Leçon magistrale du Pape Benoit XVI à l’Université de Ratisbonne, le 12 septembre 2006

Foi, Raison et Université : souvenirs et réflexions 

Eminences, Messieurs les Recteurs, Excellences, 

Mesdames, Messieurs !

C’est pour moi un moment émou­vant que de me retrou­ver encore une fois à l’u­ni­ver­si­té et de pou­voir de nou­veau don­ner une confé­rence. Mes pen­sées me ramènent aux années durant les­quelles, après une belle période à l’Institut supé­rieur de Freising, j’ai com­men­cé mon acti­vi­té aca­dé­mique comme ensei­gnant à l’u­ni­ver­si­té de Bonn. C’était encore le temps – en 1959 – de l’ancienne uni­ver­si­té des pro­fes­seurs ordi­naires. Les dif­fé­rentes chaires n’a­vaient ni assis­tants ni secré­taires propres, mais, en revanche, il y avait un contact très direct avec les étu­diants et sur­tout aus­si entre les pro­fes­seurs. Dans les salles des pro­fes­seurs, on se ren­con­trait avant et après les cours. Les contacts avec les his­to­riens, les phi­lo­sophes, les phi­lo­logues et natu­rel­le­ment entre les deux facul­tés de théo­lo­gie étaient très vivants. Chaque semestre avait lieu ce qu’on appe­lait le dies aca­de­mi­cus, au cours duquel des pro­fes­seurs de toutes les facul­tés se pré­sen­taient aux étu­diants de l’en­semble de l’u­ni­ver­si­té. Cela ren­dait pos­sible une expé­rience d’Universitas, à laquelle, Monsieur le Recteur magni­fique, vous venez pré­ci­sé­ment de faire allu­sion. Malgré toutes les spé­cia­li­sa­tions, qui nous rendent par­fois inca­pables de com­mu­ni­quer les uns avec les autres, nous fai­sions l’ex­pé­rience de for­mer cepen­dant un tout et qu’en tout nous tra­vail­lions avec la même rai­son dans toutes ses dimen­sions, en ayant le sen­ti­ment d’as­su­mer une com­mune res­pon­sa­bi­li­té du juste usage de la rai­son ; voi­là ce que nous pou­vions vivre. Sans aucun doute, l’Université était aus­si très fière de ses deux facul­tés de théo­lo­gie. Il était clair qu’elles aus­si, en s’in­ter­ro­geant sur la rai­son de la foi, accom­plis­saient un tra­vail qui appar­tient néces­sai­re­ment au tout de l’Universitas scien­tia­rum, même si tous pou­vaient ne pas par­ta­ger la foi, dont la cor­ré­la­tion avec la rai­son com­mune est le tra­vail des théo­lo­giens. Cette cohé­sion interne dans l’u­ni­vers de la rai­son n’a pas même été trou­blée quand on enten­dit, un jour, un de nos col­lègues décla­rer qu’il y avait, dans notre uni­ver­si­té, une curio­si­té : deux facul­tés s’oc­cu­paient de quelque chose qui n’exis­tait même pas – de Dieu. Il s’a­vé­rait indis­cu­table dans l’en­semble de l’Université que, même devant un scep­ti­cisme aus­si radi­cal, il demeu­rait néces­saire et rai­son­nable de s’in­ter­ro­ger sur Dieu au moyen de la rai­son et de le faire en rela­tion avec la tra­di­tion de la foi chrétienne.

Tout cela m’est reve­nu à l’es­prit quand, tout récem­ment, j’ai lu la par­tie, publiée par le pro­fes­seur Théodore Khoury (de Münster), du dia­logue sur le chris­tia­nisme et l’is­lam et sur leur véri­té res­pec­tive, que le savant empe­reur byzan­tin Manuel II Paléologue mena avec un éru­dit perse, sans doute en 1391 durant ses quar­tiers d’hiver à Ankara1. L’empereur trans­crit pro­ba­ble­ment ce dia­logue pen­dant le siège de Constantinople entre 1394 et 1402. Cela explique que ses propres réflexions sont ren­dues de manière plus détaillée que celles de son inter­lo­cu­teur per­san2. Le dia­logue embrasse tout le domaine de la struc­ture de la foi cou­vert par la Bible et le Coran ; il s’in­té­resse en par­ti­cu­lier à l’i­mage de Dieu et de l’homme, mais revient néces­sai­re­ment sans cesse sur le rap­port de ce qu’on appe­lait les « trois Lois » ou les « trois ordres de vie » : Ancien Testament – Nouveau Testament – Coran. Je ne vou­drais pas en faire ici l’ob­jet de cette confé­rence, mais rele­ver seule­ment un point – au demeu­rant mar­gi­nal dans l’en­semble du dia­logue – qui m’a fas­ci­né par rap­port au thème ‘foi et rai­son’, et qui ser­vi­ra de point de départ de mes réflexions sur ce sujet.

Dans le sep­tième entre­tien (διάλεξις – contro­verse) publié par le pro­fes­seur Khoury, l’empereur en vient à par­ler du thème du dji­had, de la guerre sainte. L’empereur savait cer­tai­ne­ment que, dans la sou­rate 2,256, on lit : pas de contrainte en matière de foi – c’est pro­ba­ble­ment l’une des plus anciennes sou­rates de la période ini­tiale qui, nous dit une par­tie des spé­cia­listes, remonte au temps où Mahomet lui-​même était encore pri­vé de pou­voir et mena­cé. Mais, natu­rel­le­ment, l’empereur connais­sait aus­si les dis­po­si­tions – d’o­ri­gine plus tar­dive – sur la guerre sainte, rete­nues par le Coran. Sans entrer dans des détails comme le trai­te­ment dif­fé­rent des « déten­teurs d’Écritures » et des « infi­dèles », il s’a­dresse à son inter­lo­cu­teur d’une manière éton­nam­ment abrupte – abrupte au point d’être pour nous inac­cep­table –, qui nous sur­prend et pose tout sim­ple­ment la ques­tion cen­trale du rap­port entre reli­gion et vio­lence en géné­ral. Il dit : « Montre moi ce que Mahomet a appor­té de nou­veau et tu ne trou­ve­ras que du mau­vais et de l’in­hu­main comme ceci, qu’il a pres­crit de répandre par l’é­pée la foi qu’il prê­chait »3. Après s’être pro­non­cé de manière si peu amène, l’empereur explique minu­tieu­se­ment pour­quoi la dif­fu­sion de la foi par la vio­lence est contraire à la rai­son. Elle est contraire à la nature de Dieu et à la nature de l’âme. « Dieu ne prend pas plai­sir au sang, dit-​il, et ne pas agir selon la rai­son (‘σύν λόγω’) est contraire à la nature de Dieu. La foi est fruit de l’âme, non pas du corps. Celui qui veut conduire quel­qu’un vers la foi doit être capable de par­ler et de pen­ser de façon juste et non pas de recou­rir à la vio­lence et à la menace… Pour convaincre une âme douée de rai­son, on n’a pas besoin de son bras, ni d’ob­jets pour frap­per, ni d’au­cun autre moyen qui menace quel­qu’un de mort… »((Controverse, VII 3b – c : Khoury, pp. 144–145 ; Förstel, vol. I, VII Dialogue 1.6 pp. 240–243.)).

L’affirmation déci­sive de cette argu­men­ta­tion contre la conver­sion par la force dit : « Ne pas agir selon la rai­son est contraire à la nature de Dieu »4. L’éditeur du texte, Théodore Khoury, com­mente à ce sujet : « Pour l’empereur, byzan­tin nour­ri de phi­lo­so­phie grecque, cette affir­ma­tion est évi­dente. Pour la doc­trine musul­mane, au contraire, Dieu est abso­lu­ment trans­cen­dant. Sa volon­té n’est liée à aucune de nos caté­go­ries, fût-​ce celle qui consiste à être rai­son­nable ».5 Khoury cite à ce pro­pos un tra­vail du célèbre isla­mo­logue fran­çais R. Arnaldez, qui note que Ibn Hazm va jus­qu’à expli­quer que Dieu n’est pas même tenu par sa propre parole et que rien ne l’o­blige à nous révé­ler la véri­té. Si tel était son vou­loir, l’homme devrait être ido­lâtre6.

À par­tir de là, pour la com­pré­hen­sion de Dieu et du même coup pour la réa­li­sa­tion concrète de la reli­gion, appa­raît un dilemme qui consti­tue un défi très immé­diat. Est-​ce seule­ment grec de pen­ser qu’a­gir de façon contraire à la rai­son est en contra­dic­tion avec la nature de Dieu, ou cela vaut-​il tou­jours et en soi ? Je pense que, sur ce point, la concor­dance par­faite, entre ce qui est grec, dans le meilleur sens du terme, et la foi en Dieu, fon­dée sur la Bible, devient mani­feste. En réfé­rence au pre­mier ver­set de la Genèse, pre­mier ver­set de toute la Bible, Jean a ouvert le pro­logue de son évan­gile par ces mots : « Au com­men­ce­ment était le λογος ». C’est exac­te­ment le mot employé par l’empereur. Dieu agit « σύν λόγω », avec logos. Logos désigne à la fois la rai­son et la parole – une rai­son qui est créa­trice et capable de se com­mu­ni­quer, mais jus­te­ment comme rai­son. Jean nous a ain­si fait don de la parole ultime de la notion biblique de Dieu, la parole par laquelle tous les che­mins sou­vent dif­fi­ciles et tor­tueux de la foi biblique par­viennent à leur but et trouvent leur syn­thèse. Au com­men­ce­ment était le Logos et le Logos est Dieu, nous dit l’Évangéliste. La ren­contre du mes­sage biblique et de la pen­sée grecque n’é­tait pas le fait du hasard. La vision de saint Paul, à qui les che­mins vers l’Asie se fer­maient et qui ensuite vit un Macédonien lui appa­raître et qui l’en­ten­dit l’ap­pe­ler : « Passe en Macédoine et viens à notre secours » (cf. Ac 16, 6–10) – cette vision peut être inter­pré­tée comme un conden­sé du rap­pro­che­ment, por­té par une néces­si­té intrin­sèque, entre la foi biblique et le ques­tion­ne­ment grec.

En fait, ce mou­ve­ment de rap­pro­che­ment mutuel était à l’œuvre depuis long­temps. Déjà, le nom mys­té­rieux de Dieu lors de l’épisode du buis­son ardent, qui dis­tingue Dieu des divi­ni­tés aux noms mul­tiples et qui énonce sim­ple­ment à son sujet le « Je suis », son être, est une contes­ta­tion du mythe, qui trouve une ana­lo­gie interne dans la ten­ta­tive socra­tique de sur­mon­ter et de dépas­ser le mythe7. Le pro­ces­sus enga­gé au buis­son ardent par­vient à une nou­velle matu­ri­té, au cœur de l’Ancien Testament, pen­dant l’Exil, où le Dieu d’Israël, désor­mais sans pays et sans culte, se pro­clame le Dieu du ciel et de la terre et se pré­sente dans une for­mule qui pro­longe celle du buis­son : « Je suis celui qui suis ». Avec cette nou­velle recon­nais­sance de Dieu s’o­père, de proche en proche, une sorte de phi­lo­so­phie des Lumières, qui s’ex­prime de façon dras­tique dans la satire des divi­ni­tés, qui ne seraient que des fabri­ca­tions humaines (cf. Ps 115). C’est ain­si que la foi biblique, à l’é­poque hel­lé­nis­tique et mal­gré la rigueur de son oppo­si­tion aux sou­ve­rains grecs qui vou­laient impo­ser par la force l’as­si­mi­la­tion à leur mode de vie grec et au culte de leurs divi­ni­tés, alla de l’in­té­rieur à la ren­contre de la pen­sée grecque en ce qu’elle avait de meilleur pour éta­blir un contact mutuel, qui s’est ensuite réa­li­sé dans la lit­té­ra­ture sapien­tielle plus tar­dive. Nous savons aujourd’­hui que la tra­duc­tion grecque de l’Ancien Testament faite à Alexandrie – la Septante – est plus qu’une simple tra­duc­tion du texte hébreu (à appré­cier peut-​être de façon pas très posi­tive). Elle est un témoin tex­tuel indé­pen­dant et une avan­cée impor­tante de l’his­toire de la Révélation. Cette ren­contre s’est réa­li­sée d’une manière qui a eu une impor­tance déci­sive pour la nais­sance et la dif­fu­sion du chris­tia­nisme8. Fondamentalement, il s’a­git d’une ren­contre entre la foi et la rai­son, entre l’au­then­tique phi­lo­so­phie des Lumières et la reli­gion. À par­tir de l’es­sence de la foi chré­tienne et, en même temps, de la nature de la pen­sée grecque, qui avait fusion­né avec la foi, Manuel II a pu vrai­ment dire : ne pas agir « avec le Logos » est en contra­dic­tion avec la nature de Dieu.

Pour être hon­nête, il faut noter ici que, à la fin du Moyen Âge, se sont déve­lop­pées, dans la théo­lo­gie, des ten­dances qui ont fait écla­ter cette syn­thèse entre l’esprit grec et l’esprit chré­tien. Face à ce qu’on appelle l’in­tel­lec­tua­lisme augus­ti­nien et tho­miste, com­men­ça avec Duns Scot la théo­rie du volon­ta­risme qui, dans ses déve­lop­pe­ments ulté­rieurs, a conduit à dire que nous ne connaî­trions de Dieu que sa volun­tas ordi­na­ta. Au-​delà d’elle, il y aurait la liber­té de Dieu, en ver­tu de laquelle il aurait aus­si pu créer et faire le contraire de tout ce qu’il a fait. Ici se des­sinent des posi­tions qui peuvent être rap­pro­chées de celles d’Ibn Hazm et tendre vers l’i­mage d’un Dieu arbi­traire, qui n’est pas non plus lié à la véri­té ni au bien. La trans­cen­dance et l’al­té­ri­té de Dieu sont pla­cées si haut que même notre rai­son et notre sens du vrai et du bien ne sont plus un véri­table miroir de Dieu, dont les pos­si­bi­li­tés abys­sales, der­rière ses déci­sions effec­tives, demeurent pour nous éter­nel­le­ment inac­ces­sibles et cachées. À l’op­po­sé, la foi de l’Église s’en est tou­jours tenue à la convic­tion qu’entre Dieu et nous, entre son esprit créa­teur éter­nel et notre rai­son créée, existe une réelle ana­lo­gie, dans laquelle – comme le dit le IVe Concile du Latran, en 1215 – les dis­si­mi­li­tudes sont infi­ni­ment plus grandes que les simi­li­tudes, mais sans sup­pri­mer l’a­na­lo­gie et son lan­gage. Dieu ne devient pas plus divin si nous le repous­sons loin de nous dans un pur et impé­né­trable volon­ta­risme, mais le Dieu véri­ta­ble­ment divin est le Dieu qui s’est mon­tré comme Logos et qui, comme Logos, a agi pour nous avec amour. Assurément, comme le dit Paul, l’a­mour « sur­passe » la connais­sance et il est capable de sai­sir plus que la seule pen­sée (cf. Ep 3, 19), mais il reste néan­moins l’a­mour du Dieu-Logos, ce pour­quoi le culte chré­tien est, comme le dit encore Paul, « λογική λατρεία », un culte qui est en har­mo­nie avec la Parole éter­nelle et notre rai­son (cf. Rm 12, 1)9.

Cet intime rap­pro­che­ment mutuel ici évo­qué, qui s’est réa­li­sé entre la foi biblique et le ques­tion­ne­ment phi­lo­so­phique grec, est un pro­ces­sus déci­sif non seule­ment du point de vue de l’his­toire des reli­gions mais aus­si de l’his­toire uni­ver­selle, qui aujourd’­hui encore nous oblige. Quand on consi­dère cette ren­contre, on ne s’é­tonne pas que le chris­tia­nisme, tout en ayant ses ori­gines et des déve­lop­pe­ments impor­tants en Orient, ait trou­vé son empreinte déci­sive en Europe. À l’in­verse, nous pou­vons dire aus­si : cette ren­contre, à laquelle s’a­joute ensuite l’hé­ri­tage de Rome, a créé l’Europe et reste le fon­de­ment de ce que, à juste titre, on appelle l’Europe.

La reven­di­ca­tion de déshel­lé­ni­sa­tion du chris­tia­nisme, qui, depuis le début de l’é­poque moderne, domine de façon crois­sante le débat théo­lo­gique, s’op­pose à la thèse selon laquelle l’hé­ri­tage grec, puri­fié de façon cri­tique, appar­tient à la foi chré­tienne. Si l’on y regarde de plus près, on peut obser­ver que ce pro­gramme de déshel­lé­ni­sa­tion a connu trois vagues, sans doute liées entre elles, mais qui divergent net­te­ment dans leurs jus­ti­fi­ca­tions et leurs buts10.

La déshel­lé­ni­sa­tion appa­raît en rela­tion avec les pré­oc­cu­pa­tions de la Réforme du XVIe siècle. Étant don­né la tra­di­tion des écoles théo­lo­giques, les réfor­ma­teurs ont fait face à une sys­té­ma­ti­sa­tion de la foi, entiè­re­ment déter­mi­née par la phi­lo­so­phie, pour ain­si dire une défi­ni­tion exté­rieure de la foi par une pen­sée qui n’é­ma­nait pas d’elle. De ce fait, la foi n’ap­pa­rais­sait plus comme une parole his­to­rique vivante, mais comme enfer­mée dans un sys­tème phi­lo­so­phique. Face à cela, la sola scrip­tu­ra cherche la figure pri­mi­tive de la foi, telle qu’elle se trouve à l’o­ri­gine dans la Parole biblique. La méta­phy­sique appa­raît comme un pré­sup­po­sé venu d’ailleurs, dont il faut libé­rer la foi pour qu’elle puisse de nou­veau rede­ve­nir plei­ne­ment elle-​même. Avec une radi­ca­li­té que les réfor­ma­teurs ne pou­vaient pré­voir, Kant a agi à par­tir de ce pro­gramme en affir­mant qu’il a dû mettre la pen­sée de côté pour pou­voir faire place à la foi. Du coup, il a ancré la foi exclu­si­ve­ment dans la rai­son pra­tique et il lui a dénié l’ac­cès à la tota­li­té de la réalité.

La théo­lo­gie libé­rale des XIXe et XXe siècles a ame­né une deuxième vague dans ce pro­gramme de déshel­lé­ni­sa­tion, dont Adolf von Harnack est un émi­nent repré­sen­tant. Du temps de mes études, tout comme durant les pre­mières années de mon acti­vi­té uni­ver­si­taire, ce pro­gramme était aus­si for­te­ment à l’œuvre dans la théo­lo­gie catho­lique. La dis­tinc­tion de Pascal entre le Dieu des phi­lo­sophes et le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ser­vait de point de départ. Dans ma leçon inau­gu­rale à Bonn en 1959, j’ai essayé de m’y confron­ter et je ne vou­drais pas reprendre de nou­veau tout cela ici11. Mais je vou­drais essayer, au moins très briè­ve­ment, de mettre en lumière l’as­pect nou­veau qui dis­tingue cette deuxième vague de déshel­lé­ni­sa­tion. L’idée cen­trale qui appa­raît chez Harnack est le retour à Jésus simple homme et à son mes­sage simple, qui serait anté­rieur à toutes les théo­lo­gi­sa­tions et aus­si à toutes les hel­lé­ni­sa­tions. Ce mes­sage simple repré­sen­te­rait le véri­table som­met de l’é­vo­lu­tion reli­gieuse de l’hu­ma­ni­té. Jésus aurait congé­dié le culte au béné­fice de la morale. En défi­ni­tive, on le repré­sente comme le père d’un mes­sage moral phi­lan­thro­pique. Le sou­ci de Harnack est au fond de mettre le chris­tia­nisme en har­mo­nie avec la rai­son moderne, pré­ci­sé­ment en le libé­rant d’élé­ments appa­rem­ment phi­lo­so­phiques et théo­lo­giques comme, par exemple, la foi en la divi­ni­té du Christ et en la Trinité de Dieu. En ce sens, l’exé­gèse historico-​critique du Nouveau Testament, telle qu’il la voyait, réin­tègre de nou­veau la théo­lo­gie dans le sys­tème de l’Université. Pour Harnack, la théo­lo­gie est essen­tiel­le­ment his­to­rique et, de ce fait, rigou­reu­se­ment scien­ti­fique. Ce qu’elle découvre de Jésus par la voie cri­tique est pour ain­si dire l’ex­pres­sion de la rai­son pra­tique. Du même coup, elle a sa place jus­ti­fiée dans le sys­tème de l’Université. En arrière plan, on per­çoit l’au­to­li­mi­ta­tion moderne de la rai­son, qui a trou­vé son expres­sion clas­sique dans les Critiques de Kant, mais qui, entre-​temps encore, a été radi­ca­li­sée par la pen­sée des sciences de la nature. Cette concep­tion moderne de la rai­son, pour le dire en rac­cour­ci, repose sur une syn­thèse entre le pla­to­nisme (car­té­sia­nisme) et l’empirisme, confir­mée par le pro­grès tech­nique. D’une part, on pré­sup­pose la struc­ture mathé­ma­tique de la matière, pour ain­si dire, sa ratio­na­li­té interne, qui per­met de la com­prendre et de l’u­ti­li­ser dans sa forme effi­ciente. Ce pré­sup­po­sé est en quelque sorte l’élé­ment pla­to­ni­cien de la com­pré­hen­sion moderne de la nature. D’autre part, pour nos inté­rêts, il y va de la fonc­tion­na­li­té de la nature, où seule la pos­si­bi­li­té de la véri­fi­ca­tion ou de la fal­si­fi­ca­tion par l’expérience décide de la cer­ti­tude. Selon les cas, le poids entre les deux pôles peut se trou­ver davan­tage d’un côté ou de l’autre. Un pen­seur aus­si rigou­reu­se­ment posi­ti­viste que Jacques Monod s’est décla­ré pla­to­ni­cien convaincu.

Pour notre ques­tion, cela entraîne deux orien­ta­tions déci­sives. Seule la forme de cer­ti­tude, résul­tant de la com­bi­nai­son des mathé­ma­tiques et des don­nées empi­riques, auto­rise à par­ler de scien­ti­fi­ci­té. Ce qui a la pré­ten­tion d’être science doit se confron­ter à ce cri­tère. Ainsi, les sciences rela­tives aux choses humaines comme l’his­toire, la psy­cho­lo­gie, la socio­lo­gie, la phi­lo­so­phie, ont ten­té de se rap­pro­cher de ce canon de la scien­ti­fi­ci­té. Mais pour nos réflexions, il est en outre impor­tant que la méthode en tant que telle exclue la ques­tion de Dieu et la fasse appa­raître comme une ques­tion non-​scientifique ou pré­scien­ti­fique. Mais, de ce fait, nous nous trou­vons devant une réduc­tion du rayon de la science et de la rai­son, qu’il faut mettre en question.

Je revien­drai encore sur ce point. Pour l’ins­tant, il faut d’a­bord consta­ter que, conduite dans cette pers­pec­tive, toute ten­ta­tive visant à ne conser­ver à la théo­lo­gie que son carac­tère de dis­ci­pline « scien­ti­fique » ne garde du chris­tia­nisme qu’un misé­rable frag­ment. Il nous faut aller plus loin : si la science dans son ensemble n’est que cela, l’homme lui-​même s’en trouve réduit. Car les inter­ro­ga­tions pro­pre­ment humaines, « d’où venons-​nous », « où allons-​nous », les ques­tions de la reli­gion et de l’é­thique, ne peuvent alors trou­ver place dans l’es­pace de la rai­son com­mune, déli­mi­tée par la « science » ain­si com­prise, et doivent être ren­voyées au domaine de la sub­jec­ti­vi­té. Au nom de ses expé­riences, le sujet décide ce qui lui semble accep­table d’un point de vue reli­gieux, et la « conscience » sub­jec­tive devient, en défi­ni­tive, l’u­nique ins­tance éthique. Cependant, l’é­thique et la reli­gion perdent ain­si leur force de construire une com­mu­nau­té et tombent dans l’ar­bi­traire. Cette situa­tion est dan­ge­reuse pour l’hu­ma­ni­té. Nous le consta­tons bien avec les patho­lo­gies de la reli­gion et de la rai­son, qui nous menacent et qui doivent écla­ter néces­sai­re­ment là où la rai­son est si réduite que les ques­tions de la reli­gion et de la morale ne la concernent plus. Ce qui nous reste de ten­ta­tives éthiques fon­dées sur les lois de l’é­vo­lu­tion ou de la psy­cho­lo­gie et de la socio­lo­gie est tout sim­ple­ment insuffisant.

Avant de par­ve­nir aux conclu­sions aux­quelles tend ce rai­son­ne­ment, il me faut encore évo­quer briè­ve­ment la troi­sième vague de déshel­lé­ni­sa­tion, qui a cours actuel­le­ment. Au regard de la ren­contre avec la plu­ra­li­té des cultures, on dit volon­tiers aujourd’­hui que la syn­thèse avec l’hel­lé­nisme, qui s’est opé­rée dans l’Église antique, était une pre­mière incul­tu­ra­tion du chris­tia­nisme qu’il ne fau­drait pas impo­ser aux autres cultures. Il faut leur recon­naître le droit de remon­ter en deçà de cette incul­tu­ra­tion vers le simple mes­sage du Nouveau Testament, pour l’in­cul­tu­rer à nou­veau dans leurs espaces res­pec­tifs. Cette thèse n’est pas sim­ple­ment erro­née mais encore gros­sière et inexacte. Car le Nouveau Testament est écrit en grec et porte en lui-​même le contact avec l’es­prit grec, qui avait mûri pré­cé­dem­ment dans l’é­vo­lu­tion de l’Ancien Testament. Certes, il existe des strates dans le pro­ces­sus d’é­vo­lu­tion de l’Église antique qu’il n’est pas besoin de faire entrer dans toutes les cultures. Mais les déci­sions fon­da­men­tales, qui concernent pré­ci­sé­ment le lien de la foi avec la recherche de la rai­son humaine, font par­tie de la foi elle-​même et consti­tuent des déve­lop­pe­ments qui sont conformes à sa nature.

J’en arrive ain­si à la conclu­sion. L’essai d’au­to­cri­tique de la rai­son moderne esquis­sé ici à très gros traits n’in­clut d’au­cune façon l’i­dée qu’il faille remon­ter en deçà des Lumières (Aufklärung) et reje­ter les intui­tions de l’é­poque moderne. Nous recon­nais­sons sans réserve la gran­deur du déve­lop­pe­ment moderne de l’es­prit. Nous sommes tous recon­nais­sants pour les vastes pos­si­bi­li­tés qu’elle a ouvertes à l’homme et pour les pro­grès en huma­ni­té qu’elle nous a don­nés. L’éthique de la scien­ti­fi­ci­té – vous y avez fait allu­sion M. le Recteur magni­fique – est par ailleurs volon­té d’o­béis­sance à la véri­té et, en ce sens, expres­sion d’une atti­tude fon­da­men­tale qui fait par­tie des déci­sions essen­tielles de l’es­prit chré­tien. Il n’est pas ques­tion de recul ni de cri­tique néga­tive, mais d’é­lar­gis­se­ment de notre concep­tion et de notre usage de la rai­son. Car, tout en nous réjouis­sant beau­coup des pos­si­bi­li­tés de l’homme, nous voyons aus­si les menaces qui sur­gissent de ces pos­si­bi­li­tés et nous devons nous deman­der com­ment les maî­tri­ser. Nous ne le pou­vons que si foi et rai­son se retrouvent d’une manière nou­velle, si nous sur­mon­tons la limi­ta­tion auto­dé­cré­tée de la rai­son à ce qui est sus­cep­tible de fal­si­fi­ca­tion dans l’ex­pé­rience et si nous ouvrons de nou­veau à la rai­son tout son espace. Dans ce sens, la théo­lo­gie, non seule­ment comme dis­ci­pline d’his­toire et de science humaine, mais spé­ci­fi­que­ment comme théo­lo­gie, comme ques­tion­ne­ment sur la rai­son de la foi, doit avoir sa place dans l’Université et dans son large dia­logue des sciences.

C’est ain­si seule­ment que nous deve­nons capables d’un véri­table dia­logue des cultures et des reli­gions, dont nous avons un besoin si urgent. Dans le monde occi­den­tal domine lar­ge­ment l’o­pi­nion que seule la rai­son posi­ti­viste et les formes de phi­lo­so­phie qui s’y rat­tachent seraient uni­ver­selles. Mais les cultures pro­fon­dé­ment reli­gieuses du monde voient cette exclu­sion du divin de l’u­ni­ver­sa­li­té de la rai­son comme un outrage à leurs convic­tions les plus intimes. Une rai­son qui reste sourde au divin et repousse la reli­gion dans le domaine des sous-​cultures est inapte au dia­logue des cultures. En cela, comme j’ai essayé de le mon­trer, la rai­son des sciences modernes de la nature, avec l’élé­ment pla­to­ni­cien qui l’ha­bite, porte en elle une ques­tion qui la trans­cende, ain­si que ses pos­si­bi­li­tés métho­do­lo­giques. Elle doit tout sim­ple­ment accep­ter comme un don­né la struc­ture ration­nelle de la matière tout comme la cor­res­pon­dance entre notre esprit et les struc­tures qui régissent la nature : son par­cours métho­do­lo­gique est fon­dé sur ce don­né. Mais la ques­tion « pour­quoi en est-​il ain­si ? » demeure. Les sciences de la nature doivent l’é­le­ver à d’autres niveaux et à d’autres façons de pen­ser – à la phi­lo­so­phie et à la théo­lo­gie. Pour la phi­lo­so­phie et, d’une autre façon, pour la théo­lo­gie, écou­ter les grandes expé­riences et les grandes intui­tions des tra­di­tions reli­gieuses de l’hu­ma­ni­té, mais spé­cia­le­ment de la foi chré­tienne, est une source de connais­sance à laquelle se refu­ser serait une réduc­tion de notre facul­té d’en­tendre et de trou­ver des réponses. Il me vient ici à l’es­prit un mot de Socrate à Phédon. Dans les dia­logues pré­cé­dents, beau­coup d’o­pi­nions phi­lo­so­phiques erro­nées avaient été trai­tées, main­te­nant Socrate dit : « On com­pren­drait aisé­ment que, par dépit devant tant de choses fausses, quel­qu’un en vienne à haïr et à mépri­ser tous les dis­cours sur l’être pour le reste de sa vie. Mais de cette façon, il se pri­ve­rait de la véri­té de l’être et pâti­rait d’un grand dom­mage »((90c‑d. Pour ce texte, cf. R. Guardini, Der Tod des Sokrates. Mainz-​Paderborn, 19875, pp. 218–221. )). Depuis long­temps, l’Occident est mena­cé par cette aver­sion pour les inter­ro­ga­tions fon­da­men­tales de la rai­son et il ne pour­rait qu’en subir un grand dom­mage. Le cou­rage de s’ou­vrir à l’am­pleur de la rai­son et non de nier sa gran­deur – tel est le pro­gramme qu’une théo­lo­gie se sachant enga­gée envers la foi biblique doit assu­mer dans le débat pré­sent. « Ne pas agir selon la rai­son, ne pas agir avec le Logos, est en contra­dic­tion avec la nature de Dieu » a dit Manuel II à son inter­lo­cu­teur per­san, en se fon­dant sur sa vision chré­tienne de Dieu. Dans ce grand Logos, dans cette ampli­tude de la rai­son, nous invi­tons nos inter­lo­cu­teurs au dia­logue des cultures. La retrou­ver nous-​mêmes tou­jours à nou­veau est la grande tâche de l’Université.

Benedictus PP. XVI

  1. De l’ensemble des 26 col­loques (διάλεξις – Khoury tra­duit contro­verse) du dia­logue (« Entretien »), Th. Khoury a publié la 7e « contro­verse » avec des notes et une large intro­duc­tion sur l’origine du texte, sur la tra­di­tion manus­crite et sur la struc­ture du dia­logue, ain­si que de brefs résu­més des « contro­verses » non édi­tées ; au texte grec est asso­ciée une tra­duc­tion fran­çaise : Manuel II Paléologue « Entretiens avec un Musulman. 7e contro­verse » : SC 115, Paris, 1966. De plus, Karl Förstel a publié dans le Corpus Islamico-​Christianum (Série grecque, Rédaction A. Th. Khoury – R. Glei) une édi­tion com­men­tée du texte, grec-​allemand : Manuel II Paléologue, Dialogue avec un Musulman, 3 vol., Würzburg – Altenberge, 1993–1996. Déjà en 1966, E. Trapp avait publié le texte grec – avec une intro­duc­tion – comme deuxième volume de « Wiener byzan­ti­ni­schen Studien ». Je cite­rai par la suite selon Khoury. []
  2. Sur l’origine et la rédac­tion du dia­logue, cf. Khoury pp. 22–29 ; on trouve aus­si de larges com­men­taires à ce sujet dans les édi­tions Förstel et Trapp. []
  3. Controverse VII, 2c : Khoury, pp. 142–143 ; Förstel, vol. I, VII, Dialogue 1.5, pp. 240–241. Dans le monde musul­man cette cita­tion a été mal­heu­reu­se­ment consi­dé­rée comme une expres­sion de ma posi­tion per­son­nelle et elle a de ce fait sus­ci­té une indi­gna­tion com­pré­hen­sible. Je sou­haite que le lec­teur de mon texte puisse com­prendre rapi­de­ment que cette phrase n’exprime pas mon juge­ment per­son­nel sur le Coran, envers lequel j’ai le res­pect dû au livre sacré d’une grande reli­gion. Avec la cita­tion du texte de l’empereur Manuel II, j’entendais seule­ment mettre en évi­dence le rap­port essen­tiel entre foi et rai­son. Sur ce point, je suis d’accord avec Manuel II, sans pour autant faire mienne la polé­mique. []
  4. C’est seule­ment pour cette affir­ma­tion que j’ai cité le dia­logue entre Manuel II et son inter­lo­cu­teur per­san. C’est là qu’apparaît le thème des réflexions qui suivent. []
  5. Cf. Khoury, op. cit. p. 144, n. 1. []
  6. R. Arnaldez, Grammaire et théo­lo­gie chez Ibn Hazm de Cordoue, Paris, 1956, p. 13 ; cf. Khoury p. 144. Le fait que, dans la théo­lo­gie du Moyen-​Âge tar­dif, il existe des posi­tions com­pa­rables appa­raî­tra dans le déve­lop­pe­ment ulté­rieur de mon dis­cours. []
  7. Pour l’interprétation lar­ge­ment dis­cu­tée de l’épisode du buis­son ardent, je vou­drais ren­voyer à mon livre Einführung in das Christentum (Munich, 1968), pp. 84–102. Je pense que, dans ce livre, mes affir­ma­tions res­tent encore valables, mal­gré les déve­lop­pe­ments ulté­rieurs du débat. []
  8. Cf. A. Schenker : l’Écriture sainte sub­siste en plu­sieurs formes cano­niques simul­ta­nées : L’interpretazione del­la Bibbia nel­la Chiesa. Atti del Simposio pro­mos­so dal­la Congregazione per la Dottrina del­la Fede, Città del Vaticano, 2001, pp. 178–186. []
  9. Sur cette ques­tion je me suis expri­mé de manière plus détaillée dans mon livre Der Geist der Liturgie. Eine Einführung, Freiburg 2000, 38–42. []
  10. De l’importante lit­té­ra­ture sur le thème de la deshel­lé­ni­sa­tion, je vou­drais d’abord men­tion­ner A. Grillmeier, Hellenisierung – Judaisierung des Christentums als Deuteprinzipien der Geschichte des kir­chli­chen Dogmas : Id., Mit ihm und in ihm. Christologische Forschungen und Perspektiven, Freiburg, 1975, pp. 423–488. []
  11. Publié et com­men­té récem­ment par Heino Sonnemanns : Joseph Ratzinger – Benedikt XVI, Der Gott des Glaubens und der Gott der Philosophen. Ein Beitrag zum Problem der theo­lo­gia natu­ra­lis. Johannes-​Verlag Leutesdorf, 2 ergänzte Auflage, 2005. []

265e pape ; de 2005 à 2013