Le président russe a évoqué le recours éventuel à l’arme nucléaire : la morale réprouve-t-elle la possession de l’arme atomique pour dissuader un ennemi d’attaquer ?
Dans le numéro du Courrier de Rome de décembre 2019, nous avons montré, à la suite du pape Pie XII, qu’on ne pouvait pas condamner de façon absolue le nucléaire militaire. Cependant, nous avons aussi constaté que ses effets destructeurs sont immenses et difficilement contrôlables, si bien que les conditions à réunir pour que son usage soit licite sont, dans le concret, rarement présentes. Après certaines déclarations de Vladimir Poutine, plusieurs lecteurs nous ont demandé de poursuivre la réflexion sur ce sujet et de résoudre la difficulté suivante : la dissuasion nucléaire est-elle légitime ? Les lignes qui suivent essayent donc de répondre à cette question.
La dissuasion nucléaire pose plusieurs difficultés d’ordre moral. Certaines tentatives de solutions ont été proposées. Radical, le pape Benoît XVI a manifesté clairement sa désapprobation : « Que dire des gouvernements qui comptent sur les armes nucléaires pour garantir la sécurité de leurs pays ? Avec d’innombrables personnes de bonne volonté, on peut affirmer que cette perspective, hormis le fait qu’elle est funeste, est tout à fait fallacieuse. En effet, dans une guerre nucléaire il n’y aurait pas des vainqueurs, mais seulement des victimes » [1].
Le pape François, le 24 novembre 2019, a condamné avec encore plus de force le nucléaire militaire. Il insista le 21 juin 2022 en se disant « convaincu qu’un monde exempt d’armes nucléaires est à la fois nécessaire et possible. (…) Essayer de défendre et d’assurer la stabilité et la paix à travers un faux sentiment de sécurité et un “équilibre de la terreur”, soutenus par une mentalité de peur et de méfiance, finit inévitablement par empoisonner les relations entre les peuples et entraver toute forme possible de véritable dialogue. (…) La possession conduit facilement à des menaces d’utilisation, devenant une sorte de chantage. Dans un système de sécurité collective, il n’y a pas de place pour les armes nucléaires et autres armes de destruction massive » [2].
Pendant le concile Vatican II, l’archevêque de Liverpool, Mgr Beck, s’est demandé s’il n’était pas moralement périlleux de détenir des armes nucléaires et de menacer de s’en servir, tout en sachant que leur usage est immoral. « Il semble manifeste qu’un gouvernement qui possède des armes nucléaires de dissuasion et menace d’en faire usage en tant que telles est dans une occasion prochaine de péché grave. On peut rétorquer que tant que nous n’aurons pas des institutions internationales efficaces, c’est-à-dire tant qu’un pays ne peut pas renoncer à ses armes de dissuasion sans risques graves pour sa liberté, ainsi que ses valeurs culturelles et spirituelles, cette occasion prochaine de péché est ce que les moralistes appellent une “occasion nécessaire” qu’il faut accepter comme un compromis tant que ne sera pas créé cet équilibre de confiance et de discussion qui doit remplacer l’actuel équilibre de la terreur » [3].
Dans le même esprit, les évêques français, en 1983, ont mis en valeur la problématique de la dissuasion nucléaire : « Certes, c’est pour n’avoir pas à faire la guerre qu’on veut se montrer capable de la faire. C’est encore servir la paix que de décourager l’agresseur en le contraignant à un commencement de sagesse par une crainte appropriée. La menace n’est pas l’emploi. C’est la base de la dissuasion et on l’oublie souvent en attribuant à la menace la même qualification morale qu’à l’emploi. Toutefois, l’on voit tout de suite le danger de la logique de la dissuasion. Pour ne pas laisser à l’agresseur éventuel des illusions sur la crédibilité de notre défense, il faut qu’on se montre résolu à passer à l’action si la dissuasion échoue. Or, la légitimité de ce passage à l’acte est plus que problématique. L’immoralité de l’usage rend-elle immorale la menace ? Ce n’est pas évident ».
Finalement, les évêques français concluent en admettant la légitimité du recours à la dissuasion nucléaire, mais aux conditions suivantes :
- Qu’il s’agisse seulement de défense ;
- Que l’on évite le surarmement : la dissuasion est atteinte à partir du moment où la menace formulée rend déraisonnable l’agression d’un tiers ;
- Que toutes les précautions soient prises pour éviter une “erreur” ou l’intervention d’un dément, d’un terroriste, etc. ;
- Que la nation qui prend le risque de la dissuasion nucléaire poursuive par ailleurs une politique constructive en faveur de la paix » [4].
La thèse des évêques de France comme celle de Mgr Beck ont ceci de commun qu’elles légitiment la dissuasion tout en considérant comme toujours illicite le passage à l’acte. Pourtant, nous avons bien montré en 2019 que, à certaines conditions – certes rarement réunies – l’usage de la bombe atomique peut être justifié moralement. Comment concilier ces deux thèses ?
Les propos de René Coste [5] sont justes : « Même en dehors d’une guerre nucléaire totale, on devra condamner sans restriction l’anéantissement atomique d’une grande agglomération quelconque de l’adversaire. On ne pourrait même pas l’entreprendre à titre de représailles. Si les Russes détruisaient New York, les Américains n’auraient pas pour autant le droit de détruire Moscou. Cette interdiction n’est que l’application de la règle déjà étudiée, qui ne permet jamais de répondre à des actes intrinsèquement mauvais de l’adversaire par des actes de même nature, et il faut la maintenir à tout prix, quelle que soit l’importance de l’enjeu. La population d’une grande ville ne pourra jamais être considérée comme un objectif militaire » [6].
En effet, la fin ne justifie pas les moyens. Il est toujours injuste de tuer directement des innocents, même pour sauver de nombreuses vies ou pour faire cesser la guerre.
Lisons à nouveau René Coste dans l’ouvrage déjà cité : « et, même s’il y avait effectivement des objectifs proprement militaires, la destruction d’une grande ville ne pourrait pas être justifiée, si elle entraînait, comme ce serait le cas, un grand nombre de victimes civiles ».
Il faut nuancer ces lignes. Supposons que la principale base militaire d’un injuste et dangereux agresseur soit située dans le centre d’une grande ville, et que la destruction de cette base soit le seul moyen de désarmer l’ennemi. L’usage du nucléaire contre cette base sera-t-il nécessairement immoral ? Il semble que, dans certaines circonstances, la légitime défense autorise la mort indirecte et non voulue – seulement tolérée – de nombreux civils innocents, si le bien obtenu compense ce mal. Autrement, l’ennemi aurait beau jeu de placer toutes ses bases militaires en centre-ville. N’est-il pas raisonnable de prendre le risque de tuer indirectement des milliers de civils, si c’est le seul moyen pour en sauver des millions ?
On objectera que, pour désarmer cet injuste agresseur, une bombe nucléaire n’est pas requise. Il existe aujourd’hui des bombes non atomiques très précises qui permettent de détruire un objectif militaire avec peu de dommages collatéraux. Pourquoi alors utiliser une bombe qui va certainement tuer des milliers de victimes ? Cette objection est valable et ne doit pas être négligée. Elle permet de conclure que, au 21e siècle, il est difficile d’imaginer une situation dans laquelle un passage à l’acte serait justifié moralement.
On pourrait aussi envisager une petite bombe nucléaire, aux effets destructeurs très réduits. Mais il ne s’agit pas de cela quand on parle de dissuasion. En effet, le principe même de la dissuasion consiste à menacer l’adversaire potentiel d’un mal beaucoup plus grave que celui dont il nous menace, afin qu’il comprenne qu’il a tout à perdre à nous attaquer. Par conséquent, dans la politique de dissuasion, la menace a toujours pour objet une destruction de grande ampleur.
Cela voudrait-il dire que la menace doit rester purement verbale et que la dissuasion nucléaire n’est que du bluff ? Totalement, non. En partie, oui, dans la mesure où le passage à l’acte ne doit pas être aussi certain que la menace ne le laisse entendre. On laisse croire à l’adversaire potentiel que, à la moindre attaque sérieuse, on ripostera immédiatement avec une arme nucléaire tout en sachant bien que, dans la grande majorité des cas, on ne ripostera pas de cette façon, parce que ce serait immoral.
Y a‑t-il alors mensonge ? Saint Thomas, tout en rappelant que mentir est toujours un péché, ajoute : « Il est permis de dissimuler adroitement la vérité » [7]. C’est une ruse de guerre légitime. Le saint Docteur écrit aussi : « Dans une guerre juste, il est permis de cacher ses plans à l’ennemi » [8].
Dans les faits, depuis la deuxième guerre mondiale, la dissuasion nucléaire n’a certes pas empêché les guerres. Elles ont été nombreuses et meurtrières. Il est cependant permis de penser qu’elle a empêché, et qu’elle empêche encore aujourd’hui, un affrontement direct entre les Etats-Unis et la Russie.
Néanmoins, si Pie XII a souvent rappelé que la guerre pouvait être légitime, il a enseigné avec encore plus de force qu’il fallait employer toute son énergie pour l’éviter. Ce devoir est encore plus pressant s’il s’agit d’une guerre ABC (atomique, biologique, chimique). Devant des médecins militaires, il demandait : « N’est-il pas possible, par des ententes internationales, de proscrire et d’écarter efficacement la guerre ABC ? » [9]. À Pâques 1954, Pie XII insiste : « Nous ne Nous lasserons pas de Nous employer afin que, au moyen d’ententes internationales – restant sauf toutefois le principe de la légitime défense – puisse être efficacement proscrite et écartée la guerre atomique, biologique et chimique » [10].
Dans son message de Noël 1955, le pape est encore plus impératif : « Il s’agirait de trois mesures : renonciation aux expériences avec des armes nucléaires, renonciation à l’emploi de telles armes, contrôle général des armements. (…) Nous n’hésiterons pas à l’affirmer, toujours dans le sens de Nos allocutions antérieures, que l’ensemble de ces trois mesures, comme objet d’une entente internationale, est un devoir de conscience des peuples et de leurs gouvernants » [11].
Il ne faut cependant pas tomber dans l’utopie en pensant que l’homme pourra revenir en arrière dans son histoire en désinventant l’arme atomique. Dans leur Manifeste, Russell et A. Einstein écrivent à propos du désarmement nucléaire : « C’est là un espoir illusoire. Quels que soient les accords sur la non-utilisation de la bombe H qui auraient été conclus en temps de paix, ils ne seraient plus considérés comme contraignants en temps de guerre, et les deux protagonistes s’empresseraient de fabriquer des bombes H dès le début des hostilités ; en effet, si l’un d’eux était seul à fabriquer des bombes et que l’autre s’en abstenait, la victoire irait nécessairement au premier ». Karl Jaspers ira plus loin en soulignant que « mettre en vigueur sans plus attendre les principes de l’état de paix juridique sans restriction serait, pour celui qui le ferait de façon unilatérale, commettre un acte de suicide » [12].
Nous disons donc, contrairement à l’avis du pape François et de son prédécesseur immédiat, qu’il est permis moralement de posséder l’arme atomique pour dissuader un ennemi potentiel d’attaquer et le menacer d’une riposte. C’est une application de l’adage : « Si vis pacem, para bellum ». Un pays a donc le droit de se livrer à des manœuvres de démonstration prouvant le niveau de préparation des forces et la détermination politique de les mettre en œuvre. Et la participation aux exercices ou aux essais nucléaires ne pose pas de difficulté morale pour le militaire.
Source : Courrier de Rome n°654 de juin 2022.
- Message de Benoît XVI pour la célébration de la journée mondiale de la paix, 1er janvier 2006.[↩]
- Message adressé à l’ambassadeur Alexander Kmentt, président de la première rencontre des États membres du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires[↩]
- Note 20 in Doc. Cath. année 1983 page 1096.[↩]
- Gagner la paix, document de la CEF, dans la DC n° 1863, décembre 1983, p. 1096.[↩]
- Prêtre sulpicien et théologien moderniste, il fut délégué général et président de Pax Christi de 1980 à 1996. Il est mort en 2018.[↩]
- Mars ou Jésus, Chronique sociale de France, 1962.[↩]
- IIa IIae q. 110 art. 3 ad 4.[↩]
- IIa IIae q. 40 art. 3.[↩]
- Discours du 19 octobre 1953.[↩]
- Radiomessage du 18 avril 1954.[↩]
- Message du 24 décembre 1955.[↩]
- Cité par Nicolas Roche sur le site academiesciencesmoralesetpolitiques.fr[↩]