Roberto de Mattei a été professeur d’histoire dans plusieurs universités italiennes, et Vice-président du Consiglio Nazionale delle Ricerche (CNRS italien), la plus grande institution scientifique d’Italie. Il est actuellement président de la Fondazione Lepanto, directeur de l’agence d’informations Corrispondenza Romana (en langue française Correspondance européenne) et de la revue mensuelle Radici Cristiane.
Il est auteur de nombreux ouvrages, notamment, traduits en français Vatican II, une histoire à écrire (Muller, 2013); Apologie de la Tradition (Chiré, 2015); Le Vicaire du Christ. Peut-on réformer la papauté ? (Le Drapeau blanc, 2016) Le ralliement de Léon XIII : l’échec d’un projet pastoral, (Cerf, 2016); L’Église dans la tourmente : histoire du Ier millénaire de l’Église (Le Drapeau blanc, 2017).
Il a accordé à La Porte Latine, le site officiel du District de France de la FSSPX, un long entretien, sans langue de bois, sans concession, sans craindre de froisser les « bien-pensants » et les « consensuels » de tous horizons ! Son oui est un oui, son non est un non !
Nous le remercions de sa franchise et de son courage qui ne peuvent que renforcer notre volonté de tout instaurer dans le Christ.
La Porte Latine : Le 4 juin 2014, votre Fondazione Lepanto organisait à Rome une rencontre dont le thème était « l’Église catholique à la veille d’un schisme ? » Au regard des dernières années qui se sont écoulées, pourriez-vous délimiter ce schisme que vous entrevoyiez ?
En théologie, le terme ‘schisme’ signifie séparation de l’unité de l’Eglise catholique. Une séparation bien entendue illégitime, comme le rappelle le Dictionnaire de Théologie Catholique, parce qu’il peut y avoir aussi une séparation légitime, « comme si quelqu’un refusait l’obéissance au pape, celui-ci lui commandant une chose mauvaise ou indue » (DTC vol XIV (1939), col. 1302, lignes 7 à 9). En principe, le terme schisme indique le refus de soumission au siège de Pierre, comme le firent les chrétiens « orthodoxes », par le Schisme d’Orient (1054), mais outre cette séparation de l’autorité de l’Eglise, le schisme peut indiquer aussi une fracture horizontale entre les membres du Corps Mystique. Par ailleurs, le pape lui-même pourrait tomber dans le schisme, comme l’admet la quasi unanimité des théologiens, par exemple, « s’il refusait d’obéir à la loi et constitution données par le Christ à l’Eglise et d’observer les traditions établies depuis les Apôtres dans l’Eglise universelle » (DTC XIV, col. 1306). Nous sommes aujourd’hui au cœur d’un schisme de type horizontal, parce que l’Eglise est morcelée en interne entre des tendances diverses et opposées, mais également d’un schisme vertical, en ce que les autorités de l’Eglise semblent s’éloigner chaque jour davantage de la Doctrine et de la Tradition de celle-ci. Il s’agit cependant d’un schisme « occulté », puisque, bien que public, il n’est pas perçu comme tel par la majorité des fidèles. C’est ce qui rend la situation dramatiquement inédite sur le plan théologique et canonique.
La Porte Latine : Le schisme d’aujourd’hui ne consiste-t-il pas dans la révolte d’une praxis qui s’est octroyée le primat sur la doctrine et, le cas échéant, dans quelle mesure pourrait-on dire qu’il est officiellement ouvert depuis le concile Vatican II lui-même ?
Dans son discours d’ouverture de Vatican II, Gaudet mater Ecclesiae, le 11 octobre 1962, Jean XXIII attribua au concile qui s’ouvrait une note spécifique : sa pastoralité. La spécificité du concile Vatican II fut le primat de la pastorale sur la doctrine, l’absorption de la doctrinale dans la pastorale, la transformation de la pastorale en pastoralisme. Le pastoralisme apparaît comme une transposition théologique de la philosophie de la praxis marxiste, théorisée par le jeune Marx dans ses Thèses sur Feuerbach (1888). Dans la deuxième de ces thèses, Karl Marx affirme que l’homme doit trouver la vérité de sa pensée dans la praxis et dans la onzième thèse, il soutient que le devoir des philosophes n’est pas d’interpréter le monde, mais de le transformer. Lorsque le pape François affirme dans « Evangelii gaudium » (n° 231–233) et dans « Laudato si’ » (n°201), que « la réalité est plus importante que l’idée », il fait sien le primat de la praxis d’origine marxiste, renversant le primat de la contemplation sur lequel se fonde la philosophie occidentale et chrétienne.
Cette conception est clairement exprimée dans l’Exhortation post-synodale Amoris laetitia. Amoris laetitia ne nie pas explicitement la doctrine de l’Eglise sur les divorcés remariés, mais affirme qu’il faut faire la distinction entre l’idée, qui ne change pas, et la réalité pastorale, qui évolue, dans lequel l’application concrète du principe est laissée à la conscience du fidèle, ou de son directeur spirituel. La pastorale s’affranchit des références absolues de la métaphysique et de la morale, et nous propose une éthique du cas par cas. L’agir humain est réduit à un choix de conscience du sujet, qui se fonde non sur l’objectivité d’une loi divine et naturelle, mais sur le cours de l’histoire.
La Porte Latine : Le 5 janvier, vous avez lancé un Appel à toute personne détenant autorité dans l’Église, leur demandant d’« adopter un comportement de critique filiale, de résistance déférente, de dévote séparation morale des responsables de l’auto-démolition de l’Église ». Depuis plus longtemps, vous évoquez le « faux concept de l’obéissance » qui se pose aujourd’hui dans l’Église. Pourriez-vous nous préciser quelle est la place de l’obéissance dans l’Église, où et quand commence, à votre sens, la fausse obéissance ?
L’obéissance à l’autorité familiale, politique ou ecclésiastique, est une vertu chrétienne éminente, mais elle n’est pas pour autant aveugle et inconditionnée. Elle a des limites et surtout un fondement, qui est Dieu lui-même. En effet, comme le dit saint Paul, qui détient l’autorité est « ministre de Dieu pour faire le bien » (Rm, 13, 4). Mais si le pouvoir est exercé de façon inique et injuste, nous devons être prêts, par amour pour Dieu, à poser des actes de suprême obéissance à Sa volonté, qui nous affranchissent des liens d’une fausse obéissance humaine. Dans ce cas, la désobéissance apparente est une forme d’obéissance plus parfaite. La résistance catholique aux responsables de l’auto-démolition de l’Eglise, comme celle qui a été récemment exprimée, par exemple, dans la Correctio filialis du pape François, n’est pas une désobéissance, mais est bien le fruit de la vertu d’obéissance. Une résistance filiale, pieuse, respectueuse, qui ne mène pas à sortir de l’Eglise, mais décuple l’amour de l’Eglise, l’amour de Dieu et sa loi, parce que Dieu est le fondement de toute autorité. Je crois que dans la crise actuelle, cette attitude de résistance doit nous pousser à nous séparer, moralement, non juridiquement, des mauvais Pasteurs qui sont aujourd’hui à la tête de l’Eglise.
On assiste malheureusement aujourd’hui à une « papolatrie », qui voit dans le pape non le Vicaire du Christ sur terre, dont le devoir est de transmettre la doctrine qu’il a reçue intègre et pure, mais un successeur du Christ qui perfectionne la doctrine de ses prédécesseurs, en l’adaptant aux changements du monde. La doctrine de l’Evangile est en perpétuelle évolution, parce qu’elle coïncide avec le magistère du Pontife régnant. On substitue alors au magistère pérenne le magistère « vivant », exprimé par un enseignement pastoral, qui chaque jour se transforme et dont la regula fidei réside dans le sujet de l’autorité et non plus dans l’objet de la vérité transmise.
La Porte Latine : En octobre 2018, le pape François a canonisé son prédécesseur Paul VI. Vos réticences sur ce pape sont connues. Que vous inspire cette canonisation ?
Je suis moralement convaincu que Paul VI n’est pas saint. La sainteté est en effet l’exercice héroïque des vertus selon le devoir d’état de chacun, devoir d’état qui, pour le pape, est le gouvernement de l’Eglise.
Le Concile Vatican II, l’Ostpolitik et le Novus Ordo Missae – qui sont tous des actes et évènements dont Paul VI est responsable – sont incompatibles avec la sainteté, parce qu’ils ont objectivement représenté un préjudice pour les âmes et une atteinte à la gloire de Dieu. On en vient naturellement au problème de la prétendue infaillibilité des canonisations, un sujet complexe sur lequel je renvoie aux études de Mgr Brunero Gherardini, l’abbé Jean-Michel Gleize, Christopher Ferrara, John Lamont, John Salza et Robert Siscoe.
Il suffit d’observer que, si l’infaillibilité des canonisations n’est pas un dogme de foi, l’impossibilité d’une contradiction entre la foi et la raison est par contre un dogme de foi. Si j’acceptais, par foi, un fait qui contredise la raison de manière évidente, comme c’est le cas de l’inexistante sainteté de Paul VI, je tomberais dans le fidéisme absolu. Il faudrait dès lors que je renonce à la possibilité de toute démonstration apologétique fondée sur la raison, comme par exemple l’existence de Dieu, parce que j’aurais détruit le principe de rationalité sur laquelle se fonde ma foi.
La foi dépasse la raison et l’élève, mais ne la contredit pas, parce que Dieu, la Vérité par essence, ne peut être contradictoire. Nous pouvons donc, en conscience, maintenir toutes nos réserves sur ces canonisations. Il est frappant de constater, en outre, qu’on propose à la canonisation tous les papes d’après Vatican II et non ceux qui l’ont précédé. Il semble que l’objectif soit de rendre rétroactivement infaillibles chacune de leurs paroles et chaque acte de leur gouvernement.
La Porte Latine : En 1988, c’est en invoquant la véritable obéissance que Mgr Lefebvre a procédé à des consécrations épiscopales. Au-delà de l’événement, quelle place occupe pour vous la figure de Mgr Lefebvre, et quel jugement portez-vous sur la continuation de son œuvre aujourd’hui à travers la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X et les communautés amies ?
J’ai connu personnellement Mgr Marcel Lefebvre, au début des années 70, et j’ai eu l’impression de me trouver en présence d’un homme de Dieu, injustement persécuté. Ce que j’ai surtout apprécié en lui, et en bon nombre de ses fils et disciples, c’est cet authentique « esprit romain ».
Je crois que dans la crise actuelle, il est très important de défendre la « romanité » de l’Eglise, qui est sa dimension juridique et institutionnelle, mais aussi l’héritage des mémoires surnaturelles enracinées dans la ville de Rome. Il y a une Rome éternelle supérieure à la Rome historique, mais c’est dans la Rome historique, dont le Souverain Pontife est évêque, que le Corps Mystique du Christ a pris son visage visible. L’« esprit romain », que Louis Veuillot appelait « le parfum de Rome », est cette capacité de puiser aux valeurs surnaturelles au travers de cette atmosphère dont Rome est imprégnée et que l’on ne respire qu’à Rome. L’esprit romain est le « sensus ecclesiae » : la perception des maux qui attaquent l’Eglise, la fidélité à tous les trésors de foi et de tradition que renferme cette Cité. Cet esprit romain s’est perdu aujourd’hui au Vatican, qui est malheureusement devenu un centre de diffusion d’anti-romanité.
La Porte Latine : Si, suite à cet appel, un pape François vous demandait conseil – tout peut s’imaginer – sur les premières mesures à prendre pour redresser la barre de l’Église, que lui diriez-vous ?
Je n’ai pas de conseil à donner au pape François, mais si un nouveau pape manifestait une volonté de restaurer la doctrine et la morale de l’Eglise, je suggèrerais qu’il commence son pontificat par un acte solennel de repentance quant à la responsabilité des plus hautes hiérarchies ecclésiastiques dans le processus d’auto-démolition de l’Eglise dans les cinquante dernières années.
Les pastoureaux de Fatima ont vu « à la gauche de Notre-Dame, un peu au-dessus, un ange avec une épée de feu dans sa main gauche ; elle scintillait et émettait des flammes qui semblaient devoir embraser le monde ; mais elles s’éteignaient au contact de la splendeur qui émanait vers lui de la main droite de Notre-Dame : l’Ange, indiquant la terre avec sa main droite, d’une voix forte disait : « Pénitence, Pénitence, Pénitence ». Dans le troisième secret de Fatima, l’ange répète trois fois la demande de pénitence. Pénitence signifie avant tout esprit de contrition, qui nous rend conscients de la gravité des péchés commis par nous-mêmes et par les autres, et nous les fait détester de tout notre cœur. Sans repentance, on n’éloigne pas le châtiment. C’est la dramatique vérité que l’on doit comprendre et méditer à la lumière du message de Fatima.
La repentance est requise pour les péchés personnels de chacun d’entre nous, mais aussi à plus forte raison pour les péchés publics des autorités civiles et ecclésiastiques. Nous avons un exemple de repentance publique dans l’instruction qu’au nom du pape Hadrien VI, le nonce François Chieregato donna à la Diète de Nuremberg, le 3 janvier 1523. Après avoir réfuté l’hérésie luthérienne, dans la dernière partie de l’instruction, le pape traite de la défection de la suprême autorité ecclésiastique face aux novateurs. « Je dirai encore »- voici l’instruction expresse qu’il donne au nonce – « que nous confessons publiquement que Dieu permet qu’advienne cette persécution de son Eglise à cause des péchés des hommes et en particulier des prêtres et prélats (…) Il ne faut pas pour autant s’étonner que la maladie soit passée du chef aux membres, des Papes aux prélats. Nous tous, prélats et ecclésiastiques, avons dévié du droit chemin et depuis longtemps il n’y avait personne qui agisse bien. Nous devons donc nous tous rendre honneur à Dieu et nous humilier devant Lui : que chacun réfléchisse sur la cause de ses chutes et se redresse plutôt que d’être jugé par Dieu au jour de sa colère ».
Ce n’est qu’après un acte solennel de repentance, et l’accomplissement des demandes de Fatima, que l’ange pourra rengainer son épée de feu, comme il le fit en 590, au sommet du Château Saint-Ange, après la procession pénitentielle de saint Grégoire le Grand dans les rues de Rome. Sans cela, je crains qu’il soit difficile d’éviter le châtiment qui pèse sur l’humanité à cause de ses péchés.
Propos recueillis par La Porte Latine /Traduction de Marie Perrin, Directrice de Via Sacra
Source : La Porte Latine du 23 janvier 2019