Science, Philosophie et Foi : Quand Pie XII s’adressait à l’Académie pontificale des sciences

Si grande que soit la science des choses créées, elle fini­ra par pas­ser (1 Cor 13, 8) et céder la place à la vision du Créateur.

Introduction

Dans sa pré­face à Pie XII et la cité, le car­di­nal Opilio Rossi note que « le pape [Pie XII] exhorte théo­lo­giens et phi­lo­sophes à étu­dier atten­ti­ve­ment les divers cou­rants et à recueillir jusqu’à la moindre par­celle de véri­té conte­nue dans les recherches humaines, sur­tout dans la science. La doc­trine de la foi et les nou­velles décou­vertes de la science peuvent se prê­ter un appui mutuel, même si, en matière de foi, le der­nier mot revient au Magistère ins­ti­tué par le Christ[1] ».

Une rapide coup d’œil jeté aux dis­cours adres­sés par le pon­tife à l’Académie pon­ti­fi­cale des sciences per­met de confir­mer l’observation du pré­lat. Le Pasteur Angélique y mani­feste son inté­rêt pour la paléon­to­lo­gie[2], la bio­lo­gie[3], la phy­sique ato­mique et nucléaire[4], la psy­cho­lo­gie[5], l’optique[6], l’anatomie[7], l’astronomie[8], l’astrophysique[9], la géo­lo­gie[10] et la miné­ra­lo­gie[11]. Il évoque par ailleurs « la voie du pro­grès humain, voie rude, voie mar­quée des traces des plus auda­cieux héros des décou­vertes, de Thalès, d’Aristote, d’Archimède, de Ptolémée, de Galien à Bacon, à Léonard de Vinci, à Copernic, à Galilée, à Kepler, à Newton, à Volta, à Pasteur, à Curie, à Hertz, à Edison, à Marconi, à cent autre[12] ».

Devant les savants, il jus­ti­fie les rai­sons de son inté­rêt pour les sciences : « L’énigme de la créa­tion a tenu en haleine, depuis des siècles, l’admiration et l’intelligence de toutes les nations. […] Le secret de la véri­té, caché depuis des siècles et ense­ve­li dans l’univers, vous nous le révé­lez[13] ». Finalement, « dans cette recherche des lois qui gou­vernent le monde, vous allez à la ren­contre de Dieu et vous en cher­chez les traces lais­sées par lui lorsqu’il en eut accom­pli la créa­tion[14] ».

Pour bali­ser le che­min qui mène de la créa­tion au Créateur, Pie XII traite d’abord des sciences en elles-​mêmes (1), puis dans leurs rap­ports avec la phi­lo­so­phie (2) et la foi (3). Mettons nos pas dans les siens.

1. Les sciences en elles-mêmes

1.1 Une connaissance certaine par les causes

Le pon­tife prend soin de défi­nir la science :

« Qu’est-ce, en effet, que la science, sinon la connais­sance cer­taine des choses ? Et com­ment est-​il pos­sible d’acquérir cette connais­sance si l’on ne scrute pas les prin­cipes et les causes des choses dont pro­cède la démons­tra­tion de leur être et de leur nature et de leur action[15] ? »

Pour avoir une connais­sance cer­taine par les causes, l’homme doit pas­ser par des simi­li­tudes —d’abord sen­sibles puis intel­lec­tuelles— tirées de la réalité :

« La science n’est pas la science des rêves ou des images des choses, mais celle des choses elles-​mêmes, au moyen des images que nous recueillons d’elles, car, ain­si que l’enseigne, après Aristote, le Docteur angé­lique[16], la pierre ne peut être dans notre âme, mais bien l’image ou la figure de la pierre qui, sem­blable à elle-​même, se repro­duit dans nos sens puis dans notre intel­li­gence, afin que, par cette res­sem­blance, elle puisse être et qu’elle soit dans notre âme et dans notre étude et nous fasse reve­nir à elle en nous rame­nant à la réa­li­té[17]. »

1.2 Des faits aux hypothèses et aux théories

Dotée d’un objet spé­ci­fique, chaque science éla­bore sa propre méthodologie :

« Nobles cham­pions des sciences et des arts humains, l’Église vous recon­naît la juste liber­té de la méthode et des recherches, liber­té sur laquelle Notre immor­tel pré­dé­ces­seur Pie XI fon­dait cette Académie, sachant bien ce qu’enseigne le même Concile du Vatican, que l’Église “ne défend nul­le­ment que les dis­ci­plines de ce genre se servent cha­cune dans son domaine de prin­cipes qui leur sont par­ti­cu­liers et d’une méthode propre ; mais, recon­nais­sant cette juste liber­té, elle veut évi­ter avec soin qu’elles acceptent des erreurs contraires à la divine doc­trine, ou que, fran­chis­sant leurs limites propres, elles s’occupent de choses tou­chant à la foi et y jettent le désordre[18][19]. »

Le scien­ti­fique passe inlas­sa­ble­ment de l’observation des faits à l’énoncé des hypo­thèses et à l’élaboration des théories :

« Chercher inlas­sa­ble­ment des faits pré­cis, éla­bo­rer des théo­ries pour les expli­quer, véri­fier la théo­rie par de nou­velles obser­va­tions, la cor­ri­ger au besoin, la rem­pla­cer par une autre plus par­faite, qui tienne compte davan­tage des don­nées acquises, tel est le labeur inces­sant de l’as­tro­nome, labeur qui, même aux yeux des pro­fanes, appa­raît tita­nesque[20]. »

La voie qui mène à la véri­té est sou­vent semée d’obstacles et la solu­tion qui sem­blait proche reste par­fois hors de portée :

« Incessant est le pro­grès de la science. Il est bien vrai que les étapes suc­ces­sives de son avan­ce­ment n’ont pas tou­jours été pla­cées sur le che­min qui, des pre­mières obser­va­tions et décou­vertes, mènent direc­te­ment à l’hypothèse, de l’hypothèse à la théo­rie, et enfin à l’obtention sûre et indu­bi­table de la véri­té[21]. »

1.3 « Entre Dieu et nous, il y a la nature[22] »

Mesurée par l’intelligence divine, la réa­li­té natu­relle est mesure de l’intelligence humaine :

« Les choses d’où notre esprit tire la science mesurent notre esprit et les lois que nous trou­vons ou pui­sons en elles ; mais elles sont mesu­rées par l’éternelle intel­li­gence divine, dans laquelle sont toutes les choses créées, comme dans l’esprit de tout arti­san se trouvent toutes les œuvres de sa com­pé­tence[23]. »

Autant la confor­mi­té avec les idées divines est consti­tu­tive des natures créées, autant la confor­mi­té de l’intelligence humaine avec ces der­nières leur est accidentelle :

« La véri­té de la nature est insé­pa­rable au regard de l’art infaillible de l’intelligence créa­trice qui la sou­tient dans l’être et dans l’agir et qui en mesure ain­si la véri­té dans la réa­li­té des choses. Au contraire, elle est acci­den­telle à la nature et aux choses, la rela­tion de la véri­té, dont les revêt, comme effet de sa contem­pla­tion et inves­ti­ga­tion, notre débile intel­li­gence[24]. »

1.4 Une rationalité à découvrir

En exa­mi­nant la nature, le scien­ti­fique y découvre une intel­li­gi­bi­li­té et une ratio­na­li­té qu’elle ne s’est pas don­née à elle-même :

« Loi dit ordre ; et la loi uni­ver­selle dit ordre dans les grandes choses comme dans les petites. C’est un ordre que votre intel­li­gence et votre main retrouvent déri­vant direc­te­ment des ten­dances intimes ren­fer­mées dans les choses natu­relles ; ordre que nulle chose ne peut créer ou se don­ner par elle-​même, pas plus qu’elle ne peut don­ner l’être ; ordre qui dit Raison ordon­na­trice dans un esprit, qui a créé l’univers et de qui “dépendent le ciel et toute la nature[25]” ; ordre qu’ont reçu avec l’être ces ten­dances et ces éner­gies et avec lequel, les unes et les autres col­la­borent à un monde bien ordon­né[26]. »

« Le monde des corps, sans avoir une âme qui l’informe et le vivi­fie, sans avoir une intel­li­gence qui le gou­verne et le guide, se meut pour­tant selon la rai­son comme s’il vivait, et agit de pro­pos déli­bé­ré comme s’il com­pre­nait. Ceci n’est-il pas la preuve la plus évi­dente que le monde est diri­gé par la main de ce Maître, invi­sible en lui-​même, mais visible dans son œuvre, qui est le Dieu omni­scient, ordon­na­teur de l’univers avec un art suprême[27] ? »

1.5 Se conformer à la réalité des choses

Attentif à scru­ter un objet qui s’impose à lui, le scien­ti­fique doit cher­cher la véri­té qui est confor­mi­té au réel :

« De même que nous ne créons pas la nature, nous ne créons pas davan­tage la véri­té. […] Quand notre intel­li­gence ne se conforme pas à la réa­li­té des choses et veut res­ter sourde à la voix de la nature, elle s’égare dans l’illusion des songes et s’attache à de fal­la­cieuses et trom­peuses vani­tés[28]. »

« Les plus grands génies du pas­sé et du pré­sent ont eu la noble per­sua­sion qu’ils étaient les hérauts d’une véri­té iden­tique et la même pour tous les peuples et toutes les races qui foulent le sol du globe et regardent le ciel ; une véri­té qui s’appuie essen­tiel­le­ment sur une adae­qua­tio rei et intel­lec­tus[29], laquelle n’est pas autre chose que la confor­mi­té acquise, plus ou moins par­faite, plus ou moins accom­plie, de notre intel­li­gence avec la réa­li­té objec­tive des choses natu­relles, dans laquelle consiste la véri­té de notre savoir[30]. »

« La véri­té doit s’entendre comme l’accord du juge­ment de l’homme avec la réa­li­té de l’être et de l’action des choses elles-​mêmes, par oppo­si­tion avec les repré­sen­ta­tions et les idées que l’esprit y intro­duit[31]. »

Encore faut-​il évi­ter de confondre faits et interprétations :

« La dis­tinc­tion entre les faits cer­tains et leur inter­pré­ta­tion ou leur sys­té­ma­ti­sa­tion est aus­si fon­da­men­tale pour le cher­cheur que la défi­ni­tion de la véri­té. Le fait est tou­jours vrai, parce qu’il ne peut y avoir d’erreur onto­lo­gique. Mais il n’en va pas ain­si sans plus dans son éla­bo­ra­tion scien­ti­fique. Ici, on court le dan­ger de for­mu­ler des conclu­sions pré­ma­tu­rées et de com­mettre des erreurs de jugement.

« Tout cela impose le res­pect des faits et de l’ensemble des faits, la pru­dence dans l’énonciation de pro­po­si­tions scien­ti­fiques, la sobrié­té du juge­ment scien­ti­fique, la modes­tie si appré­ciée chez le savant et qu’inspire la conscience des limites du savoir humain ; cela favo­rise l’ouverture d’esprit et la doci­li­té du véri­table homme de science bien éloi­gné de tenir à ses propres idées quand elles s’avèrent insuf­fi­sam­ment fon­dées et, fina­le­ment, cela conduit à exa­mi­ner sans par­ti pris les opi­nions d’autrui et à les juger[32]. »

Lorsque plu­sieurs sciences étu­dient une même réa­li­té mais sous des angles variés, elles ne sau­raient se contredire :

« Il est rare qu’une seule science s’occupe d’un objet déter­mi­né. Elles sont sou­vent plu­sieurs qui le traitent cha­cune sous un aspect dif­fé­rent. Si leur enquête est cor­recte, la contra­dic­tion entre leurs résul­tats est impos­sible, car cela sup­po­se­rait une contra­dic­tion dans la réa­li­té onto­lo­gique. Or, la réa­li­té ne peut se contre­dire[33]. »

Si l’apparence d’une contra­dic­tion se fai­sait jour, elle ne pour­rait résul­ter « que d’une obser­va­tion fau­tive, ou de l’interprétation erro­née d’une obser­va­tion exacte, ou encore du fait que le cher­cheur, dépas­sant les limites de sa spé­cia­li­té, s’est avan­cé sur un ter­rain qu’il ne connaît pas [34] ».

2. Science et philosophie

2.1 Un divorce malheureux

Que l’ignorance mutuelle entre la science et la phi­lo­so­phie, Pie XII ne peut que le consta­ter et la regretter :

« Hélas ! depuis un cer­tain temps la science et la phi­lo­so­phie se sont sépa­rées. Il serait dif­fi­cile d’établir les causes et les res­pon­sa­bi­li­tés d’un fait aus­si dom­ma­geable. Il est cer­tain que la cause de ce divorce n’est pas à cher­cher dans la nature même des deux voies qui conduisent à la véri­té, mais dans les contin­gences his­to­riques et dans les per­sonnes, qui ne pos­sé­daient pas tou­jours la bonne volon­té et la com­pé­tence qui eussent été néces­saires[35]. »

Plutôt que de s’ignorer, science et phi­lo­so­phie devrait s’appuyer l’une sur l’autre :

• la phi­lo­so­phie doit res­pec­ter le carac­tère expé­ri­men­tal de la méthode scien­ti­fique : « Si la science a le devoir de cher­cher sa cohé­rence et de s’inspirer de la saine phi­lo­so­phie, jamais celle-​ci ne doit pré­tendre à déter­mi­ner les véri­tés, qui relèvent uni­que­ment de l’expérience et de la méthode scien­ti­fique. Seule, en effet, l’expérience, enten­due au sens le plus large, peut indi­quer quelles sont, dans l’infinie varié­té des gran­deurs et des lois maté­rielles pos­sibles, celles que le Créateur a vou­lu vrai­ment réa­li­ser[36]. »

• la science doit appor­ter à la phi­lo­so­phie cette connais­sance des choses sen­sibles qui lui sert de point de départ : « La phi­lo­so­phie peut-​elle être un rêve de l’esprit qui confond Dieu avec la nature, qui contemple avec com­plai­sance des visions et des illu­sions d’idoles fan­tai­sistes ? La phi­lo­so­phie ne consiste-​t-​elle pas, au contraire, à prendre soli­de­ment pied dans la réa­li­té des choses que nous voyons et tou­chons, et à cher­cher les causes les plus pro­fondes et les plus éle­vées de la nature et de l’univers ? Toute notre connais­sance ne commence-​t-​elle pas par les sens[37] ? »

2.2 Les impasses à éviter

L’harmonie entre science et phi­lo­so­phie lorsque les sciences, loin de s’en tenir à l’observation des faits, en livrent une inter­pré­ta­tion idéo­lo­gi­que­ment orientée :

« Y a‑t‑il oppo­si­tion entre la recherche qui porte sur la nature phy­sique et l’intelligence humaine ? Entre les sciences et la phi­lo­so­phie ? Certainement, il y a conflit entre les sciences qui ne voient pas la main de Dieu dans l’ordre qui existe dans l’univers, et la phi­lo­so­phie qui dans les lois de la nature recon­naît l’ordre ou l’arrangement de la rai­son divine, qui prend soin de l’univers et le gou­verne[38]. »

« Cet ordre uni­ver­sel, vous le contem­plez, vous le mesu­rez, vous l’étudiez ; il n’est pas ni ne peut être le fruit d’un besoin abso­lu aveugle, non plus que du hasard et de la for­tune ; le hasard est une concep­tion de l’imagination ; la for­tune, un rêve de l’ignorance humaine. Dans l’ordre, vous cher­chez une rai­son qui le gou­verne ab intrin­se­co[39] une orga­ni­sa­tion de la rai­son dans un monde qui, même sans vie, se meut comme s’il vivait et agit selon son des­sein comme s’il com­pre­nait ; en un mot, vous cher­chez la loi qui, pré­ci­sé­ment, est une ordon­nance de la rai­son de Celui qui gou­verne l’univers et l’a fixée dans la nature et dans les mou­ve­ments de son ins­tinct incons­cient. Dans cette recherche des lois qui gou­vernent le monde, vous allez à la ren­contre de Dieu et vous en cher­chez les traces lais­sées par lui lorsqu’il en eut accom­pli la créa­tion[40]. »

Diverses voies sans issue sont signa­lées par Pie XII

Primo, le phé­no­mé­nisme ain­si défini :

« Notre intel­li­gence n’arriverait à acqué­rir la science que par les res­sem­blances reçues des choses, et c’est pour­quoi seules les images des choses, et non les choses elles-​mêmes, seraient l’objet de notre science et des lois que nous for­mu­lons concer­nant la nature[41]. »

De fait, le scien­ti­fique ne reste pas s’efforce à la sur­face des choses mais il en pénètre la sub­stance cachée :

« La véri­table loi de la nature que le savant for­mule à la suite d’une obser­va­tion et d’une atten­tion patiente dans son labo­ra­toire, est bien plus et mieux qu’une simple des­crip­tion ou qu’un simple cal­cul intel­lec­tuel n’ayant pour objet que des phé­no­mènes et non des sub­stances réelles avec leurs pro­prié­tés. Elle ne s’arrête pas à l’apparence ni à l’image sen­sible, dont elle ne se contente pas, mais elle pénètre dans la pro­fon­deur de la réa­li­té, recherche et découvre les forces intimes et occultes des phé­no­mènes, en montre l’activité et les rap­ports[42]. »

« Les lois natu­relles existent, pour ain­si dire, incar­nées et secrè­te­ment opé­rantes au plus pro­fond de la nature, et nous, par l’observation et l’expérimentation, nous les recher­chons et les décou­vrons. Ne dites pas que la matière n’est pas une réa­li­té, mais une abs­trac­tion façon­née par la phy­sique ; que la nature est en soi insai­sis­sable par l’esprit ; que notre monde sen­sible est un autre monde à part, tan­dis que le phé­no­mène, qui est l’apparence du monde exté­rieur, nous fait son­ger à la réa­li­té des choses qu’il cache. Non ! la nature, c’est la réa­li­té, et une réa­li­té qu’on peut connaître[43]. »

Secundo, le méca­nisme qui sou­tient « que tout phé­no­mène natu­rel se ram[ène] à un ensemble de forces phy­siques, chi­miques et méca­niques, dans lequel le chan­ge­ment et l’action résult[ent] uni­que­ment d’une dis­po­si­tion dif­fé­rente des par­ti­cules dans l’espace et des forces ou dépla­ce­ments, aux­quels cha­cune d’elles [est] sou­mise. Il s’en[suit] que, théo­ri­que­ment, on [peut] pré­voir avec cer­ti­tude un effet futur quel­conque, à condi­tion de connaître, au départ, toutes les don­nées géo­mé­triques et méca­niques. Selon cette doc­trine, le monde ne serait qu’une énorme machine, com­po­sée d’une série innom­brable d’autres machines unies entre elles[44] ».

Or, force est de consta­ter que « les pro­grès ulté­rieurs de la recherche expé­ri­men­tale ont mon­tré l’inexactitude de ces hypo­thèses. La méca­nique déduite des faits du macro­cosme est inca­pable d’expliquer et d’interpréter tous les phé­no­mènes du micro­cosme : d’autres élé­ments entrent en jeu qui échappent à toute expli­ca­tion de nature méca­niste[45] ».

Tertio, l’idéalisme scien­ti­fique « dans lequel la consi­dé­ra­tion du sujet agis­sant tient le rôle prin­ci­pal[46] ».

Quarto, le scep­ti­cisme qui affirme « qu’il faut se conten­ter de simples consta­ta­tions de faits, et ten­ter de les faire entrer dans des repré­sen­ta­tions for­melles syn­thé­tiques et simples, afin de pré­voir les déve­lop­pe­ments pos­sibles d’un sys­tème phy­sique à par­tir du don­né ini­tial. Cet état d’esprit signi­fie qu’on renonce à l’introspection concep­tuelle et qu’on perd l’espoir d’accomplir des syn­thèses géniales uni­ver­selles[47] ».

Quinto, la réduc­tion de la science aux statistiques :

« L’affirmation que les lois natu­relles ne souffrent aucune excep­tion a été tel­le­ment ébran­lée par le pro­grès de la science exacte, qu’aujourd’hui c’est tout juste si l’on ne tombe pas dans l’autre excès qui consiste à ne par­ler que de règles moyennes, de normes sta­tis­tiques et de lois de pro­ba­bi­li­té. Pareille façon de pen­ser est per­mise dans la mesure où de très nom­breuses lois du monde sen­sible ou macro­cosme mani­festent un carac­tère sta­tis­tique — car elles n’expriment pas la façon de se com­por­ter de chaque être, mais le pro­ces­sus moyen d’un nombre immense d’êtres sem­blables — et ain­si se prêtent à être trai­tées au moyen du cal­cul des probabilités.

« Mais vou­loir voir seule­ment des lois sta­tiques dans le monde est une erreur de nos temps, […] c’est affir­mer que l’on peut se pas­ser de l’ancienne concep­tion rigi­de­ment dyna­mique de la loi natu­relle et qu’elle est deve­nue vide de sens. Bien plus, le récent posi­ti­visme s’est avan­cé si loin, à côté du conven­tion­na­lisme, qu’il a mis en doute la valeur même de la loi cau­sale[48]. »

3. Science et foi

De même qu’il appelle de ses vœux une récon­ci­lia­tion des sciences et de la phi­lo­so­phie, Pie XII —fidèle aux ensei­gne­ments du concile Vatican I— affirme que foi et science peuvent et doivent se prê­ter aide mutuelle : 

« La foi n’est pas orgueilleuse, ce n’est pas une maî­tresse qui tyran­nise la rai­son ou la contre­dit ; le sceau de la véri­té n’est pas diver­se­ment impri­mé par Dieu dans la foi et dans la rai­son. Bien plu­tôt, au lieu de s’opposer, elles s’aident l’une l’autre, comme Nous l’avons déjà dit, puisque la droite rai­son démontre les fon­de­ments de la foi et, à sa lumière, en éclaire les termes, et que la foi pré­serve la rai­son de l’erreur, qu’elle l’en sauve lorsqu’elle y est tom­bée, et l’instruit par ses connais­sances de tous genres[49]. »

En effet, Dieu aux hommes aus­si bien par le monde qu’il a créé que par sa révélation :

« Dans ses études pro­fondes, l’homme a deux livres : celui de l’univers, où la rai­son humaine étu­die, cher­chant la véri­té des choses bonnes faites par Dieu ; celui de la Bible et de l’Évangile, où l’intelligence étu­die à côté de la volon­té, en quête d’une véri­té supé­rieure à la rai­son, sublime comme le mys­tère intime de Dieu, connu de lui seul[50]. »

La dis­tinc­tion entre les faits éta­blis et les hypo­thèses énon­cées per­met de désa­mor­cer cer­tains conflits appa­rents entre science et foi :

« Plusieurs réclament avec ins­tances que la reli­gion catho­lique tienne le plus grand compte [des sciences posi­tives]. Ce qui, sans aucun doute, est chose louable lorsqu’il s’agit de faits véri­ta­ble­ment éta­blis, mais lorsqu’il s’agit d’hypothèses qui touchent à l’enseignement de l’Écriture ou de la Tradition, même si elles ont quelque fon­de­ment scien­ti­fique, il faut les accueillir avec pru­dence. Si de telles hypo­thèses s’opposaient direc­te­ment ou indi­rec­te­ment à la doc­trine révé­lée, par Dieu, elles seraient un pos­tu­lat tout à fait inac­cep­table[51]. »

Donnons quelques pré­ci­sions à ce propos :

« Il faut bien connaître ce que l’on appelle la méthode scien­ti­fique moderne, qui ne com­porte pas seule­ment l’observation pré­cise et métho­dique de la nature, d’où peuvent être induites de véri­tables lois, mais aus­si l’élaboration, a prio­ri, d’hypothèses expli­ca­tives des phé­no­mènes obser­vés, qui, elles, ne sont que des pos­si­bi­li­tés, des véri­tés sup­po­sées, mais qui ne sont pas la conclu­sion d’une véri­table démonstration.

« Cette méthode excelle pour les phé­no­mènes quan­ti­fiables par des méthodes de mesure : les mathé­ma­tiques per­mettent de les expli­quer par des hypo­thèses de cal­culs, et, plus lar­ge­ment par des “théo­ries”, qui expliquent, par déduc­tion mathé­ma­tique à par­tir de quelques lois sup­po­sées, tout un ensemble de phé­no­mènes mesu­rables et quan­ti­fiables, et per­met d’en pré­voir l’évolution dans le temps.

« Mais, même dans ce cas, cette méthode est d’un point de vue logique basée sur la pro­po­si­tion condi­tion­nelle : si A (la cause sup­po­sée) est vrai, alors B (l’effet obser­vé) est vrai. A est l’hypothèse expli­ca­tive, B le fait véri­fiable par l’expérience. Lorsque l’expérience me per­met de consta­ter que B est vrai, elle n’entraîne nul­le­ment la véri­té de A, qui demeure une hypo­thèse. C’est seule­ment si B est faux que l’on peut déduire que A est fausse. A stric­te­ment par­ler, on devrait dire : l’observation de B per­met selon les lois connues de la science, d’affirmer qu’il est pos­sible que la cause soit A. […]

« Une théo­rie géo­lo­gique ou bio­lo­gique, si elle par­vient à expli­quer, par un ensemble cohé­rent et logique de lois sup­po­sées, des faits obser­vables, elle n’en demeure pas moins dans le domaine du pos­sible et non du néces­saire, ou du vrai­sem­blable et non du vrai à sim­ple­ment par­ler. Elle a de sur­croît la dif­fi­cul­té, par rap­port aux théo­ries phy­siques, de faire appel à des liens de cause à effet qui ne sont pas mathé­ma­tiques [52]. »

La pru­dence est donc de mise dans l’énoncé des hypo­thèses et leur pré­sen­ta­tion au grand public :

« Les mul­tiples recherches, aus­si bien de la paléon­to­lo­gie que de la bio­lo­gie et de la mor­pho­lo­gie, sur les autres pro­blèmes qui concernent les ori­gines de l’homme, n’ont appor­té jusqu’à pré­sent rien de posi­ti­ve­ment clair et cer­tain. Il ne reste donc qu’à lais­ser à l’avenir la réponse à la ques­tion ; un jour, peut-​être la science, éclai­rée et gui­dée par la Révélation, pour­ra pré­sen­ter des résul­tats sûrs et défi­ni­tifs sur un sujet si impor­tant[53]. »

Conclusion

Dès le début de son pon­ti­fi­cat, Pie XII mani­fes­tait aux membres de l’Académie pon­ti­fi­cale des sciences l’intérêt que l’Église et son pon­tife suprême portent aux sciences et aux arts :

« Amie de la véri­té, l’Église admire et aime le pro­grès du savoir humain à l’égal de celui des arts et de tout ce qu’elle sait être apte par sa beau­té et sa bon­té à exal­ter l’esprit et à pro­mou­voir le bien. Est-​ce que l’Église n’est pas elle-​même le pro­grès divin dans le monde et la mère du plus haut pro­grès intel­lec­tuel et moral de l’humanité et de la vie civile des peuples ? Elle s’avance à tra­vers les siècles, maî­tresse de véri­té et de ver­tu, lut­tant contre les erreurs, non contre les hommes qui errent, ne détrui­sant pas, mais édi­fiant, plan­tant des roses et des lis sans déra­ci­ner les oli­viers et les lau­riers [54]. »

D’où les encou­ra­ge­ments qu’il pro­digue aux hommes de science :

« Vous devez être, en un cer­tain sens, les décou­vreurs des inten­tions de Dieu. Il vous appar­tient d’interpréter le livre de la nature, d’en expo­ser le conte­nu et d’en tirer les consé­quences pour le bien com­mun[55]. »

Si grande que soit la science des choses créées, elle fini­ra par pas­ser (1 Cor 13, 8) et céder la place à la vision faciale du Créateur :

« Si notre corps vient du limon de la terre et doit retour­ner en pous­sière, notre âme, qui vient de Dieu, est immor­telle et désire ardem­ment s’élever vers Dieu par l’échelle de la science de ce monde, science qui ne par­vient pas à satis­faire plei­ne­ment l’immense avi­di­té de la véri­té qui nous agite. Le monde est l’école de Dieu, maître de toute science ; la figure de ce monde passe, nous res­tons seuls en face du Maître[56]. »


[1] Cardinal Opilio Rossi, « Préface » dans Pie XII et la cité. La pen­sée et l’action poli­tique de Pie XII [Actes du col­loque de la facul­té de droit d’Aix-en-Provence], Paris, Tequi, 2000.

[2] Discours du 3 décembre 1939 et du 30 novembre 1941.

[3] Discours du 30 novembre 1941 et du 24 avril 1955.

[4] Discours du 30 novembre 1941 et du 8 février 1948.

[5] Discours du 21 février 1943, du 8 février 1948 et du 24 avril 1955.

[6] Discours du 21 février 1943.

[7] Discours du 8 février 1948.

[8] Discours du 24 avril 1955 et du 20 mai 1957.

[9] Discours du 22 novembre 1951.

[10] Discours du 24 avril 1955.

[11] Ibid.

[12] Discours du 3 décembre 1939.

[13] Ibid.

[14] Discours du 21 février 1943.

[15] Ibid.

[16] Cf. I, q. 76, a. 2, ad 4.

[17] Ibid.

[18] Concile Vatican I, Constitution Dei Filius, 24 avril 1870, c. 4.

[19] Discours du 3 décembre 1939.

[20] Discours du 20 mai 1957.

[21] Discours du 8 février 1948.

[22] Discours du 3 décembre 1939.

[23] Discours du 21 février 1943. Cf. saint Thomas d’Aquin, De Veritate, q. 1, a. 2 c : « Les réa­li­tés natu­relles, d’où notre intel­li­gence reçoit la science, mesu­rent notre intel­li­gence, comme il est dit au 10e livre de la Métaphysique, mais sont mesu­rées par l’intelligence divine, en laquelle sont toutes choses… »

[24] Discours du 3 décembre 1939.

[25] Dante, Divine Comédie, Paradis, chant XXVIII, v. 42.

[26] Discours du 8 février 1948.

[27] Discours du 30 novembre 1941.

[28] Discours du 3 décembre 1939.

[29] Adéquation de la chose et de l’intelligence.

[30] Discours du 21 février 1943.

[31] Discours aux par­ti­ci­pants du 1er congrès de géné­tique médi­cale, 8 sep­tembre 1953.

[32] Ibid.

[33] Ibid.

[34] Ibid.

[35] Discours du 24 avril 1955.

[36] Ibid.

[37] Discours du 30 novembre 1941.

[38] Ibid.

[39] De l’intérieur.

[40] Discours du 21 février 1943.

[41] Ibid.

[42] Discours du 8 février 1948.

[43] Discours du 21 février 1943.

[44] Discours du 24 avril 1955.

[45] Ibid.

[46] Ibid.

[47] Ibid.

[48] Discours du 21 février 1943.

[49] Discours du 3 décembre 1939.

[50] Ibid.

[51] Encyclique Humani gene­ris, 12 août 1950.

[52] Abbé Jean-​Luc Radier, « La foi et la théo­rie de l’évolution » dans L’existence de Dieu [Actes de l’université d’été 2007 de la Fraternité sacer­do­tale saint Pie X], p. 52–53.

[53] Discours du 30 novembre 1941.

[54] Discours du 3 décembre 1939.

[55] Discours du 24 avril 1955.

[56] Discours du 30 novembre 1941.

Abbé François KNITTEL

Source : Cahiers Saint Raphaël.

    Notes de bas de page
  1. Cardinal Opilio Rossi, « Préface » dans Pie XII et la cité. La pen­sée et l’action poli­tique de Pie XII [Actes du col­loque de la facul­té de droit d’Aix-en-Provence], Paris, Tequi, 2000[]
  2. Discours du 3 décembre 1939 et du 30 novembre 1941.[]
  3. Discours du 30 novembre 1941 et du 24 avril 1955.[]
  4. Discours du 30 novembre 1941 et du 8 février 1948.[]
  5. Discours du 21 février 1943, du 8 février 1948 et du 24 avril 1955.[]
  6. Discours du 21 février 1943.[]
  7. Discours du 8 février 1948.[]
  8. Discours du 24 avril 1955 et du 20 mai 1957.[]
  9. Discours du 22 novembre 1951.[]
  10. Discours du 24 avril 1955.[]
  11. Ibid.[]
  12. Discours du 3 décembre 1939.[]
  13. Ibid.[]
  14. Discours du 21 février 1943.[]
  15. Ibid.[]
  16. Cf. I, q. 76, a. 2, ad 4.[]
  17. Ibid.[]
  18. Concile Vatican I, Constitution Dei Filius, 24 avril 1870, c. 4.[]
  19. Discours du 3 décembre 1939.[]
  20. Discours du 20 mai 1957.[]
  21. Discours du 8 février 1948.[]
  22. Discours du 3 décembre 1939.[]
  23. Discours du 21 février 1943. Cf. saint Thomas d’Aquin, De Veritate, q. 1, a. 2 c : « Les réa­li­tés natu­relles, d’où notre intel­li­gence reçoit la science, mesu­rent notre intel­li­gence, comme il est dit au 10e livre de la Métaphysique, mais sont mesu­rées par l’intelligence divine, en laquelle sont toutes choses… »[]
  24. Discours du 3 décembre 1939.[]
  25. Dante, Divine Comédie, Paradis, chant XXVIII, v. 42.[]
  26. Discours du 8 février 1948.[]
  27. Discours du 30 novembre 1941.[]
  28. Discours du 3 décembre 1939.[]
  29. Adéquation de la chose et de l’intelligence.[]
  30. Discours du 21 février 1943.[]
  31. Discours aux par­ti­ci­pants du 1er congrès de géné­tique médi­cale, 8 sep­tembre 1953.[]
  32. Ibid.[]
  33. Ibid.[]
  34. Ibid.[]
  35. Discours du 24 avril 1955.[]
  36. Ibid.[]
  37. Discours du 30 novembre 1941.[]
  38. Ibid.[]
  39. De l’intérieur.[]
  40. Discours du 21 février 1943.[]
  41. Ibid.[]
  42. Discours du 8 février 1948.[]
  43. Discours du 21 février 1943.[]
  44. Discours du 24 avril 1955.[]
  45. Ibid.[]
  46. Ibid.[]
  47. Ibid.[]
  48. Discours du 21 février 1943.[]
  49. Discours du 3 décembre 1939.[]
  50. Ibid.[]
  51. Encyclique Humani gene­ris, 12 août 1950.[]
  52. Abbé Jean-​Luc Radier, « La foi et la théo­rie de l’évolution » dans L’existence de Dieu [Actes de l’université d’été 2007 de la Fraternité sacer­do­tale saint Pie X], p. 52–53.[]
  53. Discours du 30 novembre 1941.[]
  54. Discours du 3 décembre 1939.[]
  55. Discours du 24 avril 1955.[]
  56. Discours du 30 novembre 1941.[]

Cahiers Saint Raphaël

Association catholique des infirmières, médecins et professionnels de santé