Mgr Tissier de Mallerais : L’hydre moderniste toujours vivante

Centenaire de l’en­cy­clique Pascendi de saint PieX, du 8 sep­tembre 1907
Symposium Pascendi – Paris, salle de l’ASIEM, 9, 10 et 11 novembre 2007
Sous la Présidence de Mgr Tissier de Mallerais

L’hydre moderniste toujours vivante

Actualité de Pascendi

Conférence de clô­ture de S.Exc.Mgr Bernard Tissier de Mallerais ‚11 novembre 2007.

« Mesdames et Messieurs, Chers fidèles catho­liques,
Vous êtes venus pour écou­ter le magis­tère de l’Eglise par la voix de Saint Pie X dans son ency­clique Pascendi.
Le 8 sep­tembre 1907, il y a donc cent ans, le Pape saint Pie X, avec une fine ana­lyse, a condam­né, par son ency­clique Pascendi, une sin­gu­lière et nou­velle héré­sie. Cette héré­sie ne consis­tait pas, comme les pré­cé­dentes, à nier telle ou telle véri­té de Foi, à faire un choix entre les véri­tés à croire (puisque le mot héré­sie, en grec, signi­fie faire un choix) mais, le moder­nisme était une héré­sie qui consis­tait à chan­ger et à per­ver­tir la notion même de la Foi. « Ce n’est point aux branches et aux rameaux, dit St Pie X, que les moder­nistes ont mis la cognée, mais c’est à la racine même, c’est-à-dire à la foi, et à ses fibres les plus pro­fondes » : Pascendi n° 1.
Le but de mon petit expo­sé est d’abord de vous mon­trer les ori­gines du moder­nisme. Ensuite nous ver­rons le moder­nisme tel que St Pie X l’a condam­né, les impli­ca­tions actuelles du moder­nisme, spé­cia­le­ment l’exégèse, l’historisme, c’est-à-dire l’évolution du dogme et enfin la révi­sion et la relec­ture moderne des grands dogmes de l’incarnation, de la rédemp­tion et du Christ Roi. C’est un expo­sé à la fois his­to­rique et en même temps très actuel et je crois que je vais davan­tage trai­ter l’actualité du moder­nisme que l’actualité de Pascendi.

1. L’origine du modernisme.

On peut le dire, l’origine du moder­nisme, c’est l’agnosticisme kan­tien. L’origine de la foi sub­jec­tive des moder­nistes c’est l’agnosticisme (incon­nais­sance) pro­fes­sé déjà au Moyen Age par Guillaume d’Occam (1280–1349), puis dans l’époque moderne par David Hume (1711–1776), et sys­té­ma­ti­sé par Emmanuel Kant (1724–1804).

1.1. Chez Kant : l’inconnaissance de la nature des choses

Pour le phi­lo­sophe de Koenigsberg, en Prusse orien­tale, qui était le contem­po­rain de Jean-​Jacques Rousseau, nos idées géné­rales, nos prin­cipes, ne tiennent pas leur néces­si­té de la nature des choses qui est incon­nais­sable (l’intelligence est inca­pable de connaître la nature des choses : ce qu’est un chat, ce qu’est un chien, ce qu’est l’homme, l’intelligence ne peut pas le connaître). C’est ce qu’on appelle l’agnosticisme.

D’où viennent nos idées géné­rales et néces­saires ? Elles viennent de la seule rai­son et non pas des choses. Elles viennent de notre rai­son et de ses caté­go­ries sub­jec­tives innées. Par exemple, l’idée de sub­stance, l’idée de cause sont des caté­go­ries sub­jec­tives de mon intel­li­gence et non pas des genres de l’être réel. La rai­son seule struc­ture le réel et lui donne son intelligibilité.

Si nous pou­vons com­prendre une chose, ce n’est pas parce qu’elle est intel­li­gible, mais parce que nous la struc­tu­rons, nous la fai­sons ren­trer dans les cadres de nos caté­go­ries sub­jec­tives. Il faut dire que la science phy­sique moderne a sui­vi cet idéa­lisme avec suc­cès en tenant que le monde phy­sique reste opaque à la rai­son, que nous ne pou­vons pas connaître la nature ou le sens des choses, que nous ne pou­vons avoir que des repré­sen­ta­tions mathé­ma­tiques du monde phy­sique, ou sym­bo­liques, avec des notions de force, d’énergie, d’onde, et de choses comme cela, qui sont des sym­boles mathématiques.

Et c’est nous, par des théo­ries ou hypo­thèses scien­ti­fiques, qui for­çons la nature, par l’expérimentation, fruit pur de notre rai­son, à com­pa­raître devant la rai­son comme devant un juge pour confir­mer nos hypo­thèses ration­nelles. Nos théo­ries se révèlent plus ou moins exactes, en fait appro­chées et jamais adé­quates au réel et tou­jours per­fec­tibles par la construc­tion de l’esprit. Voyez donc le suc­cès de Kant dans l’ordre des sciences phy­siques. Le mal­heur c’est que l’on va vou­loir appli­quer cela à la phi­lo­so­phie et à la religion.

1.2. Kant professe l’inconnaissance des êtres immatériels

Kant ne voit pas que les êtres réels, l’essence des choses, par exemple, ou alors l’être même, l’existant, ou encore l’Etre pre­mier, la cause pre­mière, Kant ne voit pas que ces réa­li­tés sont au contraire sou­ve­rai­ne­ment intel­li­gibles en elles-​mêmes et d’autant plus intel­li­gibles qu’elles sont plus imma­té­rielles. La consé­quence de cette incon­nais­sance, qu’on appelle donc agnos­ti­cisme (on ne peut pas connaître l’être des choses, on ne peut pas connaître l’être en tant que tel, ce qu’on appelle l’être en tant qu’être, ce que c’est qu’exister, on ne peut pas le connaître dit Kant), c’est que l’analogie de l’être est indé­chif­frable. Il n’y a pas entre tous les êtres qui existent un rap­port d’analogie qui puisse aider à rai­son­ner de l’un à l’autre.

1.3. La ruine du principe de causalité, de la théodicée.

Egalement, le prin­cipe de cau­sa­li­té (tout effet s’explique par une cause) n’a aucune valeur méta­phy­sique, c’est-à-dire onto­lo­gique, si bien que la consé­quence c’est qu’une quel­conque ana­lo­gie entre les êtres créés et l’Etre pre­mier, le Créateur, est incon­nais­sable. Vouloir remon­ter des créa­tures au créa­teur, pour dire quelque chose de Dieu, c’est impos­sible, parce que l’analogie de l’être ne vaut pas. Dire que Dieu est l’Etre Premier, ça n’a aucun sens, çe serait presque un blas­phème pour Kant. L’analogie de l’être n’existe pas.

En défi­ni­tive, d’après Kant, la rai­son, par ses seules forces, ne peut connaître ni l’existence, ni les per­fec­tions de Dieu.
C’est donc rui­ner ce que l’on appelle la théo­lo­gie natu­relle, la théo­di­cée, la connais­sance de Dieu par la simple rai­son. Et pour­tant le concile Vatican I a bien rap­pe­lé que nous pou­vons connaître l’existence et les per­fec­tions divines à par­tir des créa­tures. Et bien Kant nie cela. Nous ne pou­vons, par notre rai­son, connaître ni l’existence, ni les per­fec­tions de Dieu.

De même, autre consé­quence, les ana­lo­gies révé­lées dans l’Evangile, dans la Bible, que Dieu a uti­li­sées pour nous dévoi­ler ses mys­tères sur­na­tu­rels, sont fata­le­ment des méta­phores, puisqu’il n’y a aucun rap­port entre Dieu et sa créa­ture. Tout ce que Dieu nous dit ce sont des méta­phores. Par consé­quent toute parole de Dieu ne peut être qu’allégorique et tout dis­cours humain sur Dieu, inver­se­ment ne peut être que mytho­lo­gique. C’est l’application de l’agnosticisme à la religion.

1.4. Ruine de la morale : la finalité étant niée, Dieu devient une adjonction à la morale.

Enfin, voi­ci l’application à la morale de cet agnos­ti­cisme kan­tien : il n^y a pas non lus d’analogie entre le bien sen­sible, objet du désir, et le bien hon­nête, per­çu par la rai­son et dési­ré par la volon­té. Il n’y a aucun rap­port, il n’y a aucun rai­son­ne­ment à par­tir du désir natu­rel des choses sen­sibles pour expli­quer le désir natu­rel spi­ri­tuel du bien, ni donc le bien comme motif de nos actes, ni le sou­ve­rain Bien comme fin ultime de l’homme. Donc, la rai­son ne peut connaître la nature du bien, ni une loi natu­relle, par­ti­ci­pa­tion de la loi éter­nelle dans la rai­son. En défi­ni­tive, d’après Kant, la rai­son, par ses seules forces, ne peut connaître ni l’existence, ni les per­fec­tions de Dieu, ni .non plus la loi de Dieu.

Que devient la mora­li­té ? L’acte bon, ver­tueux, n’est pas celui qui a un objet et une fin conformes à la nature (incon­nais­sable), ni l’acte apte de soi à nous ordon­ner à notre fin ultime, mais c’est l’agir, dans l’indépendance de tout objet et de toute fin, par pur devoir, « pour res­pec­ter en soi-​même, l’humanité », dit Kant. Et comme une telle ver­tu d’agir par pur devoir, par res­pect envers l’humanité en soi, comme une telle ver­tu est qua­si stoï­cienne et ne coïn­cide pas avec le bon­heur ici-​bas (l’homme ver­tueux n’est pas vrai­ment heu­reux), eh bien elle pos­tule l’existence d’un Dieu rému­né­ra­teur dans l’au-delà, Et donc l’existence de Dieu découle sim­ple­ment du besoin d’une récom­pense ou d’une sanc­tion éter­nelle de la vertu.

Donc Dieu n’est plus le sou­ve­rain Bien, clef de la morale. Dieu est une adjonc­tion acci­den­telle de la morale. La nature humaine est incon­nais­sable, nous n’en connais­sons pas les lois, nous n’en connais­sons pas l’auteur, Dieu n’est pas l’auteur de la nature humaine, Dieu n’est pas l’auteur de la loi morale, Dieu sert comme d’une adjonc­tion acci­den­telle à la morale. Or cet agnos­ti­cisme kan­tien est à la base du modernisme.

2. Le modernisme tel que saint Pie X l’a condamné

Venons-​en au moder­nisme, condam­né par saint Pie X.

2.1. Saint Pie X dévoile les deux principes de Kant à la racine du modernisme

L’idéalisme de Kant réside donc dans deux prin­cipes cohé­rents entre eux : l’inconnaissance méta­phy­sique et morale qu’on appelle l’agnosticisme (on ne peut pas connaître la nature des choses, on ne peut pas connaître ce que c’est que l’action bonne) et d’autre part, deuxième prin­cipe, l’autonomie de la rai­son théo­rique et de la rai­son pra­tique qu’on nomme l’immanentisme, c’est-à-dire que toute connais­sance sort du sujet et toute bon­té morale vient du sujet et non pas de l’objet. Donc les deux prin­cipes de la phi­lo­so­phie kan­tienne sont l’agnosticisme (l’ignorance des natures et de Dieu) et l’immanentisme (toute connais­sance vient du sujet, de ses caté­go­ries subjectives).

Ce sont ces deux prin­cipes que saint Pie X découvre dans le moder­nisme, dans la concep­tion pure­ment sub­jec­tive de la foi. Pour la foi catho­lique, son objet est pro­po­sé de l’extérieur. Je parle de la Foi catho­lique. L’objet est pré­sen­té de l’extérieur par la révé­la­tion divine, et est pro­po­sé par le magis­tère de l’Eglise. Et cet objet exté­rieur, le mys­tère divin, s’impose à mon intel­li­gence en rai­son de l’autorité de Dieu qui révèle et non pas par l’autorité de ma rai­son. Donc la foi catho­lique vient de l’extérieur.

2.2. L’immanentisme de la foi moderniste Saint Pie X

Au contraire, la foi moder­niste vient du dedans de moi-​même, d’où le mot imma­nence ou imma­nen­tisme, (in manere = demeu­rer en), ça vient de l’intérieur, voi­là la différence.

La Foi catho­lique vient de l’extérieur, de mys­tères objec­tifs que je n’ai pas faits, qui s’imposent à moi. Au contraire, la foi moder­niste naît dans mon inté­rieur, elle est imma­nente, elle est l’émanation du besoin reli­gieux, dit saint Pie X, ou encore cette foi moder­niste est l’expression de mon expé­rience reli­gieuse de croyant. Donc à la racine du moder­nisme, il y a l’expérience reli­gieuse. Chacun doit dans sa vie faire une expé­rience ori­gi­nelle d’où jaillit sa foi. Vous voyez l’erreur. Et qui va faire une expé­rience ori­gi­nelle ? Il y a des grâces mys­tiques, certes, mais ce n’est pas le com­mun des fidèles, qui en fait, sinon qui aurait la foi ? Donc la foi, pour les moder­nistes, est l’émanation du besoin reli­gieux ou l’expression de l’expérience reli­gieuse du croyant.

Ensuite, deuxième étape, la foi va « objec­ti­ver », excusez-​moi ce bar­ba­risme, et concré­ti­ser son expé­rience sub­jec­tive par des sym­boles ima­gés que sont les récits évan­gé­liques. Par exemple le récit de l’Ascension de Notre Seigneur Jésus-​Christ qui va ima­ger et expri­mer, le pou­voir de sou­ve­rain juge de Jésus : il est mon­té au ciel pour être notre sou­ve­rain juge par exemple.

Donc mon expé­rience ori­gi­nelle va être objec­ti­vée par des sym­boles ima­gés que sont les récits évan­gé­liques, puis par les for­mules repré­sen­ta­tives de ces sym­boles, qui sont les dogmes. Voilà com­ment les moder­nistes expliquent les ori­gines des évan­giles et des dogmes.

2.3. Le double mouvement de la foi moderniste : du dedans (création vitale) vers le symbole et, en sens inverse, du symbole (interprétation vitale) vers la vie

Les dogmes sont de purs sym­boles de ma foi sub­jec­tive. Donc, si vous vou­lez, dit d’une autre manière, la foi moder­niste a un double mou­ve­ment. D’abord his­to­ri­que­ment, un mou­ve­ment cen­tri­fuge, qui va de l’intérieur vers l’extérieur, un mou­ve­ment de créa­tion vitale, de trans­for­ma­tion de mon expé­rience ori­gi­nelle, en sym­bole expres­sif de cette expé­rience, et l’Eglise, de ces sym­boles, a fait des dogmes. Et puis, ensuite, un deuxième mou­ve­ment cen­tri­pète, qui va de l’extérieur vers l’intérieur, à la suite des temps, par les­quels le croyant pro­cède à une inter­pré­ta­tion vitale des sym­boles et des for­mules des dogmes que nous donne l’Eglise pour vivre sa foi. Pour vivre ma foi, je dois inter­pré­ter les dogmes vita­le­ment, pour en vivre, pour inté­rio­ri­ser ma croyance et qu’elle devienne ain­si source de vie inté­rieure. Remarquez bien que le prin­cipe est juste, ma foi doit être source de vie inté­rieure, seule­ment le moder­nisme entend par cette inté­rio­ri­sa­tion une défor­ma­tion. Nous allons voir.

2.4. L’essence du modernisme : les dogmes ne sont que des symboles

C’est ce que l’on appelle l’intériorisation des dogmes pour les vivre. Saint Pie X a ana­ly­sé ce double pro­ces­sus cen­tri­fuge et cen­tri­pète, et a déga­gé l’essence du moder­nisme qui est, il me semble, d’affirmer que les dogmes ne sont que des sym­boles. Quelques cita­tions pour faire res­sor­tir cette véri­té qui com­plète ce que mes confrères ont dit au sujet du moder­nisme. Je cite saint Pie X dans Pascendi : « C’est l’office de l’intelligence (d’abord il y a le sen­ti­ment et ensuite il y a l’intelligence. Le sen­ti­ment c’est l’expérience puis ensuite l’intelligence va faire les dogmes), facul­té de pen­sée et d’analyse, dont l’homme se sert pour tra­duire, d’abord en repré­sen­ta­tions intel­lec­tuelles, puis en expres­sions ver­bales, les phé­no­mènes de la vie dont il est le théâtre. C’est l’intelligence qui va inter­pré­ter mes sen­ti­ments pour en faire des sym­boles. De là ce mot deve­nu banal chez les moder­nistes : L’homme doit pen­ser sa foi » (n° 12).

Donc le pro­duit de cette pen­sée ce sont les for­mules de foi. Je cite : « celles-​ci venant à être reçues par le magis­tère de l’Eglise deviennent des dogmes » (n° 12).

Autre cita­tion (n° 13) : Ces for­mules de foi « consti­tuent entre le croyant et sa foi, une sorte d’entre deux. Par rap­port à la foi, ces for­mules ne sont que des signes inadé­quats de son objet » (Dire que Jésus est le Fils de Dieu c’est un signe inadé­quat de la réa­li­té), vul­gai­re­ment ce sont des symboles ».

La notion de Fils de Dieu c’est un sym­bole d’une réa­li­té qui n’est pas for­cé­ment la divi­ni­té de Jésus. Je conti­nue la cita­tion (n° 13) : « D’où l’on peut déduire que les for­mules dog­ma­tiques ne contiennent point la véri­té abso­lue. Comme sym­boles, elles sont des images de la vérité ».

Conséquence,( n°16) : « La doc­trine de l’expérience, jointe à la doc­trine du sym­bo­lisme consacre comme vraie toute reli­gion », puisque toute reli­gion fait des expé­riences reli­gieuses et a des dogmes. L’islam a ses dogmes, l’islam a ses sym­boles. Donc toute reli­gion qui a une expé­rience et un sym­bo­lisme, toute reli­gion est vraie. Je retiens ici de ces textes de saint Pie X, l’essence du moder­nisme c’est l’expérience reli­gieuse et le symbolisme.

2.5. Des symboles qui éclairent et résolvent mes états d’âme

A la racine, il y a une expé­rience reli­gieuse et ça abou­ti à des sym­boles. Les dogmes ne sont que des sym­boles qui m’aident à… Nous allons voir, n’allons pas trop vite.

Les sym­boles ont un double rôle : d’abord exté­rio­ri­ser la foi sub­jec­tive en la ren­dant objec­tive, com­mu­ni­cable en Eglise, et le magis­tère consis­te­ra à contrô­ler et à véri­fier et à uni­fier l’expérience com­mune des fidèles en Eglise. Par exemple, au cours de la célé­bra­tion eucha­ris­tique : expé­rience com­mune. Le magis­tère contrô­le­ra et uni­fie­ra l’expérience com­mune par « l’unique sujet Eglise » comme dit Benoît XVI. Et réci­pro­que­ment, les sym­boles ont un autre rôle, d’intérioriser les croyances com­munes, (divi­ni­té de Jésus Christ), grâce à leur puis­sance d’évocation des états d’âme du croyant. Jésus ‑Christ Fils de Dieu, eh bien ça met en acte, en acti­vi­té, mon état d’âme de me consi­dé­rer aus­si comme fils de Dieu, par exemple. Les sym­boles aident à évo­quer mes états d’âme. Il suf­fit de décryp­ter le sens méta­pho­rique des sym­boles dog­ma­tiques. Saint Pie X donne un exemple : Le Christ de l’Histoire et le Christ de la foi. Je résume : le Christ de l’Histoire, le Christ his­to­rique qui a réel­le­ment vécu, c’était un pur homme. Mais « un homme d’une nature excep­tion­nelle », dit saint Pie X pour expli­quer le moder­nisme (n° 11). Ce pur homme d’une nature excep­tion­nelle a été subli­mé par la foi des pre­miers chré­tiens en un Christ de la foi qui, lui, est le fils de Dieu et qui a fait des miracles(n° 10).

2.6. La créativité et la démythologisation modernistes : le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi

Donc il y a un double Christ : le Christ réel, his­to­rique qui n’était pas Dieu, qui était un peu extra­or­di­naire, et puis le Christ de la foi, qui est Dieu et qui a fait des miracles. Peut-​on conci­lier les deux ? Le moder­niste, s’il est phi­lo­sophe et his­to­rien, va nier que selon la réa­li­té his­to­rique le Christ soit Dieu, et s’il est exé­gète, il sus­pen­dra son juge­ment sur la divi­ni­té du Christ. « Nous n’en pou­vons rien dire. Tout ça, ce sont des sym­boles ». Mais, si le moder­niste est croyant, parce qu’il se dit croyant, il affir­me­ra la divi­ni­té de Jésus « parce qu’il consi­dère la vie de Jésus Christ comme vécue à nou­veau par la foi et dans la foi » par lui-​même croyant (n° 18).

Donc voyez cette dicho­to­mie de Jésus Christ : Le Christ de l’histoire et le Christ de la foi, que le moder­niste récon­ci­lie. S’il est exé­gète il dira : « on ne peut rien en dire » et s’il est croyant, ou s’il se pré­tend croyant, il dira, oui je crois à la divi­ni­té de Jésus Christ parce que ça m’aide à vivre inté­rieu­re­ment ma foi. Au fond, peu importe au moder­niste la réa­li­té extra­men­tale de ce qu’il croit, l’important est que ce qu’il croit, à savoir des sym­boles l’aide à évo­quer ses pro­blèmes psy­cho­lo­giques et à les situer et à les résoudre.

2.7. Application de Husserl à la Foi : le réel révélé évacué et remplacé par le vécu de la Foi

On a ici une petite appli­ca­tion à la foi de la théo­rie du phi­lo­sophe alle­mand Edmund Husserl, fon­da­teur de l’école phé­no­mé­no­lo­gique. Il y a, disons, une res­sem­blance. Pour Husserl, le monde exté­rieur tel qu’il est n’a aucun inté­rêt. Ce qui compte c’est le vécu exis­ten­tiel, le vécu repré­sen­ta­tif, la force de repré­sen­ta­tion des idées.

L’important c’est que vous en viviez. Peu importe l’existence ou la non exis­tence d’une chose. C’est la théo­rie de phé­no­mé­no­lo­gie qui se dés­in­té­resse, qui met entre paren­thèses la réa­li­té du monde exté­rieur, sans la nier on la met entre paren­thèses, donc elle ne nous inté­resse pas, l’important c’est d’étudier les condi­tions du vécu existentiel.

Une petite cita­tion de Husserl si ça vous inté­resse : « Le don­né (ce qui est don­né à ma conscience, mon vécu) est une chose essen­tiel­le­ment la même, que l’objet repré­sen­té existe ou qu’il soit ima­gi­né ou qu’il soit peut-​être absurde ». Vous avez une appli­ca­tion ici au moder­nisme : mon vécu inté­rieur est l’essentiel, peu importe que ce que j’appelle la divi­ni­té de Jésus Christ soit une véri­té ou une erreur ou une imagination.

On voit dans Husserl qui était un contem­po­rain de Loisy et qui a vécu de 1859 à 1938 – et qui n’a jamais appli­qué ça à la foi. Il était Hébreu, il n’a pas appli­qué ça à la foi, c’était un pur phi­lo­sophe – on peut voir une conver­gence des idées. C’est intéressant.

2.8. Le moderniste se détourne de la réalité pour appréhender ses problèmes psychologiques par des symboles

On voit qu’à cette époque c’était dans l’air : se dés­in­té­res­ser du réel pour s’intéresser seule­ment aux phé­no­mènes inté­rieurs de conscience. Or c’est cette phi­lo­so­phie qui va per­mettre le moder­nisme. Donc, au fond, je répète ma pre­mière conclu­sion de cette par­tie phi­lo­so­phique et his­to­rique, l’origine du moder­nisme : Peu importe au moder­niste la réa­li­té extra­men­tale, exté­rieure, de ce qu’il croit, même l’existence de Dieu, l’important, c’est que ce que je crois, à savoir les sym­boles, m’aide à évo­quer mes pro­blèmes psy­cho­lo­giques, à les situer et à les résoudre. Ca vous semble invrai­sem­blable et c’est pour­tant ce qui existe actuellement.

3. L’exégèse de Joseph Ratzinger évacue la réalité du mystère de foi

Je vais vous pré­sen­ter l’exégèse de l’Evangile selon le théo­lo­gien Joseph Ratzinger (quand il était théo­lo­gien). Voici com­ment le théo­lo­gien de Tübingen, dans son livre « Foi chré­tienne hier et aujourd’hui » de 1968, réédi­té sans chan­ge­ment en 2005, en disant qu’il n’avait rien à y chan­ger sub­stan­tiel­le­ment, et il n’a rien chan­gé, inter­prète trois articles de la foi de notre Credo, qui sont conte­nus dans l’Evangile : « est des­cen­du aux enfers, le troi­sième jour est res­sus­ci­té des morts, est mon­té aux cieux » ; le pre­mier n’est pas conte­nu dans l’Evangile, mais il est dans la Sainte Ecriture ailleurs. Voyons le com­men­taire de Joseph Ratzinger, qui était seule­ment abbé à ce moment-​là, sur ces trois faits de la vie de Jésus. Comment comme exé­gète, comme com­men­ta­teur de la Sainte Ecriture, il a inter­pré­té ces trois faits de la vie de Jésus.

3.1. « Est descendu aux Enfers » : le symbole de la déréliction moderne par l’absence de Dieu

Premièrement, « est des­cen­du aux enfers ». Vous savez que Jésus est des­cen­du aux limbes pour déli­vrer les âmes des patriarches de l’ancien tes­ta­ment, des justes qui atten­daient la déli­vrance pour mon­ter au ciel avec lui.

Donc Jésus a visi­té les âmes des limbes. Je cite Joseph Ratzinger :
– « Aucun article de foi n’est aus­si étran­ger à notre conscience moderne » (ça c’est la majeure, la thèse).
– Antithèse : Mais non, quand même, n’éliminons pas cet article de foi, il repré­sente l’expérience de notre siècle, l’expérience de la déré­lic­tion, par l’absence de Dieu dont Jésus-​Christ fait l’expérience sur la croix. « Mon Dieu pour­quoi m’avez-vous aban­don­né », a dit Jésus sur la. croix ». Il a fait l’expérience de la déré­lic­tion par l’absence de Dieu. Eh bien, la des­cente aux enfers c’est cela.

C’est un sym­bole pour expri­mer notre déré­lic­tion moderne par l’absence de Dieu.
– Donc, syn­thèse, cet article de foi exprime, je cite, que « Jésus a fran­chi la porte de notre ultime soli­tude, qu’Il est entré à tra­vers Sa Passion, dans l’abîme de notre déré­lic­tion ». Et alors les limbes, visi­tées par Jésus, eh bien elles sont le signe de ce que, je cite : « là où aucune parole ne sau­rait nous atteindre, il y a Lui. Ainsi, l’enfer est sur­mon­té ou plu­tôt la mort qui aupa­ra­vant était l’enfer, ne l’est plus depuis que dans la mort habite l’amour » (p. 213).

Donc voi­là une inter­pré­ta­tion de la des­cente aux enfers. L’expérience psy­cho­lo­gique de la déré­lic­tion par l’absence de Dieu qui va être sur­mon­tée par l’amour, c’est la des­cente aux enfers.

3.2. « Est ressuscité des morts » : la réanimation du Corps de Jésus remplacé par la survie par l’amour

Deuxièmement, « est res­sus­ci­té des morts ». J’explique :
– Thèse : l’homme est voué à la mort, Jésus, comme homme était-​il voué à la mort ? Ou Jésus peut-​il faire excep­tion ? Et moi-​même, pourrais-​je faire excep­tion ? ça, c’est la thèse.
– Antithèse : en fait, cet article de foi cor­res­pond au désir de l’amour qui pré­tend à l’éternité car l’amour est plus fort que la mort dit le Cantique des Cantiques (cha­pitre 8). Or l’homme ne peut sur­vivre, (désir d’éternité : sur­vivre) qu’en conti­nuant à sub­sis­ter dans un autre. Soit dans nos enfants, soit dans la bonne répu­ta­tion, soit dans un autre, cet autre qui Est : le Dieu des vivants. Donc je ne peux sur­vivre qu’en conti­nuant à sub­sis­ter en Dieu.

Je conti­nue, je résume Joseph Ratzinger : « je suis en fait davan­tage moi-​même en Lui que lorsque j’essaye d’être sim­ple­ment moi-​même ». Remarquez le pla­to­nisme ; je serais plus réel en Dieu qu’en moi-​même. Ce serait un peu exa­gé­ré.
– Synthèse. Je cite : « Jésus en se pré­sen­tant réel­le­ment du dehors aux dis­ciples s’est mon­tré assez puis­sant pour leur prou­ver qu’en Lui, la puis­sance de l’amour s’était avé­rée plus forte que la puis­sance de la mort ». Donc c’est le triomphe de l’amour sur la mort.

Conclusion : La réani­ma­tion du corps de Jésus, au moment où Il est sor­ti du tom­beau. Sa sor­tie du tom­beau au matin de Pâques, n’est pas néces­saire. Il suf­fit de pro­fes­ser la sur­vie du Christ par la force de Son amour. Et cette sur­vie est garante de ma sur­vie après la mort par l’amour. Cela ne me ras­sure pas sur la réa­li­té de ma résur­rec­tion future. Donc on garde le mot résur­rec­tion, on pro­fes­se­ra tou­jours : Jésus est res­sus­ci­té des morts, mais on l’entend comme une sur­vie de Jésus par l’amour.

3.3. « Est monté aux Cieux » : l’Ascension dans le Cosmos ramenée à un lieu psychologique

Enfin « est mon­té aux cieux ». Je cite Ratzinger :
– « Parler d’ascension au ciel ou de des­cente aux enfers reflète aux yeux de notre géné­ra­tion éveillée par la cri­tique de Bultmann (un pro­tes­tant libé­ral) cette image du monde a trois étages que nous appe­lons mythique et que nous consi­dé­rons comme défi­ni­ti­ve­ment péri­mé (p.221) » C’est la thèse : c’est ridi­cule de croire que Jésus est mon­té. Un monde à trois étages : l’enfer, la terre et le ciel, c’est dépas­sé dans la concep­tion de nos contem­po­rains. C’est péri­mé, du reste, selon la rela­ti­vi­té (par Einstein, qui a rai­son), il n’y a ni haut ni bas ».

Je conti­nue la thèse, je cite Ratzinger : « cette concep­tion péri­mée a cer­tai­ne­ment four­ni des images par les­quelles la foi s’est repré­sen­tée ses mys­tères ». Donc au fond il y a un mys­tère car la foi a expri­mé ce mys­tère par ces images de Jésus mon­tant. Jésus mon­tant au ciel, dans les nuées, c’est une image que la foi a uti­li­sé pour expri­mer un mys­tère. A nous de le décryp­ter, ce mys­tère. Nous avons le sym­bole, la mon­tée de Jésus dans les nuages, un sym­bole.
– A nous de décryp­ter ce sym­bole pour atteindre le mys­tère : mou­ve­ment cen­tri­pète, mou­ve­ment d’analyse ou d’herméneutique. C’est l’antithèse : la réa­li­té, le mys­tère, c’est qu’il y a deux pôles dans l’existence humaine : le bas et le haut.
– Synthèse : Donc l’Ascension du Christ n’est pas dans les dimen­sions du cos­mos, mais dans les dimen­sions de l’existence humaine. C’est moi qui le for­mule ain­si. De même que la des­cente aux enfers repré­sente la plon­gée dans, je cite : « la zone de soli­tude de l’amour refu­sé » et bien « de même l’Ascension du Christ, je cite, évoque l’autre pôle de l’existence humaine, le contact avec tous les autres hommes dans le contact avec l’amour divin si bien que l’existence humaine peut trou­ver en quelque sorte, son lieu géo­mé­trique dans l’intimité de Dieu ». Donc, l’ascension du Christ dans le cos­mos c’est un sym­bole qui exprime le lieu géo­mé­trique psy­cho­lo­gique d’une âme qui s’unit à Dieu. Voyez, rien de phy­sique ni de sur­na­tu­rel, c’est du psychologique.

4. La méthode moderniste chez Benoît XVI : herméneutique et historisme

4.1. L’occultation par Joseph Ratzinger de la réalité physique du mystère, le sens littéral étant ignoré

Concluons de cette exé­gèse de Joseph Ratzinger, de ces trois articles du Credo, de ces trois faits évan­gé­liques – c’est une conclu­sion que je tire – : la réa­li­té phy­sique du mys­tère n’est pas affir­mée, ni décrite, ni com­men­tée. Dans ce livre on ne nous explique pas com­ment, sous les yeux des dis­ciples, Jésus s’est éle­vé et a dis­pa­ru dans les nuages, comme le dit l’Evangile, on ne fait aucun effort pour affir­mer ou décrire ou com­men­ter la réa­li­té phy­sique du mys­tère. Le sens lit­té­ral de l’Ecriture est pas­sé sous silence. Il est mis entre paren­thèses ; peu importe la réa­li­té his­to­rique, l’important c’est que les sym­boles scrip­tu­raires, puis dog­ma­tiques trou­vés par l’évangéliste, puis créés par l’Eglise, que ces sym­boles puissent repré­sen­ter l’expérience inté­rieure du croyant du XXe ou du XXIe siècle. La véri­té des faits de l’Ecriture, la véri­té du dogme, c’est leur puis­sance d’évocation des pro­blèmes exis­ten­tiels de l’époque présente.).

4.2. Le récent « Jésus de Nazareth » de Benoît XVI affirme la notion d’évolution dans l’interprétation de l’Ecriture Sainte

Je cite Joseph Ratzinger dans l’introduction à son « Jésus de Nazareth » qui est paru cette année, çà, c’est Benoît XVI. Je résume : le Pontife étend l’inspiration scrip­tu­raire de l’écrivain sacré au lec­teur de l’Ecriture : « Du reste, dit-​il, toute parole de poids recèle beau­coup plus que n’en a conscience l’auteur, elle dépasse l’instant où elle est pro­non­cée et elle va mûrir dans le pro­ces­sus de l’histoire de la foi ».

L’auteur ne parle pas seule­ment de lui-​même, par lui-​même, mais il parle en puis­sance dans une his­toire qui va suivre, dans une his­toire com­mune, qui le porte et dans laquelle sont secrè­te­ment pré­sentes les pos­si­bi­li­tés de son ave­nir (à cette parole). Le pro­ces­sus de relec­ture et d’amplification des paroles n’aurait pas été pos­sible s’ils n’étaient pas déjà pré­sents dans les paroles elles-​mêmes de telles ouver­tures intrin­sèques. » Donc c’est une autre notion, c’est la notion d’évolution ins­pi­rée dans l’interprétation de l’Ecriture Sainte.

4.3. L’exégèse devient un art herméneutique qui réduit les faits fabuleux à des phénomènes psychologiques

L’exégèse, c’est-à-dire l’étude et l’interprétation de l’Ecriture Sainte, devient un art divi­na­toire. On peut devi­ner ce que l’écrivain sacré n’a jamais vou­lu dire et n’a jamais dit, il suf­fit d’imaginer que sa parole contient l’évolution ulté­rieure de signi­fi­ca­tion qu’elle va subir dans l’Eglise. L’exégèse devient un art divi­na­toire, l’exégète devine ce que l’auteur sacré n’a ni pen­sé ni exprimé.

L’exégèse est donc un art her­mé­neu­tique de relec­ture et d’amplification, nous allons y reve­nir. C’est sur­tout un art de créa­tion libre d’un sens spi­ri­tuel de l’Ecriture qui n’est pas fon­dé sur le sens lit­té­ral, parce que le sens lit­té­ral est mis entre paren­thèses. Mais c’est encore et tou­jours la voie de l’immanence décrite par saint Pie X dans Pascendi, c’est tou­jours la trans­fi­gu­ra­tion par l’écrivain sacré de ses sen­ti­ments en faits fabu­leux, les miracles de Jésus Christ, sa résur­rec­tion, son ascen­sion : des faits fabu­leux. C’est moi qui le dis mais c’est bien cela. Et en retour, c’est la démy­tho­lo­gi­sa­tion de ces faits fabu­leux pour les réduire par la réduc­tion anthro­po­lo­gique et natu­ra­liste à des phé­no­mènes inté­rieurs de conscience. Voilà pour l’exégèse de Benoît XVI.

4.4. Joseph Ratzinger puise chez Dilthey, le père de l’herméneutique et de l’historisme

C’est donc la méthode moder­niste. Les dogmes ne sont que des sym­boles, les faits évan­gé­liques ne sont que des sym­boles qui évoquent mes pro­blèmes psy­cho­lo­giques. Ensuite pour en arri­ver à cette évo­lu­tion des dogmes, il faut faire inter­ve­nir un phi­lo­sophe alle­mand ins­pi­ra­teur de toute la théo­lo­gie alle­mande et donc qui a influé sur Joseph Ratzinger, c’est Wilhelm Dilthey ( 1833- 1911), le père de l’herméneutique et de l’historisme. L’herméneutique c’est l’art d’interpréter les faits ou les documents.

Historisme ça veut dire le rôle de l’histoire dans la véri­té. Pour Dilthey comme pour Schelling et Hegel, qui étaient des idéa­listes, la véri­té ne se com­prend que dans son his­toire, mais alors que pour Schelling et Hegel, la véri­té se déve­loppe par elle-​même, par un pro­ces­sus dia­lec­tique que nous avons expli­qué, pour Dilthey, la véri­té se déve­loppe par le pro­ces­sus de réac­tion vitale du sujet à l’objet, selon le rap­port de réac­tion vitale entre l’historien qui se penche sur des faits his­to­riques et le choc de l’Histoire.

Ainsi la richesse émo­tive de l’historien, ou de celui qui lit l’histoire, sa richesse émo­tive va enri­chir l’objet étu­dié. A chaque époque, l’histoire se charge de l’énergie, d’émotions des lec­teurs et ain­si les juge­ments du pas­sé sont sans cesse colo­rés par les réac­tions vitales de l’historien ou du lec­teur. Ainsi les juge­ments du pas­sé, selon Joseph Ratzinger qui s’inspire de cette thèse, doivent au terme de chaque époque his­to­rique (selon Dilthey) être révi­sés– par exemple au terme de l’époque moderne, 1962, l’arrivée du concile Vatican II, c’était le terme d’une époque, et donc on pou­vait et on devait revi­si­ter, révi­ser tous les faits his­to­riques, les juge­ments du pas­sé, spé­cia­le­ment sur la reli­gion – pour en déga­ger les faits signi­fi­ca­tifs et les prin­cipes permanents.

Cette rétros­pec­tive puri­fie néces­sai­re­ment le pas­sé de ce qui s’était ajou­té au noyau de la foi et cette révi­sion, cette rétros­pec­tive agrège néces­sai­re­ment à la véri­té, le colo­rie des pré­oc­cu­pa­tions du pré­sent. Donc il y a un double pro­ces­sus dans la relec­ture du pas­sé qui est la puri­fi­ca­tion du pas­sé, de ses adjonc­tions adven­tices, des réac­tions émo­tives du pas­sé ou des phi­lo­so­phies du pas­sé et d’autre part, deuxiè­me­ment, un enri­chis­se­ment des faits his­to­riques par la réac­tion vitale actuelle.

4.5. Le discours du 22 décembre 2005 de Benoît XVI : illustration de l’historisme et de l’herméneutique

Ainsi croissent les sciences humaines et la foi ne va pas faire excep­tion selon l’école de Tübingen. La foi va être sou­mise à cette pen­sée his­to­riste dont Benoît XVI est un héri­tier. Voilà ce qu’il dit dans son dis­cours du 22 décembre 2005, le dis­cours inau­gu­ral de son pon­ti­fi­cat, je cite : « La foi exige une nou­velle réflexion sur la véri­té et un nou­veau rap­port vital avec elle ». C’est la même chose : rap­port vital, c’est Dilthey. Il conti­nue : « cette inter­pré­ta­tion (her­mé­neu­tique) fut celle de Vatican II, cher­cher un nou­veau rap­port vital avec la véri­té révé­lée et cette inter­pré­ta­tion vitale doit gui­der la récep­tion du concile. » Donc le concile a été une inter­pré­ta­tion vitale de la foi tra­di­tion­nelle et il faut selon Benoît XVI conti­nuer à pra­ti­quer main­te­nant encore, pour rece­voir le concile, il faut conti­nuer à faire cette inter­pré­ta­tion vitale. Avec quels outils ? Avec les phi­lo­so­phies modernes qui seront, disait Jean XXIII dans son dis­cours d’ouverture du concile Vatican II, qui sont par leurs méthodes d’investigations le grand secours pour expri­mer la foi dans sa pure­té linéaire et dans un lan­gage adap­té à nos contem­po­rains. C’est tout le but de Jean XXIII dans son dis­cours du concile du 11 octobre 1962 que cite Benoît XVI dans sa « qua­si » ency­clique inau­gu­rale, son dis­cours du 22 décembre 2005.

Donc le concile Vatican II avait un double but, et nous sommes tout à fait d’accord sur le fait de ce double but : il fal­lait puri­fier la foi de tous ces arté­facts des siècles pas­sés (nous ne sommes pas d’accord bien sûr, c’est le pur moder­nisme) et l’enrichir de nos propres expé­riences actuelles. Donc voyez la sub­jec­ti­vi­té. On offense nos pères dans la foi en disant qu’ils ont dévoyé la foi par leur sub­jec­ti­vi­té, ce qui est faux, et on va tra­hir la foi en lui ajou­tant notre propre sub­jec­ti­vi­té. Voilà le « cercle her­mé­neu­tique », comme dit Hans Georg Gadamer, affir­mant que la véri­té est tou­jours colo­rée de nos pré­ju­gés et que le pire des pré­ju­gés est de pré­tendre se défaire de ses préjugés.

Alors Joseph Ratzinger applique la méthode de ce cercle her­mé­neu­tique aux énon­cés de la foi, et en même temps le prin­cipe d’interprétation de l’immanence du moder­nisme. Il y a là pour l’Eglise et sa foi une ana­lo­gie étrange avec le pro­gramme com­mu­niste pour la socié­té : « Le maté­ria­lisme dia­lec­tique est ain­si nom­mé parce que dans sa façon de consi­dé­rer les phé­no­mènes de la nature, sa méthode de connais­sance et d’investigation est dia­lec­tique, et son inter­pré­ta­tion, sa concep­tion des phé­no­mènes de la nature est maté­ria­liste » (Jean Madiran, La vieillesse du monde, NEL, 1966, p. 148). Chez Joseph Ratzinger, Il y la méthode d’investigation, qui est la dia­lec­tique de Hegel et celle de Dilthey, et il y a l’interprétation, qui est le sub­jec­ti­visme, soit exis­ten­tia­liste, soit per­son­na­liste. Telle est l’herméneutique de Benoît XVI. Nous allons voir.

Donc Jean XXIII vou­lait cela déjà, c’était le but du concile : puri­fier la foi et l’adapter. Deux mou­ve­ments contra­dic­toires en cercle vicieux : Purifier la foi de tous ses arté­facts pas­sés et l’enrichir de toutes nos expé­riences modernes.

5. L’herméneutique appliquée aux deux dogmes de l’incarnation et de la rédemption

Voyons com­ment Joseph Ratzinger va appli­quer cette méthode aux deux ou trois grands dogmes de la foi catho­lique. C’est l’actualité du moder­nisme. C’est actuel.

5.1. Le dogme de l’incarnation, revisité par Joseph Ratzinger à la lumière de l’existentialisme de Heidegger

Premièrement le dogme de l’incarnation, revi­si­té à la lumière de l’existentialisme. On va se ser­vir de l’existentialisme et on va pra­ti­quer la méthode d’immanence et la méthode de l’historisme. Le prin­cipe de l’immanence qui dit que tout vient de l’intérieur (la foi vient de notre inté­rieur) et la méthode de l’historisme qui dit qu’il y a eu une évo­lu­tion du dogme, une relec­ture néces­saire du dogme.

Voilà com­ment se pré­sente le dogme de l’incarnation d’après le théo­lo­gien Joseph Ratzinger, dans son livre « Foi chré­tienne » de 1968, selon thèse, anti­thèse, syn­thèse.
– La thèse : le phi­lo­sophe Boèce, qui a vécu de 480 à 526, à la fin de l’Antiquité, a défi­ni la per­sonne, la per­sonne humaine, comme le sub­sis­tant d’une nature intel­lec­tive, per­met­tant de déve­lop­per le dogme (des deux natures de Jésus Christ en une seule per­sonne) défi­ni au concile de Chalcédoine en 451. Voilà la thèse, c’est clas­sique. Boèce, phi­lo­sophe chré­tien, a éclair­ci la notion de per­sonne et a aidé à déve­lop­per le dogme de Chalcédoine. Très bien.
– Antithèse : aujourd’hui Boèce est dépas­sé par Martin Heidegger, exis­ten­tia­liste alle­mand né en 1889 qui voit dans la per­sonne l’autodépassement de soi-​même qui est plus conforme à l’expérience que le sub­sis­tant d’une nature intel­lec­tive. Il pré­fère l’autodépassement. Nous réa­li­sons notre per­sonne en nous dépas­sant nous-​mêmes, voi­là la défi­ni­tion de la per­sonne selon Heidegger.
– Conclusion, syn­thèse : le Christ, l’homme-Dieu, dont nous pro­fes­sons la divi­ni­té, dans le Credo, n’a plus besoin d’être consi­dé­ré comme le Dieu fait homme. Il est l’homme qui, je cite : « en ten­dant infi­ni­ment au-​delà de lui-​même s’est tota­le­ment dépas­sé et par là s’est vrai­ment trou­vé ; il est un avec l’infini, Jésus-​Christ » (page 159). Je répète parce que ça vaut la peine d’être lu. Donc il faut croire en la divi­ni­té de Jésus Christ mais, il n’y a plus besoin de le consi­dé­rer comme le Dieu fait Homme. Non, il faut consi­dé­rer que, en ten­dant infi­ni­ment au-​delà de lui-​même, Jésus s’est tota­le­ment dépas­sé et par là s’est vrai­ment trou­vé. Il est un avec l’infini, Jésus Christ. Donc c’est l’homme qui se dépasse, qui devient le sur­homme et qui devient divin. Voilà le mys­tère de l’incarnation réin­ter­pré­té à la lumière de l’existentialisme et en même temps de l’historisme.

On dit que Boèce est dépas­sé et qu’il faut pré­fé­rer Heidegger parce que l’expérience de Boèce est dépas­sée, l’expérience de Martin Heidegger cor­res­pond à nos pro­blèmes actuels, à nos pro­blèmes psy­cho­lo­giques actuels : l’autodépassement. L’égoïsme vain­cu par l’autodépassement. Jésus Christ a vain­cu l’égoïsme, radi­ca­le­ment, en se dépas­sant infi­ni­ment lui-​même, en s’unissant à l’infini.

5.2. Le dogme de la rédemption, revu par Joseph Ratzinger selon la dialectique de Hegel et l’existentialisme de Gabriel Marcel

Deuxièmement : le dogme de la rédemp­tion, revu dia­lec­ti­que­ment selon Gabriel Marcel ; donc on va uti­li­ser la méthode de la dia­lec­tique de Hegel et en même temps l’existentialisme chré­tien de Gabriel Marcel. On applique la méthode de Hegel et le prin­cipe de Gabriel Marcel et tou­jours bien sûr le prin­cipe de l’immanence. Vous allez voir ça.

5.2.1. Saint Anselme voit dans la Croix un sacrifice expiatoire

Depuis saint Anselme qui a vécu de 1033 à 1109, saint Anselme de Cantorbéry, la pié­té chré­tienne voit dans la croix de Jésus Christ, un sacri­fice expia­toire, c’est-​à-​dire une satis­fac­tion offerte en jus­tice à Dieu pour com­pen­ser les péchés par un acte plus agréable à Dieu que ne lui avaient été désa­gréables tous les péchés. Question de justice.

5.2.2. Négation, aujourd’hui, du sacrifice de la croix.

– C’est la thèse : « Mais, le Nouveau Testament ne dit pas que l’homme se récon­ci­lie Dieu, mais que c’est Dieu qui récon­ci­lie l’homme. » C’est Dieu qui offre à l’homme. Et donc, que Dieu exige de son Fils un sacri­fice humain, ce n’est pas conforme au mes­sage d’amour du Nouveau Testament. Dieu n’a pas pu exi­ger de son Fils un sacri­fice humain. Du reste l’Ancien Testament inter­di­sait les sacri­fices humains. Autrement dit aujourd’hui nous ne pou­vons plus accep­ter que la croix soit un sacri­fice expiatoire.

C’était bon pour saint Anselme, mais aujourd’hui c’est impos­sible : selon notre connais­sance du Nouveau Testament, le mes­sage d’amour du Nouveau Testament nous dit que Dieu ne peut pas exi­ger le sang de son Fils comme un dieu Moloch assoif­fé de sang. Excusez-​moi le blas­phème, excu­sez, ce n’est pas moi qui le dis, ce sont des évêques qui ont dit cela, Mgr Huyghe, évêque d’Arras, il y a vingt ans, en appli­quant J. Ratzinger, dans l’ouvrage col­lec­tif inti­tu­lé Des évêques disent la foi de l’Eglise.

Alors, voi­là cette néga­tion : la croix n’est pas ce sacri­fice d’expiation offert par un homme à Dieu, par l’homme Jésus Christ à Dieu son Père. La croix n’est pas un sacri­fice expia­toire.
– Antithèse : Cette néga­tion dans son abso­lu, par son abso­lu, est tel­le­ment abso­lue qu’elle engendre sa contra­dic­toire, c’est-à-dire l’antithèse, selon la méthode de Hegel. Toute une série de textes du Nouveau Testament affirment en effet au contraire la satis­fac­tion pénale offerte par Jésus à notre place à Dieu son Père. On peut citer même Isaïe dans l’Ancien Testament nous décri­vant l’homme de dou­leurs qui porte nos péchés et qui paye l’expiation de notre péché : « c’est nos crimes qu’il por­tait, c’est pour nos crimes qu’il était défi­gu­ré, qu’il était frap­pé » (Is 53). Saint Isaïe décri­vait à l’avance la Passion de Jésus comme un sacri­fice expia­toire, et toute l’épître aux Hébreux pro­clame le sacri­fice expia­toire de Jésus sur la croix.
– Synthèse : la croix devient : « Jésus a aimé pour nous ».

Donc Joseph Ratzinger est obli­gé par l’absolu même de sa néga­tion, il doit poser la contra­dic­toire quand même. Il y a toute une série de textes de la sainte écri­ture qui affirment mal­gré tout que la croix est un sacri­fice expia­toire. Voilà le pro­blème, com­ment sor­tir de la contra­dic­tion ? Enfin com­ment nier que la croix soit une satis­fac­tion pour nos péchés, une œuvre de jus­tice opé­rée par le Christ à notre place pour faire jus­tice à Son Père, pour le péché des hommes ?

5.2.3. La Croix devient : Jésus a aimé pour nous

Synthèse de Joseph Ratzinger : Sur la croix, Jésus s’est sub­sti­tué à nous, c’est vrai. Non pas pour acquit­ter une dette, ni même payer une peine, mais pour « aimer pour nous ». Donc Jésus sur la croix se sub­sti­tue à nous, pour aimer pour nous. La croix, c’est : Jésus a aimé pour nous : pour nous qui ne pou­vions plus aimer (on ne sait pas bien pour­quoi, nous étions loin de Dieu, nous ne pou­vions plus aimer). Sur la croix, « le Christ a aimé pour nous » (Foi chré­tienne, p. 202).

Et donc ain­si la thèse se recon­quiert enri­chie de l’antithèse. C’est bien la dia­lec­tique de Hegel. La véri­té doit pro­gres­ser dans l’histoire par une thèse qui par son affir­ma­tion engendre sa contra­dic­toire, l’antithèse, et cette contra­dic­toire vient fina­le­ment enri­chir la thèse dans une syn­thèse. Donc la syn­thèse, voyez, il y a bien une sub­sti­tu­tion de Jésus Christ, à notre place, sur la croix, mais sim­ple­ment pour aimer pour nous. Et vous voyez très bien que dans cette dia­lec­tique de Hegel, appli­quée à la foi, la thèse et l’antithèse sont vraies toutes les deux, bien que contra­dic­toires, sont vraies et font toutes les deux par­tie de la véri­té. Ainsi on accepte la contra­dic­tion dans les choses, on ne la résout pas, on l’intègre par une syn­thèse. Donc la néga­tion du départ, Jésus n’a pas offert un sacri­fice expia­toire et puis deuxiè­me­ment, il y a quand même toute une série de textes qui disent que la Passion est un sacri­fice expia­toire, ça concorde, ça va quand même ensemble, la syn­thèse, Jésus nous rem­place, Il aime pour nous. Il se sub­sti­tue pour aimer pour nous.

Ce n’est pas faux, Jésus a une cha­ri­té infi­nie, qui est l’âme de son sacri­fice ; mais ce n’est pas tout, Jésus a payé dure­ment la peine de nos péchés. Donc l’hérésie consiste dans la néga­tion. L’affirmation est juste : Jésus a aimé pour nous, mais ça ne suf­fit pas, l’hérésie consiste dans la néga­tion de la peine subie par Jésus volon­tai­re­ment pour nous sur la croix.

5.2.4. La Croix est désintégrés, Jésus est décrucifié

Et ain­si voyez, selon Hegel, selon Joseph Ratzinger, cette syn­thèse, dans le futur, rien n’empêche qu’elle devienne une thèse, qui, par son abso­lu engendre une nou­velle anti-​thèse, qui exi­ge­ra une nou­velle syn­thèse et ain­si le dogme pour­ra évo­luer. Notre concep­tion de la rédemp­tion pour­ra encore évo­luer, indéfiniment.

Résultat : je vais citer un petit peu Joseph Ratzinger, pour la rédemp­tion, « le sacri­fice chré­tien n’est autre chose que l’exode du « pour » consis­tant à sor­tir de soi, accom­pli à fond dans l’homme qui est tout entier exode, dépas­se­ment de soi par amour. » (p. 203). (Ce sont des caté­go­ries exis­ten­tia­listes : la sor­tie de soi, l’exode.) C’est la déma­té­ria­li­sa­tion de la croix.

Voyez au contraire com­ment saint Thomas affirme la maté­ria­li­té de la croix et, par­tant, son effi­cace : « La chair du Christ est l’hostie la plus par­faite. D’abord parce qu’étant la chair d’une nature humaine, elle était offerte conve­na­ble­ment pour les hommes, et elle est consom­mée par eux dans le sacre­ment. Deuxièmement parce qu’étant pas­sible et mor­telle, elle était apte à l’immolation. Troisièmement parce qu’étant sans péché, elle était effi­cace à puri­fier les péchés. Quatrièmement parce qu’étant la chair de l’offrant lui-​même, elle était accep­tée par Dieu à cause de la cha­ri­té de celui qui offrait sa propre chair » [1],

5.2.5. La croix nous sauve par pure exemplarité

Ensuite, selon Joseph Ratzinger, le mode d’action de la pas­sion reste très vague : la pas­sion du Christ n’opère notre salut ni par mode de mérite (on ne parle pas des mérites de Jésus Christ), ni par mode de satis­fac­tion (on ne parle pas de la peine de Jésus, offerte à notre place), ni par mode de rédemp­tion (on ne parle pas de la ran­çon de nos péchés), ni par mode de sacri­fice (on ne parle pas de sacri­fice que dans le sens d’une « ado­ra­tion »), ni par mode d’efficience, à la manière d’une cause effi­ciente (on ne parle pas de l’effacement de nos péchés), rien de tout cela que pour­tant saint Thomas pro­clame bien dans sa somme théo­lo­gique. Non, la pas­sion de Jésus Christ a opé­ré notre salut par la pure exem­pla­ri­té du don de soi abso­lu. Cela veut dire que c’est un exemple extra­or­di­naire de don de soi absolu.

Donc en tant qu’exemple de don de soi, la pas­sion opère notre salut.

Benoît XVI pré­ci­se­ra, dans son ency­clique sur l’espérance, que si « l’homme est rache­té par l’amour » [2], c’est parce que « lorsque quelqu’un dans sa vie fait l’expérience d’un grand amour, il s’agit d’un moment de rédemp­tion qui donne un sens nou­veau à sa vie(…) L’homme a besoin d’un amour incon­di­tion­nel (…), si cet amour existe, alors et seule­ment alors l’homme est rache­té(…) C’est ce qu’on entend lorsqu’on dit « Jésus-​Christ nous a rache­tés »(n° 26)(…) Celui-​là « qui est tou­ché par l’amour com­mence à com­prendre ce qui serait pré­ci­sé­ment vie (n° 27) ». La rédemp­tion est donc réduite à l’expérience que cha­cun peut faire de l’amour incon­di­tion­nel de Jésus-​Christ pour lui, un amour qui change la vie, parce qu’il appelle à l’amour réci­proque pour Jésus. « Sic nos aman­tem, quis non reda­ma­ret ? » s’exclame la litur­gie à la suite de saint Augustin. Celui qui nous a aimés de la sorte, qui ne l’aimerait de retour ? Ce n’est pas faux mais ça ne peut se réduire à ça. Jésus nous a rache­tés au prix de son sang : « Sans effu­sion de sang, dit saint Paul, il n’y a pas de rémis­sion » (He 9, 22).

5.2.6. Un nouvel âge de spiritualité, un christianisme positif

Et je conti­nue à citer Joseph Ratzinger : « A par­tir de cette révo­lu­tion dans l’idée d’expiation. (Jésus n’expie pas en payant une peine mais en aimant à notre place, c’est une révo­lu­tion, dit-​il, dans cette idée d’expiation, on ne parle plus de peine ou de péni­tence ou de sacri­fice, seule­ment de don de soi et d’amour, c’est quand même plus « valo­ri­sant » et posi­tif) et donc dans l’axe même de la réa­li­té reli­gieuse, le culte chré­tien et toute l’existence chré­tienne reçoivent eux aus­si une nou­velle orien­ta­tion » (p.199).

Le culte chré­tien et l’existence chré­tienne, donc toute la litur­gie et toute la vie chré­tienne vont être affec­tés par cette réduc­tion de la rédemp­tion à l’exemplarité et à l’imitation de l’amour. Je vais vous citer quelque chose à ce sujet, c’est la nou­velle messe. M. l’abbé François Knittel nous a mon­tré que les orai­sons du nou­veau mis­sel ne parlent plus de com­bat chré­tien contre les enne­mis, contre soi-​même, il n’y a plus de péni­tence, il n’y a pas d’expiation, il n’y a plus de mérites des saints à se faire appli­quer, il y a juste à imi­ter et à aimer. Il reste l’amour. Ce n’est pas faux, l’amour c’est l’âme de la péni­tence mais on ne peut pas déma­té­ria­li­ser la vie chré­tienne et oublier l’aspect péni­ten­tiel, l’aspect quo­ti­dien, l’aspect de se vaincre soi-​même, de se renon­cer, de por­ter sa croix à la suite de Jésus. C’est ce que Jésus a dit dans l’Evangile. Donc Joseph Ratzinger pro­po­sait en 1967 un reli­gion réno­vée, plus facile, comme l’expliquait un article ano­nyme paru en 1969 : « A par­tir du concile s’est pro­pa­gée dans l’Eglise une onde d’optimisme, un chris­tia­nisme sti­mu­lant et posi­tif, ami de la vie et des valeurs ter­restres, une inten­tion de rendre le chris­tia­nisme accep­table, aimable, indul­gent, ouvert, débar­ras­sé de tout rigo­risme moyen­âgeux, de toute inter­pré­ta­tion pes­si­miste des hommes et de leurs mœurs » [3].

Mais Benoît XVI va ten­ter encore une autre inter­pré­ta­tion de la rédemption

5.3. La rédemption relue selon le personnalisme de Max Scheler

Selon Max Scheler (1874–1928), dis­ciple de Husserl, la per­sonne n’est pas indi­vi­duelle et incom­mu­ni­cable comme le vou­lait Boèce, elle est au contraire plu­rielle et com­mu­ni­cante. Il est de son essence de faire par­tie d’une com­mu­nau­té qui est un Miterleben, un vivre avec des per­sonnes, une com­mu­nion d’expérience. Benoît XVI exploite ce per­son­na­lisme et celui de Karol Wojtyla, qui est deve­nu Jean-​Paul II, ardent dis­ciple de Scheler .

Pour K.Wojtyla, « la per­sonne se consti­tue par sa com­mu­nion (Teilhabe, par­ti­ci­pa­tion) avec d’autres per­sonnes » [4]. La per­sonne est rela­tion, ou tis­su de rela­tions. Benoît XVI pense de même : « La vie dans le sens véri­table, dit-​il dans Spe sal­vi, on ne l’a pas en soi, de soi tout seul et pas même seule­ment par soi : elle est une rela­tion » (n° 27). Cette rela­tion consti­tu­tive de la per­sonne se réa­lise en par­ti­cu­lier avec ceux qui souffrent : « La mesure de l’humanité se déter­mine essen­tiel­le­ment dans son rap­port avec la souf­france et avec celui qui souffre » (n° 38). Pour être véri­ta­ble­ment homme et pour consti­tuer une socié­té véri­ta­ble­ment humaine, il faut « contri­buer, par la com­pas­sion, à faire en sorte que la souf­france soit par­ta­gée et por­tée inté­rieu­re­ment (…), assu­mer en quelque sorte sa souf­france de façon qu’elle devienne aus­si la mienne ». Cette « souf­france par­ta­gée, dans laquelle il y a la pré­sence d’un autre » est amour et conso­la­tion (n° 38).

« L’homme a pour Dieu une valeur si grande que Lui-​même s’est fait homme pour pou­voir com­pa­tir avec l’homme de manière très réelle, dans la chair et le sang, comme cela nous est mon­tré dans le récit de la pas­sion de Jésus » (n° 39). Ce n’est pas faux du tout, puisque saint Paul enseigne qu’en Jésus, « nous n’avons pas un grand prêtre qui ne puisse com­pa­tir à nos infir­mi­tés, puisque pour nous res­sem­bler il les a toutes éprou­vées, hor­mis le péché » (He 4, 15).

Mais Benoît XVI semble réduire la rédemp­tion au par­tage par Jésus-​Christ de notre condi­tion souf­frante et mal­heu­reuse et à la revanche qu’il prend, par sa résur­rec­tion, sur cette condi­tion ; ce n’est plus sa pas­sion qui fait à Dieu son Père jus­tice du péché, c’est la résur­rec­tion qui fait à l’homme jus­tice de la souf­france : « Oui, la résur­rec­tion de la chair existe. Une jus­tice existe. La révo­ca­tion de la souf­france pas­sée, la répa­ra­tion qui réta­blit le droit existent » (n. 43). La valeur rédemp­trice de la souf­france est com­plè­te­ment éli­dée par cette fausse jus­tice. Il est lamen­table de voir la rédemp­tion vidée de son sens par un pape. Combien sont pleines et fortes, au contraire, ces lignes de saint Thomas d’Aquin :

« Que l’homme fût libé­ré par la pas­sion du Christ, cela fut conve­nable à la misé­ri­corde et à la jus­tice de celui-​ci. A la jus­tice, car, par sa pas­sion, le Christ a satis­fait pour le péché du genre humain et ain­si l’homme a été libé­ré par la jus­tice du Christ. A la misé­ri­corde, parce que, l’homme ne pou­vant pas par lui-​même satis­faire pour le péché de tout le genre humain (…), Dieu lui a don­né un Satisfacteur, son Fils, d’après le mot de saint Paul aux Romains : « (Ceux qui croient en lui sont) jus­ti­fiés gra­tui­te­ment par sa grâce, en ver­tu de la rédemp­tion qui est dans le Christ Jésus, que Dieu a éta­bli pro­pi­tia­teur, par la foi en lui » (Rm 4, 24–25). Et ce fut la marque d’une misé­ri­corde plus abon­dante, que si le péché avait été remis sans satis­fac­tion » [5]. En effet, par la satis­fac­tion offerte par le Christ, c’est l’homme qui s’est lui-​même rache­té objec­ti­ve­ment, et qui se rachète sans cesse sub­jec­ti­ve­ment en offrant à Dieu ses modestes satis­fac­tions, « qui tiennent leur effi­ca­ci­té de la satis­fac­tion du Christ » [6]. Par le Christ, Dieu a don­né à l’homme de quoi satis­faire. Ce que l’homme va pou­voir offrir à Dieu pour se le rendre pro­pice, il le reçoit de Dieu, certes, mais il l’offre bel et bien à Dieu : « Nous offrons à votre majes­té suprême, de vos propres dons et bien­faits, l’Hostie pure… » [7].

5.4. Une négation pire que celle de Luther

Tout ce que le Docteur angé­lique intègre, Joseph Ratzinger le dis­sout par des oppo­si­tions fausses et des néga­tions répétées :

« La Bible ne pré­sente pas la croix comme un méca­nisme de droit lésé la croix y appa­raît tout au contraire comme l’expression d’un amour radi­cal qui se donne entiè­re­ment » [8].

« Ce n’est pas l’homme qui s’approche de Dieu pour lui appor­ter une offrande com­pen­sa­trice, c’est Dieu qui vient à l’homme pour lui don­ner » (p. 198).

« Le Nouveau Testament ne dit pas que les hommes se récon­ci­lient Dieu, comme nous devrions en fait nous y attendre puisque ce sont eux qui ont com­mis la faute et non Dieu » (p. 198).

« La croix n’est pas l’œuvre de récon­ci­lia­tion que l’humanité offre au Dieu cour­rou­cé » (pp. 197–199). « Nous ne glo­ri­fions pas Dieu ne lui appor­tant soi disant du nôtre » (p.199).

« Le sacri­fice chré­tien ne consiste pas à don­ner à Dieu une chose qu’il ne pos­sé­de­rait pas sans nous » (p.199) :

« Si le texte affirme mal­gré tout que Jésus a accom­pli la récon­ci­lia­tion par son sang (He 9, 12), celui-​ci n’est pas à com­prendre comme un don maté­riel, comme un moyen d’expiation mesu­ré quan­ti­ta­ti­ve­ment » (p. 202) : « Il s’est offert lui-​même. Il a enle­vé aux hommes leurs offrandes pour y sub­sti­tuer sa propre per­sonne offerte en sacri­fice, son propre moi » (p. 202).

« L’essence du culte chré­tien ne consiste donc pas en l’offrande de choses. » (p.202).

« Le culte chré­tien consiste dans une nou­velle forme de sub­sti­tu­tion, incluse dans cet amour : à savoir que le Christ a aimé pour nous et que nous nous lais­sons sai­sir par lui. Ce culte signi­fie donc que nous lais­sons de côté nos propres ten­ta­tives de jus­ti­fi­ca­tion » (p. 202).

Il y a dans ces néga­tions insis­tantes une réédi­tion de l’hérésie pro­tes­tante : Jésus a tout fait, l’homme n’a rien à offrir pour sa rédemp­tion, sinon à aimer. Dès lors le sacri­fice de la messe est logi­que­ment ren­du super­flu et atten­ta­toire à l’œuvre de la croix de Jésus, il est, dit Joseph Ratzinger, une « ado­ra­tion » (pp. 202 et 204) ; et il n’est assu­ré­ment pas pro­pi­tia­toire, puisque les hommes ne se récon­ci­lient pas Dieu, ne rendent pas Dieu propice.

Mais à cette héré­sie s’ajoute la néga­tion de la valeur expia­toire et pro­pi­tia­toire des souf­frances et de la mort de Jésus en Croix, comme je l’ai mon­tré. Cette néga­tion est une héré­sie pire que celle de Luther, lequel, au moins, et avec une force remar­quable, pro­fes­sait la foi en l’expiation du Calvaire : « Je crois que Jésus-​Christ est non seule­ment vrai Dieu, engen­dré de Dieu de toute éter­ni­té, mais aus­si vrai homme, né de la Vierge Marie ; qu’il est mon Seigneur et m’a rache­té et déli­vré de tous mes péchés, de la mort et de l’esclavage du démon, moi qui étais per­du et dam­né, et m’a véri­ta­ble­ment acquis et gagné, non avec de l’argent ni de l’or, mais avec son pré­cieux Sang et par ses souf­frances et sa mort inno­cente, afin que je sois entiè­re­ment à lui et que, vivant sous son empire, je le serve dans une jus­tice, une inno­cence et une liber­té per­pé­tuelles, comme lui, qui est res­sus­ci­té des morts, vit et règne aux siècles des siècles. C’est ce que je crois fermement »

5.5. Œuvre du Christ ou expérience interpersonnelle ?

Lequel des deux est chré­tien ? Celui qui affirme avec un souffle puis­sant l’efficacité des souf­frances et du sang du Christ pour effa­cer nos péchés, ou celui qui, dans une réduc­tion exis­ten­tia­liste et per­son­na­liste, la nie ? Qui donc est le chré­tien ? Celui qui confesse l’expiation, la satis­fac­tion, les mérites et l’efficience de la pas­sion de Jésus pour nous déli­vrer du péché et de l’esclavage du démon, ou celui qui ne voit dans la croix du Christ qu’une preuve tou­chante d’un extrême amour et un par­tage conso­lant de notre condi­tion souffrante ?

Certes, la croix nous touche et nous console, mais s’il n’ y a que cela dans la croix, nous avons une rédemp­tion pure­ment sub­jec­tive, sen­ti­men­tale, expé­ri­men­tale, rela­tion­nelle, inter­sub­jec­tive . Ne seront rache­tés que ceux qui se sen­ti­ront tou­chés, conso­lés, inter­pel­lés au sou­ve­nir du don de soi et de la soli­da­ri­té du Christ. Dans ces condi­tions, bien peu, alors seraient rache­tés. Heureusement, la rédemp­tion authen­tique est tout objec­tive, comme le dit admi­ra­ble­ment saint Thomas, elle consiste dans l’œuvre du Christ, indé­pen­dam­ment de toute expé­rience qu’on en ait : « Le Christ, en souf­frant par cha­ri­té et par obéis­sance, a offert à Dieu quelque chose de plus grand que ne l’exigeait la com­pen­sa­tion de toute l’offense du genre humain : Premièrement à cause de la gran­deur de la cha­ri­té en ver­tu de laquelle il souf­frait. Deuxièmement à cause de la digni­té de sa vie qu’il don­nait comme satis­fac­tion, car c’était la vie d’un homme-​Dieu. Troisièmement à cause du nombre de ses souf­frances et de l’acuité de sa dou­leur (…) Et voi­là pour­quoi la pas­sion du Christ fut une satis­fac­tion non seule­ment suf­fi­sante, mais sur­abon­dante pour les péchés du genre humain, selon ce texte de l’épître de saint Jean (1 Jn 2, 2) : Lui-​même est pro­pi­tia­tion pour nos péchés, non seule­ment pour les nôtres, mais aus­si pour ceux du monde entier. »

Bien sûr, cette rédemp­tion objec­tive, nous avons à la faire nôtre par la foi : « per fidem ejus » (Rm 4, 25). C’est la foi, adhé­sion de notre intel­li­gence à ce mys­tère, qui nous en applique l’efficace. Aussi dési­rable qu’elle soit, l’expérience amou­reuse du don de soi de Jésus et de sa soli­da­ri­té n’est pas la foi et elle n’est pas requise au salut.

C’est le propre des moder­nistes de réduire la foi au sen­ti­ment et à l’expérience reli­gieuse. Selon eux, le conte­nu du dogme peut être mis entre paren­thèses par une « épo­chè » digne de Husserl. Le dogme n’a de valeur que parce qu’il évoque l’état d’âme du croyant et lui apporte la réponse appro­priée à ses besoins. L’homme d’aujourd’hui n’a pas besoin qu’on lui rap­pelle les exi­gences de la jus­tice divine ; la néces­si­té de la péni­tence lui est étran­gère ; l’idée d’expiation lui est ter­rible, le concept de satis­fac­tion lui est hor­rible. Les idées d’autodépassement, de sor­tie de soi (ex-​stase), de soli­da­ri­té, de conso­la­tion lui sont plus agréables. Ce sont ses goûts phi­lo­so­phiques actuels.

Le prin­cipe à suivre est que « la foi demande à expé­ri­men­ter sur Dieu dans les caté­go­ries phi­lo­so­phiques de son époque » [9] ; ou encore qu’il faut sans cesse réa­li­ser « une nou­velle ren­contre entre foi et phi­lo­so­phie, pla­çant ain­si la foi dans une rela­tion posi­tive et non défen­sive avec la forme de rai­son domi­nante à son époque » [10].

6. Le Sacerdoce est réduit au pouvoir d’enseignement

Donc vous voyez, selon Joseph Ratzinger, à par­tir de cette idée phi­lo­so­phi­que­ment amé­lio­rée de la rédemp­tion, « toute l’existence chré­tienne en reçoit une nou­velle orien­ta­tion et le culte chré­tien aus­si ». Il ensei­gnait cela en 1967, c’était presque pro­phé­tique : deux ans après, la nou­velle messe était ins­ti­tuée par Paul VI et répon­dait exac­te­ment aux thèses du pro­fes­seur de théo­lo­gie de Tübingen.

La nou­velle messe devient la célé­bra­tion com­mune de la foi. Ce n’est plus une chose offerte à Dieu, ce n’est plus une action sépa­rée de celle du peuple, c’est une action de com­mu­nion inter­per­son­nelle. C’est une expé­rience com­mune de la foi, la célé­bra­tion des hauts faits de Jésus. « Il s’agit seule­ment de faire mémoire », dit le mis­sel à fleurs des fidèles fran­co­phones en 1972. De son côté, paral­lè­le­ment, le sacer­doce « a dépas­sé le niveau de la polé­mique » qui, au concile de Trente, avait rétré­ci la vision du sacer­doce en voyant dans le prêtre seule­ment un pur sacri­fi­ca­teur [11]. Le concile de Trente avait rétré­ci la vision glo­bale du sacer­doce, Vatican II a élar­gi les pers­pec­tives. Alors je cite (c’est Joseph Ratzinger) : « Vatican II a, par chance, dépas­sé le niveau de la polé­mique et a tra­cé un tableau posi­tif com­plet de la posi­tion de l’Eglise sur le sacer­doce où l’on a accueilli éga­le­ment les requêtes de la Réforme » [12]. Vous enten­dez bien : les requêtes de la « Réforme » pro­tes­tante, qui voyait le prêtre comme l’homme de la parole de Dieu, de la pré­di­ca­tion de l’Evangile, un point c’est tout.

Ainsi donc, dit Joseph Ratzinger, « la tota­li­té du pro­blème du sacer­doce se ramène en der­nière ana­lyse à la ques­tion du pou­voir d’enseignement dans l’Eglise de façon géné­rale. » [13]. Donc, il ramène tout le sacer­doce au pou­voir d’enseignement dans l’Eglise. Il ne va pas nier le sacri­fice, sim­ple­ment il dit : « tout se ramène au pou­voir d’enseignement dans l’Eglise ». Donc même l’offrande de la messe par le prêtre à l’autel, doit être relue dans une pers­pec­tive d’enseignement de la parole de Dieu. Il faut revi­si­ter le sacer­doce, même le sacri­fice, même la consé­cra­tion, ce n’est rien que la célé­bra­tion des « hauts faits du Christ, son incar­na­tion, sa pas­sion, sa résur­rec­tion, son ascen­sion, vécus en com­mun sous la pré­si­dence du prêtre », comme le pré­tend Dom Botte. On a revi­si­té le sacer­doce. Le prêtre est deve­nu l’animateur de la célé­bra­tion et de vécu com­mu­nau­taire de la foi. Ce n’est qu’une paren­thèse pour vous mon­trer com­ment les idées exis­ten­tia­listes et per­son­na­listes de Joseph Ratzinger, de 1967, sur la rédemp­tion et sur le prêtre, c’est-à-dire sur le Christ prêtre, ont été effec­ti­ve­ment appliquées.

7. Personnalisme et civilisation de l’amour

Il nous faut main­te­nant pas­ser du dogme à la morale. L’agnosticisme kan­tien, vous vous en sou­ve­nez, affecte tant la morale que le dogme. Il barre en effet l’accès de la rai­son à la loi de Dieu comme à Dieu lui-​même. En réa­li­té, Dieu, auteur et rédemp­teur de la nature humaine, est aus­si légis­la­teur sou­ve­rain de cette nature. Il est en par­ti­cu­lier le légis­la­teur de la socié­té conju­gale. C’est lui qui a vou­lu le mariage fécond, pour la pro­pa­ga­tion du genre humain (Gn 1, 28). La morale du mariage est domi­née par cette fin : la procréation.

Le droit canon tra­di­tion­nel enseigne : « La fin pre­mière du mariage est la pro­créa­tion et l’éducation de la pro­gé­ni­ture ; la fin secon­daire est l’aide mutuelle et le remède à la concu­pis­cence » [14]. L’œuvre de chair, qui chez l’homme, n’est pas une pure action bio­lo­gique mais est un acte mora­le­ment conno­té, cor­res­pon­dant à sa nature rai­son­nable, est dési­gnée par l’appellation de remède à la concu­pis­cence, du fait de la bles­sure du péché ori­gi­nel affec­tant l’appétit véné­rien. L’ordre des fins est clai­re­ment affir­mé : il y a une fin pre­mière, la pro­créa­tion et d’éducation des enfants, à laquelle doivent se subor­don­ner, dans l’ordre de la finis ope­ris, les fins secon­daires, en par­ti­cu­lier l’œuvre de chair.

Contraires à cette subor­di­na­tion, la contra­cep­tion et la sté­ri­li­sa­tion sont immo­rales parce qu’elle détournent l’acte conju­gal de sa fin, la pro­créa­tion, de même que la conti­nence pério­dique sans rai­son grave, qui détourne l’état conju­gal de sa fin, la pro­pa­ga­tion du genre humain.

Or le per­son­na­lisme vient inver­ser l’ordre des fins du mariage : le nou­veau code droit canon intro­duit par Jean-​Paul II en 1983 sta­tue que le mariage « est ordon­né de par son carac­tère natu­rel au bien des conjoints et à la pro­créa­tion et à l’éducation de la pro­gé­ni­ture » (n. can. 1055). Le bien des conjoints est pre­mier, c’est la révo­lu­tion du mariage. Or, comme l’a mon­tré ailleurs l’abbé François Knittel dont je m’inspire, la racine de cette révo­lu­tion se trouve dans le concile Vatican II, qui est venu cor­rompre de sub­jec­ti­visme les prin­cipes tra­di­tion­nels objectifs.

Selon le concile, la pro­créa­tion – ou le refus de pro­créer – « doit être déter­mi­née par des cri­tères objec­tifs [très bien] tirés de la nature de la per­sonne et de ses actes, cri­tères qui res­pectent, dans un contexte d’amour véri­table, la signi­fi­ca­tion totale d’une dona­tion réci­proque et d’une pro­créa­tion à la mesure de l’homme ; chose impos­sible si la chas­te­té conju­gale n’est pas pra­ti­quée d’un cœur loyal » [15]. A pre­mière vue ce texte flé­trit le sub­jec­ti­visme et en appelle à l’objectivité. Pourtant, en y regar­dant bien, il s’agit de cri­tères « tirés de la nature même de la per­sonne et de ses actes » et consi­dé­rés « dans un contexte d’amour véri­table ». On ne sort pas du sujet : l’ordre objec­tif, exté­rieur à la per­sonne, n’est pas pris en compte.

Selon le per­son­na­lisme alle­mand, la rela­tion inter­per­son­nelle amou­reuse est « l’élan dés­in­té­res­sé vers une per­sonne comme telle » [16]. Que l’œuvre de chair doive res­pec­ter ce cri­tère : c’est bien l’idée de Gaudium et spes. Selon cette phi­lo­so­phie, l’amour « pos­sède en lui-​même sa propre fina­li­té » [17]. L’ordre objec­tif des êtres et des fins, comme disait Pie XII, est mis entre paren­thèses.
« Si la nature, dit Pie XII, avait eu en vue exclu­si­ve­ment ou du moins en pre­mier lieu un don et une pos­ses­sion réci­proque des époux dans la joie et dans l’amour, et si elle avait réglé cet acte uni­que­ment pour rendre la plus heu­reuse pos­sible leur expé­rience per­son­nelle, et non dans le but de les sti­mu­ler au ser­vice de la vie, le Créateur aurait adop­té un autre plan dans la for­ma­tion et la consti­tu­tion de l’acte natu­rel. Or cet acte est au contraire tout subor­don­né et ordon­né à cette grande loi de la géné­ra­tion et édu­ca­tion de l’enfant, « gene­ra­tio et edu­ca­tio pro­lis », c’est-​à-​dire à l’accomplissement de la fin pre­mière de mariage, ori­gine et source de la vie. » [18].

Ainsi, reniant Pie XII et l’ordre objec­tif natu­rel, le nou­veau code de droit canon est la porte ouverte à l’union libre et au pacs, à la contra­cep­tion et à l’avortement. La fécon­di­té d’antan fait place à la sté­ri­li­té. La soi-​disant civi­li­sa­tion de l’amour est une civi­li­sa­tion de mort. Dieu, légis­la­teur de la nature, étant reje­té, la chré­tien­té court à l’extinction phy­sique. Voilà l’ultime abou­tis­se­ment du modernisme.

8. Le Christ Roi revu par le personnalisme d’Emmanuel Mounier

La poli­tique est le som­met de la morale. Passons donc de la morale conju­gale à la poli­tique, qui, en régime chré­tien, s’appelle le Christ Roi. La royau­té poli­tique de Jésus, c’est son droit d’imposer sa loi aux lois civiles. Eh bien le Christ Roi va être puri­fié lui aus­si dans une vision his­to­riste et par le per­son­na­lisme. Ce n’est plus l’existentialisme, c’est le per­son­na­lisme fran­çais, avec Emmanuel Mounier (1905–1950) et Jacques Maritain (1882–1973), tous deux catholiques.

8.1. La liberté religieuse purifiée à l’aide d’Emmanuel Mounier

La révi­sion, pos­tu­lée par le pro­grès phi­lo­so­phique, affecte d’abord la per­sonne humaine, puis, pos­tu­lée par le sens le l’histoire, elle va affec­ter l’Etat, dans les rap­ports que la per­sonne et l’Etat ont avec la reli­gion. Considérons d’abord la personne.

– Il a man­qué à Lamennais (1782–1864) l’outil néces­saire pour intro­duire la liber­té des cultes « en chris­tia­nisme » [19] ; pour cette rai­son, Lamennais fut condam­né en 1832 par l’encyclique Mirari vos de Grégoire XVI [20], qui n’a pas su voir la racine chré­tienne de cette liberté.

– Cet outil cor­rec­teur, pro­cu­ré par Emmanuel Mounier (1905–1950), est la digni­té de la per­sonne humaine. La liber­té des cultes, « valeur la mieux éprou­vée de deux siècles de culture libé­rale » (Ratzinger, Entretien avec Vittorio Messori, 1984), peut être aujourd’hui « épu­rée et cor­ri­gée » (Congar et Ratzinger), si, au lieu de la faire repo­ser sur le sable mou­vant de la liber­té de conscience, fon­dée sur l’indifférence reli­gieuse, on la fait se fon­der sur le roc solide de la « la nature de la per­sonne » [21]. Selon Mounier, la per­sonne se consti­tue par son agir libre et res­pon­sable « en ver­tu de ses propres options ».

– Le résul­tat de cette cor­rec­tion est la liber­té reli­gieuse pro­cla­mée par Vatican II [22]. La per­sonne qui, en matière reli­gieuse, « agit selon la conscience de son devoir » ou qui dans l’exercice de son culte reli­gieux, « est en recherche de la véri­té », est digne de res­pect et son culte de liber­té. Cette conclu­sion est le pro­duit d’un double pro­ces­sus : puri­fi­ca­tion de la condam­na­tion pas­sée et assi­mi­la­tion de la véri­té phi­lo­so­phique pré­sente, celle des années l950 [23].

Il est pour­tant évident qu’au cri­tère objec­tif de la véri­té du Christ, le concile a sub­sti­tué le cri­tère sub­jec­tif de la « véri­té de la per­sonne », comme l’appelle Jean-​Paul II dans Veritatis splen­dor, n° 40, fai­sant réfé­rence à Gaudium et spes, qui parle de la « véri­té essen­tielle de l’homme » (§ 1), disant que « l’Evangile (…) res­pecte scru­pu­leu­se­ment la digni­té de la conscience et son libre choix » (§ 2).

8.2. La civilisation laïque vitalement chrétienne de Jacques Maritain

Si nous consi­dé­rons main­te­nant l’Etat dans ses rap­ports avec la reli­gion, le même pro­ces­sus s’applique, grâce à l’idée de « cieux his­to­riques » du phi­lo­sophe Jacques Maritain, apôtre d’une « nou­velle chré­tien­té » qui serait « l’analogue » moderne de la chré­tien­té médiévale.

– La chré­tien­té médié­vale était carac­té­ri­sée par le maxi­mum de contrainte au ser­vice d’un ordre social théo­cra­tique, aux dépens de la personne.

– A cet idéal his­to­rique dépas­sé dont suc­cé­der aujourd’hui une « nou­velle chré­tien­té » carac­té­ri­sée par le maxi­mum de liber­té au ser­vice de la per­sonne et de sa « liber­té d’exultation ». C’est le seul « idéal his­to­rique concret » de notre époque moderne [24]. – La paren­té de pen­sée avec Drey et Dilthey est frappante.

– On sup­pose en outre que, tout comme le phi­lo­sophe, l’Etat est deve­nu agnos­tique : il ne consti­tue pas une ins­tance capable de recon­naître la divi­ni­té de Jésus-​Christ (Père John C. Murray, expert au Concile ; car­di­nal Ratzinger, entre­tien du l4 juillet 1987 avec Mgr Marcel Lefebvre).

– Il s’ensuit que le règne social du Christ ne peut, ne doit plus être ce qu’il a été. Il doit être main­te­nant « une socié­té laïque d’inspiration chré­tienne » (Maritain). Ce sera une laï­ci­té ouverte, ani­mée spi­ri­tuel­le­ment par « les valeurs éthiques des reli­gions » [25]. En un monde reli­gieu­se­ment plu­riel, la digni­té de la per­sonne paraît à Mounier « la seule base adap­tée au large ras­sem­ble­ment des bonnes volon­tés » [26].

En adop­tant ce per­son­na­lisme poli­tique, l’Eglise conci­liaire adopte l’idéologie maçon­nique et renonce à prê­cher le Christ, roi des nations. L’homme prend la place de Dieu.

9. La foi moderniste de Benoît XVI

Comment expli­quer ce manque de foi ? Voilà un théo­lo­gien, un car­di­nal, un pape qui se dés­in­té­resse de la réa­li­té de l’incarnation, de la rédemp­tion et de la royau­té de Notre Seigneur Jésus-​Christ. – C’est qu’il a une foi moderniste.

9.1. La foi, rencontre, présence et amour

Jamais vous ne trou­vez chez Joseph Ratzinger ni l’objet de la foi (les véri­tés révé­lées) ni le motif de la foi (l’autorité de Dieu sou­ve­rai­ne­ment vérace). Cela n’est pas nié, mais ce n’est jamais évo­qué. Au lieu de cela vous trou­vez la ren­contre, la rela­tion inter­per­son­nelle avec Jésus et le sens que cette ren­contre donne à la vie, Rien de cela n’est faux, mais ce n’est pas la foi, c’est une vue per­son­na­liste de la foi.

Le théo­lo­gien de Tübingen com­mente ain­si « je crois…en Jésus-​Christ » : « La foi chré­tienne est une ren­contre avec l’homme Jésus, et elle découvre dans une telle ren­contre que le sens du monde est une per­sonne. Jésus est le témoin de Dieu, mieux : il est la pré­sence de l’éternel lui-​même dans ce monde. Dans sa vie et par la dona­tion totale de lui-​même pour les hommes, le sens de la vie se révèle comme une pré­sence, sous la forme de l’amour, qui m’aime moi aus­si et qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue » [27].

Rencontre, pré­sence, amour…ce n’est pas la foi et cela occulte l’objet de la foi. Dans notre Credo, écrit Joseph Ratzinger, « le for­mule cen­trale ne dit pas : »je crois à quelque chose » mais « je crois en Toi ». L’affirmation est vraie, nous croyons en Dieu, mais la néga­tion est héré­tique car elle nie l’objet de la foi, les articles de foi, les douze articles du sym­bole des apôtres.

Devenu pré­fet de la sacrée congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, Joseph Ratzinger décrit ain­si le catho­li­cisme : « Il s’agit d’entrer dans une struc­ture de vie, et cela englobe le plan de notre vie dans sa tota­li­té. Voilà pour­quoi, je crois, on ne peut jamais l’exprimer avec des mots. Naturellement, on peut dési­gner des point essen­tiels » [28]. Et la foi : « L’essentiel pour deve­nir chré­tien, dit-​il, c’est de croire en cet évé­ne­ment : Dieu est entré dans le monde, et il a agi, c’est donc une action, une réa­li­té, non seule­ment une confi­gu­ra­tion d’idées » (p. 21).

Cette foi sans véri­tés de foi, sans dogmes, est la réduc­tion per­son­na­liste de ce qu’a été la foi d’enfant de Joseph Ratzinger. Sa foi est deve­nue, à la manière de Max Scheler, la ren­contre avec le « Toi » du Christ. Sa foi et aus­si, une « déci­sion fon­da­men­tale de per­ce­voir Dieu et de l’accueillir », comme chez Gabriel Marcel, pour qui la foi est un évé­ne­ment stric­te­ment per­son­nel et en ce sens incommunicable.

La foi catho­lique est ain­si sup­pri­mée. La foi, adhé­sion ferme de l’intelligence à des véri­tés révé­lées, est anni­hi­lée. L’autorité de Dieu qui révèle est rem­pla­cée par l’expérience reli­gieuse d’un chacun.

9.2. Une foi qui expérimente sur Dieu en catégories philosophiques

Que la foi soit le fait d’une conver­sion, qu’elle soit le résul­tat d’une recherche per­son­nelle, qu’elle soit accom­pa­gnée d’une expé­rience savou­reuse de Dieu grâce aux dons de sagesse et d’intelligence, cela est beau, cela est admi­rable, cela arrive, mais cela reste l’exception. Et quelles que soient les richesses que les grâces mys­tiques donnent à la foi, il faut affir­mer avec le P. Marin Sola que « l’unique source objec­tive de toute connais­sance sur­na­tu­relle, c’est la véri­té de foi ». De là naît la dépen­dance essen­tielle et la subor­di­na­tion de la théo­lo­gie spé­cu­la­tive ou de la théo­lo­gie mys­tique à l’égard du dépôt révé­lé et de l’autorité de l’Eglise. Par la voie intui­tive des dons du Saint-​Esprit, la théo­lo­gie mys­tique peut sai­sir plus vite ou plus de véri­tés, mais elle ne peut en atteindre davan­tage que n’en a tou­jours conte­nu impli­ci­te­ment le dépôt révé­lé [29].

Ceci acquis, il faut dire que la foi qui veut « expé­ri­men­ter sur Dieu » en concepts de la phi­lo­so­phie soit exis­ten­tia­liste soit per­son­na­liste n’a rien à voir avec la mys­tique ni avec la théo­lo­gie mys­tique. Car une chose est la pro­fon­deur du mys­tère, devant laquelle s’arrête admi­ra­ti­ve­ment le mys­tique, autre chose est l’intensité d’émotion à laquelle s’arrête l’idéaliste dans sa rela­tion inter­sub­jec­tive avec le Christ. Le mys­tique s’efface devant le mys­tère et se fait tout ado­rant. L’idéaliste s’affirme comme le « je » cor­ré­la­tif du « tu », comme le sujet qui entre en inter­ac­tion avec l’objet de sa foi. – Au contraire, le théo­lo­gien contem­pla­tif, comme saint Thomas d’Aquin, « n’a pas pour but de faire confi­dence aux audi­teurs des sen­ti­ments que sus­cite en l’âme du doc­teur la véri­té contem­plée, mais de livrer cette véri­té » [30].

Prenons garde de rem­pla­cer l’autorité divine révé­lante, qui est l’unique motif de la foi, par l’expérience de l’intersubjectivité pro­po­sée par Joseph Ratzinger. Ce serait anéan­tir toute l’autorité de la pro­po­si­tion de la foi par le magis­tère de l’Eglise.

10. Conclusion : un supermodernisme sceptique

Pour conclure, je dirais que nous avons aujourd’hui affaire à un moder­nisme per­fec­tion­né, un super­mo­der­nisme scep­tique. Les moder­nistes consi­dé­raient les dogmes comme de purs sym­boles. Aujourd’hui, on ne nie pas les dogmes, on ne nie pas le mys­tère, on ne devient pas fran­che­ment athée ou héré­tique, non, sim­ple­ment on met entre paren­thèses l’incarnation réelle, la rédemp­tion réelle, le Christ Roi réel, voire le Dieu réel. On met tout ça entre paren­thèses. Ce qui nous inté­resse c’est leur puis­sance d’évocation de nos pro­blèmes exis­ten­tiels pour nous aider à les résoudre.

10.1 Une foi dubitante

Cent ans avant Pascendi, Kant voyait déjà dans les dogmes – si vous lisez Kant c’est inté­res­sant il a écrit en 1793 un ouvrage inti­tu­lé : « La reli­gion dans les limites de la simple rai­son » – Kant voyait déjà dans les dogmes de purs sym­boles d’idées morales

Cent ans après, c’est un prêtre catho­lique mais bien­tôt excom­mu­nié, Alfred Loisy, qui fait les mêmes théo­ries, dénon­cées par saint Pie X en 1907.

Et puis cent ans après Pascendi, en 2007 ce sont des théo­lo­giens catho­liques, dont un futur pape, hélas, qui, imbus de toute la phi­lo­so­phie du XIXe et du XX siècle, dés­in­carnent, décru­ci­fient et décou­ronnent Jésus-​Christ. Mais leur foi sub­jec­tive est « aux prises avec les flots du doute » dont parle Joseph Ratzinger dans son ouvrage : « La foi chré­tienne », pages 11–12.
Cette foi veut expé­ri­men­ter sur Dieu au lieu d’adhérer sim­ple­ment à Dieu ; cette foi se livre à la rai­son phi­lo­so­phique au lieu de se fier à l’autorité de Dieu qui révèle ; cette foi est fra­gi­li­sée par ses rai­sons humaines. Elle est aux prises avec le doute, car Joseph Ratzinger dit que le croyant, comme l’incroyant, est tou­jours mena­cé par le doute sur sa posi­tion :« le croyant sera tou­jours mena­cé par l’incroyance et l’incroyant sera tou­jours mena­cé par la foi » [31]. Un tel croyant ne peut plus pro­po­ser au monde sans Dieu, à un monde sans Dieu en péril de se perdre, comme moyen de salut, qu’un Dieu idéel et hypo­thé­tique : le Dieu d’Emmanuel Kant, un Dieu « dont on ne sau­rait affir­mer qu’il existe en dehors d la pen­sée ration­nelle de l’homme » [32].

Au temps des Lumières, on a cher­ché à éta­blir des loi uni­ver­selles valables même si Dieu n’existait pas ; aujourd’hui, conseille Joseph Ratzinger, il fau­drait inver­ser ce mot d’ordre et dire : « même qui ne réus­sit pas à trou­ver la voie de l’acceptation de Dieu devrait cher­cher à vivre et à diri­ger sa vie comme si Dieu exis­tait » [33]. Voilà la solu­tion sociale pour ame­ner l’ordre dans le monde « L’homme devrait cher­cher à vivre et à orga­ni­ser sa vie comme si Dieu exis­tait », non pas parce que Dieu existe et que Jésus-​Christ est Dieu, non. C’est donc d’un scep­ti­cisme épou­van­table qui nous indique l’aboutissement ultime du moder­nisme. Le moder­nisme conduit au scep­ti­cisme, c’est-à-dire à des chré­tiens qui ne sont plus sûrs de ce qu’ils croient ; ils se contentent .de conseiller : agis­sez comme si vous croyiez !

10.2. Face au supermodernisme, le remède se trouve dans saint Thomas d’Aquin

Voilà donc, chers amis, l’actualité plus que jamais de Pascendi face à cet accès aigu de moder­nisme qui affecte main­te­nant la chaire de Pierre elle-​même. Eh bien Pascendi, nous pré­ve­nait, les pas­teurs et les fidèles, contre cette conta­gion mor­telle et Pascendi nous indi­quait le remède à toute cette fausse phi­lo­so­phie : saint Thomas d’Aquin.

Le grand remède pro­tec­teur pour gar­der la foi saine, la vraie notion de la foi sur­na­tu­relle, assen­ti­ment ferme de l’intelligence à la véri­té divine reçue du dehors, sur l’autorité même de cette divine véri­té, c’est saint Thomas d’Aquin qui a don­né cette simple défi­ni­tion de la foi. Et bien nous avons en lui le grand ins­tru­ment pro­tec­teur de notre foi. En effet c’est parce que cette foi objec­tive catho­lique concorde par­fai­te­ment avec la phi­lo­so­phie de saint Thomas d’Aquin que saint Pie X pres­crit aux futurs prêtres « l’étude de la phi­lo­so­phie que nous a léguée le doc­teur angé­lique », cita­tion de saint Pie X. Et donc je conclu­rais : à cette fièvre scep­tique qui affecte les plus hautes auto­ri­tés dans l’Eglise d’aujourd’hui, nous pré­fé­rons la fer­veur thomiste.

+ Bernard Tissier de Mallerais

Notes de bas de page
  1. S. th., III, q. 48, a. 3[]
  2. Spe sal­vi, n° 26[]
  3. Documentation catho­lique, 20 octobre 1969, no 1538, col. 1372[]
  4. Person und Tat, Personne et acte, éd. alle­mande, Herder, 1981, ch.7, n.9[]
  5. Somme théo­lo­gique, III, q. 46, a. 1, ad 3[]
  6. Somme théo­lo­gique, II, q.1, a. 2, ad 2[]
  7. Canon romain, Unde et memores[]
  8. Foi chré­tienne hier et aujourd’hui, p. 197[]
  9. Cf. Joseph Ratzinger, Foi chré­tienne, p. 111[]
  10. Benoît XVI, Discours à la Curie, 22 décembre 2005[]
  11. Session XXIII, décret sur le sacre­ment de l’ordre[]
  12. Les prin­cipes de la théo­lo­gie, p. 279[]
  13. Les prin­cipes, p. 279[]
  14. can. 1013, §1[]
  15. Gaudium et spes, n. 51, § 3, Jean-​Paul II, Familiaris consor­tio, n. 32[]
  16. Max Scheler, cf. Thonnard, n. 635, p. 1050[]
  17. P. Marie-​Dominique Philippe, Au Cœur de l’amour, p.115[]
  18. Allocution aux sages-​femmes, 29 octobre 1951, Utz-​Groner-​Savignat, Relations humaines et socié­té contem­po­raine, n° 1160[]
  19. Yves Congar, Vraie et fausse réforme, p.344[]
  20. Dz 1613–1615[]
  21. Jean-​Paul II, Veritatis splen­dor, année 1993, n°50[]
  22. décla­ra­tion Dignitatis huma­nae, n° 2[]
  23. Vatican II, Gaudium et spes, n° 11, § 2[]
  24. Maritain, Humanisme inté­gral, année 1936, p. 134–135[]
  25. Vatican II, Dignitatis huma­nae, n. 4, d ; Benoît XVI, 22 décembre 2005[]
  26. Thonnard, Précis, n° 657, p. 1091[]
  27. Foi chré­tienne, p. 36–37[]
  28. Le sel de la terre, Flammarion, 2e éd., 2005, p. 19[]
  29. cf. Marin Sola, L’évolution homo­gène du dogme, 2e éd., Fribourg, Suisse, T. 1, p. 375[]
  30. DTC, Thomas d’Aquin, objec­ti­vi­té de son ensei­gne­ment doc­to­ral[]
  31. Foi chré­tienne, p. 11[]
  32. Kant, Opus pos­tu­mum, Convolutum VII[]
  33. confé­rence à Subiaco, 1er avril 2005, juste avant d’être élu Pape[]

FSSPX Évêque auxiliaire

Mgr Bernard Tissier de Mallerais (1945 – 2024). Il fit par­tie des pre­miers sémi­na­ristes que Mgr Marcel Lefebvre accueillit à Fribourg en octobre 1969 et par­ti­ci­pa à la fon­da­tion de la Fraternité Saint-​Pie X. Il a assu­mé d’im­por­tantes res­pon­sa­bi­li­tés, notam­ment comme direc­teur du sémi­naire d’Ecône. Sacré le 30 juin 1988, il s’est dévoué durant ses 36 années d’é­pis­co­pat à ses fonc­tions d’é­vêque auxi­liaire de la FSSPX. Il fut char­gé de rédi­ger l’ou­vrage Marcel Lefebvre, une vie, bio­gra­phie de réfé­rence du fon­da­teur de la Fraternité.