Centenaire de l’encyclique Pascendi de saint PieX, du 8 septembre 1907
Symposium Pascendi – Paris, salle de l’ASIEM, 9, 10 et 11 novembre 2007
Sous la Présidence de Mgr Tissier de Mallerais
L’hydre moderniste toujours vivante
Actualité de Pascendi
Conférence de clôture de S.Exc.Mgr Bernard Tissier de Mallerais ‚11 novembre 2007.
« Mesdames et Messieurs, Chers fidèles catholiques,
Vous êtes venus pour écouter le magistère de l’Eglise par la voix de Saint Pie X dans son encyclique Pascendi.
Le 8 septembre 1907, il y a donc cent ans, le Pape saint Pie X, avec une fine analyse, a condamné, par son encyclique Pascendi, une singulière et nouvelle hérésie. Cette hérésie ne consistait pas, comme les précédentes, à nier telle ou telle vérité de Foi, à faire un choix entre les vérités à croire (puisque le mot hérésie, en grec, signifie faire un choix) mais, le modernisme était une hérésie qui consistait à changer et à pervertir la notion même de la Foi. « Ce n’est point aux branches et aux rameaux, dit St Pie X, que les modernistes ont mis la cognée, mais c’est à la racine même, c’est-à-dire à la foi, et à ses fibres les plus profondes » : Pascendi n° 1.
Le but de mon petit exposé est d’abord de vous montrer les origines du modernisme. Ensuite nous verrons le modernisme tel que St Pie X l’a condamné, les implications actuelles du modernisme, spécialement l’exégèse, l’historisme, c’est-à-dire l’évolution du dogme et enfin la révision et la relecture moderne des grands dogmes de l’incarnation, de la rédemption et du Christ Roi. C’est un exposé à la fois historique et en même temps très actuel et je crois que je vais davantage traiter l’actualité du modernisme que l’actualité de Pascendi.
1. L’origine du modernisme.
On peut le dire, l’origine du modernisme, c’est l’agnosticisme kantien. L’origine de la foi subjective des modernistes c’est l’agnosticisme (inconnaissance) professé déjà au Moyen Age par Guillaume d’Occam (1280–1349), puis dans l’époque moderne par David Hume (1711–1776), et systématisé par Emmanuel Kant (1724–1804).
1.1. Chez Kant : l’inconnaissance de la nature des choses
Pour le philosophe de Koenigsberg, en Prusse orientale, qui était le contemporain de Jean-Jacques Rousseau, nos idées générales, nos principes, ne tiennent pas leur nécessité de la nature des choses qui est inconnaissable (l’intelligence est incapable de connaître la nature des choses : ce qu’est un chat, ce qu’est un chien, ce qu’est l’homme, l’intelligence ne peut pas le connaître). C’est ce qu’on appelle l’agnosticisme.
D’où viennent nos idées générales et nécessaires ? Elles viennent de la seule raison et non pas des choses. Elles viennent de notre raison et de ses catégories subjectives innées. Par exemple, l’idée de substance, l’idée de cause sont des catégories subjectives de mon intelligence et non pas des genres de l’être réel. La raison seule structure le réel et lui donne son intelligibilité.
Si nous pouvons comprendre une chose, ce n’est pas parce qu’elle est intelligible, mais parce que nous la structurons, nous la faisons rentrer dans les cadres de nos catégories subjectives. Il faut dire que la science physique moderne a suivi cet idéalisme avec succès en tenant que le monde physique reste opaque à la raison, que nous ne pouvons pas connaître la nature ou le sens des choses, que nous ne pouvons avoir que des représentations mathématiques du monde physique, ou symboliques, avec des notions de force, d’énergie, d’onde, et de choses comme cela, qui sont des symboles mathématiques.
Et c’est nous, par des théories ou hypothèses scientifiques, qui forçons la nature, par l’expérimentation, fruit pur de notre raison, à comparaître devant la raison comme devant un juge pour confirmer nos hypothèses rationnelles. Nos théories se révèlent plus ou moins exactes, en fait approchées et jamais adéquates au réel et toujours perfectibles par la construction de l’esprit. Voyez donc le succès de Kant dans l’ordre des sciences physiques. Le malheur c’est que l’on va vouloir appliquer cela à la philosophie et à la religion.
1.2. Kant professe l’inconnaissance des êtres immatériels
Kant ne voit pas que les êtres réels, l’essence des choses, par exemple, ou alors l’être même, l’existant, ou encore l’Etre premier, la cause première, Kant ne voit pas que ces réalités sont au contraire souverainement intelligibles en elles-mêmes et d’autant plus intelligibles qu’elles sont plus immatérielles. La conséquence de cette inconnaissance, qu’on appelle donc agnosticisme (on ne peut pas connaître l’être des choses, on ne peut pas connaître l’être en tant que tel, ce qu’on appelle l’être en tant qu’être, ce que c’est qu’exister, on ne peut pas le connaître dit Kant), c’est que l’analogie de l’être est indéchiffrable. Il n’y a pas entre tous les êtres qui existent un rapport d’analogie qui puisse aider à raisonner de l’un à l’autre.
1.3. La ruine du principe de causalité, de la théodicée.
Egalement, le principe de causalité (tout effet s’explique par une cause) n’a aucune valeur métaphysique, c’est-à-dire ontologique, si bien que la conséquence c’est qu’une quelconque analogie entre les êtres créés et l’Etre premier, le Créateur, est inconnaissable. Vouloir remonter des créatures au créateur, pour dire quelque chose de Dieu, c’est impossible, parce que l’analogie de l’être ne vaut pas. Dire que Dieu est l’Etre Premier, ça n’a aucun sens, çe serait presque un blasphème pour Kant. L’analogie de l’être n’existe pas.
En définitive, d’après Kant, la raison, par ses seules forces, ne peut connaître ni l’existence, ni les perfections de Dieu.
C’est donc ruiner ce que l’on appelle la théologie naturelle, la théodicée, la connaissance de Dieu par la simple raison. Et pourtant le concile Vatican I a bien rappelé que nous pouvons connaître l’existence et les perfections divines à partir des créatures. Et bien Kant nie cela. Nous ne pouvons, par notre raison, connaître ni l’existence, ni les perfections de Dieu.
De même, autre conséquence, les analogies révélées dans l’Evangile, dans la Bible, que Dieu a utilisées pour nous dévoiler ses mystères surnaturels, sont fatalement des métaphores, puisqu’il n’y a aucun rapport entre Dieu et sa créature. Tout ce que Dieu nous dit ce sont des métaphores. Par conséquent toute parole de Dieu ne peut être qu’allégorique et tout discours humain sur Dieu, inversement ne peut être que mythologique. C’est l’application de l’agnosticisme à la religion.
1.4. Ruine de la morale : la finalité étant niée, Dieu devient une adjonction à la morale.
Enfin, voici l’application à la morale de cet agnosticisme kantien : il n^y a pas non lus d’analogie entre le bien sensible, objet du désir, et le bien honnête, perçu par la raison et désiré par la volonté. Il n’y a aucun rapport, il n’y a aucun raisonnement à partir du désir naturel des choses sensibles pour expliquer le désir naturel spirituel du bien, ni donc le bien comme motif de nos actes, ni le souverain Bien comme fin ultime de l’homme. Donc, la raison ne peut connaître la nature du bien, ni une loi naturelle, participation de la loi éternelle dans la raison. En définitive, d’après Kant, la raison, par ses seules forces, ne peut connaître ni l’existence, ni les perfections de Dieu, ni .non plus la loi de Dieu.
Que devient la moralité ? L’acte bon, vertueux, n’est pas celui qui a un objet et une fin conformes à la nature (inconnaissable), ni l’acte apte de soi à nous ordonner à notre fin ultime, mais c’est l’agir, dans l’indépendance de tout objet et de toute fin, par pur devoir, « pour respecter en soi-même, l’humanité », dit Kant. Et comme une telle vertu d’agir par pur devoir, par respect envers l’humanité en soi, comme une telle vertu est quasi stoïcienne et ne coïncide pas avec le bonheur ici-bas (l’homme vertueux n’est pas vraiment heureux), eh bien elle postule l’existence d’un Dieu rémunérateur dans l’au-delà, Et donc l’existence de Dieu découle simplement du besoin d’une récompense ou d’une sanction éternelle de la vertu.
Donc Dieu n’est plus le souverain Bien, clef de la morale. Dieu est une adjonction accidentelle de la morale. La nature humaine est inconnaissable, nous n’en connaissons pas les lois, nous n’en connaissons pas l’auteur, Dieu n’est pas l’auteur de la nature humaine, Dieu n’est pas l’auteur de la loi morale, Dieu sert comme d’une adjonction accidentelle à la morale. Or cet agnosticisme kantien est à la base du modernisme.
2. Le modernisme tel que saint Pie X l’a condamné
Venons-en au modernisme, condamné par saint Pie X.
2.1. Saint Pie X dévoile les deux principes de Kant à la racine du modernisme
L’idéalisme de Kant réside donc dans deux principes cohérents entre eux : l’inconnaissance métaphysique et morale qu’on appelle l’agnosticisme (on ne peut pas connaître la nature des choses, on ne peut pas connaître ce que c’est que l’action bonne) et d’autre part, deuxième principe, l’autonomie de la raison théorique et de la raison pratique qu’on nomme l’immanentisme, c’est-à-dire que toute connaissance sort du sujet et toute bonté morale vient du sujet et non pas de l’objet. Donc les deux principes de la philosophie kantienne sont l’agnosticisme (l’ignorance des natures et de Dieu) et l’immanentisme (toute connaissance vient du sujet, de ses catégories subjectives).
Ce sont ces deux principes que saint Pie X découvre dans le modernisme, dans la conception purement subjective de la foi. Pour la foi catholique, son objet est proposé de l’extérieur. Je parle de la Foi catholique. L’objet est présenté de l’extérieur par la révélation divine, et est proposé par le magistère de l’Eglise. Et cet objet extérieur, le mystère divin, s’impose à mon intelligence en raison de l’autorité de Dieu qui révèle et non pas par l’autorité de ma raison. Donc la foi catholique vient de l’extérieur.
2.2. L’immanentisme de la foi moderniste Saint Pie X
Au contraire, la foi moderniste vient du dedans de moi-même, d’où le mot immanence ou immanentisme, (in manere = demeurer en), ça vient de l’intérieur, voilà la différence.
La Foi catholique vient de l’extérieur, de mystères objectifs que je n’ai pas faits, qui s’imposent à moi. Au contraire, la foi moderniste naît dans mon intérieur, elle est immanente, elle est l’émanation du besoin religieux, dit saint Pie X, ou encore cette foi moderniste est l’expression de mon expérience religieuse de croyant. Donc à la racine du modernisme, il y a l’expérience religieuse. Chacun doit dans sa vie faire une expérience originelle d’où jaillit sa foi. Vous voyez l’erreur. Et qui va faire une expérience originelle ? Il y a des grâces mystiques, certes, mais ce n’est pas le commun des fidèles, qui en fait, sinon qui aurait la foi ? Donc la foi, pour les modernistes, est l’émanation du besoin religieux ou l’expression de l’expérience religieuse du croyant.
Ensuite, deuxième étape, la foi va « objectiver », excusez-moi ce barbarisme, et concrétiser son expérience subjective par des symboles imagés que sont les récits évangéliques. Par exemple le récit de l’Ascension de Notre Seigneur Jésus-Christ qui va imager et exprimer, le pouvoir de souverain juge de Jésus : il est monté au ciel pour être notre souverain juge par exemple.
Donc mon expérience originelle va être objectivée par des symboles imagés que sont les récits évangéliques, puis par les formules représentatives de ces symboles, qui sont les dogmes. Voilà comment les modernistes expliquent les origines des évangiles et des dogmes.
2.3. Le double mouvement de la foi moderniste : du dedans (création vitale) vers le symbole et, en sens inverse, du symbole (interprétation vitale) vers la vie
Les dogmes sont de purs symboles de ma foi subjective. Donc, si vous voulez, dit d’une autre manière, la foi moderniste a un double mouvement. D’abord historiquement, un mouvement centrifuge, qui va de l’intérieur vers l’extérieur, un mouvement de création vitale, de transformation de mon expérience originelle, en symbole expressif de cette expérience, et l’Eglise, de ces symboles, a fait des dogmes. Et puis, ensuite, un deuxième mouvement centripète, qui va de l’extérieur vers l’intérieur, à la suite des temps, par lesquels le croyant procède à une interprétation vitale des symboles et des formules des dogmes que nous donne l’Eglise pour vivre sa foi. Pour vivre ma foi, je dois interpréter les dogmes vitalement, pour en vivre, pour intérioriser ma croyance et qu’elle devienne ainsi source de vie intérieure. Remarquez bien que le principe est juste, ma foi doit être source de vie intérieure, seulement le modernisme entend par cette intériorisation une déformation. Nous allons voir.
2.4. L’essence du modernisme : les dogmes ne sont que des symboles
C’est ce que l’on appelle l’intériorisation des dogmes pour les vivre. Saint Pie X a analysé ce double processus centrifuge et centripète, et a dégagé l’essence du modernisme qui est, il me semble, d’affirmer que les dogmes ne sont que des symboles. Quelques citations pour faire ressortir cette vérité qui complète ce que mes confrères ont dit au sujet du modernisme. Je cite saint Pie X dans Pascendi : « C’est l’office de l’intelligence (d’abord il y a le sentiment et ensuite il y a l’intelligence. Le sentiment c’est l’expérience puis ensuite l’intelligence va faire les dogmes), faculté de pensée et d’analyse, dont l’homme se sert pour traduire, d’abord en représentations intellectuelles, puis en expressions verbales, les phénomènes de la vie dont il est le théâtre. C’est l’intelligence qui va interpréter mes sentiments pour en faire des symboles. De là ce mot devenu banal chez les modernistes : L’homme doit penser sa foi » (n° 12).
Donc le produit de cette pensée ce sont les formules de foi. Je cite : « celles-ci venant à être reçues par le magistère de l’Eglise deviennent des dogmes » (n° 12).
Autre citation (n° 13) : Ces formules de foi « constituent entre le croyant et sa foi, une sorte d’entre deux. Par rapport à la foi, ces formules ne sont que des signes inadéquats de son objet » (Dire que Jésus est le Fils de Dieu c’est un signe inadéquat de la réalité), vulgairement ce sont des symboles ».
La notion de Fils de Dieu c’est un symbole d’une réalité qui n’est pas forcément la divinité de Jésus. Je continue la citation (n° 13) : « D’où l’on peut déduire que les formules dogmatiques ne contiennent point la vérité absolue. Comme symboles, elles sont des images de la vérité ».
Conséquence,( n°16) : « La doctrine de l’expérience, jointe à la doctrine du symbolisme consacre comme vraie toute religion », puisque toute religion fait des expériences religieuses et a des dogmes. L’islam a ses dogmes, l’islam a ses symboles. Donc toute religion qui a une expérience et un symbolisme, toute religion est vraie. Je retiens ici de ces textes de saint Pie X, l’essence du modernisme c’est l’expérience religieuse et le symbolisme.
2.5. Des symboles qui éclairent et résolvent mes états d’âme
A la racine, il y a une expérience religieuse et ça abouti à des symboles. Les dogmes ne sont que des symboles qui m’aident à… Nous allons voir, n’allons pas trop vite.
Les symboles ont un double rôle : d’abord extérioriser la foi subjective en la rendant objective, communicable en Eglise, et le magistère consistera à contrôler et à vérifier et à unifier l’expérience commune des fidèles en Eglise. Par exemple, au cours de la célébration eucharistique : expérience commune. Le magistère contrôlera et unifiera l’expérience commune par « l’unique sujet Eglise » comme dit Benoît XVI. Et réciproquement, les symboles ont un autre rôle, d’intérioriser les croyances communes, (divinité de Jésus Christ), grâce à leur puissance d’évocation des états d’âme du croyant. Jésus ‑Christ Fils de Dieu, eh bien ça met en acte, en activité, mon état d’âme de me considérer aussi comme fils de Dieu, par exemple. Les symboles aident à évoquer mes états d’âme. Il suffit de décrypter le sens métaphorique des symboles dogmatiques. Saint Pie X donne un exemple : Le Christ de l’Histoire et le Christ de la foi. Je résume : le Christ de l’Histoire, le Christ historique qui a réellement vécu, c’était un pur homme. Mais « un homme d’une nature exceptionnelle », dit saint Pie X pour expliquer le modernisme (n° 11). Ce pur homme d’une nature exceptionnelle a été sublimé par la foi des premiers chrétiens en un Christ de la foi qui, lui, est le fils de Dieu et qui a fait des miracles(n° 10).
2.6. La créativité et la démythologisation modernistes : le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi
Donc il y a un double Christ : le Christ réel, historique qui n’était pas Dieu, qui était un peu extraordinaire, et puis le Christ de la foi, qui est Dieu et qui a fait des miracles. Peut-on concilier les deux ? Le moderniste, s’il est philosophe et historien, va nier que selon la réalité historique le Christ soit Dieu, et s’il est exégète, il suspendra son jugement sur la divinité du Christ. « Nous n’en pouvons rien dire. Tout ça, ce sont des symboles ». Mais, si le moderniste est croyant, parce qu’il se dit croyant, il affirmera la divinité de Jésus « parce qu’il considère la vie de Jésus Christ comme vécue à nouveau par la foi et dans la foi » par lui-même croyant (n° 18).
Donc voyez cette dichotomie de Jésus Christ : Le Christ de l’histoire et le Christ de la foi, que le moderniste réconcilie. S’il est exégète il dira : « on ne peut rien en dire » et s’il est croyant, ou s’il se prétend croyant, il dira, oui je crois à la divinité de Jésus Christ parce que ça m’aide à vivre intérieurement ma foi. Au fond, peu importe au moderniste la réalité extramentale de ce qu’il croit, l’important est que ce qu’il croit, à savoir des symboles l’aide à évoquer ses problèmes psychologiques et à les situer et à les résoudre.
2.7. Application de Husserl à la Foi : le réel révélé évacué et remplacé par le vécu de la Foi
On a ici une petite application à la foi de la théorie du philosophe allemand Edmund Husserl, fondateur de l’école phénoménologique. Il y a, disons, une ressemblance. Pour Husserl, le monde extérieur tel qu’il est n’a aucun intérêt. Ce qui compte c’est le vécu existentiel, le vécu représentatif, la force de représentation des idées.
L’important c’est que vous en viviez. Peu importe l’existence ou la non existence d’une chose. C’est la théorie de phénoménologie qui se désintéresse, qui met entre parenthèses la réalité du monde extérieur, sans la nier on la met entre parenthèses, donc elle ne nous intéresse pas, l’important c’est d’étudier les conditions du vécu existentiel.
Une petite citation de Husserl si ça vous intéresse : « Le donné (ce qui est donné à ma conscience, mon vécu) est une chose essentiellement la même, que l’objet représenté existe ou qu’il soit imaginé ou qu’il soit peut-être absurde ». Vous avez une application ici au modernisme : mon vécu intérieur est l’essentiel, peu importe que ce que j’appelle la divinité de Jésus Christ soit une vérité ou une erreur ou une imagination.
On voit dans Husserl qui était un contemporain de Loisy et qui a vécu de 1859 à 1938 – et qui n’a jamais appliqué ça à la foi. Il était Hébreu, il n’a pas appliqué ça à la foi, c’était un pur philosophe – on peut voir une convergence des idées. C’est intéressant.
2.8. Le moderniste se détourne de la réalité pour appréhender ses problèmes psychologiques par des symboles
On voit qu’à cette époque c’était dans l’air : se désintéresser du réel pour s’intéresser seulement aux phénomènes intérieurs de conscience. Or c’est cette philosophie qui va permettre le modernisme. Donc, au fond, je répète ma première conclusion de cette partie philosophique et historique, l’origine du modernisme : Peu importe au moderniste la réalité extramentale, extérieure, de ce qu’il croit, même l’existence de Dieu, l’important, c’est que ce que je crois, à savoir les symboles, m’aide à évoquer mes problèmes psychologiques, à les situer et à les résoudre. Ca vous semble invraisemblable et c’est pourtant ce qui existe actuellement.
3. L’exégèse de Joseph Ratzinger évacue la réalité du mystère de foi
Je vais vous présenter l’exégèse de l’Evangile selon le théologien Joseph Ratzinger (quand il était théologien). Voici comment le théologien de Tübingen, dans son livre « Foi chrétienne hier et aujourd’hui » de 1968, réédité sans changement en 2005, en disant qu’il n’avait rien à y changer substantiellement, et il n’a rien changé, interprète trois articles de la foi de notre Credo, qui sont contenus dans l’Evangile : « est descendu aux enfers, le troisième jour est ressuscité des morts, est monté aux cieux » ; le premier n’est pas contenu dans l’Evangile, mais il est dans la Sainte Ecriture ailleurs. Voyons le commentaire de Joseph Ratzinger, qui était seulement abbé à ce moment-là, sur ces trois faits de la vie de Jésus. Comment comme exégète, comme commentateur de la Sainte Ecriture, il a interprété ces trois faits de la vie de Jésus.
3.1. « Est descendu aux Enfers » : le symbole de la déréliction moderne par l’absence de Dieu
Premièrement, « est descendu aux enfers ». Vous savez que Jésus est descendu aux limbes pour délivrer les âmes des patriarches de l’ancien testament, des justes qui attendaient la délivrance pour monter au ciel avec lui.
Donc Jésus a visité les âmes des limbes. Je cite Joseph Ratzinger :
– « Aucun article de foi n’est aussi étranger à notre conscience moderne » (ça c’est la majeure, la thèse).
– Antithèse : Mais non, quand même, n’éliminons pas cet article de foi, il représente l’expérience de notre siècle, l’expérience de la déréliction, par l’absence de Dieu dont Jésus-Christ fait l’expérience sur la croix. « Mon Dieu pourquoi m’avez-vous abandonné », a dit Jésus sur la. croix ». Il a fait l’expérience de la déréliction par l’absence de Dieu. Eh bien, la descente aux enfers c’est cela.
C’est un symbole pour exprimer notre déréliction moderne par l’absence de Dieu.
– Donc, synthèse, cet article de foi exprime, je cite, que « Jésus a franchi la porte de notre ultime solitude, qu’Il est entré à travers Sa Passion, dans l’abîme de notre déréliction ». Et alors les limbes, visitées par Jésus, eh bien elles sont le signe de ce que, je cite : « là où aucune parole ne saurait nous atteindre, il y a Lui. Ainsi, l’enfer est surmonté ou plutôt la mort qui auparavant était l’enfer, ne l’est plus depuis que dans la mort habite l’amour » (p. 213).
Donc voilà une interprétation de la descente aux enfers. L’expérience psychologique de la déréliction par l’absence de Dieu qui va être surmontée par l’amour, c’est la descente aux enfers.
3.2. « Est ressuscité des morts » : la réanimation du Corps de Jésus remplacé par la survie par l’amour
Deuxièmement, « est ressuscité des morts ». J’explique :
– Thèse : l’homme est voué à la mort, Jésus, comme homme était-il voué à la mort ? Ou Jésus peut-il faire exception ? Et moi-même, pourrais-je faire exception ? ça, c’est la thèse.
– Antithèse : en fait, cet article de foi correspond au désir de l’amour qui prétend à l’éternité car l’amour est plus fort que la mort dit le Cantique des Cantiques (chapitre 8). Or l’homme ne peut survivre, (désir d’éternité : survivre) qu’en continuant à subsister dans un autre. Soit dans nos enfants, soit dans la bonne réputation, soit dans un autre, cet autre qui Est : le Dieu des vivants. Donc je ne peux survivre qu’en continuant à subsister en Dieu.
Je continue, je résume Joseph Ratzinger : « je suis en fait davantage moi-même en Lui que lorsque j’essaye d’être simplement moi-même ». Remarquez le platonisme ; je serais plus réel en Dieu qu’en moi-même. Ce serait un peu exagéré.
– Synthèse. Je cite : « Jésus en se présentant réellement du dehors aux disciples s’est montré assez puissant pour leur prouver qu’en Lui, la puissance de l’amour s’était avérée plus forte que la puissance de la mort ». Donc c’est le triomphe de l’amour sur la mort.
Conclusion : La réanimation du corps de Jésus, au moment où Il est sorti du tombeau. Sa sortie du tombeau au matin de Pâques, n’est pas nécessaire. Il suffit de professer la survie du Christ par la force de Son amour. Et cette survie est garante de ma survie après la mort par l’amour. Cela ne me rassure pas sur la réalité de ma résurrection future. Donc on garde le mot résurrection, on professera toujours : Jésus est ressuscité des morts, mais on l’entend comme une survie de Jésus par l’amour.
3.3. « Est monté aux Cieux » : l’Ascension dans le Cosmos ramenée à un lieu psychologique
Enfin « est monté aux cieux ». Je cite Ratzinger :
– « Parler d’ascension au ciel ou de descente aux enfers reflète aux yeux de notre génération éveillée par la critique de Bultmann (un protestant libéral) cette image du monde a trois étages que nous appelons mythique et que nous considérons comme définitivement périmé (p.221) » C’est la thèse : c’est ridicule de croire que Jésus est monté. Un monde à trois étages : l’enfer, la terre et le ciel, c’est dépassé dans la conception de nos contemporains. C’est périmé, du reste, selon la relativité (par Einstein, qui a raison), il n’y a ni haut ni bas ».
Je continue la thèse, je cite Ratzinger : « cette conception périmée a certainement fourni des images par lesquelles la foi s’est représentée ses mystères ». Donc au fond il y a un mystère car la foi a exprimé ce mystère par ces images de Jésus montant. Jésus montant au ciel, dans les nuées, c’est une image que la foi a utilisé pour exprimer un mystère. A nous de le décrypter, ce mystère. Nous avons le symbole, la montée de Jésus dans les nuages, un symbole.
– A nous de décrypter ce symbole pour atteindre le mystère : mouvement centripète, mouvement d’analyse ou d’herméneutique. C’est l’antithèse : la réalité, le mystère, c’est qu’il y a deux pôles dans l’existence humaine : le bas et le haut.
– Synthèse : Donc l’Ascension du Christ n’est pas dans les dimensions du cosmos, mais dans les dimensions de l’existence humaine. C’est moi qui le formule ainsi. De même que la descente aux enfers représente la plongée dans, je cite : « la zone de solitude de l’amour refusé » et bien « de même l’Ascension du Christ, je cite, évoque l’autre pôle de l’existence humaine, le contact avec tous les autres hommes dans le contact avec l’amour divin si bien que l’existence humaine peut trouver en quelque sorte, son lieu géométrique dans l’intimité de Dieu ». Donc, l’ascension du Christ dans le cosmos c’est un symbole qui exprime le lieu géométrique psychologique d’une âme qui s’unit à Dieu. Voyez, rien de physique ni de surnaturel, c’est du psychologique.
4. La méthode moderniste chez Benoît XVI : herméneutique et historisme
4.1. L’occultation par Joseph Ratzinger de la réalité physique du mystère, le sens littéral étant ignoré
Concluons de cette exégèse de Joseph Ratzinger, de ces trois articles du Credo, de ces trois faits évangéliques – c’est une conclusion que je tire – : la réalité physique du mystère n’est pas affirmée, ni décrite, ni commentée. Dans ce livre on ne nous explique pas comment, sous les yeux des disciples, Jésus s’est élevé et a disparu dans les nuages, comme le dit l’Evangile, on ne fait aucun effort pour affirmer ou décrire ou commenter la réalité physique du mystère. Le sens littéral de l’Ecriture est passé sous silence. Il est mis entre parenthèses ; peu importe la réalité historique, l’important c’est que les symboles scripturaires, puis dogmatiques trouvés par l’évangéliste, puis créés par l’Eglise, que ces symboles puissent représenter l’expérience intérieure du croyant du XXe ou du XXIe siècle. La vérité des faits de l’Ecriture, la vérité du dogme, c’est leur puissance d’évocation des problèmes existentiels de l’époque présente.).
4.2. Le récent « Jésus de Nazareth » de Benoît XVI affirme la notion d’évolution dans l’interprétation de l’Ecriture Sainte
Je cite Joseph Ratzinger dans l’introduction à son « Jésus de Nazareth » qui est paru cette année, çà, c’est Benoît XVI. Je résume : le Pontife étend l’inspiration scripturaire de l’écrivain sacré au lecteur de l’Ecriture : « Du reste, dit-il, toute parole de poids recèle beaucoup plus que n’en a conscience l’auteur, elle dépasse l’instant où elle est prononcée et elle va mûrir dans le processus de l’histoire de la foi ».
L’auteur ne parle pas seulement de lui-même, par lui-même, mais il parle en puissance dans une histoire qui va suivre, dans une histoire commune, qui le porte et dans laquelle sont secrètement présentes les possibilités de son avenir (à cette parole). Le processus de relecture et d’amplification des paroles n’aurait pas été possible s’ils n’étaient pas déjà présents dans les paroles elles-mêmes de telles ouvertures intrinsèques. » Donc c’est une autre notion, c’est la notion d’évolution inspirée dans l’interprétation de l’Ecriture Sainte.
4.3. L’exégèse devient un art herméneutique qui réduit les faits fabuleux à des phénomènes psychologiques
L’exégèse, c’est-à-dire l’étude et l’interprétation de l’Ecriture Sainte, devient un art divinatoire. On peut deviner ce que l’écrivain sacré n’a jamais voulu dire et n’a jamais dit, il suffit d’imaginer que sa parole contient l’évolution ultérieure de signification qu’elle va subir dans l’Eglise. L’exégèse devient un art divinatoire, l’exégète devine ce que l’auteur sacré n’a ni pensé ni exprimé.
L’exégèse est donc un art herméneutique de relecture et d’amplification, nous allons y revenir. C’est surtout un art de création libre d’un sens spirituel de l’Ecriture qui n’est pas fondé sur le sens littéral, parce que le sens littéral est mis entre parenthèses. Mais c’est encore et toujours la voie de l’immanence décrite par saint Pie X dans Pascendi, c’est toujours la transfiguration par l’écrivain sacré de ses sentiments en faits fabuleux, les miracles de Jésus Christ, sa résurrection, son ascension : des faits fabuleux. C’est moi qui le dis mais c’est bien cela. Et en retour, c’est la démythologisation de ces faits fabuleux pour les réduire par la réduction anthropologique et naturaliste à des phénomènes intérieurs de conscience. Voilà pour l’exégèse de Benoît XVI.
4.4. Joseph Ratzinger puise chez Dilthey, le père de l’herméneutique et de l’historisme
C’est donc la méthode moderniste. Les dogmes ne sont que des symboles, les faits évangéliques ne sont que des symboles qui évoquent mes problèmes psychologiques. Ensuite pour en arriver à cette évolution des dogmes, il faut faire intervenir un philosophe allemand inspirateur de toute la théologie allemande et donc qui a influé sur Joseph Ratzinger, c’est Wilhelm Dilthey ( 1833- 1911), le père de l’herméneutique et de l’historisme. L’herméneutique c’est l’art d’interpréter les faits ou les documents.
Historisme ça veut dire le rôle de l’histoire dans la vérité. Pour Dilthey comme pour Schelling et Hegel, qui étaient des idéalistes, la vérité ne se comprend que dans son histoire, mais alors que pour Schelling et Hegel, la vérité se développe par elle-même, par un processus dialectique que nous avons expliqué, pour Dilthey, la vérité se développe par le processus de réaction vitale du sujet à l’objet, selon le rapport de réaction vitale entre l’historien qui se penche sur des faits historiques et le choc de l’Histoire.
Ainsi la richesse émotive de l’historien, ou de celui qui lit l’histoire, sa richesse émotive va enrichir l’objet étudié. A chaque époque, l’histoire se charge de l’énergie, d’émotions des lecteurs et ainsi les jugements du passé sont sans cesse colorés par les réactions vitales de l’historien ou du lecteur. Ainsi les jugements du passé, selon Joseph Ratzinger qui s’inspire de cette thèse, doivent au terme de chaque époque historique (selon Dilthey) être révisés– par exemple au terme de l’époque moderne, 1962, l’arrivée du concile Vatican II, c’était le terme d’une époque, et donc on pouvait et on devait revisiter, réviser tous les faits historiques, les jugements du passé, spécialement sur la religion – pour en dégager les faits significatifs et les principes permanents.
Cette rétrospective purifie nécessairement le passé de ce qui s’était ajouté au noyau de la foi et cette révision, cette rétrospective agrège nécessairement à la vérité, le colorie des préoccupations du présent. Donc il y a un double processus dans la relecture du passé qui est la purification du passé, de ses adjonctions adventices, des réactions émotives du passé ou des philosophies du passé et d’autre part, deuxièmement, un enrichissement des faits historiques par la réaction vitale actuelle.
4.5. Le discours du 22 décembre 2005 de Benoît XVI : illustration de l’historisme et de l’herméneutique
Ainsi croissent les sciences humaines et la foi ne va pas faire exception selon l’école de Tübingen. La foi va être soumise à cette pensée historiste dont Benoît XVI est un héritier. Voilà ce qu’il dit dans son discours du 22 décembre 2005, le discours inaugural de son pontificat, je cite : « La foi exige une nouvelle réflexion sur la vérité et un nouveau rapport vital avec elle ». C’est la même chose : rapport vital, c’est Dilthey. Il continue : « cette interprétation (herméneutique) fut celle de Vatican II, chercher un nouveau rapport vital avec la vérité révélée et cette interprétation vitale doit guider la réception du concile. » Donc le concile a été une interprétation vitale de la foi traditionnelle et il faut selon Benoît XVI continuer à pratiquer maintenant encore, pour recevoir le concile, il faut continuer à faire cette interprétation vitale. Avec quels outils ? Avec les philosophies modernes qui seront, disait Jean XXIII dans son discours d’ouverture du concile Vatican II, qui sont par leurs méthodes d’investigations le grand secours pour exprimer la foi dans sa pureté linéaire et dans un langage adapté à nos contemporains. C’est tout le but de Jean XXIII dans son discours du concile du 11 octobre 1962 que cite Benoît XVI dans sa « quasi » encyclique inaugurale, son discours du 22 décembre 2005.
Donc le concile Vatican II avait un double but, et nous sommes tout à fait d’accord sur le fait de ce double but : il fallait purifier la foi de tous ces artéfacts des siècles passés (nous ne sommes pas d’accord bien sûr, c’est le pur modernisme) et l’enrichir de nos propres expériences actuelles. Donc voyez la subjectivité. On offense nos pères dans la foi en disant qu’ils ont dévoyé la foi par leur subjectivité, ce qui est faux, et on va trahir la foi en lui ajoutant notre propre subjectivité. Voilà le « cercle herméneutique », comme dit Hans Georg Gadamer, affirmant que la vérité est toujours colorée de nos préjugés et que le pire des préjugés est de prétendre se défaire de ses préjugés.
Alors Joseph Ratzinger applique la méthode de ce cercle herméneutique aux énoncés de la foi, et en même temps le principe d’interprétation de l’immanence du modernisme. Il y a là pour l’Eglise et sa foi une analogie étrange avec le programme communiste pour la société : « Le matérialisme dialectique est ainsi nommé parce que dans sa façon de considérer les phénomènes de la nature, sa méthode de connaissance et d’investigation est dialectique, et son interprétation, sa conception des phénomènes de la nature est matérialiste » (Jean Madiran, La vieillesse du monde, NEL, 1966, p. 148). Chez Joseph Ratzinger, Il y la méthode d’investigation, qui est la dialectique de Hegel et celle de Dilthey, et il y a l’interprétation, qui est le subjectivisme, soit existentialiste, soit personnaliste. Telle est l’herméneutique de Benoît XVI. Nous allons voir.
Donc Jean XXIII voulait cela déjà, c’était le but du concile : purifier la foi et l’adapter. Deux mouvements contradictoires en cercle vicieux : Purifier la foi de tous ses artéfacts passés et l’enrichir de toutes nos expériences modernes.
5. L’herméneutique appliquée aux deux dogmes de l’incarnation et de la rédemption
Voyons comment Joseph Ratzinger va appliquer cette méthode aux deux ou trois grands dogmes de la foi catholique. C’est l’actualité du modernisme. C’est actuel.
5.1. Le dogme de l’incarnation, revisité par Joseph Ratzinger à la lumière de l’existentialisme de Heidegger
Premièrement le dogme de l’incarnation, revisité à la lumière de l’existentialisme. On va se servir de l’existentialisme et on va pratiquer la méthode d’immanence et la méthode de l’historisme. Le principe de l’immanence qui dit que tout vient de l’intérieur (la foi vient de notre intérieur) et la méthode de l’historisme qui dit qu’il y a eu une évolution du dogme, une relecture nécessaire du dogme.
Voilà comment se présente le dogme de l’incarnation d’après le théologien Joseph Ratzinger, dans son livre « Foi chrétienne » de 1968, selon thèse, antithèse, synthèse.
– La thèse : le philosophe Boèce, qui a vécu de 480 à 526, à la fin de l’Antiquité, a défini la personne, la personne humaine, comme le subsistant d’une nature intellective, permettant de développer le dogme (des deux natures de Jésus Christ en une seule personne) défini au concile de Chalcédoine en 451. Voilà la thèse, c’est classique. Boèce, philosophe chrétien, a éclairci la notion de personne et a aidé à développer le dogme de Chalcédoine. Très bien.
– Antithèse : aujourd’hui Boèce est dépassé par Martin Heidegger, existentialiste allemand né en 1889 qui voit dans la personne l’autodépassement de soi-même qui est plus conforme à l’expérience que le subsistant d’une nature intellective. Il préfère l’autodépassement. Nous réalisons notre personne en nous dépassant nous-mêmes, voilà la définition de la personne selon Heidegger.
– Conclusion, synthèse : le Christ, l’homme-Dieu, dont nous professons la divinité, dans le Credo, n’a plus besoin d’être considéré comme le Dieu fait homme. Il est l’homme qui, je cite : « en tendant infiniment au-delà de lui-même s’est totalement dépassé et par là s’est vraiment trouvé ; il est un avec l’infini, Jésus-Christ » (page 159). Je répète parce que ça vaut la peine d’être lu. Donc il faut croire en la divinité de Jésus Christ mais, il n’y a plus besoin de le considérer comme le Dieu fait Homme. Non, il faut considérer que, en tendant infiniment au-delà de lui-même, Jésus s’est totalement dépassé et par là s’est vraiment trouvé. Il est un avec l’infini, Jésus Christ. Donc c’est l’homme qui se dépasse, qui devient le surhomme et qui devient divin. Voilà le mystère de l’incarnation réinterprété à la lumière de l’existentialisme et en même temps de l’historisme.
On dit que Boèce est dépassé et qu’il faut préférer Heidegger parce que l’expérience de Boèce est dépassée, l’expérience de Martin Heidegger correspond à nos problèmes actuels, à nos problèmes psychologiques actuels : l’autodépassement. L’égoïsme vaincu par l’autodépassement. Jésus Christ a vaincu l’égoïsme, radicalement, en se dépassant infiniment lui-même, en s’unissant à l’infini.
5.2. Le dogme de la rédemption, revu par Joseph Ratzinger selon la dialectique de Hegel et l’existentialisme de Gabriel Marcel
Deuxièmement : le dogme de la rédemption, revu dialectiquement selon Gabriel Marcel ; donc on va utiliser la méthode de la dialectique de Hegel et en même temps l’existentialisme chrétien de Gabriel Marcel. On applique la méthode de Hegel et le principe de Gabriel Marcel et toujours bien sûr le principe de l’immanence. Vous allez voir ça.
5.2.1. Saint Anselme voit dans la Croix un sacrifice expiatoire
Depuis saint Anselme qui a vécu de 1033 à 1109, saint Anselme de Cantorbéry, la piété chrétienne voit dans la croix de Jésus Christ, un sacrifice expiatoire, c’est-à-dire une satisfaction offerte en justice à Dieu pour compenser les péchés par un acte plus agréable à Dieu que ne lui avaient été désagréables tous les péchés. Question de justice.
5.2.2. Négation, aujourd’hui, du sacrifice de la croix.
– C’est la thèse : « Mais, le Nouveau Testament ne dit pas que l’homme se réconcilie Dieu, mais que c’est Dieu qui réconcilie l’homme. » C’est Dieu qui offre à l’homme. Et donc, que Dieu exige de son Fils un sacrifice humain, ce n’est pas conforme au message d’amour du Nouveau Testament. Dieu n’a pas pu exiger de son Fils un sacrifice humain. Du reste l’Ancien Testament interdisait les sacrifices humains. Autrement dit aujourd’hui nous ne pouvons plus accepter que la croix soit un sacrifice expiatoire.
C’était bon pour saint Anselme, mais aujourd’hui c’est impossible : selon notre connaissance du Nouveau Testament, le message d’amour du Nouveau Testament nous dit que Dieu ne peut pas exiger le sang de son Fils comme un dieu Moloch assoiffé de sang. Excusez-moi le blasphème, excusez, ce n’est pas moi qui le dis, ce sont des évêques qui ont dit cela, Mgr Huyghe, évêque d’Arras, il y a vingt ans, en appliquant J. Ratzinger, dans l’ouvrage collectif intitulé Des évêques disent la foi de l’Eglise.
Alors, voilà cette négation : la croix n’est pas ce sacrifice d’expiation offert par un homme à Dieu, par l’homme Jésus Christ à Dieu son Père. La croix n’est pas un sacrifice expiatoire.
– Antithèse : Cette négation dans son absolu, par son absolu, est tellement absolue qu’elle engendre sa contradictoire, c’est-à-dire l’antithèse, selon la méthode de Hegel. Toute une série de textes du Nouveau Testament affirment en effet au contraire la satisfaction pénale offerte par Jésus à notre place à Dieu son Père. On peut citer même Isaïe dans l’Ancien Testament nous décrivant l’homme de douleurs qui porte nos péchés et qui paye l’expiation de notre péché : « c’est nos crimes qu’il portait, c’est pour nos crimes qu’il était défiguré, qu’il était frappé » (Is 53). Saint Isaïe décrivait à l’avance la Passion de Jésus comme un sacrifice expiatoire, et toute l’épître aux Hébreux proclame le sacrifice expiatoire de Jésus sur la croix.
– Synthèse : la croix devient : « Jésus a aimé pour nous ».
Donc Joseph Ratzinger est obligé par l’absolu même de sa négation, il doit poser la contradictoire quand même. Il y a toute une série de textes de la sainte écriture qui affirment malgré tout que la croix est un sacrifice expiatoire. Voilà le problème, comment sortir de la contradiction ? Enfin comment nier que la croix soit une satisfaction pour nos péchés, une œuvre de justice opérée par le Christ à notre place pour faire justice à Son Père, pour le péché des hommes ?
5.2.3. La Croix devient : Jésus a aimé pour nous
Synthèse de Joseph Ratzinger : Sur la croix, Jésus s’est substitué à nous, c’est vrai. Non pas pour acquitter une dette, ni même payer une peine, mais pour « aimer pour nous ». Donc Jésus sur la croix se substitue à nous, pour aimer pour nous. La croix, c’est : Jésus a aimé pour nous : pour nous qui ne pouvions plus aimer (on ne sait pas bien pourquoi, nous étions loin de Dieu, nous ne pouvions plus aimer). Sur la croix, « le Christ a aimé pour nous » (Foi chrétienne, p. 202).
Et donc ainsi la thèse se reconquiert enrichie de l’antithèse. C’est bien la dialectique de Hegel. La vérité doit progresser dans l’histoire par une thèse qui par son affirmation engendre sa contradictoire, l’antithèse, et cette contradictoire vient finalement enrichir la thèse dans une synthèse. Donc la synthèse, voyez, il y a bien une substitution de Jésus Christ, à notre place, sur la croix, mais simplement pour aimer pour nous. Et vous voyez très bien que dans cette dialectique de Hegel, appliquée à la foi, la thèse et l’antithèse sont vraies toutes les deux, bien que contradictoires, sont vraies et font toutes les deux partie de la vérité. Ainsi on accepte la contradiction dans les choses, on ne la résout pas, on l’intègre par une synthèse. Donc la négation du départ, Jésus n’a pas offert un sacrifice expiatoire et puis deuxièmement, il y a quand même toute une série de textes qui disent que la Passion est un sacrifice expiatoire, ça concorde, ça va quand même ensemble, la synthèse, Jésus nous remplace, Il aime pour nous. Il se substitue pour aimer pour nous.
Ce n’est pas faux, Jésus a une charité infinie, qui est l’âme de son sacrifice ; mais ce n’est pas tout, Jésus a payé durement la peine de nos péchés. Donc l’hérésie consiste dans la négation. L’affirmation est juste : Jésus a aimé pour nous, mais ça ne suffit pas, l’hérésie consiste dans la négation de la peine subie par Jésus volontairement pour nous sur la croix.
5.2.4. La Croix est désintégrés, Jésus est décrucifié
Et ainsi voyez, selon Hegel, selon Joseph Ratzinger, cette synthèse, dans le futur, rien n’empêche qu’elle devienne une thèse, qui, par son absolu engendre une nouvelle anti-thèse, qui exigera une nouvelle synthèse et ainsi le dogme pourra évoluer. Notre conception de la rédemption pourra encore évoluer, indéfiniment.
Résultat : je vais citer un petit peu Joseph Ratzinger, pour la rédemption, « le sacrifice chrétien n’est autre chose que l’exode du « pour » consistant à sortir de soi, accompli à fond dans l’homme qui est tout entier exode, dépassement de soi par amour. » (p. 203). (Ce sont des catégories existentialistes : la sortie de soi, l’exode.) C’est la dématérialisation de la croix.
Voyez au contraire comment saint Thomas affirme la matérialité de la croix et, partant, son efficace : « La chair du Christ est l’hostie la plus parfaite. D’abord parce qu’étant la chair d’une nature humaine, elle était offerte convenablement pour les hommes, et elle est consommée par eux dans le sacrement. Deuxièmement parce qu’étant passible et mortelle, elle était apte à l’immolation. Troisièmement parce qu’étant sans péché, elle était efficace à purifier les péchés. Quatrièmement parce qu’étant la chair de l’offrant lui-même, elle était acceptée par Dieu à cause de la charité de celui qui offrait sa propre chair » [1],
5.2.5. La croix nous sauve par pure exemplarité
Ensuite, selon Joseph Ratzinger, le mode d’action de la passion reste très vague : la passion du Christ n’opère notre salut ni par mode de mérite (on ne parle pas des mérites de Jésus Christ), ni par mode de satisfaction (on ne parle pas de la peine de Jésus, offerte à notre place), ni par mode de rédemption (on ne parle pas de la rançon de nos péchés), ni par mode de sacrifice (on ne parle pas de sacrifice que dans le sens d’une « adoration »), ni par mode d’efficience, à la manière d’une cause efficiente (on ne parle pas de l’effacement de nos péchés), rien de tout cela que pourtant saint Thomas proclame bien dans sa somme théologique. Non, la passion de Jésus Christ a opéré notre salut par la pure exemplarité du don de soi absolu. Cela veut dire que c’est un exemple extraordinaire de don de soi absolu.
Donc en tant qu’exemple de don de soi, la passion opère notre salut.
Benoît XVI précisera, dans son encyclique sur l’espérance, que si « l’homme est racheté par l’amour » [2], c’est parce que « lorsque quelqu’un dans sa vie fait l’expérience d’un grand amour, il s’agit d’un moment de rédemption qui donne un sens nouveau à sa vie(…) L’homme a besoin d’un amour inconditionnel (…), si cet amour existe, alors et seulement alors l’homme est racheté(…) C’est ce qu’on entend lorsqu’on dit « Jésus-Christ nous a rachetés »(n° 26)(…) Celui-là « qui est touché par l’amour commence à comprendre ce qui serait précisément vie (n° 27) ». La rédemption est donc réduite à l’expérience que chacun peut faire de l’amour inconditionnel de Jésus-Christ pour lui, un amour qui change la vie, parce qu’il appelle à l’amour réciproque pour Jésus. « Sic nos amantem, quis non redamaret ? » s’exclame la liturgie à la suite de saint Augustin. Celui qui nous a aimés de la sorte, qui ne l’aimerait de retour ? Ce n’est pas faux mais ça ne peut se réduire à ça. Jésus nous a rachetés au prix de son sang : « Sans effusion de sang, dit saint Paul, il n’y a pas de rémission » (He 9, 22).
5.2.6. Un nouvel âge de spiritualité, un christianisme positif
Et je continue à citer Joseph Ratzinger : « A partir de cette révolution dans l’idée d’expiation. (Jésus n’expie pas en payant une peine mais en aimant à notre place, c’est une révolution, dit-il, dans cette idée d’expiation, on ne parle plus de peine ou de pénitence ou de sacrifice, seulement de don de soi et d’amour, c’est quand même plus « valorisant » et positif) et donc dans l’axe même de la réalité religieuse, le culte chrétien et toute l’existence chrétienne reçoivent eux aussi une nouvelle orientation » (p.199).
Le culte chrétien et l’existence chrétienne, donc toute la liturgie et toute la vie chrétienne vont être affectés par cette réduction de la rédemption à l’exemplarité et à l’imitation de l’amour. Je vais vous citer quelque chose à ce sujet, c’est la nouvelle messe. M. l’abbé François Knittel nous a montré que les oraisons du nouveau missel ne parlent plus de combat chrétien contre les ennemis, contre soi-même, il n’y a plus de pénitence, il n’y a pas d’expiation, il n’y a plus de mérites des saints à se faire appliquer, il y a juste à imiter et à aimer. Il reste l’amour. Ce n’est pas faux, l’amour c’est l’âme de la pénitence mais on ne peut pas dématérialiser la vie chrétienne et oublier l’aspect pénitentiel, l’aspect quotidien, l’aspect de se vaincre soi-même, de se renoncer, de porter sa croix à la suite de Jésus. C’est ce que Jésus a dit dans l’Evangile. Donc Joseph Ratzinger proposait en 1967 un religion rénovée, plus facile, comme l’expliquait un article anonyme paru en 1969 : « A partir du concile s’est propagée dans l’Eglise une onde d’optimisme, un christianisme stimulant et positif, ami de la vie et des valeurs terrestres, une intention de rendre le christianisme acceptable, aimable, indulgent, ouvert, débarrassé de tout rigorisme moyenâgeux, de toute interprétation pessimiste des hommes et de leurs mœurs » [3].
Mais Benoît XVI va tenter encore une autre interprétation de la rédemption
5.3. La rédemption relue selon le personnalisme de Max Scheler
Selon Max Scheler (1874–1928), disciple de Husserl, la personne n’est pas individuelle et incommunicable comme le voulait Boèce, elle est au contraire plurielle et communicante. Il est de son essence de faire partie d’une communauté qui est un Miterleben, un vivre avec des personnes, une communion d’expérience. Benoît XVI exploite ce personnalisme et celui de Karol Wojtyla, qui est devenu Jean-Paul II, ardent disciple de Scheler .
Pour K.Wojtyla, « la personne se constitue par sa communion (Teilhabe, participation) avec d’autres personnes » [4]. La personne est relation, ou tissu de relations. Benoît XVI pense de même : « La vie dans le sens véritable, dit-il dans Spe salvi, on ne l’a pas en soi, de soi tout seul et pas même seulement par soi : elle est une relation » (n° 27). Cette relation constitutive de la personne se réalise en particulier avec ceux qui souffrent : « La mesure de l’humanité se détermine essentiellement dans son rapport avec la souffrance et avec celui qui souffre » (n° 38). Pour être véritablement homme et pour constituer une société véritablement humaine, il faut « contribuer, par la compassion, à faire en sorte que la souffrance soit partagée et portée intérieurement (…), assumer en quelque sorte sa souffrance de façon qu’elle devienne aussi la mienne ». Cette « souffrance partagée, dans laquelle il y a la présence d’un autre » est amour et consolation (n° 38).
« L’homme a pour Dieu une valeur si grande que Lui-même s’est fait homme pour pouvoir compatir avec l’homme de manière très réelle, dans la chair et le sang, comme cela nous est montré dans le récit de la passion de Jésus » (n° 39). Ce n’est pas faux du tout, puisque saint Paul enseigne qu’en Jésus, « nous n’avons pas un grand prêtre qui ne puisse compatir à nos infirmités, puisque pour nous ressembler il les a toutes éprouvées, hormis le péché » (He 4, 15).
Mais Benoît XVI semble réduire la rédemption au partage par Jésus-Christ de notre condition souffrante et malheureuse et à la revanche qu’il prend, par sa résurrection, sur cette condition ; ce n’est plus sa passion qui fait à Dieu son Père justice du péché, c’est la résurrection qui fait à l’homme justice de la souffrance : « Oui, la résurrection de la chair existe. Une justice existe. La révocation de la souffrance passée, la réparation qui rétablit le droit existent » (n. 43). La valeur rédemptrice de la souffrance est complètement élidée par cette fausse justice. Il est lamentable de voir la rédemption vidée de son sens par un pape. Combien sont pleines et fortes, au contraire, ces lignes de saint Thomas d’Aquin :
« Que l’homme fût libéré par la passion du Christ, cela fut convenable à la miséricorde et à la justice de celui-ci. A la justice, car, par sa passion, le Christ a satisfait pour le péché du genre humain et ainsi l’homme a été libéré par la justice du Christ. A la miséricorde, parce que, l’homme ne pouvant pas par lui-même satisfaire pour le péché de tout le genre humain (…), Dieu lui a donné un Satisfacteur, son Fils, d’après le mot de saint Paul aux Romains : « (Ceux qui croient en lui sont) justifiés gratuitement par sa grâce, en vertu de la rédemption qui est dans le Christ Jésus, que Dieu a établi propitiateur, par la foi en lui » (Rm 4, 24–25). Et ce fut la marque d’une miséricorde plus abondante, que si le péché avait été remis sans satisfaction » [5]. En effet, par la satisfaction offerte par le Christ, c’est l’homme qui s’est lui-même racheté objectivement, et qui se rachète sans cesse subjectivement en offrant à Dieu ses modestes satisfactions, « qui tiennent leur efficacité de la satisfaction du Christ » [6]. Par le Christ, Dieu a donné à l’homme de quoi satisfaire. Ce que l’homme va pouvoir offrir à Dieu pour se le rendre propice, il le reçoit de Dieu, certes, mais il l’offre bel et bien à Dieu : « Nous offrons à votre majesté suprême, de vos propres dons et bienfaits, l’Hostie pure… » [7].
5.4. Une négation pire que celle de Luther
Tout ce que le Docteur angélique intègre, Joseph Ratzinger le dissout par des oppositions fausses et des négations répétées :
« La Bible ne présente pas la croix comme un mécanisme de droit lésé la croix y apparaît tout au contraire comme l’expression d’un amour radical qui se donne entièrement » [8].
« Ce n’est pas l’homme qui s’approche de Dieu pour lui apporter une offrande compensatrice, c’est Dieu qui vient à l’homme pour lui donner » (p. 198).
« Le Nouveau Testament ne dit pas que les hommes se réconcilient Dieu, comme nous devrions en fait nous y attendre puisque ce sont eux qui ont commis la faute et non Dieu » (p. 198).
« La croix n’est pas l’œuvre de réconciliation que l’humanité offre au Dieu courroucé » (pp. 197–199). « Nous ne glorifions pas Dieu ne lui apportant soi disant du nôtre » (p.199).
« Le sacrifice chrétien ne consiste pas à donner à Dieu une chose qu’il ne posséderait pas sans nous » (p.199) :
« Si le texte affirme malgré tout que Jésus a accompli la réconciliation par son sang (He 9, 12), celui-ci n’est pas à comprendre comme un don matériel, comme un moyen d’expiation mesuré quantitativement » (p. 202) : « Il s’est offert lui-même. Il a enlevé aux hommes leurs offrandes pour y substituer sa propre personne offerte en sacrifice, son propre moi » (p. 202).
« L’essence du culte chrétien ne consiste donc pas en l’offrande de choses. » (p.202).
« Le culte chrétien consiste dans une nouvelle forme de substitution, incluse dans cet amour : à savoir que le Christ a aimé pour nous et que nous nous laissons saisir par lui. Ce culte signifie donc que nous laissons de côté nos propres tentatives de justification » (p. 202).
Il y a dans ces négations insistantes une réédition de l’hérésie protestante : Jésus a tout fait, l’homme n’a rien à offrir pour sa rédemption, sinon à aimer. Dès lors le sacrifice de la messe est logiquement rendu superflu et attentatoire à l’œuvre de la croix de Jésus, il est, dit Joseph Ratzinger, une « adoration » (pp. 202 et 204) ; et il n’est assurément pas propitiatoire, puisque les hommes ne se réconcilient pas Dieu, ne rendent pas Dieu propice.
Mais à cette hérésie s’ajoute la négation de la valeur expiatoire et propitiatoire des souffrances et de la mort de Jésus en Croix, comme je l’ai montré. Cette négation est une hérésie pire que celle de Luther, lequel, au moins, et avec une force remarquable, professait la foi en l’expiation du Calvaire : « Je crois que Jésus-Christ est non seulement vrai Dieu, engendré de Dieu de toute éternité, mais aussi vrai homme, né de la Vierge Marie ; qu’il est mon Seigneur et m’a racheté et délivré de tous mes péchés, de la mort et de l’esclavage du démon, moi qui étais perdu et damné, et m’a véritablement acquis et gagné, non avec de l’argent ni de l’or, mais avec son précieux Sang et par ses souffrances et sa mort innocente, afin que je sois entièrement à lui et que, vivant sous son empire, je le serve dans une justice, une innocence et une liberté perpétuelles, comme lui, qui est ressuscité des morts, vit et règne aux siècles des siècles. C’est ce que je crois fermement »
5.5. Œuvre du Christ ou expérience interpersonnelle ?
Lequel des deux est chrétien ? Celui qui affirme avec un souffle puissant l’efficacité des souffrances et du sang du Christ pour effacer nos péchés, ou celui qui, dans une réduction existentialiste et personnaliste, la nie ? Qui donc est le chrétien ? Celui qui confesse l’expiation, la satisfaction, les mérites et l’efficience de la passion de Jésus pour nous délivrer du péché et de l’esclavage du démon, ou celui qui ne voit dans la croix du Christ qu’une preuve touchante d’un extrême amour et un partage consolant de notre condition souffrante ?
Certes, la croix nous touche et nous console, mais s’il n’ y a que cela dans la croix, nous avons une rédemption purement subjective, sentimentale, expérimentale, relationnelle, intersubjective . Ne seront rachetés que ceux qui se sentiront touchés, consolés, interpellés au souvenir du don de soi et de la solidarité du Christ. Dans ces conditions, bien peu, alors seraient rachetés. Heureusement, la rédemption authentique est tout objective, comme le dit admirablement saint Thomas, elle consiste dans l’œuvre du Christ, indépendamment de toute expérience qu’on en ait : « Le Christ, en souffrant par charité et par obéissance, a offert à Dieu quelque chose de plus grand que ne l’exigeait la compensation de toute l’offense du genre humain : Premièrement à cause de la grandeur de la charité en vertu de laquelle il souffrait. Deuxièmement à cause de la dignité de sa vie qu’il donnait comme satisfaction, car c’était la vie d’un homme-Dieu. Troisièmement à cause du nombre de ses souffrances et de l’acuité de sa douleur (…) Et voilà pourquoi la passion du Christ fut une satisfaction non seulement suffisante, mais surabondante pour les péchés du genre humain, selon ce texte de l’épître de saint Jean (1 Jn 2, 2) : Lui-même est propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier. »
Bien sûr, cette rédemption objective, nous avons à la faire nôtre par la foi : « per fidem ejus » (Rm 4, 25). C’est la foi, adhésion de notre intelligence à ce mystère, qui nous en applique l’efficace. Aussi désirable qu’elle soit, l’expérience amoureuse du don de soi de Jésus et de sa solidarité n’est pas la foi et elle n’est pas requise au salut.
C’est le propre des modernistes de réduire la foi au sentiment et à l’expérience religieuse. Selon eux, le contenu du dogme peut être mis entre parenthèses par une « épochè » digne de Husserl. Le dogme n’a de valeur que parce qu’il évoque l’état d’âme du croyant et lui apporte la réponse appropriée à ses besoins. L’homme d’aujourd’hui n’a pas besoin qu’on lui rappelle les exigences de la justice divine ; la nécessité de la pénitence lui est étrangère ; l’idée d’expiation lui est terrible, le concept de satisfaction lui est horrible. Les idées d’autodépassement, de sortie de soi (ex-stase), de solidarité, de consolation lui sont plus agréables. Ce sont ses goûts philosophiques actuels.
Le principe à suivre est que « la foi demande à expérimenter sur Dieu dans les catégories philosophiques de son époque » [9] ; ou encore qu’il faut sans cesse réaliser « une nouvelle rencontre entre foi et philosophie, plaçant ainsi la foi dans une relation positive et non défensive avec la forme de raison dominante à son époque » [10].
6. Le Sacerdoce est réduit au pouvoir d’enseignement
Donc vous voyez, selon Joseph Ratzinger, à partir de cette idée philosophiquement améliorée de la rédemption, « toute l’existence chrétienne en reçoit une nouvelle orientation et le culte chrétien aussi ». Il enseignait cela en 1967, c’était presque prophétique : deux ans après, la nouvelle messe était instituée par Paul VI et répondait exactement aux thèses du professeur de théologie de Tübingen.
La nouvelle messe devient la célébration commune de la foi. Ce n’est plus une chose offerte à Dieu, ce n’est plus une action séparée de celle du peuple, c’est une action de communion interpersonnelle. C’est une expérience commune de la foi, la célébration des hauts faits de Jésus. « Il s’agit seulement de faire mémoire », dit le missel à fleurs des fidèles francophones en 1972. De son côté, parallèlement, le sacerdoce « a dépassé le niveau de la polémique » qui, au concile de Trente, avait rétréci la vision du sacerdoce en voyant dans le prêtre seulement un pur sacrificateur [11]. Le concile de Trente avait rétréci la vision globale du sacerdoce, Vatican II a élargi les perspectives. Alors je cite (c’est Joseph Ratzinger) : « Vatican II a, par chance, dépassé le niveau de la polémique et a tracé un tableau positif complet de la position de l’Eglise sur le sacerdoce où l’on a accueilli également les requêtes de la Réforme » [12]. Vous entendez bien : les requêtes de la « Réforme » protestante, qui voyait le prêtre comme l’homme de la parole de Dieu, de la prédication de l’Evangile, un point c’est tout.
Ainsi donc, dit Joseph Ratzinger, « la totalité du problème du sacerdoce se ramène en dernière analyse à la question du pouvoir d’enseignement dans l’Eglise de façon générale. » [13]. Donc, il ramène tout le sacerdoce au pouvoir d’enseignement dans l’Eglise. Il ne va pas nier le sacrifice, simplement il dit : « tout se ramène au pouvoir d’enseignement dans l’Eglise ». Donc même l’offrande de la messe par le prêtre à l’autel, doit être relue dans une perspective d’enseignement de la parole de Dieu. Il faut revisiter le sacerdoce, même le sacrifice, même la consécration, ce n’est rien que la célébration des « hauts faits du Christ, son incarnation, sa passion, sa résurrection, son ascension, vécus en commun sous la présidence du prêtre », comme le prétend Dom Botte. On a revisité le sacerdoce. Le prêtre est devenu l’animateur de la célébration et de vécu communautaire de la foi. Ce n’est qu’une parenthèse pour vous montrer comment les idées existentialistes et personnalistes de Joseph Ratzinger, de 1967, sur la rédemption et sur le prêtre, c’est-à-dire sur le Christ prêtre, ont été effectivement appliquées.
7. Personnalisme et civilisation de l’amour
Il nous faut maintenant passer du dogme à la morale. L’agnosticisme kantien, vous vous en souvenez, affecte tant la morale que le dogme. Il barre en effet l’accès de la raison à la loi de Dieu comme à Dieu lui-même. En réalité, Dieu, auteur et rédempteur de la nature humaine, est aussi législateur souverain de cette nature. Il est en particulier le législateur de la société conjugale. C’est lui qui a voulu le mariage fécond, pour la propagation du genre humain (Gn 1, 28). La morale du mariage est dominée par cette fin : la procréation.
Le droit canon traditionnel enseigne : « La fin première du mariage est la procréation et l’éducation de la progéniture ; la fin secondaire est l’aide mutuelle et le remède à la concupiscence » [14]. L’œuvre de chair, qui chez l’homme, n’est pas une pure action biologique mais est un acte moralement connoté, correspondant à sa nature raisonnable, est désignée par l’appellation de remède à la concupiscence, du fait de la blessure du péché originel affectant l’appétit vénérien. L’ordre des fins est clairement affirmé : il y a une fin première, la procréation et d’éducation des enfants, à laquelle doivent se subordonner, dans l’ordre de la finis operis, les fins secondaires, en particulier l’œuvre de chair.
Contraires à cette subordination, la contraception et la stérilisation sont immorales parce qu’elle détournent l’acte conjugal de sa fin, la procréation, de même que la continence périodique sans raison grave, qui détourne l’état conjugal de sa fin, la propagation du genre humain.
Or le personnalisme vient inverser l’ordre des fins du mariage : le nouveau code droit canon introduit par Jean-Paul II en 1983 statue que le mariage « est ordonné de par son caractère naturel au bien des conjoints et à la procréation et à l’éducation de la progéniture » (n. can. 1055). Le bien des conjoints est premier, c’est la révolution du mariage. Or, comme l’a montré ailleurs l’abbé François Knittel dont je m’inspire, la racine de cette révolution se trouve dans le concile Vatican II, qui est venu corrompre de subjectivisme les principes traditionnels objectifs.
Selon le concile, la procréation – ou le refus de procréer – « doit être déterminée par des critères objectifs [très bien] tirés de la nature de la personne et de ses actes, critères qui respectent, dans un contexte d’amour véritable, la signification totale d’une donation réciproque et d’une procréation à la mesure de l’homme ; chose impossible si la chasteté conjugale n’est pas pratiquée d’un cœur loyal » [15]. A première vue ce texte flétrit le subjectivisme et en appelle à l’objectivité. Pourtant, en y regardant bien, il s’agit de critères « tirés de la nature même de la personne et de ses actes » et considérés « dans un contexte d’amour véritable ». On ne sort pas du sujet : l’ordre objectif, extérieur à la personne, n’est pas pris en compte.
Selon le personnalisme allemand, la relation interpersonnelle amoureuse est « l’élan désintéressé vers une personne comme telle » [16]. Que l’œuvre de chair doive respecter ce critère : c’est bien l’idée de Gaudium et spes. Selon cette philosophie, l’amour « possède en lui-même sa propre finalité » [17]. L’ordre objectif des êtres et des fins, comme disait Pie XII, est mis entre parenthèses.
« Si la nature, dit Pie XII, avait eu en vue exclusivement ou du moins en premier lieu un don et une possession réciproque des époux dans la joie et dans l’amour, et si elle avait réglé cet acte uniquement pour rendre la plus heureuse possible leur expérience personnelle, et non dans le but de les stimuler au service de la vie, le Créateur aurait adopté un autre plan dans la formation et la constitution de l’acte naturel. Or cet acte est au contraire tout subordonné et ordonné à cette grande loi de la génération et éducation de l’enfant, « generatio et educatio prolis », c’est-à-dire à l’accomplissement de la fin première de mariage, origine et source de la vie. » [18].
Ainsi, reniant Pie XII et l’ordre objectif naturel, le nouveau code de droit canon est la porte ouverte à l’union libre et au pacs, à la contraception et à l’avortement. La fécondité d’antan fait place à la stérilité. La soi-disant civilisation de l’amour est une civilisation de mort. Dieu, législateur de la nature, étant rejeté, la chrétienté court à l’extinction physique. Voilà l’ultime aboutissement du modernisme.
8. Le Christ Roi revu par le personnalisme d’Emmanuel Mounier
La politique est le sommet de la morale. Passons donc de la morale conjugale à la politique, qui, en régime chrétien, s’appelle le Christ Roi. La royauté politique de Jésus, c’est son droit d’imposer sa loi aux lois civiles. Eh bien le Christ Roi va être purifié lui aussi dans une vision historiste et par le personnalisme. Ce n’est plus l’existentialisme, c’est le personnalisme français, avec Emmanuel Mounier (1905–1950) et Jacques Maritain (1882–1973), tous deux catholiques.
8.1. La liberté religieuse purifiée à l’aide d’Emmanuel Mounier
La révision, postulée par le progrès philosophique, affecte d’abord la personne humaine, puis, postulée par le sens le l’histoire, elle va affecter l’Etat, dans les rapports que la personne et l’Etat ont avec la religion. Considérons d’abord la personne.
– Il a manqué à Lamennais (1782–1864) l’outil nécessaire pour introduire la liberté des cultes « en christianisme » [19] ; pour cette raison, Lamennais fut condamné en 1832 par l’encyclique Mirari vos de Grégoire XVI [20], qui n’a pas su voir la racine chrétienne de cette liberté.
– Cet outil correcteur, procuré par Emmanuel Mounier (1905–1950), est la dignité de la personne humaine. La liberté des cultes, « valeur la mieux éprouvée de deux siècles de culture libérale » (Ratzinger, Entretien avec Vittorio Messori, 1984), peut être aujourd’hui « épurée et corrigée » (Congar et Ratzinger), si, au lieu de la faire reposer sur le sable mouvant de la liberté de conscience, fondée sur l’indifférence religieuse, on la fait se fonder sur le roc solide de la « la nature de la personne » [21]. Selon Mounier, la personne se constitue par son agir libre et responsable « en vertu de ses propres options ».
– Le résultat de cette correction est la liberté religieuse proclamée par Vatican II [22]. La personne qui, en matière religieuse, « agit selon la conscience de son devoir » ou qui dans l’exercice de son culte religieux, « est en recherche de la vérité », est digne de respect et son culte de liberté. Cette conclusion est le produit d’un double processus : purification de la condamnation passée et assimilation de la vérité philosophique présente, celle des années l950 [23].
Il est pourtant évident qu’au critère objectif de la vérité du Christ, le concile a substitué le critère subjectif de la « vérité de la personne », comme l’appelle Jean-Paul II dans Veritatis splendor, n° 40, faisant référence à Gaudium et spes, qui parle de la « vérité essentielle de l’homme » (§ 1), disant que « l’Evangile (…) respecte scrupuleusement la dignité de la conscience et son libre choix » (§ 2).
8.2. La civilisation laïque vitalement chrétienne de Jacques Maritain
Si nous considérons maintenant l’Etat dans ses rapports avec la religion, le même processus s’applique, grâce à l’idée de « cieux historiques » du philosophe Jacques Maritain, apôtre d’une « nouvelle chrétienté » qui serait « l’analogue » moderne de la chrétienté médiévale.
– La chrétienté médiévale était caractérisée par le maximum de contrainte au service d’un ordre social théocratique, aux dépens de la personne.
– A cet idéal historique dépassé dont succéder aujourd’hui une « nouvelle chrétienté » caractérisée par le maximum de liberté au service de la personne et de sa « liberté d’exultation ». C’est le seul « idéal historique concret » de notre époque moderne [24]. – La parenté de pensée avec Drey et Dilthey est frappante.
– On suppose en outre que, tout comme le philosophe, l’Etat est devenu agnostique : il ne constitue pas une instance capable de reconnaître la divinité de Jésus-Christ (Père John C. Murray, expert au Concile ; cardinal Ratzinger, entretien du l4 juillet 1987 avec Mgr Marcel Lefebvre).
– Il s’ensuit que le règne social du Christ ne peut, ne doit plus être ce qu’il a été. Il doit être maintenant « une société laïque d’inspiration chrétienne » (Maritain). Ce sera une laïcité ouverte, animée spirituellement par « les valeurs éthiques des religions » [25]. En un monde religieusement pluriel, la dignité de la personne paraît à Mounier « la seule base adaptée au large rassemblement des bonnes volontés » [26].
En adoptant ce personnalisme politique, l’Eglise conciliaire adopte l’idéologie maçonnique et renonce à prêcher le Christ, roi des nations. L’homme prend la place de Dieu.
9. La foi moderniste de Benoît XVI
Comment expliquer ce manque de foi ? Voilà un théologien, un cardinal, un pape qui se désintéresse de la réalité de l’incarnation, de la rédemption et de la royauté de Notre Seigneur Jésus-Christ. – C’est qu’il a une foi moderniste.
9.1. La foi, rencontre, présence et amour
Jamais vous ne trouvez chez Joseph Ratzinger ni l’objet de la foi (les vérités révélées) ni le motif de la foi (l’autorité de Dieu souverainement vérace). Cela n’est pas nié, mais ce n’est jamais évoqué. Au lieu de cela vous trouvez la rencontre, la relation interpersonnelle avec Jésus et le sens que cette rencontre donne à la vie, Rien de cela n’est faux, mais ce n’est pas la foi, c’est une vue personnaliste de la foi.
Le théologien de Tübingen commente ainsi « je crois…en Jésus-Christ » : « La foi chrétienne est une rencontre avec l’homme Jésus, et elle découvre dans une telle rencontre que le sens du monde est une personne. Jésus est le témoin de Dieu, mieux : il est la présence de l’éternel lui-même dans ce monde. Dans sa vie et par la donation totale de lui-même pour les hommes, le sens de la vie se révèle comme une présence, sous la forme de l’amour, qui m’aime moi aussi et qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue » [27].
Rencontre, présence, amour…ce n’est pas la foi et cela occulte l’objet de la foi. Dans notre Credo, écrit Joseph Ratzinger, « le formule centrale ne dit pas : »je crois à quelque chose » mais « je crois en Toi ». L’affirmation est vraie, nous croyons en Dieu, mais la négation est hérétique car elle nie l’objet de la foi, les articles de foi, les douze articles du symbole des apôtres.
Devenu préfet de la sacrée congrégation pour la doctrine de la foi, Joseph Ratzinger décrit ainsi le catholicisme : « Il s’agit d’entrer dans une structure de vie, et cela englobe le plan de notre vie dans sa totalité. Voilà pourquoi, je crois, on ne peut jamais l’exprimer avec des mots. Naturellement, on peut désigner des point essentiels » [28]. Et la foi : « L’essentiel pour devenir chrétien, dit-il, c’est de croire en cet événement : Dieu est entré dans le monde, et il a agi, c’est donc une action, une réalité, non seulement une configuration d’idées » (p. 21).
Cette foi sans vérités de foi, sans dogmes, est la réduction personnaliste de ce qu’a été la foi d’enfant de Joseph Ratzinger. Sa foi est devenue, à la manière de Max Scheler, la rencontre avec le « Toi » du Christ. Sa foi et aussi, une « décision fondamentale de percevoir Dieu et de l’accueillir », comme chez Gabriel Marcel, pour qui la foi est un événement strictement personnel et en ce sens incommunicable.
La foi catholique est ainsi supprimée. La foi, adhésion ferme de l’intelligence à des vérités révélées, est annihilée. L’autorité de Dieu qui révèle est remplacée par l’expérience religieuse d’un chacun.
9.2. Une foi qui expérimente sur Dieu en catégories philosophiques
Que la foi soit le fait d’une conversion, qu’elle soit le résultat d’une recherche personnelle, qu’elle soit accompagnée d’une expérience savoureuse de Dieu grâce aux dons de sagesse et d’intelligence, cela est beau, cela est admirable, cela arrive, mais cela reste l’exception. Et quelles que soient les richesses que les grâces mystiques donnent à la foi, il faut affirmer avec le P. Marin Sola que « l’unique source objective de toute connaissance surnaturelle, c’est la vérité de foi ». De là naît la dépendance essentielle et la subordination de la théologie spéculative ou de la théologie mystique à l’égard du dépôt révélé et de l’autorité de l’Eglise. Par la voie intuitive des dons du Saint-Esprit, la théologie mystique peut saisir plus vite ou plus de vérités, mais elle ne peut en atteindre davantage que n’en a toujours contenu implicitement le dépôt révélé [29].
Ceci acquis, il faut dire que la foi qui veut « expérimenter sur Dieu » en concepts de la philosophie soit existentialiste soit personnaliste n’a rien à voir avec la mystique ni avec la théologie mystique. Car une chose est la profondeur du mystère, devant laquelle s’arrête admirativement le mystique, autre chose est l’intensité d’émotion à laquelle s’arrête l’idéaliste dans sa relation intersubjective avec le Christ. Le mystique s’efface devant le mystère et se fait tout adorant. L’idéaliste s’affirme comme le « je » corrélatif du « tu », comme le sujet qui entre en interaction avec l’objet de sa foi. – Au contraire, le théologien contemplatif, comme saint Thomas d’Aquin, « n’a pas pour but de faire confidence aux auditeurs des sentiments que suscite en l’âme du docteur la vérité contemplée, mais de livrer cette vérité » [30].
Prenons garde de remplacer l’autorité divine révélante, qui est l’unique motif de la foi, par l’expérience de l’intersubjectivité proposée par Joseph Ratzinger. Ce serait anéantir toute l’autorité de la proposition de la foi par le magistère de l’Eglise.
10. Conclusion : un supermodernisme sceptique
Pour conclure, je dirais que nous avons aujourd’hui affaire à un modernisme perfectionné, un supermodernisme sceptique. Les modernistes considéraient les dogmes comme de purs symboles. Aujourd’hui, on ne nie pas les dogmes, on ne nie pas le mystère, on ne devient pas franchement athée ou hérétique, non, simplement on met entre parenthèses l’incarnation réelle, la rédemption réelle, le Christ Roi réel, voire le Dieu réel. On met tout ça entre parenthèses. Ce qui nous intéresse c’est leur puissance d’évocation de nos problèmes existentiels pour nous aider à les résoudre.
10.1 Une foi dubitante
Cent ans avant Pascendi, Kant voyait déjà dans les dogmes – si vous lisez Kant c’est intéressant il a écrit en 1793 un ouvrage intitulé : « La religion dans les limites de la simple raison » – Kant voyait déjà dans les dogmes de purs symboles d’idées morales
Cent ans après, c’est un prêtre catholique mais bientôt excommunié, Alfred Loisy, qui fait les mêmes théories, dénoncées par saint Pie X en 1907.
Et puis cent ans après Pascendi, en 2007 ce sont des théologiens catholiques, dont un futur pape, hélas, qui, imbus de toute la philosophie du XIXe et du XX siècle, désincarnent, décrucifient et découronnent Jésus-Christ. Mais leur foi subjective est « aux prises avec les flots du doute » dont parle Joseph Ratzinger dans son ouvrage : « La foi chrétienne », pages 11–12.
Cette foi veut expérimenter sur Dieu au lieu d’adhérer simplement à Dieu ; cette foi se livre à la raison philosophique au lieu de se fier à l’autorité de Dieu qui révèle ; cette foi est fragilisée par ses raisons humaines. Elle est aux prises avec le doute, car Joseph Ratzinger dit que le croyant, comme l’incroyant, est toujours menacé par le doute sur sa position :« le croyant sera toujours menacé par l’incroyance et l’incroyant sera toujours menacé par la foi » [31]. Un tel croyant ne peut plus proposer au monde sans Dieu, à un monde sans Dieu en péril de se perdre, comme moyen de salut, qu’un Dieu idéel et hypothétique : le Dieu d’Emmanuel Kant, un Dieu « dont on ne saurait affirmer qu’il existe en dehors d la pensée rationnelle de l’homme » [32].
Au temps des Lumières, on a cherché à établir des loi universelles valables même si Dieu n’existait pas ; aujourd’hui, conseille Joseph Ratzinger, il faudrait inverser ce mot d’ordre et dire : « même qui ne réussit pas à trouver la voie de l’acceptation de Dieu devrait chercher à vivre et à diriger sa vie comme si Dieu existait » [33]. Voilà la solution sociale pour amener l’ordre dans le monde « L’homme devrait chercher à vivre et à organiser sa vie comme si Dieu existait », non pas parce que Dieu existe et que Jésus-Christ est Dieu, non. C’est donc d’un scepticisme épouvantable qui nous indique l’aboutissement ultime du modernisme. Le modernisme conduit au scepticisme, c’est-à-dire à des chrétiens qui ne sont plus sûrs de ce qu’ils croient ; ils se contentent .de conseiller : agissez comme si vous croyiez !
10.2. Face au supermodernisme, le remède se trouve dans saint Thomas d’Aquin
Voilà donc, chers amis, l’actualité plus que jamais de Pascendi face à cet accès aigu de modernisme qui affecte maintenant la chaire de Pierre elle-même. Eh bien Pascendi, nous prévenait, les pasteurs et les fidèles, contre cette contagion mortelle et Pascendi nous indiquait le remède à toute cette fausse philosophie : saint Thomas d’Aquin.
Le grand remède protecteur pour garder la foi saine, la vraie notion de la foi surnaturelle, assentiment ferme de l’intelligence à la vérité divine reçue du dehors, sur l’autorité même de cette divine vérité, c’est saint Thomas d’Aquin qui a donné cette simple définition de la foi. Et bien nous avons en lui le grand instrument protecteur de notre foi. En effet c’est parce que cette foi objective catholique concorde parfaitement avec la philosophie de saint Thomas d’Aquin que saint Pie X prescrit aux futurs prêtres « l’étude de la philosophie que nous a léguée le docteur angélique », citation de saint Pie X. Et donc je conclurais : à cette fièvre sceptique qui affecte les plus hautes autorités dans l’Eglise d’aujourd’hui, nous préférons la ferveur thomiste.
+ Bernard Tissier de Mallerais
- S. th., III, q. 48, a. 3[↩]
- Spe salvi, n° 26[↩]
- Documentation catholique, 20 octobre 1969, no 1538, col. 1372[↩]
- Person und Tat, Personne et acte, éd. allemande, Herder, 1981, ch.7, n.9[↩]
- Somme théologique, III, q. 46, a. 1, ad 3[↩]
- Somme théologique, II, q.1, a. 2, ad 2[↩]
- Canon romain, Unde et memores[↩]
- Foi chrétienne hier et aujourd’hui, p. 197[↩]
- Cf. Joseph Ratzinger, Foi chrétienne, p. 111[↩]
- Benoît XVI, Discours à la Curie, 22 décembre 2005[↩]
- Session XXIII, décret sur le sacrement de l’ordre[↩]
- Les principes de la théologie, p. 279[↩]
- Les principes, p. 279[↩]
- can. 1013, §1[↩]
- Gaudium et spes, n. 51, § 3, Jean-Paul II, Familiaris consortio, n. 32[↩]
- Max Scheler, cf. Thonnard, n. 635, p. 1050[↩]
- P. Marie-Dominique Philippe, Au Cœur de l’amour, p.115[↩]
- Allocution aux sages-femmes, 29 octobre 1951, Utz-Groner-Savignat, Relations humaines et société contemporaine, n° 1160[↩]
- Yves Congar, Vraie et fausse réforme, p.344[↩]
- Dz 1613–1615[↩]
- Jean-Paul II, Veritatis splendor, année 1993, n°50[↩]
- déclaration Dignitatis humanae, n° 2[↩]
- Vatican II, Gaudium et spes, n° 11, § 2[↩]
- Maritain, Humanisme intégral, année 1936, p. 134–135[↩]
- Vatican II, Dignitatis humanae, n. 4, d ; Benoît XVI, 22 décembre 2005[↩]
- Thonnard, Précis, n° 657, p. 1091[↩]
- Foi chrétienne, p. 36–37[↩]
- Le sel de la terre, Flammarion, 2e éd., 2005, p. 19[↩]
- cf. Marin Sola, L’évolution homogène du dogme, 2e éd., Fribourg, Suisse, T. 1, p. 375[↩]
- DTC, Thomas d’Aquin, objectivité de son enseignement doctoral[↩]
- Foi chrétienne, p. 11[↩]
- Kant, Opus postumum, Convolutum VII[↩]
- conférence à Subiaco, 1er avril 2005, juste avant d’être élu Pape[↩]