“Stat crux, dum volvitur orbis : la croix demeure stable, tandis que le monde change”. Cette devise des chartreux vient de l’un d’eux, Dom Nicolas Molin (1600), qui ajoutait aussitôt : “et je me tiens inébranlable au-dessus du monde”. Ermites, les chartreux ont pour vocation de se laisser habiter par ce silence plein de Dieu, parce que vide du monde. Au contact de leurs écrits, leur grâce propre répand ses effluves jusqu’à nous. Le bruyant XXe siècle nous a précisément laissé une lumière pour notre temps, Dom Marie-Étienne Chenevière (trappiste). Les extraits cités ci-après sont tirés de son ouvrage intitulé : Les portes du silence.
Dieu créa votre âme silencieuse : au baptême, dans un silence inviolé. Il la remplit de Lui-même ; rien que de Lui. C’est plus tard, peu à peu, que le monde y fit irruption. Le bruit l’envahit, couvrant la douce voix de Dieu. Depuis, le vacarme s’amplifie. Revenez au silence baptismal, mon Frère !
Réprimez la curiosité
Ne vous renseignez sur rien pour la simple satisfaction de « savoir ». Rien n’est plus opposé à la virginité d’âme que la curiosité. Le but de notre vie et les nécessités de notre existence terrestre déterminent ce dont il nous faut nous enquérir. Laissez tout le reste aux autres. Connaître, adorer, aimer, louer Dieu : c’est le tout de la vie, l’unique nécessaire. Notre pèlerinage est court ; notre esprit, borné ; nos loisirs, chiches. Jetez par-dessus bord l’accessoire. Vous êtes des anges de l’Apocalypse dont la seule fonction est de chanter, en se prosternant devant le trône de Dieu : « La louange, la gloire, la sagesse, l’action de grâce, l’honneur, la puissance et la force soient à notre Dieu, pour les siècles ! » Frères des séraphins d’Isaïe, qui se criaient l’un à l’autre : « Saint, saint, saint est Yahvé des armées ; toute la terre est remplie de sa gloire. » Vous le contemplerez en Lui-même, dans l’oraison ; non dans les livres savants.
Réprimez surtout trois curiosités : celle des « nouvelles », celle de la conduite des autres, et la curiosité intellectuelle enfin, la plus pernicieuse peut-être, parce qu’elle s’affuble de prétextes spécieux pour nous durcir dans l’orgueil.
Ignorez de bon cœur ce qui se passe dans le monde : priez pour lui, « sans vous retourner ». Si vous avez un esprit d’adoration, si vous aimez la transcendance de Dieu, la connaissance détaillée des besoins concrets des hommes ne donnera aucun élan nouveau à votre prière, à la générosité de votre sacrifice. L’amour de Dieu (qui comprend celui du prochain) est plus puissant que tout pour entraîner dans le sillage de Jésus, vous et le monde entier avec vous. La pensée que vous auriez de lui n’ajouterait rien à cette action efficace. Peu d’âmes sont capables de comprendre cela. Si vous le pouvez, ne vous enquérez pas de ce qui se passe dans le monde ; fixez en Dieu seul toutes les forces vives de votre âme. Ne demandez des « nouvelles » que par charité : pour faire plaisir quand c’est opportun, ou faire du bien ; non pour vous contenter, vous. Tout ce qu’on vous dit de celui-ci, de celui-là, de ses allées et venues, éveille des images, des réflexions, des discussions, des critiques intérieures ; bref, c’est le bruit que Dieu hait.
Sinon par devoir d’état, ne lisez pas les journaux ou les revues profanes. Refusez votre attention au contingent. Fixez les yeux sur l’éternel ou sur ce qui est authentique reflet de sa beauté : la nature et les âmes en qui II se mire. Dans votre amour pour Dieu, et la passion de sa gloire, sont incluses les trois premières demandes du « Pater » : les âmes y ont leur part. Vous, soyez exclusivement occupé de Lui. Vous êtes un Séraphin devant Lui. S’il vous faut, par devoir, connaître des événements du monde, faites-le superficiellement, sans vous y engager. Ainsi, gardez-vous, libres et silencieux ; gardez votre esprit et votre cœur. Sinon votre âme sera dans le tumulte. Il vous suffit de savoir combien Dieu aime les hommes, qu’il a leur cœur dans sa main, et répand sur eux le fruit des mérites des saints.
Que font-ils ? Peu vous importe. Ne vous occupez de rien dont vous ne soyez pas chargés. Soyez heureux d’ignorer ce qui se passe dans les emplois ; comment on les garde ; quelles sont les relations de chacun. Aimez tous vos frères, d’un amour égal, détaché. Ne vous enquérez point des événements insolites qui font le commérage : qui vient ? qui passe ? pourquoi telle démarche, telle entreprise ?… Ayez horreur de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas ; ne cherchez pas à savoir pourquoi ceci ou cela. N’accordez aucun intérêt à ce que vous en apprenez. Ne consentez pas prêter l’oreille, ni même attention, aux « potins ».
Voulez-vous garder limpide le miroir de votre âme ? Ne permettez pas à l’inutile pensée du prochain de venir le troubler. Si vous n’êtes pas chargé de la conduite des autres, ne vous informez pas de leur comportement ; ne faites pas de réflexions intérieures à leur sujet, surtout en ce qui concerne leurs défauts ou leurs fautes. Priez seulement pour que Dieu soit aimé et servi par tous. Toute pensée accordée à la créature vous ramène à vous, car c’est finalement par rapport à vous que vous l’appréciez d’ordinaire, non par rapport à Dieu. Quand tous les autres ne seraient pas ce qu’ils doivent, gardez la paix. Vous, soyez-le. Votre fidélité, silencieuse et paisible, fera beaucoup plus pour l’avancement d’autrui que votre agitation et vos blâmes souvent inefficaces. L’exemple de votre sérénité, votre transparence aux rayons de Dieu qui vous habite, porteront plus au bien que tous vos discours et vos algarades. Votre âme ne doit refléter que Dieu. Ne laissez pas la créature s’y mirer, surtout si elle est grimaçante ou difforme.
Évitez les discussions intérieures
Observez, un seul jour, le cours de vos pensées : l’étonnante fréquence de la vivacité de vos discussions intérieures avec des interlocuteurs imaginaires, vous surprendront. Ne serait-ce qu’avec ceux qui vous entourent.
Quelle est leur source habituelle ? Nos mécontentements à l’égard de ceux qui ne nous aiment pas, ne nous estiment pas, ne nous comprennent pas ; ils sont sévères, injustes ou trop étroits vis-à-vis de nous, ou d’autres « opprimés ». Mécontentements à l’égard de ceux qui sont incompréhensifs, entêtés, désinvoltes, brouillons ou insultants…
Un tribunal se dresse en notre esprit, où nous sommes tout à la fois procureur, président, juge et juré ; rarement avocat, sinon pour notre propre cause. On étale les torts ; on pèse les raisons ; on plaide ; on se justifie ; on condamne l’absent. Peut-être élabore-t-on des plans de revanche ou des manigances vengeresses. Temps et forces perdus pour qui tout n’est rien, hormis l’amour de Dieu. Au fond, soubresauts d’amour-propre, jugements hâtifs ou téméraires, agitation passionnelle qui se solde par la perte de la paix intérieure, une diminution de l’estime de nos supérieurs et de nos frères, une consolidation regrettable de celle que nous avons de nous- même. Grave erreur ; préjudice certain.
En vous traitant mal, personne en réalité ne vous nuit, croyez-le. C’est amer ; sans doute. Aimez être méconnu et méprisé. Le Christ s’est tu sous l’outrage et la dérision. Acceptez, d’une âme douce et silencieuse, tout mauvais traitement. L’homme n’est qu’un instrument. C’est la main aimante et forte de Dieu qui le mène et, par lui, cherche à briser votre superbe ; à assouplir votre échine. Refusez-vous d’épiloguer au-dedans, fût-ce une seconde, de propos délibéré, sur ce qu’on vous a fait de mal. Rien d’utile ne sort de ce prétoire clandestin.
A celui de Jérusalem, Jésus se taisait. Quand se lève la tempête de votre indignation, redites avec une paisible douceur : « Gloire au Père, au Fils, au Saint-Esprit ». Abîmez-vous en l’amour, la gloire, la joie des divines Personnes ; refusez-vous tout regard sur vous-même. Rien ne trouble la radieuse et impassible félicité de la Trinité Sainte. L’opinion des hommes n’a ni valeur, ni intérêt : vous êtes ce que Dieu voit. N’est-ce pas une indicible joie qu’il soit le seul à jouir du plus beau et du plus pur de vous-même ? O mon frère, puissiez-vous comprendre et goûter la douceur de n’être connu que de Dieu seul ! Soyez heureux de rayonner le Christ, mais ne vous troublez point parce que ce rayonnement est encore trop discret. N’êtes-vous pas assez fatigué de converser avec les hommes, que vous les évoquiez encore en votre esprit pour leur asséner vos raisons ? Seul avec Dieu seul ! Il sait tout. Il peut tout. Il vous aime.
Si vous saviez comme il est bon d’avoir la tête vide de toute créature pour n’admettre que l’image de Jésus-Christ et de Marie, les plus purs reflets créés de l’invisible. Conversez avec eux ; cela se fait sans bruit de paroles. Les mots servent peu : voyez, regardez, contemplez. En eux, vous voyez le monde ; tous les hommes sont pour eux. Les membres ne sont-ils pas l’honneur de la tête ? Ne quittez pas des yeux le divin Visage du Corps mystique. Nos discussions intérieures ne sont souvent que la suite des démêlés du jour. Croyez-moi : ne contestez jamais avec personne ; cela ne sert de rien. Chacun et chacune est sûr de son bon droit et cherche moins à être éclairé qu’à vaincre dans une joute de mots. On se quitte mécontents, ancrés sur ses positions, et la dispute continue au- dedans. C’en est fait du silence et de la paix. Si vous n’en avez pas la charge, n’essayez pas de convaincre. Mais si vous voulez demeurer en repos, tournez plutôt la page habilement dès que s’amorce la controverse. Acceptez d’être terrassé au premier choc, et priez doucement Dieu de faire triompher Sa vérité en vous-même et dans les autres ; puis passez. Votre âme n’est pas un forum, mais un sanctuaire. Il s’agit pour vous non d’avoir raison, mais d’embaumer par le parfum de votre amour. La vérité de votre vie témoignera de celle de votre doctrine. Voyez Jésus dans son procès : Il s’est tu, acceptant d’avoir tort ; Il est maintenant la Lumière pour tout homme venant en ce monde.
N’ayez pas souci de vous-même
Ne parlez pas de vous-même à vous-même. Les moments d’examen sont rares et brefs : quelques minutes à midi et le soir. Hors de là, ne pensez à vous ni en bien ni en mal, pour ne pas éveiller l’amour-propre, ni vous décourager. Quand vous songez à vous, votre image si grossière se substitue, dans le miroir de votre âme, à la très pure Beauté de Dieu. Trois choses en troublent la limpidité : évitez-les.
1. N’épiloguez pas sur les difficultés de votre vie
La vie est un combat : ne le savez-vous pas ? S’il faut se renoncer, prendre sa croix, suivre Jésus au Calvaire, quoi d’étonnant qu’il faille lutter, souffrir, saigner, pleurer ? Vos difficultés viennent de votre entourage, de votre emploi, de vos propres misères physiques et morales ; des trois à la fois, peut-être. Tracez-vous, une bonne fois, à leur égard, une ligne de conduite décidée devant Dieu de votre attitude d’âme : et dans les rencontres, refusez-vous de discuter. Les monologues alarmistes ne servent à rien. Faites ce que vous pouvez ; abandonnez le reste à la miséricorde de Dieu. « Dieu sait tout. Il peut tout, et il m’aime » : voilà qui justifie l’abandon. Vivez dans la chaude lumière du Psaume XXII : « Le Seigneur est mon berger ; je ne manque de rien ». Chaque soir, vous vous endormirez en murmurant : « Lui te couvre de ses ailes ; tu trouveras sous son pennage, un refuge ». Ayez confiance : il ne vous arrivera jamais rien de mal !
2. Ne soupesez pas vos peines ni vos sacrifices
N’avez-vous donc pas tout accepté en bloc ? « Recevez, Seigneur… » : chaque matin, lors de l’eucharistie, l’Église vous offre comme une victime pure, sainte, immaculée avec Jésus, et par votre prière du matin, vous y consentez. Si vous comprenez le mystère de la croix et le sens de votre vie, ne vous apitoyez pas sur vous-même. Dieu aime qui donne en riant. Laissez donc le Christ souffrir en vous ; prêtez-lui votre corps et votre cœur, pour qu’il puisse « achever en son corps mystique ce qu’il a inauguré au Calvaire ».
3. N’ayez pas la coquetterie de votre âme.
Faites, à tout instant, la volonté de Dieu, avec les forces et les grâces du moment. Il ne vous est rien demandé de plus. Acceptez cordialement vos limites. A quel degré de sainteté Dieu veut-il vous amener ? Vous ne le saurez qu’au ciel. Ne sondez pas ses mystérieux desseins ; ne lui refusez rien délibérément. Tendez à lui plaire selon votre pouvoir actuellement et laissez-vous conduire où il voudra, par ses chemins à lui, sans hâte fébrile.
Ne vous affligez pas de vos impuissances ni même, en un sens, de vos misères morales. Vous vous voudriez être beau, irréprochable. C’est chimère ; orgueil, peut-être. Jusqu’au bout, nous resterons pécheurs, objet de l’infinie miséricorde à laquelle Dieu tient tant. Ne pactisez jamais avec le mal ; soyez détaché de votre perfection morale. La sainteté est avant tout d’ordre théologal, et c’est l’Esprit Saint qui la répand dans nos cœurs ; ce n’est pas nous qui la fabriquons.
Se comparer aux autres en matière de vertu, se morfondre de sa médiocrité, se situer sur l’échelle de la perfection : tout cela encombre et fait du bruit. Il y a des saints de toute taille. Votre élévation reste le secret de Dieu ; sans doute ne vous en dira-t-Il rien. Faites ce qui est en votre pouvoir. Aimez offrir souvent à Dieu l’inégalable sainteté de Jésus, de Marie et des saints morts et vivants : tout cela vous appartient, à vous, bénéficiaire de la Communion des Saints. Offrez la sainteté globale du Corps mystique du Christ : c’est ce qui glorifie Dieu. Vous en êtes membre. Le moins noble peut-être, mais non sans utilité. Dites avec conviction mais sérénité « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour moi, pauvre pécheur ». Puis vivez en paix, sous l’aile protectrice de Dieu qui vous aime.
Source : Lou Pescadou n° 214