Le cardinal Müller et le professeur Buttiglione : une confusion croissante, par R. de Mattei

Le car­di­nal Müller pro­fite de la longue pré­face du livre d’un phi­lo­sophe et poli­ti­cien ita­lien1, Rocco Buttiglione, « Risposte ami­che­vo­li ai cri­ti­ci di Amoris lae­ti­tia » (Ripostes ami­cales aux cri­tiques d’Amoris Laetitia), pour se ran­ger sans coup férir du côté des défen­seurs de la nou­velle morale fami­liale bergoglienne.

En somme après avoir refu­sé2 l’i­dée anti-​catholique conte­nue dans Amoris Laetitia de per­mettre la com­mu­nion aux divor­cés rema­riés civi­le­ment, il y adhère de facto.

Tout autant qu’Amoris Laetitia, cette pré­face du car­di­nal n’est rien de moins que la recon­nais­sance du sub­jec­ti­visme pra­tique et de la conscience per­son­nelle éri­gés en cri­tères pri­mor­diaux de dis­cer­ne­ment aux sujets du mariage et de la récep­tion des sacre­ments.
La confu­sion vati­cane ne cesse de croître. C’est ce que nous explique le Professeur Roberto de Mattei dans un article de ce jour de Correspondance Européenne qu’il vient de nous faire par­ve­nir et que nous vous pro­po­sons ci-dessous.

La Porte Latine

Le pro­fes­seur Rocco Buttiglione mène depuis des mois une bataille contre ceux qui cri­tiquent Amoris lae­ti­tia, pour jus­ti­fier le conte­nu de l’exhortation post-​synodale du pape François.

Et voi­là qu’il a ras­sem­blé ses articles en un livre inti­tu­lé Réponses ami­cales aux cri­tiques d’Amoris lae­ti­tia, publié par les édi­tions Ares, avec une pré­face inat­ten­due du car­di­nal Gerhard Ludwig Müller.

Andrea Tornielli reprend dans Vaticaninsider un long extrait de cette intro­duc­tion (NDLR : du car­di­nal Müller] qui ne fait qu’accroître la confu­sion régnant aujourd’hui. L’ex-Préfet de la Congrégation pour la Foi, à la dif­fé­rence du Professeur Buttiglione, a tou­jours mani­fes­té une cer­taine sym­pa­thie à l’égard des quatre car­di­naux des « dubia », mais estime que pour « neu­tra­li­ser » Amoris lae­ti­tia, il faut l’interpréter dans la conti­nui­té de l’enseignement de l’Eglise, et non la cri­ti­quer ouver­te­ment. Pour expli­quer l’apparente contra­dic­tion entre Amoris lae­ti­tia et les dogmes défi­nis par l’Eglise sur les sacre­ments du mariage, de la péni­tence et de l’eucharistie, le car­di­nal fait sienne la thèse de fond de Rocco Buttiglione, qu’il résume en ces deux lignes : « Ce qui est en ques­tion, c’est une situa­tion objec­tive de péché qui, du fait de cir­cons­tances atté­nuantes, n’est pas impu­tée sub­jec­ti­ve­ment ».

Le pro­blème ne se situe­rait pas tant dans l’objectivité de la loi morale, mais plu­tôt dans l’ « impu­ta­bi­li­té » du pécheur, c’est-à-dire la res­pon­sa­bi­li­té sub­jec­tive de ses actes. Le point de départ de ce rai­son­ne­ment est une véri­té morale bien connue, selon laquelle pour qu’un acte puisse être impu­té mora­le­ment, il faut que le sujet l’ait posé en sachant ce qu’il fai­sait et en agis­sant libre­ment, à savoir en pleine conscience et de pro­pos déli­bé­ré. Le point d’arrivée, qui trans­forme la véri­té en sophisme, est celui selon lequel les cir­cons­tances pour­raient rendre nulle la res­pon­sa­bi­li­té de qui se trouve dans une situa­tion de péché grave. En effet, selon Buttiglione, nous ne pou­vons pas consi­dé­ré comme « impu­tables », soit cou­pables, ces divor­cés rema­riés qui vou­draient chan­ger leur condi­tion de vie, mais ne peuvent le faire, du fait d’une situa­tion concrète qui déter­mine leurs actes, leur ren­dant impos­sible un choix libre et conscient. Si, par exemple, un couple de divor­cés rema­riés a deux enfants à charge, la dis­so­lu­tion de leur concu­bi­nage pour­rait com­pro­mettre l’avenir de ces enfants. Et on ne peut pas non plus leur deman­der de vivre comme frère et soeur, car cela pour­rait avoir des consé­quences psy­cho­lo­giques et morales désas­treuses pour le couple et pour les enfants eux-​mêmes. En ce cas, il fau­drait exer­cer un pru­dent « dis­cer­ne­ment » et la « misé­ri­corde » devrait aller jusqu’à per­mettre aux concu­bins l’accès au sacre­ment de l’eucharistie, même si leur situa­tion irré­gu­lière ne répond pas à toutes les exi­gences de la loi morale.

Il s’agit d’un sophisme, car le rai­son­ne­ment n’a rien à voir avec la doc­trine catho­lique sur l’imputabilité des actes, mais pro­vient au contraire de la « morale de la situa­tion », condam­née à plu­sieurs reprises par Pie XII et Jean-​Paul II. « Le signe dis­tinc­tif de cette morale est qu’elle ne se base point en effet sur les lois morales uni­ver­selles comme par exemple les Dix Commandements, mais sur les condi­tions ou cir­cons­tances réelles et concrètes dans les­quelles on doit agir, et selon les­quelles la conscience indi­vi­duelle doit juger et choi­sir. Cet état de choses est unique et vaut une seule fois pour toute action humaine. C’est pour­quoi la déci­sion de la conscience, affirment les tenants de cette éthique, ne peut être com­man­dée par les idées, les prin­cipes et les lois uni­ver­selles.»3.

La « pleine connais­sance », selon la morale catho­lique, ne veut pas dire qu’on a une conscience claire et expli­cite que par cet acte on offense Dieu en matière grave. Si cette conscience exis­tait, elle ajou­te­rait au péché une malice ulté­rieure. Pour pécher mor­tel­le­ment, il suf­fit de consen­tir à un com­por­te­ment qui en lui-​même s’oppose à la loi divine sur une matière grave.4. Tout homme en effet a le devoir de connaître ce qui est néces­saire à son salut. L’ignorance des véri­tés éthiques fon­da­men­tales ne jus­ti­fie pas le péché, mais est en elle-​même un péché. En effet, affirme Jean-​Paul II, « on ne trouve pas la véri­té si on ne l’aime pas ; on ne connaît pas la véri­té si on ne veut pas la connaître »5. Le magis­tère, depuis fort long­temps, a condam­né l’affirmation selon laquelle « tout acte fait par igno­rance n’est pas cou­pable »6. La non-​imputabilité, com­plète ou par­tielle, se réduit donc à de rares cas comme ceux de l’ébriété, la démence, les mala­dies psy­chiques, l’hypnose, le som­meil ou demi-​sommeil. En ces cas, les condi­tions de l’acte libre ne sont pas réunies, parce que la per­sonne est dans l’impossibilité de maî­tri­ser les actes de son intel­lect ou de sa volonté.

Quant au pro­pos déli­bé­ré, un consen­te­ment impar­fait suf­fit à attri­buer un carac­tère moral à nos actes. Tous nos actes subissent des condi­tion­ne­ments exté­rieurs en tous genres (édu­ca­tion, milieu, struc­tures sociales) tout comme ils dépendent aus­si des carac­tères géné­tiques ou des habi­tudes de vie (les ver­tus et les vices). Mais tout acte qui n’a pas été posé sous la contrainte phy­sique, et com­porte quelque connais­sance, même par­tielle, de la loi natu­relle, doit être consi­dé­ré comme volon­taire et impu­table ; la vio­lence morale (exer­cée par exemple par les mass médias ou par la dif­fu­sion de modèles de conduite immo­rale) ne sup­prime pas le carac­tère volon­taire de l’acte, parce que le consen­te­ment de la volon­té ne peut être déter­mi­né par aucune force exté­rieure à la volon­té elle-​même. Pour qu’il y ait plein consen­te­ment, il suf­fit que la volon­té veuille l’acte, indé­pen­dam­ment des condi­tion­ne­ments qu’elle reçoit. En effet, l’acte de la volon­té est inté­rieur et l’acte inté­rieur de la volon­té ne peut jamais être for­cé7.

Le véri­table dis­cer­ne­ment moral pré­sup­pose en outre une norme d’évaluation objec­tive. C’est pour­quoi, comme l’observe un autre mora­liste célèbre, dans le juge­ment sur la mora­li­té d’un acte, il faut par­tir de l’objet et non du sujet8. Pour qu’un acte soit bon, il doit être conforme à la règle morale, et ce sous trois rap­ports qui consti­tuent une uni­té indi­vi­sible : objet, cir­cons­tance, fin. Pour qu’un acte soit consi­dé­ré comme immo­ral, il faut qu’un de ces trois élé­ments soit mau­vais, selon le prin­cipe bonum ex inte­gra cau­sa, malum ex quo­cumque defec­tu ((Summa theo­lo­giae, I‑IIae, q. 18, a. 4, ad 3)). Les cir­cons­tances his­to­riques et sociales peuvent aggra­ver ou atté­nuer la mora­li­té d’un acte mau­vais, mais n’en changent pas la malice intrin­sèque, à moins de nier l’existence d’actes intrin­sè­que­ment mauvais.

Veritatis splen­dor rap­pelle l’existence des « abso­lus moraux », tan­dis qu’Amoris lae­ti­tia, tout en ne les niant pas en théo­rie, les rend nuls de fait, lais­sant l’évaluation morale des actes humains à un dis­cer­ne­ment qui subor­donne la loi morale à la conscience du sujet, ren­dant ain­si tout acte et toute situa­tion en soi unique et ne pou­vant se repré­sen­ter. Mais, « par rap­port aux normes morales qui inter­disent le mal intrin­sèque, il n’y a de pri­vi­lège ni d’ex­cep­tion pour per­sonne.»9. L’observance de la loi morale peut com­por­ter des dif­fi­cul­tés, des craintes, de l’angoisse, des conflits inté­rieurs. Dans ces cas, cepen­dant, au cours de l’histoire de l’Eglise, on constate que les véri­tables chré­tiens ne contournent pas la loi morale, par le rac­cour­ci de la « non impu­ta­bi­li­té », mais ont recours à l’aide invin­cible de la grâce : un mot que semble ne pas connaître les défen­seurs d’Amoris lae­ti­tia.

Quand on deman­da à Thomas More d’accepter l’adultère d’Henri VIII, les pres­sions qu’il subit de la famille, des amis et du sou­ve­rain lui-​même auraient pu le pous­ser à invo­quer la non-​imputabilité de son apos­ta­sie. Et pour­tant il fit le choix, comme les chré­tiens des pre­miers siècles, de la voie du mar­tyre. Une voie que l’encyclique Veritatis splen­dor trace par ces paroles : « Les mar­tyrs et, plus géné­ra­le­ment, tous les saints de l’Eglise, par l’exemple élo­quent et atti­rant d’une vie tota­le­ment trans­fi­gu­rée par la splen­deur de la véri­té morale, éclairent toutes les époques de l’his­toire en y réveillant le sens moral. Rendant un témoi­gnage sans réserve au bien, ils sont un vivant reproche pour ceux qui trans­gressent la loi (cf. Sg 2, 12) et ils donnent une constante actua­li­té aux paroles du pro­phète : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres, qui font de l’a­mer le doux et du doux l’a­mer » (Is 5, 20).»10.

Pr. Roberto de Mattei

Sources : correspondanceeuropéenne.eu du 02/​11/​2017- Traduction MP pour LPL

  1. Après ses études à Turin et à Rome, Rocco Buttiglione obtient un diplôme en droit, puis enseigne la phi­lo­so­phie poli­tique à l’u­ni­ver­si­té de Teramo, dans les Abruzzes. Titulaire d’une chaire de science poli­tique à l’u­ni­ver­si­té Saint-​Pie V de Rome, il parle cou­ram­ment sept langues, l’i­ta­lien, l’an­glais, le fran­çais, l’al­le­mand, l’es­pa­gnol, le por­tu­gais et le polo­nais. Il est éga­le­ment édi­to­ria­liste ou chro­ni­queur dans divers jour­naux ou pério­diques ita­liens et d’autres pays. []
  2. Lire à ce sujet : Synode sur la famille : le car­di­nal Müller dénonce un rap­port indigne, hon­teux et fal­si­fié – 14 octobre 2014 []
  3. Discours à la fédé­ra­tion mon­diale des jeu­nesses fémi­nines catho­liques, 18 avril 1952 []
  4. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Déclaration Persona huma­na du 29 décembre 1975, n°10 []
  5. Audience géné­rale du 24 août 1983, n°2 []
  6. Concile de Sens du 2 juin 1140, Erreur de Pierre Abélard, DS 337/​730 []
  7. Ramón García de Haro La vita cris­tia­na. Corso di teo­lo­gia morale fon­da­men­tale, Ares, Milano 1995, p. 253 []
  8. Maussbach, Teologia morale, tr. it., Paoline, Roma 1957, vol. II, pp. 310–311 []
  9. Veritatis splen­dor, n°96 []
  10. Veritatis splen­dor, n°91–93 []