Le classement du Sacré-Cœur de Montmartre au Patrimoine a été l’occasion de la résurgence d’une vilaine querelle à l’encontre de ce bâtiment. Depuis sa construction, la basilique a été regardée par certains comme le monument souvenir glorifiant l’écrasement de la Commune[1]. Il faut s’inscrire en faux face à une telle contre-vérité historique, qui empêche ces hommes de voir ce monument pour ce qu’il est, une supplication pour le pardon divin et une injonction à la charité fraternelle. Pour détruire le mensonge quelques rappels s’imposent.
La Commune en son siècle
La Commune de Paris qui dura de mars à mai 1871 est un épisode réellement singulier dans l’Histoire européenne en ce sens où il incarne la première expérience « socialiste » de l’Histoire. Il a inspiré les révolutionnaires du siècle suivant. Lénine esquissa un pas de danse le jour où la durée de son gouvernement dépassa celui de la Commune pour marquer sa satisfaction d’avoir réussi l’exploit de perdurer au pouvoir plus longtemps que la Commune dans un contexte similaire de guerre civile. La propagande des appareils marxistes s’est toujours référée à cet épisode qui le premier incarna l’idée de « Gouvernement populaire ».
La Commune se termina tragiquement durant la « Semaine sanglante », durant laquelle l’armée française reprit le contrôle de la capitale par la force. On peut déplorer les nombreuses victimes, dont beaucoup furent fusillées sommairement ou après un procès expéditif. Malheureusement cet épisode tragique n’a rien d’un événement singulier dans la France de l’après Révolution. Avant de rappeler les antécédents qui indiquent l’esprit d’une époque, il apparaît utile de citer Bernanos :
Je n’emploie pas ces mots à la légère, je vous prie de les entendre dans le même sens que moi. Comprenons-nous bien. La génération à laquelle la plupart d’entre nous appartient [les hommes de la Grande Guerre] ne professe pour la vie humaine l’idolâtrie hypocrite de certains de ses aînés. Nous avons vu mourir. Nous savons ce que c’est que mourir. Ce n’est pas une chose difficile. Les survivants de la dernière guerre savent, au contraire, que c’est une chose simple, très simple et très pure. […] Non, je ne perdrai pas mon temps à déplorer le sort d’insurgés tués en soldat sur la brèche. Mais une répression peut être aussi dure qu’on voudra, non pas atroce, c’est-à-dire vile. La répression des semaines de Mai fut vile.
Georges Bernanos, La grande peur des Bien-pensants, Le Livre de Poche « Biblio roman », p. 72–73.
Bernanos continue son ouvrage en dénonçant la collusion des députés conservateurs avec les responsables politiques de la répression ancrés dans le camp du progressisme, tel Jules Favre. Le fameux polémiste ne pardonnait pas à toute une clique de politiques de noyer dans le sang une insurrection populaire que leur rhétorique révolutionnaire avait contribué à susciter :
Mais, sans compter les innocents – Galliffet lui-même en évalue le nombre à plus d’un millier – victimes d’une conjoncture imprévisible, d’un malentendu, d’une dénonciation ou, plus simplement encore, de l’énervement d’un caporal, combien d’honnêtes ouvriers, lecteurs de la Lanterne de Rochefort[2] qui ont pris M. Favre pour un bon copain, le bonhomme Thiers pour un pote, et continué naïvement la tradition des géants de 93, jusqu’au petit matin blême où la ménagère est venue reconnaître leurs cadavres, timidement, après avoir demandé la permission à Messieurs les militaires, traînant ses mioches à son pauvre jupon [4].
Georges Bernanos, La grande peur des Bien-pensants, Le Livre de Poche « Biblio roman », p. 83–84.
Il ne faut pas aujourd’hui prendre parti pour ou contre la répression de la Commune mais avoir le recul que nous autorise l’éloignement temporel de cet événement. Pour continuer un peu dans l’esprit de Bernanos, qu’il nous soit permis de rappeler comment a été traité le « peuple » depuis la Révolution Française jusqu’à la Commune. La Révolution s’est voulue une entreprise politique de libération du peuple du pouvoir tyrannique des rois, des nobles et du clergé. Mais elle n’a pas hésité à traiter des parties notables de la population avec une cruauté méthodique, l’archétype de cette violence systématique qui va courir durant des décennies est bien sûr la Vendée militaire. Cette région de France qui recoupe plusieurs départements français de l’Ouest va être le laboratoire de méthodes de « pacification » radicales.
Il ne faut pas croire que toutes les répressions et actions violentes de la force armée au service du pouvoir central seront idéologiques comme a pu l’être la politique de la Convention à l’encontre de la Vendée militaire. Il n’empêche, les armées françaises auront pris un pli, les gouvernants progressistes seront les plus sévères contre les insurrections, les conquêtes militaires seront plus violentes[3], quand elles ne seront pas totales. Ainsi Benjamin Stora, peu suspect de penchants droitiers, fait la comparaison directe entre la violence de l’armée française dans la campagne de Bugeaud en Algérie et la Vendée militaire :
On observe bien des pratiques criminelles, voire génocidaires, lors de séquences très précises, inspirées notamment des colonnes infernales de Turreau en Vendée, en 1793. Les récits de Bugeaud, de Saint-Arnaud, de Montagnac sont absolument terrifiants : il faut tuer, avancer et brûler. Dans les années 1840–1850, des militaires ont pensé que les déportations, les bannissements de populations, les épidémies de typhus etc., pouvaient et devaient faire disparaître la population. Cela est indéniable. Mais de là à dire que ce fut cent trente deux années de crimes contre l’humanité, c’est anhistorique.
Benjamin Stora interrogé dans Historia d’Avril 2021.
Pour revenir à la question des émeutes parisiennes, la Commune ne fut pas une première en matière de répression sanglantes massive dans les villes de France. Depuis les Trois Glorieuses, le gouvernement de Louis-Philippe dût réprimer plusieurs insurrections, mais il refusa en février 1848 de reprendre Paris une nouvelle fois insurgée, car le prix humain aurait été trop important. Le gouvernement républicain qui lui succéda n’eut pas les mêmes scrupules, en juin le général Cavaignac dirigera la reprise en main de Paris. Outre les milliers de morts au combat, on fusillera près de 1500 personnes sur le champ et on déportera plusieurs milliers de personnes en Algérie. Cavaignac, fils d’un conventionnel régicide, officier supérieur ayant servi avec zèle dans la campagne féroce de Bugeaud en Algérie, incarne un certain héritage de la Révolution Française où se mêlent progressisme politique et force démesurée. De fait, le petit peuple eut plus à souffrir de cette frange de républicains que des prétendus tyrans qu’étaient les Bourbons. Thiers et Favre qui dirigeaient le gouvernement étaient de la même trempe, les communards l’apprendront à leurs dépends.
Il faut reconnaître que ces hommes forts trouvaient dans les députés conservateurs de province un appui, car ces derniers étaient opposés aux émeutes parisiennes et à l’idéologie à saveur socialiste pour laquelle elles se soulevaient. Le Sacré-Cœur ne put se construire que grâce au vote en 1873 de la même Assemblée Nationale qui avait appuyé l’action de Thiers durant la Commune. C’est sans doute cette proximité qui est restée en travers de la gorge des communards et de leurs héritiers. La basilique construite sur un haut-lieu de l’insurrection semble comme une provocation cruelle des vainqueurs sur les vaincus. Là encore, il est nécessaire de prendre du recul.
Montmartre et le Sacré-Cœur
Montmartre était dès l’époque romaine, un lieu célèbre non loin de Lutèce : un temple dédié à Mars se trouvait sur cette colline. C’est aussi là que fut décapité l’évêque saint Denis : une chapelle sur le versant sud commémore le lieu de ce martyre. D’ailleurs, en plus de celle-ci et de la basilique se trouve deux églises, l’une en bas et l’autre jouxtant le Sacré-Cœur. Le choix de Montmartre pour bâtir une église n’a rien d’une provocation, mais obéit à la symbolique de l’endroit. Qu’il ait été le point de départ de l’insurrection est de fait fortuit, même si l’un des initiateurs du projet, Hubert de Fleury, fit une allusion associant l’érection de la basilique à une forme de réparation de l’action des communards le jour de la pose de la première pierre, le 16 juin 1875.
L’érection de cette basilique repose sur la conviction que la France devait offrir à Dieu une réparation pour ses péchés. La défaite du Second Empire à Sedan face aux forces allemandes coalisées en septembre 1870 était le signe de la réalité de la colère divine. Un laïc, Alexandre Legentil, fit en janvier 1871 vœu de travailler à l’érection d’un sanctuaire dédié au Sacré-Cœur pour conjurer les malheurs déjà arrivés sur notre pays et pour éviter d’autres qui pourraient la menacer. Or, quand Legentil fait ce vœu, la guerre continue contre les Allemands, la Commune n’est même pas un projet. Selon cet homme, le péché capital de la France n’était pas le socialisme, mais le fait que Napoléon III ait abandonné le Vicaire du Christ et laissé le Royaume de Piémont faire l’unité de l’Italie au détriment des États Pontificaux. Dès la chute du Second Empire, ce qui restait des territoires du Pape furent envahis par les forces italiennes. Et pour les catholiques français, leur pays payait pour les choix funestes de l’empereur déchu en matière de politique européenne, et plus lointainement pour la décadence religieuse dont ils attribuaient la cause à la Révolution.
Dix millions de fidèles donneront pour l’édification de ce monument sacré. Le Sacré-Cœur ne peut être vu comme une sorte d’Arc de Triomphe dérisoire. Il rappelle l’urgence quotidienne de la Charité. Et si certains ont pu aussi y voir une expiation pour les assassinats de l’Archevêque de Paris, des dominicains d’Arcueil, et d’autres ecclésiastiques dans les derniers jours de l’insurrection[4], aucun catholique ne peut chanter un cruel hymne de réjouissance des fusillés de mai.
Le Sacré-Cœur appelle toute âme à la conversion à l’amour de Dieu, et à l’amour du prochain en l’absence duquel le premier amour ne peut prétendre exister. Sans doute la longue litanie des violences qui émaillèrent les années courant de 1789 à 1871 auraient dû inciter les hommes à une pareille conversion. Malheureusement les cent cinquante années qui ont suivi n’ont pas vu les hommes se rapprocher de Dieu, les conséquences en ont été terrible. Car si l’amour de Dieu sans l’amour du prochain est un mensonge, l’amour du prochain sans l’amour de Dieu est impossible. C’est peut-être finalement cela que les partisans de l’athéisme, qu’ils soient socialistes ou non, reprochent au Sacré-Cœur de Paris, de leur rappeler qu’il existe un autre message que celui d’une fraternité sans Dieu. Les communards ont beau dos …
Abbé Renaud de Sainte Marie
- Cf. Henri Peña-Ruiz, « Le Sacré-Cœur de la honte », Marianne du 12 mars 2021.[↩]
- Rochefort, républicain assez atypique, fut condamné à la prison après la Commune. On ne doit pas l’associer à Favre et Thiers, qui portent la responsabilité principale de la répression de la Commune.[↩]
- Enfin, s’il est vrai que les guerres de la Révolution française et de Napoléon virent l’abandon de « bonnes pratiques », c’est-à-dire de pratiques plus modérées, de la guerre par rapport à l’Ancien Régime, s’il est vrai que la violence et le nombre des victimes augmentèrent, il faut plutôt y voir une amplification qu’une rupture brutale instaurant la « première guerre totale ». Les expéditions napoléoniennes n’ont pas suscité partout des « Vendées potentielles » et l’inimitié ne fut absolue que durant quelques phases cataclysmiques de la guerre irrégulière en Calabre, en Espagne et au Portugal. » Bruno Colson, « Napoléon et la guerre irrégulière », Stratégique 2009/1, p. 258.[↩]
- Insurrection qui déclara sans ambages son anticatholicisme. La fille de Maurice Audin, dans son blog dédié à la Commune, reproduit le texte d’un des journalistes de l’époque, en date du 21 avril 1871, Gustave Maroteau au titre sans équivoque : « Les chiens mordront les évêques.[↩]