre vie venu, nous pour­rons alors nous entendre dire :« C’est bien, bon et fidèle ser­vi­teur. Parce que tu as été fidèle dans les petites choses, entre dans la joie de ton Maître. » (Saint Mathieu, 15, 23).

Source : Le Seignadou – sep­tembre 2022 Image : CC0 1.0 Universal (CC0 1.0)