Adieu à l’Alleluia

Vitrail de l'Exil à Babylone. Crédit : Pascal Deloche / Godong

Avec le temps de la Septuagésime, la litur­gie aban­donne le chant de l’Alleluia. Que signi­fie cette disparition ?

Avec la Septuagésime se pro­duit, dans la litur­gie, un chan­ge­ment brusque de sen­ti­ments ; c’est alors que dis­pa­raît des chants litur­giques un petit motif. Enfants d’un siècle de peu de foi, nous n’en sommes pas frap­pés ; mais le Moyen Age croyant res­sen­tait vive­ment ce chan­ge­ment : l’Alleluia cesse et nous ne l’entendrons plus que dans la nuit de Pâques. A la messe, le Roi divin, qui fait son entrée au moment de l’Évangile, n’est plus salué par le chant solen­nel de l’Alleluia. De même, les huit Heures de prière du jour ne com­mencent plus par l’Alleluia. On le rem­place par le chant ou la réci­ta­tion de cette for­mule : Louange à toi, Seigneur, Roi de la gloire éter­nelle. C’est assu­ré­ment un beau salut ; mais ce n’est qu’un sup­plé­ment qui nous fait devi­ner toute l’importance que l’Église attri­bue à l’Alleluia.

Qu’est donc l’Alleluia ? Ce mot vient de l’hébreu (Hallelu-​Iah) et veut dire : louez Jahvé (Dieu). Mais déjà, dans l’ancien Testament, il avait per­du son sens pri­mi­tif et était deve­nu un cri de joie. On lit dans le livre de Tobie : “ Dans les rues de Jérusalem (de la Jérusalem céleste),on chan­te­ra Alleluia” (XIII, 22). C’est dans ce sens que les pre­miers chré­tiens ont adop­té ce mot dont ils ont fait un chant de joie, un chant céleste, un chant de résur­rec­tion. Il appar­tient à la litur­gie pri­mi­tive, et, depuis lors, il a reten­ti à tra­vers tous les siècles ; on l’entendra jusqu’à la fin du monde, et là-​haut, dans la Jérusalem céleste, il sera chan­té sans fin. L’Apocalypse nous dit : “ Le chant vic­to­rieux de l’Alleluia reten­tit comme le bruit des grandes eaux, comme le rou­le­ment de ton­nerres puis­sants “ (Apoc. XIX, 6).

Dans les pre­miers temps du chris­tia­nisme, l’Alleluia était en usage même dans la vie pri­vée des chré­tiens ; les fidèles le chan­taient chez eux, les pay­sans en pous­sant leur char­rue, les arti­sans dans leur bou­tique. Les navi­ga­teurs chan­taient : Entonnons notre chant de rameurs : Alleluia. Les sol­dats chré­tiens en avaient fait leur cri de guerre. “ Alleluia, le Seigneur est res­sus­ci­té ! ”, c’est ain­si que les chré­tiens se saluaient au matin de Pâques. Bien plus, ils enter­raient leurs morts au chant de l’Alleluia. Quelle foi, quelle espé­rance de la résur­rec­tion, n’exprime pas ce chant de l’Alleluia sur un cercueil !

Mais la véri­table place de l’Alleluia est dans la litur­gie. Au début, on ne le chan­tait qu’à Pâques, comme le chant pro­pre­ment dit de la Résurrection. Maintenant il accom­pagne l’âme fidèle à tra­vers toute l’année ; il imprime à la vie chré­tienne son carac­tère de joie à la pen­sée de la résur­rec­tion, et d’attente assu­rée de la vic­toire. L’Église le chante ou le récite plu­sieurs fois par jour : au com­men­ce­ment de cha­cune des Heures de l’Office (huit fois par jour). Elle le chante sur­tout à la messe dans l’antienne Alleluia qui est le chant annon­cia­teur de l’Évangile, la pro­cla­ma­tion du héraut annon­çant l’arrivée du Christ dans l’Évangile ; ce chant est un des plus riches et des plus pré­cieux par­mi les chants cho­raux de notre litur­gie. Seulement dans l’avant-carême et le carême, temps consa­crés à la péni­tence pour nos péchés, l’Église ne peut pas chan­ter son cri de joie. Il lui faut, pour un cer­tain temps, se sépa­rer de son cher Alleluia. Cette sépa­ra­tion a lieu le same­di avant la Septuagésime. A la fin des vêpres, on ajoute deux fois Alleluia au ver­set “ Benedicamus Domino ” et le chœur répond en ajou­tant lui aus­si deux Alleluia.

On a aimé com­pa­rer le temps de l’avant-carême aux soixante-​dix ans de la cap­ti­vi­té des Juifs qui sym­bo­lise la dou­leur du pécheur. Durand, un litur­giste du Moyen Age, écrit : Nous inter­rom­pons l’Alleluia qui est le chant des anges, parce que, par le péché d’Adam, nous sommes exclus de la socié­té des anges, cap­tifs dans la Babylone de la vie ter­restre ; assis près des fleuves, nous pleu­rons à la pen­sée de Sion. De même que les fils d’Israël, sur la terre étran­gère, sus­pen­daient leurs harpes aux saules, nous devons, nous aus­si, oublier le chant de l’Alleluia, dans la péni­tence et l’amertume de notre cœur (Cf. ps. CXXXVI : Près des fleuves de Babylone nous nous assîmes, et nous pleu­râmes…). Dans un cer­tain nombre d’églises, on pre­nait solen­nel­le­ment congé de l’Alleluia. Durand nous dit : On se sépare de lui comme d’un ami très cher au moment d’un long voyage, on l’embrasse plu­sieurs fois, on couvre de bai­sers sa bouche, son front et ses mains.

Aujourd’hui, nous chan­tons l’Alleluia pour la der­nière fois. Puisse-​t-​il nous rap­pe­ler tou­jours notre voca­tion ! Nous sommes des hommes res­sus­ci­tés, des hommes célestes, des hommes joyeux. Nous sommes res­sus­ci­tés par le bap­tême, nous devons rompre avec le péché ; nous sommes citoyens du ciel, nos pieds marchent sur la terre, mais notre cœur est au ciel : “ votre séjour est au ciel ”. La marque de la véri­table vie chré­tienne est la joie. Le chré­tien est un enfant du soleil qui répand la lumière, la cha­leur, la vie et la joie. Apprenons à être gais et joyeux ; que le caprice et la mélan­co­lie n’aient pas de place dans notre cœur ! Soyons joyeux et répan­dons la joie autour de nous. Voilà ce que nous prêche l’Alleluia quotidien.

“ Le Seigneur dit à Adam : De l’arbre qui est au milieu du para­dis, tu ne man­ge­ras pas ; dès que tu en man­ge­ras tu mour­ras “ (Ant. Magn.).
“ Le Seigneur dit à Noé : La fin de toute chair est arri­vée devant moi. Fais-​toi une arche de bois de cèdre afin qu’en elle soit sau­vées toutes les semences (Ant. Magn.).
“ Le père de notre foi, Abraham, offrit un holo­causte sur l’autel à la place de son fils “ (Ant. Magn.).

Source : Dom Pius Parsch, Le guide dans l’Année Liturgique.