François avant la papauté : la passion de la réforme

Concevoir ce qui pour­rait pro­ba­ble­ment se pas­ser dans le futur demande non seule­ment de connaître le pré­sent mais de se rap­pe­ler le pas­sé : le pon­ti­fi­cat du pape François s’é­claire à la lumière de son action comme prêtre puis comme arche­vêque en Argentine.

Après la pre­mière sur­prise à l’an­nonce du nom de celui qui allait deve­nir le 265e pape de l’his­toire, le 13 mars 2013, les médias ont célé­bré pour la plu­part l’a­vè­ne­ment du pape des pauvres. Ce fut éga­le­ment ain­si que ceux qui connais­saient Mgr Bergoglio, le « père Jorge » pour de nom­breux membres de son trou­peau de Buenos Aires, l’ont carac­té­ri­sé : un évêque au ser­vice des plus dému­nis ; avec en plus une habi­tude de sim­pli­ci­té et de pau­vre­té pour lui-même.

D’autres, les non-​catholiques en par­ti­cu­lier, ont mis en avant le sou­ci qu’il avait de dia­lo­guer avec tous. Ainsi un « théo­lo­gien » pro­tes­tant argen­tin témoigne : « En tant qu’ar­che­vêque de Buenos Aires, il avait déjà l’ha­bi­tude de dia­lo­guer avec les dif­fé­rentes forces reli­gieuses » ; un jour­na­liste argen­tin écri­vait éga­le­ment après l’é­lec­tion du pape : « Le pape François prend le meilleur du car­di­nal Jorge Mario Bergoglio pour le minis­tère de Pierre : […] sa capa­ci­té de res­pect, d’é­coute et de proxi­mi­té, son atti­tude conci­liante, son ouver­ture œcu­mé­nique, sa capa­ci­té à dia­lo­guer et à dire les choses comme le dicte sa conscience. »

De fait, le nom qu’il a choi­si, les quelques pro­pos recueillis de sa propre bouche dans les pre­miers jours ou pre­mières semaines de son pon­ti­fi­cat, tout cela semble indi­quer un pape sou­cieux de la pau­vre­té et des pauvres et dési­reux de dia­lo­guer avec tous. Il explique que, quand il com­prit, au dépouille­ment du scru­tin, qu’il serait élu pape, ses pen­sées furent les sui­vantes : « Tout de suite, en lien avec les pauvres, j’ai pen­sé à François d’Assise. J’ai ensuite pen­sé aux guerres, alors que le scru­tin se pour­sui­vait jus­qu’à la fin des votes. Et François est l’homme de la paix. Et c’est ain­si qu’est venu dans mon cœur le nom : François. Il est pour moi l’homme de la pau­vre­té, de la paix, l’homme qui aime et pro­tège la Création […]. Ah ! Comme je vou­drais une Église pauvre et pour les pauvres [1]

De même, aux ambas­sa­deurs réunis le 22 mars 2013, après son élec­tion, il a expli­qué le choix de son pré­nom papal et, dans cette expli­ca­tion, il pré­sente les trois axes de son pon­ti­fi­cat : « Comme vous savez, il y a plu­sieurs rai­sons pour les­quelles j’ai choi­si mon nom en pen­sant à François d’Assise. Une des pre­mières est l’a­mour que François avait pour les pauvres. Il y a encore tant de pauvres dans le monde ! Et ces per­sonnes ren­contrent tant de souf­france ! Mais il y a aus­si une autre pau­vre­té ! C’est la pau­vre­té spi­ri­tuelle de nos jours, qui concerne gra­ve­ment aus­si les pays consi­dé­rés comme plus riches. […] Un des titres de l’Évêque de Rome est « Pontife », c’est-​à-​dire celui qui construit des ponts, avec Dieu et entre les hommes. Je désire vrai­ment que le dia­logue entre nous aide à construire des ponts entre tous les hommes, si bien que cha­cun puisse trou­ver dans l’autre, non un enne­mi, non un concur­rent, mais un frère à accueillir et à embras­ser ! […] Il est impor­tant d’in­ten­si­fier le dia­logue entre les dif­fé­rentes reli­gions, je pense sur­tout au dia­logue avec l’is­lam. Lutter contre la pau­vre­té soit maté­rielle, soit spi­ri­tuelle ; édi­fier la paix et construire des ponts. Ce sont comme les points de réfé­rence d’un che­min auquel je désire invi­ter à prendre part cha­cun des pays que vous repré­sen­tez. » Essayons main­te­nant de voir si le pape François avait déjà à l’es­prit ces prin­cipes et ces prio­ri­tés d’ac­tion avant son élec­tion et, si c’est le cas, com­ment il les a mis en pra­tique. Il semble en effet inté­res­sant de nous pen­cher sur son action comme arche­vêque de Buenos Aires, sur les influences qui ont joué un rôle dans cette action à la tête d’un archi­dio­cèse d’Amérique latine qu’il a gou­ver­né pen­dant quinze années, de 1998 à 2013, et où il a fait ses armes, en quelque sorte, comme chef d’une por­tion de l’Église catho­lique. Pour nous aider, nous avons en par­ti­cu­lier accès aux entre­tiens que le car­di­nal Bergoglio a eu avec deux jour­na­listes en 2009 et 2010, qui ont été édi­tés aus­si­tôt en langue espa­gnole, puis en langue fran­çaise en 2013 sous le titre Je crois en l’homme.

Un Porteño

Si Mgr Jorge Bergoglio a été nom­mé arche­vêque de Buenos Aires en 1998, c’est en 1992 qu’il est nom­mé, par Jean-​Paul II, évêque auxi­liaire de cet archi­dio­cèse d’en­vi­ron trois mil­lions d’âmes (chiffre à peu près iden­tique de nos jours) et cor­res­pon­dant au centre-​ville de la méga­pole de Buenos Aires (« le grand Buenos Aires »), qui, elle, tota­lise 13 mil­lions d’ha­bi­tants envi­ron, à 90 % catho­liques. Le 3 juin 1997, il devient coad­ju­teur du même dio­cèse puis suc­cède donc en 1998, le 28 février, au car­di­nal Quarracino, à la mort de ce der­nier. Il devient aus­si l’é­vêque des fidèles de rit orien­tal pour toute l’Argentine. Jean-​Paul II le crée car­di­nal en 2005. Il est élu par ses pairs à la tête de la confé­rence épis­co­pale d’Argentine en 2005, puis réélu en 2008 et son second man­dat se ter­mine en 2011.

Celui qui arrive dans le dio­cèse de Buenos Aires en 1992 ne met pas le pied en ter­rain incon­nu : c’est un Porteño, c’està- dire qu’il est né à Buenos Aires, pré­ci­sé­ment le 17 décembre 1936. Il demeure dans la capi­tale de l’Argentine jus­qu’à son entrée au novi­ciat de la Compagnie de Jésus en 1958, novi­ciat qu’il accom­plit au Chili.

En 1963, son novi­ciat accom­pli, il repart pour la ban­lieue de Buenos Aires, au dio­cèse de San Miguel, afin d’y obte­nir une licence de phi­lo­so­phie. De 1964 à 1966, il est pro­fes­seur de lit­té­ra­ture et de psy­cho­lo­gie dans des col­lèges et uni­ver­si­tés catho­liques, à Santa Fe d’a­bord (à envi­ron 500 km de Buenos Aires) puis dans la capi­tale. Il retourne dans le dio­cèse de San Miguel pour ses études de théo­lo­gie de 1967 à 1970. Il est ordon­né prêtre au sein même de ses années d’é­tudes, le 13 décembre 1969.

Après une année à Alcala Bénarès en Espagne (1970–1971), il repart pour San Miguel et pro­nonce ses vœux per­pé­tuels au sein de la Compagnie de Jésus, le 22 avril 1973. Il devient aus­si­tôt maître des novices, tou­jours à San Miguel ; pro­fes­seur à la facul­té de théo­lo­gie de San Miguel ; consul­teur pour la pro­vince jésuite et rec­teur de la facul­té de phi­lo­so­phie et de théo­lo­gie au Colegio Maximo à Buenos Aires. Mais trois mois après ses vœux per­pé­tuels, il est élu à la tête de la pro­vince jésuite d’Argentine, charge qu’il exerce pen­dant un man­dat, jus­qu’en 1979.

Entre 1980 et 1986, le voi­ci rec­teur à l’u­ni­ver­si­té de San Miguel et en même temps curé de la paroisse San José, à proxi­mi­té de l’université.

En 1986, il se rend pour quelques mois en Allemagne, afin d’y accom­plir sa thèse de théo­lo­gie concer­nant Romano Guardini, thèse qu’il n’a­chève pas. À son retour il est d’a­bord nom­mé au Colegio del Savador à Buenos Aires puis à l’é­glise de la Compagnie de Jésus à Cordoba, tou­jours en Argentine (à quelque 600 km de Buenos Aires), comme direc­teur spi­ri­tuel et confes­seur. Et c’est de là qu’il retourne à Buenos Aires en 1992, à la demande de l’ar­che­vêque d’a­lors, le car­di­nal Quarracino.

Le jésuite

De ces années pré­cé­dant son élé­va­tion à l’é­pis­co­pat, années pas­sées pour une grande par­tie soit dans le dio­cèse de San Miguel, soit à Buenos Aires même, en par­ti­cu­lier comme pro­vin­cial des Jésuites, que pouvons-​nous retenir ?

D’abord, sans doute, les rai­sons de son entrée chez les Jésuites : « Après être pas­sé par le sémi­naire archi­dio­cé­sain de Buenos Aires, j’ai rejoint la Compagnie de Jésus parce que j’é­tais atti­ré par son carac­tère de bras armé de l’Église, pour par­ler le lan­gage mili­taire, fon­dé sur l’o­béis­sance et la dis­ci­pline, et parce qu’elle avait une voca­tion mis­sion­naire. À un moment j’ai eu envie de par­tir en mis­sion au Japon [2]. » Dans l’en­tre­tien que le pape donne au père Antonio Spadaro, s.j., on lit éga­le­ment : « Trois choses m’ont frap­pé dans la Compagnie [de Jésus] : le carac­tère mis­sion­naire, la com­mu­nau­té et la dis­ci­pline. C’est curieux parce que je suis vrai­ment indis­ci­pli­né de nais­sance [3]. »

Chef et maître

Quand l’ex-​cardinal Bergoglio vient à por­ter un regard a pos­te­rio­ri sur son action comme pro­vin­cial des Jésuites d’Argentine de 1974 à 1979, ou dans son apos­to­lat à Cordoba entre 1986 et 1992, il semble remettre en cause son atti­rance pour la dis­ci­pline reli­gieuse, ou en tout cas qu’il estime avoir mal usé de son auto­ri­té : « […] je me suis retrou­vé Provincial très jeune. J’avais 36 ans : une folie ! Il fal­lait affron­ter des situa­tions dif­fi­ciles et je pre­nais mes déci­sions de manière brusque et indi­vi­duelle. […] Ma manière auto­ri­taire et rapide de prendre des déci­sions m’a conduit à avoir de sérieux pro­blèmes et à être accu­sé d’ultra-​conservatisme. […] Je n’ai jamais été conser­va­teur. C’est ma manière auto­ri­taire de prendre les déci­sions qui a créé des pro­blèmes [4]. » D’où un besoin, qui s’est impo­sé à lui, de prendre conseil, de consul­ter, ce qui est en effet un élé­ment essen­tiel de la ver­tu de prudence.

Mais cela a aus­si fait naître en lui, semble-​t-​il, une cer­taine concep­tion de l’au­to­ri­té qui fuit la répres­sion et exalte la per­sonne : « Autorité vient de augere, qui signi­fie faire croître. Avoir de l’au­to­ri­té, ce n’est pas faire acte de répres­sion. La répres­sion est une défor­ma­tion de l’au­to­ri­té qui, si elle est exer­cée avec jus­tesse, implique de créer un espace pour que la per­sonne puisse évo­luer [5]

De ces années où il a exer­cé le pro­fes­so­rat, l’un de ses bio­graphes note : « Le nou­veau pape a ensei­gné pen­dant long­temps. Dans son style d’é­du­ca­tion, la ren­contre avec l’autre est un élé­ment essen­tiel [6]

La rencontre avec l’autre

Ayant appris de son expé­rience per­son­nelle, Mgr Bergoglio a déve­lop­pé comme une « culture de la ren­contre », aidé en cela par un carac­tère natu­rel­le­ment altruiste. « Se ren­con­trer ne coûte rien, écrit-​il ; nous avons plu­tôt ten­dance à insis­ter sur ce qui nous divise plu­tôt que sur ce qui nous unit ; nous avons ten­dance à encou­ra­ger le conflit plu­tôt que l’en­tente (Je crois en l’homme, op. cit., p. 122). » De même, selon lui, « il faut une culture axée autour du prin­cipe que l’autre a beau­coup à me don­ner ; que je dois aller vers autrui dans un esprit d’ou­ver­ture et d’é­coute, débar­ras­sé de tout pré­ju­gé, c’est-​à-​dire sans pen­ser que, parce qu’il a des idées oppo­sées aux miennes, ou qu’il est athée, il est inca­pable de m’ap­por­ter quoi que ce soit. Ce n’est pas vrai (Ibid., p. 124). »

Cet aspect est l’un des élé­ments essen­tiels de la per­son­na­li­té du nou­veau pape avant son élé­va­tion au sou­ve­rain pon­ti­fi­cat et pour­rait même qua­li­fier sa vision de la cha­ri­té et de l’a­pos­to­lat mis­sion­naire de l’Église et des membres de l’Église.

Sa conception de la charité

Selon ses pro­pos pro­non­cés quand il n’é­tait encore qu’ar­che­vêque de Buenos Aires, la cha­ri­té consiste pour lui à aller vers les autres et à accep­ter la visite de « l’autre », que cet autre soit Jésus- Christ ou un homme. Ainsi, le car­di­nal Bergoglio rap­pe­lait la néces­si­té abso­lue pour l’Église d’être mis­sion­naire, ce qui pour lui com­mence par le devoir « d’al­ler vers les gens, de connaître cha­cun par son nom (Ibid., p. 80) », « voi­là ce qu’est pour moi un pas­teur, quel­qu’un qui va vers les gens (Ibid., p. 85).»

Mais recon­nais­sant qu’être accueillant, qu’al­ler vers l’autre n’é­tait pas suf­fi­sant, il esti­mait qu’il faut aus­si le « faire par­ti­ci­per à la joie du mes­sage évan­gé­lique, à la féli­ci­té de vivre chré­tien­ne­ment (Ibid., p. 85) ».

Et, pour lui, l’obs­tacle majeur à ce mes­sage évan­gé­lique est de « ne voir que ce qu’il y a de néga­tif, ce qui nous sépare, n’est pas le fait d’un bon catho­lique. […] si l’on assume pas le fait, que, dans la socié­té, il y a des per­sonnes qui vivent sui­vant des cri­tères dif­fé­rents et même oppo­sés aux nôtres, que nous ne les res­pec­tons pas et ne prions pas pour elles, jamais elles ne seront rache­tées dans notre cœur [qu’est-​ce que cela veut dire ?, NDA] Nous devons faire en sorte que l’i­déo­lo­gie ne gagne pas sur la morale (Ibid., p. 86). »

Reconnaissant ensuite que cela risque tout de même d’a­me­ner à une reli­gion à la carte, à « consi­dé­rer la reli­gion comme un pro­duit de consom­ma­tion, un phé­no­mène lié à un cer­tain théisme dif­fus, éla­bo­ré avec les para­mètres du New Age (Ibid., p. 87) », il estime que « ce serait grave si cela expri­mait l’ab­sence d’une ren­contre per­son­nelle avec Dieu (Ibid., p. 88) ». Et de conclure : « je pense qu’il faut réin­ven­ter le fait reli­gieux en tant que mou­ve­ment visant la ren­contre avec Jésus-​Christ (Ibid., p. 88).»

On recon­naît certes dans ces pro­pos quelques idées justes : devoir pour l’Église d’être mis­sion­naire, devoir de bien­veillance envers les autres, conscience du pro­blème de pro­tes­tan­ti­sa­tion des catho­liques qui se font une reli­gion variable.

Mais le remède pro­po­sé à cette reli­gion à la carte – « une ren­contre per­son­nelle avec Jésus-​Christ », c’est sa défi­ni­tion de la foi – peut faci­le­ment être com­pris selon des prin­cipes pro­tes­tants évan­gé­liques. En effet, le mou­ve­ment évan­gé­lique [7], très diver­si­fié en lui-​même, se mani­feste cepen­dant, dans toutes ces branches, par l’im­por­tance cru­ciale qu’il porte à la rela­tion indi­vi­duelle et per­son­nelle « avec Christ », rele­vant d’une expé­rience per­son­nelle et s’ar­ti­cu­lant autour de la lec­ture de la Bible et de la com­mu­nion avec Dieu par la prière, per­son­nelle ou bien en communauté.

Son œcuménisme en action

La mise en pra­tique de sa concep­tion de la cha­ri­té est net­te­ment visible dans les ren­contres œcu­mé­niques ou inter­re­li­gieuses, qui jalonnent les années pas­sées par Mgr Bergoglio à la tête de l’ar­chi­dio­cèse de Buenos Aires. Ses pro­pos d’ailleurs, appuient et éclairent le but de ses ren­contres : « Je me réjouis des démarches qui ont été entre­prises avec le mou­ve­ment œcu­mé­nique. Nous, les catho­liques et les évan­gé­liques, nous sen­tons plus proches quand nous coha­bi­tons avec d’autres. Nous recher­chons une diver­si­té récon­ci­liée. Je ne crois pas qu’on puisse, à l’heure actuelle, pen­ser à la réunion, ou à l’u­ni­té totale, mais plu­tôt à une diver­si­té récon­ci­liée qui implique que l’on marche ensemble, en priant et en tra­vaillant ensemble, et qu’en­semble nous cher­chions la ren­contre dans la véri­té (Ibid., p. 196).»

Pendant toute la durée de son épis­co­pat à Buenos Aires, Mgr Bergoglio mul­ti­plie les gestes et les contacts envers les autres reli­gions, et le plus sou­vent, selon son habi­tude, par des contacts per­son­nels voire d’a­mi­tié avec des res­pon­sables reli­gieux. Ami du rec­teur du sémi­naire rab­bi­nique latino-​américain, Abraham Skorza, il coécrit un livre avec lui, et par­ti­cipe à des offices hébraïques. Il pro­voque aus­si de nom­breuses rela­tions avec l’Islam, au point que les res­pon­sables de la com­mu­nau­té isla­mique de Buenos Aires accueillent avec enthou­siasme la nou­velle de l’é­lec­tion de Bergoglio, notant qu”« il s’est tou­jours pré­sen­té comme un ami de la com­mu­nau­té isla­mique », et en faveur du dia­logue. Mgr Bergoglio est aus­si très lié au milieu pro­tes­tant évan­gé­lique. Cette proxi­mi­té est visible dans les idées – il centre le fait reli­gieux sur une ren­contre per­son­nelle avec Jésus, sans bien expri­mer sur quelle base théo­lo­gique cette ren­contre doit s’ap­puyer –, comme dans les actes – imi­ta­tion du « zèle » des évan­gé­listes en ins­ti­tuant des « tour­nées de bap­têmes d’a­dultes et d’en­fants », action poli­tique com­mune avec les évan­gé­listes orga­ni­sée en Argentine.

Le cardinal des pauvres

En mai 2003, alors que le pays est encore sous le choc de la crise éco­no­mique de 2001–2002, et qu’un nou­veau pré­sident, Nestor Kirchner, prend les rênes du gou­ver­ne­ment, le car­di­nal Bergoglio prêche sur le récit évan­gé­lique du bon Samaritain un mes­sage concer­nant la néces­si­té de s’oc­cu­per des pauvres : « Chaque pro­jet éco­no­mique, poli­tique, social ou reli­gieux implique l’in­clu­sion ou l’ex­clu­sion des bles­sés cou­chés sur le côté de la route. Chaque jour, cha­cun de nous doit choi­sir d’être un bon sama­ri­tain ou un spec­ta­teur indifférent. »

Dans une allo­cu­tion aux caté­chistes du dio­cèse de Buenos Aires, en 2005 cette fois-​ci, il dit que dans une culture qui pro­clame « les dogmes modernes tels que l’ef­fi­ca­ci­té et le prag­ma­tisme, l’Église doit mon­trer le che­min en ten­dant la main aux per­sonnes âgées, aux enfants qui souffrent, aux pauvres et autres exclus du cou­rant domi­nant de la socié­té moderne. »

On pour­rait citer nombre d’autres allo­cu­tions de l’ex-​cardinal Bergoglio, met­tant l’ac­cent sur le rôle qu’a l’Église de s’oc­cu­per des pauvres.

Sans être tom­bé dans l’a­po­lo­gie de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, il se refuse pour­tant à condam­ner ce mou­ve­ment. D’abord parce que, semble-​t-​il, il n’aime pas le mot ni ce qu’il repré­sente : « je ne par­le­rai pas non plus de condam­na­tion de cer­tains aspects, mais d’une dénon­cia­tion (Ibid., p. 89) » ; ensuite parce que ce sont cer­tains aspects de ce mou­ve­ment et cer­tains excès qu’il fal­lait non pas condam­ner mais dénon­cer, et pas le mou­ve­ment lui-​même en par­ti­cu­lier dans son prin­cipe qui était d’al­ler vers les pauvres, ce qui fut « un mes­sage fort de l’après-​Concile (Ibid., p. 89).»

Par son action, sur­tout, Mgr Bergoglio est très rapi­de­ment appe­lé l’é­vêque des pauvres par ses conci­toyens. Quand il devient arche­vêque de Buenos Aires, « il y a à Buenos Aires seule­ment six curas vil­le­ros, ces prêtres qui vont vivre au milieu des bidon­villes. « Maintenant, nous sommes vingt-​quatre », dit le père Facundo, parce que lui nous sou­tient concrè­te­ment et vient tra­vailler avec nous [8]

Il est hors de doute que Mgr Bergoglio mène lui-​même une vie simple et sans opu­lence. Trop de témoi­gnages concordent dans ce sens. De même, en par­ti­cu­lier lors de la crise éco­no­mique que tra­verse l’Argentine en 2001, le car­di­nal Bergoglio fus­tige le libé­ra­lisme éco­no­mique, « cet impé­ria­lisme éco­no­mique de l’argent, écrit-​il, res­pon­sable de la pau­vre­té et de l’in­di­gence de beaucoup ».

Mais il semble mal­heu­reu­se­ment ran­ger dans les richesses fai­sant obs­tacle à la récep­tion de Jésus-​Christ une qua­li­té au contraire néces­saire à tout catho­lique : les cer­ti­tudes et les fortes convic­tions. En outre, il fait l’ap­pli­ca­tion de ce prin­cipe non seule­ment aux indi­vi­dus mais à l’Église elle-même.

Ne pas croire avoir la lumière

On connaît, par le car­di­nal Jaime Ortega, l’in­ter­ven­tion que le car­di­nal Bergoglio a faite lors du conclave qui a pré­cé­dé son élec­tion au sou­ve­rain pon­ti­fi­cat. C’est là qu’il parle d’une « Église appe­lée à sor­tir d’elle-​même et à aller dans les péri­phé­ries, les péri­phé­ries géo­gra­phiques mais éga­le­ment exis­ten­tielles ». C’est dans cette allo­cu­tion aus­si qu’il décrit ce qui est, selon lui, « les maux qui, au fil des temps, frappent les ins­ti­tu­tions ecclé­sias­tiques [et qui] sont l’auto-​référentialité et une sorte de nar­cis­sisme théo­lo­gique. (…) Quand l’Église est une Église auto­ré­fé­ren­tielle, elle croit invo­lon­tai­re­ment avoir la lumière, une lumière qui lui est propre. (…) Elle va vers un mal très grave dont on connaît le nom : « la spi­ri­tua­li­té mon­daine » [Selon Lubac, c’est le pire mal qui puisse arri­ver à l’Église, note de la rédaction].»

S’il faut voir dans cette allo­cu­tion le rap­pel d’une véri­té, à savoir que l’Église est par nature mis­sion­naire, qu’elle doit évan­gé­li­ser les nations selon l’ordre même de Notre- Seigneur à ses Apôtres, on peut alors légi­ti­me­ment s’in­quié­ter des pro­pos de celui qui va deve­nir pape. En effet, qu’est-​ce que l’Église évan­gé­li­sa­trice dont il parle va semer, si croire que l’on pos­sède la véri­té est une faute et un leurre ?

Le danger du cléricalisme

Globalement, l’ex-​cardinal Bergoglio est bien sûr impré­gné du chris­tia­nisme vécu en Argentine. Voici com­ment le décrit avec une cer­taine jus­tesse un avo­cat de l’u­ni­ver­si­té de Buenos Aires, en 2010 : « Le sceau his­pa­nique dans le catho­li­cisme argen­tin reste mar­qué. (…) Toute l’his­toire de l’Argentine est tra­ver­sée par le clé­ri­ca­lisme, c’est-​à-​dire par l’in­gé­rence de la reli­gion dans la poli­tique. À cette mala­die de l’es­prit reli­gieux répond par­fois un anti­clé­ri­ca­lisme radi­cal qui vise la sup­pres­sion de la reli­gion, ou du moins sa réduc­tion à sa plus simple expres­sion. (…) L’Argentine se débar­rasse peu à peu du clé­ri­ca­lisme, y com­pris de manière peu consciente. Le car­di­nal Jorge Bergoglio est par­ti­san d’une plus grande dis­tance avec le pou­voir. Ainsi, tra­di­tion­nel­le­ment, le chef du gou­ver­ne­ment sol­li­cite l’ap­pro­ba­tion de l’é­vêque avant de nom­mer un ministre de l’é­du­ca­tion, mais cette pra­tique est désor­mais [c’est-​à-​dire en 2010] révo­lue [9]

Le témoi­gnage de cet avo­cat nous éclaire sur la façon dont le car­di­nal Bergoglio entre­voit les rela­tions entre l’Église et l’État. D’ailleurs, si une fois élu pape il a par­lé, le 16 novembre 2013, de la « ten­ta­tion du clé­ri­ca­lisme, qui fait tant de mal à l’Église en Amérique latine » et « qui entraîne une atti­tude auto­ré­fé­ren­tielle », cela n’est pas nou­veau dans sa bouche. En 2005 déjà, lors d’une réunion des caté­chistes de l’ar­chi­dio­cèse de Buenos Aires, il avait décla­ré : « L’un des pro­blèmes les plus graves que l’Église doit affron­ter et qui menace sou­vent la tâche d’é­van­gé­li­sa­tion de ses agents pas­to­raux, c’est que nous sommes si pré­oc­cu­pés par les « choses de Dieu », tel­le­ment insé­rés dans le monde ecclé­sias­tique, que nous oublions sou­vent d’être de bons chré­tiens. Il y a une ten­ta­tion de par­ler de la spi­ri­tua­li­té du laïc, du caté­chiste, du prêtre, etc., avec le grave dan­ger de perdre l’o­ri­gi­na­li­té et la sim­pli­ci­té de l’Évangile. Et une fois que nous per­dons de vue l’ho­ri­zon chré­tien com­mun, nous sommes confron­tés à la ten­ta­tion d’être snobs… d’être atti­rés par ce qui diver­tit et engraisse, mais pas par ce qui nous nour­rit, ni nous aide à grandir. »

Dans François, le pape des pauvres, l’au­teur rap­porte d’autres pro­pos du pape allant dans le même sens : « Les prêtres clé­ri­ca­lisent les laïcs et les laïcs nous prient d’être clé­ri­ca­li­sés… C’est une com­pli­ci­té condam­nable [10].

» On peut noter que l’ar­chi­dio­cèse se dis­tingue de la plu­part des autres dio­cèses argen­tins par le faible nombre de diacres per­ma­nents : est-​ce une appli­ca­tion du prin­cipe du car­di­nal Bergoglio sur le dan­ger de clé­ri­ca­li­ser les laïcs ou sim­ple­ment dû au fait que Buenos Aires, par rap­port aux autres dio­cèses argen­tins, est assez bien « four­ni » en prêtres [11] ?

Notons éga­le­ment que, depuis 2003, ce même archi­dio­cèse voit le nombre de ses sémi­na­ristes chu­ter for­te­ment (alors que de 1999 à 2003, il était en aug­men­ta­tion constante) : 124 grands sémi­na­ristes étaient en for­ma­tion au sémi­naire dio­cé­sain en 2003 ; 56 seule­ment à la ren­trée 2013.

Tel est le tableau qu’offrent la pen­sée et l’ac­tion du car­di­nal de Bergoblio, avant d’être élu par ses pairs au sou­ve­rain pon­ti­fi­cat. Ayant ce tableau sous les yeux, il est sai­sis­sant de s’in­té­res­ser à l’un des écri­vains qui a le plus influen­cé le futur pape François, et que pour­tant on ne nomme pas si sou­vent : Michel de Certeau. La res­sem­blance entre les écrits de celui-​ci et la ligne adop­tée par l’ar­che­vêque est frap­pante. Mais ce sera l’ob­jet de l’ar­ticle sui­vant [NDLR de LPL : voir infra « Un maître du futur pape : Michel de Certeau »] .

Abbé Thierry Legrand, prêtre de la Fratrenité Sacerdotale Saint-​Pie X

Source : Fideliter n° 219 de mai-​juin 2014

Notes de bas de page
  1. Andrea Tornielli, François, le pape des pauvres, Bayard, 2013, p. 74.[]
  2. Pape François, Je crois en l’homme, Flammarion, Paris, 2013, p. 45 (édi­tion ori­gi­nale publiée en 2010 en Argentine).[]
  3. In Osservatore Romano, éd. heb­do­ma­daire fran­çaise du 26 sep­tembre 2013.[]
  4. Ibid.[]
  5. Je crois en l’homme, op. cit., p. 67.[]
  6. François, le pape des pauvres, op. cit., p. 114.[]
  7. C’est à par­tir de la fin du xviiie siècle que le terme anglais evan­ge­li­cal com­mence à être uti­li­sé, dans le monde anglo-​saxon, pour dési­gner les grou­pe­ments internes au pro­tes­tan­tisme qui se dis­tinguent par leur pié­té et leur atta­che­ment à un réveil reli­gieux. C’est ce sens anglo-​saxon qui s’est impo­sé et qui désigne pré­ci­sé­ment cette ten­dance pro­tes­tante.[]
  8. François, le pape des pauvres, op. cit., p. 142.[]
  9. Propos recueillis en 2010 par Barbara Vignaux auprès de Robert Bosca, avo­cat, doc­teur en droit et sciences sociales de l’u­ni­ver­si­té de Buenos Aires.[]
  10. François, le pape des pauvres, op. cit., p. 123.[]
  11. En 2011, l’ar­chi­dio­cèse de Buenos Aires, qui avait en moyenne un prêtre pour 3 173 catho­liques, comp­tait 7 diacres per­ma­nents (en France, pour mémoire, il y avait un prêtre pour 2 911 catho­liques en 2006) ; le dio­cèse d’Avellaneda-​Lanus (un prêtre pour 8 148 catho­liques) comp­tait 23 diacres per­ma­nents ; celui de San Isidro (un prêtre pour 7 524 catho­liques), 33 diacres per­ma­nents etc.[]