A l’occasion du centenaire de sa fondation et du cinquantenaire de la clôture du Concile Vatican II (8 décembre 1965–2015), l’Université Catholique Argentine (U.C.A.) a organisé un congrès international de théologie à Buenos Aires du 31 août au 3 septembre 2015. Des conférenciers réputés y ont disserté sur la réception du Concile dans le monde et sa portée, actuelle et future, sur la vie de l’Eglise catholique.
La personnalité la plus importante de la rencontre fut sans aucun doute le Cardinal Walter Kasper. Sa conférence « Le Concile Vatican II : intention, réception, futur », suivie par approximativement 500 prélats, prêtres, religieux et laïcs, fut le moment fort du colloque.
Au sein de la Tradition, nous connaissons bien le Cardinal. Au cours de ces dernières années, les catholiques qui veulent conserver la foi de toujours ont dû déplorer et mettre de nombreuses fois en évidence ses affirmations contraires à la foi catholique.[1] Tout dernièrement, ses propos fort peu orthodoxes à l’occasion du synode sur la famille ne sont pas passés inaperçus.[2] Cependant, dans certains milieux ecclésiastiques le Cardinal n’en est pas moins un théologien renommé, membre distingué de la Curie dans laquelle il a servi pendant des années, notamment en tant que Président du Conseil Pontifical pour l’Unité des Chrétiens (2001–2010).
Il jouit, de plus, d’une estime particulière de la part du Pape François. Rappelons ces paroles prononcées au tout début de son pontificat : « Ces derniers jours, j’ai pu lire le livre d’un cardinal – le Cardinal Kasper, un théologien de valeur, un bon théologien – sur la miséricorde. Et ce livre m’a fait beaucoup de bien ».[3] Certains n’hésitent pas à voir en lui « le meilleur interprète théologien du Pape François ».[4] Cette importance actuelle de la théologie « kasperienne » nous invite à analyser sa conférence du 1er septembre dernier, particulièrement intéressante tant pour sa clarté que pour son esprit de synthèse.[5] Cette étude nous permettra de mieux comprendre comment, à Rome, on considère le Concile Vatican II cinquante ans après sa clôture, comment expliquer sa réception « difficile et inachevée », selon les propres mots du Cardinal, et quelles sont les perspectives pour l’avenir.
Espoirs progressistes lors de la convocation du Concile
« La convocation du Concile eut un effet électrisant ». C’est ainsi que reçut la nouvelle le jeune prêtre allemand Walter Kasper, dont la formation avait été bien peu traditionnelle, comme il l’avoue lui-même : « Nous n’avons ni reçu, ni étudié une théologie néo-scolastique… Nous avons été initiés à l’exégèse moderne historico-critique et nous avons découvert grâce à la ‘théologie nouvelle’ d’origine française (H. de Lubac, Y. Congar, J. Daniélou et M.-D. Chenu, entre autres) le monde intellectuel des Pères de l’Eglise. (…) Une vision nouvelle de l’Eglise s’ouvrit sous nos yeux. Plus tard, j’ai littéralement dévoré les premiers écrits de théologie de Karl Rahner. Ses réflexions m’ouvrirent les portes de l’intelligence et un nouvel horizon vers une rencontre avec la pensée moderne ». Cette formation moderne suscita en lui l’espoir d’un changement, profond et radical, qui n’allait pas se produire sans difficulté : « Dans nos cœurs s’éveillèrent de nouvelles attentes, souhaits et espoirs dont la réalisation paraissait s’être rapprochée notablement grâce à la convocation du Concile. Dès lors, on pouvait percevoir qu’une telle rénovation se heurterait à des résistances. Le Pape Pie XII (1939–1958) avait assumé, dans d’importantes encycliques, les idées de rénovation ecclésiologique, biblique et liturgique ; un ralentissement se produisit néanmoins durant les dernières années de son pontificat. Certains théologiens, qui auraient plus tard une influence marquante au Concile, furent censurés. Et l’on mit un frein au mouvement des prêtres ouvriers en France. Ainsi, dès avant le Concile, deux courants opposés existaient : les rénovateurs, qui au fond étaient conservateurs puisqu’ils faisaient valoir la tradition plus ancienne de l’Eglise et, avec elle, l’ensemble de la tradition ; et les gardiens, qui étaient unilatéralement obsédés par la tradition des derniers siècles et souhaitaient la maintenir. Sous cette confrontation se cachaient des problèmes encore non résolus de la polémique du modernisme de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. La question portait sur la relation que l’Eglise devait maintenir vis-à-vis du monde moderne et de sa culture : une attitude de défense, se réfugiant derrière des murs, ou de dialogue, faisant face aux défis avec courage ? »
C’est ainsi que, avec sincérité, Kasper admet la lutte interne qui eut lieu dans l’Eglise avant et durant le Concile. Il introduit au passage une dialectique entre la tradition authentique –celle de l’Evangile et des premiers siècles– et la tradition postérieure, altérée selon lui par le magistère postérieur. Il justifie ainsi les « rénovateurs » –c’est-à-dire les progressistes, continuateurs du modernisme– et condamne les « gardiens » ou traditionnalistes. Cette dialectique imaginaire à laquelle le Cardinal fera recourt plusieurs fois, sans la prouver, est, de fait, indémontrable. Elle manifeste une notion de Tradition étrange et peu catholique, que nous soulignerons davantage un peu plus loin.
Les « acquis » du Concile
« A la question : à quoi est parvenu le concile ?, il ne convient pas de répondre par des lieux communs ni en invoquant un vague esprit du concile. Il faut prendre au sérieux la lettre du Concile et étudier à fond les documents ». Ainsi Walter Kasper mentionne quatre « acquis » essentiels du Concile :
1. Un changement de mentalité dans l’Eglise vers une vision plus optimiste et inclusive. « Dans son discours d’ouvertureGaudet Mater Ecclesia, le Pape Jean XXIII a donné le ton. Il voulait, bien évidemment, le maintien de la doctrine transmise mais il ne voulait pas d’un concile qui se limiterait à répéter cette doctrine et à la préconiser en condamnant les dissidents. Il voulait un concile pastoral, c’est-à-dire un concile qui interprèterait la doctrine toujours valable à la lumière des « signes des temps ». Dans ce sens, il souhaitait un aggiornamento, c’est-à-dire un update, une mise à jour. Pour ce faire, il était important pour le Pape de distinguer entre la substance de la doctrine et ses formulations. Jean XXIII contredit tous les prophètes de malheur, qui soutenaient l’opinion que tout allait de mal en pire et que la situation se détériorerait toujours plus. » Cette vision positive permit tout spécialement « d’entamer un dialogue avec toutes les personnes de bonne volonté, particulièrement avec les autres Eglises ».
2. Une rénovation de la liturgie et de la Sainte Ecriture. La rénovation de la liturgie s’obtint, selon Kasper, grâce à l’assimilation de la théologie du Mystère pascal, de la participation active des fidèles et de l’utilisation de la langue vernaculaire. Concernant la Sainte Ecriture, « dans la constitution Dei Verbum il est affirmé que, dans la révélation qu’il effectue, Dieu ne nous communique pas quelque chose, c’est-à-dire des doctrines et des commandements concrets ; en réalité, il se communique Lui-même et se maintient en dialogue permanent avec l’Eglise. »
3. Une Rénovation de l’ecclésiologie. Sur la base de la rénovation liturgique et biblique, et avec l’aide de la rénovation patristique de la ‘théologie nouvelle’, « on parvint à dépasser l’image de l’Eglise selon laquelle, s’appuyant sur le Concile Vatican I, l’Eglise se manifestait unilatéralement comme communio hierarchica avec le pape. La Lumen gentium ne part plus du pape et de la hiérarchie mais du peuple de Dieu et de la diversité de ses charismes. Elle met en relief la dimension mystique de l’Eglise comme corps du Christ et comme communio dans l’Esprit-Saint. Elle pose ainsi les fondements en vue d’une communion œcuménique plus vaste avec les autres Eglises et communautés ecclésiales. De nombreux éléments des richesses de Jésus-Christ se trouvent également en elles. Par cette ecclésiologie renouvelée, le Concile voulait unir la tradition du premier millénaire avec celle du second. [NDLR : apparait ici de nouveau la dialectique entre diverses périodes de la Tradition catholique]. Le ministère de Pierre et la collégialité des évêques, la responsabilité des laïcs et la hiérarchie, l’importance des Eglises locales dans l’Eglise une, la mission universelle et le dialogue tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. » Mais, selon le Cardinal, le résultat ne fut pas absolument parfait : « De nombreuses questions restèrent ouvertes et il fallut s’en remettre à des formules de compromis. Cela rendit difficile et souvent sujet à controverse le processus de réception dans la période postconciliaire. » Kasper admet ici l’ambiguïté de nombreux documents conciliaires, relevée dès le Concile par Mgr Lefebvre, desquels il était possible de tirer des interprétations opposées.
4. Fin de l’union entre l’Eglise et l’Etat : « La quatrième grande constitution du concile, la constitution pastorale Gaudium et spes, a pour sujet l’Eglise dans le monde actuel. Le titre en lui-même est important. Il n’est pas dit : ‘L’Eglise et le monde actuel’, mais : ‘l’Eglise dans le monde actuel’. L’Eglise et le monde ne sont pas face-à-face, comme deux groupes opposés ; au contraire, l’Eglise vit dans le monde et le monde pénètre également dans l’Eglise. Voilà pourquoi l’Eglise, selon ce qu’il est affirmé dès la première phrase, veut partager les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes, surtout des pauvres et de tous ceux qui souffrent. Avec cette solidarité, l’Eglise prend le monde au sérieux. En conséquence, elle souhaite reconnaître et respecter la légitime autonomie de la culture, de la science, de l’économie et de la politique. Cela signifie la fin de la longue époque constantinienne de l’union de l’Eglise et de l’Etat. Cet abandon de l’union entre Eglise et Etat fut particulièrement difficile lorsqu’il s’agît de la reconnaissance d’un droit humain à la liberté religieuse. (…) Le renoncement à d’anciennes prétentions de pouvoir fut en réalité une libération pour l’Eglise. Il lui rendit sa liberté et, par le fait même, la liberté de remplir sa tâche la plus propre : annoncer librement et indépendamment l’Evangile. Cela supposa le début d’une nouvelle époque dans l’histoire de l’Eglise. »
Cette synthèse, claire et objective, de Walter Kasper sur la doctrine conciliaire nous paraît aussi intéressante dans son analyse qu’atterrante dans ses conclusions. Alors que Kasper applaudit « le début d’une nouvelle époque dans l’histoire de l’Eglise », le véritable catholique ne peut que regretter ces supposés « acquis » du Concile, qui provoquèrent une véritable révolution dans l’Eglise : le triomphe de l’esprit libéral, le découronnement du Christ-Roi.[6]
Une réception difficile et inachevée
Avant d’examiner la « réception difficile et inachevée du Concile » dans l’Eglise, Kasper donne trois éclaircissements préalables.
1) L’application des conciles n’a jamais été aisée et les périodes postconciliaires furent généralement des moments laborieux. C’est pourquoi « les années tumultueuses qui ont suivi le Concile Vatican II s’inscrivent tout-à-fait dans la meilleure tradition conciliaire ». A ce propos, il paraît difficile d’établir une similitude entre la débâcle qui fit suite au concile Vatican II et les difficultés, réelles sans doute, dans l’application des conciles œcuméniques antérieurs. Dans le premier cas il s’est agi d’un abandon massif de la vie chrétienne et religieuse, causé par une soif de liberté ; dans le cas des conciles précédents il s’agit de la réforme laborieuse et exigeante des mœurs en vue d’une plus grande sainteté de vie.
2) Le Concile fut « un cadeau du Saint-Esprit », mais également « un point de départ vers de nouveaux développements.» Le Concile « était une ouverture, ou plutôt une symphonie inachevée. Mais au moins le Concile a joué une musique d’un son différent, neuf, vif et libre, une musique qui invitait à se laisser entrainer et à continuer de la jouer. »
3) Cette réception du Concile « est l’œuvre du Saint-Esprit » ; « elle se réalise de différente manière selon le contexte propre de chaque Eglise locale ».
De cette manière le Cardinal fait du Concile un point de départ vers de nouveaux horizons, sous la motion du Saint-Esprit. Il introduit un « esprit prophétique » dans l’Eglise, selon lequel l’Esprit-Saint guide intérieurement et mystérieusement les fidèles, en vue d’une application personnalisée des acquis du Concile adaptée au contexte de chaque Eglise locale. Soulignons dès à présent que cette inspiration divine au cœur de chacun est le « sensus fidei » ou sens de la foi, que Kasper mentionnera un peu plus loin. Et « puisque la situation de l’Eglise en Europe et en Amérique du Nord est très différente de celle qui existe en Amérique du Sud, le processus de réception s’est également réalisé d’une manière différente. »
1. La réception du Concile en Amérique latine. En Amérique latine la doctrine conciliaire s’est appliquée sous la forme spéciale de la théologie de la libération. « La situation de l’Amérique latine était marquée par la pauvreté et, de 1965 à 1985, par la violence de brutales dictatures militaires. Ainsi, dès la conférence de Petrópolis (1964), la théologie faisait face à la question suivante : que signifie le message chrétien dans un contexte de pauvreté et d’oppression ? Cette question se fit le dénominateur commun des divers courants, divergents sur des points de détails, de la théologie de la libération qui, en Argentine, est plutôt une théologie du peuple et de la culture. Toutes les formes de la théologie de la libération ont en commun l’option préférentielle pour les pauvres. Telle fut la manière de recevoir le Concile en Amérique latine. Le Conseil épiscopal d’Amérique latine (CELAM) l’a adoptée à Medellin (1968), Puebla (1968), Santo Domingo (1992) et Aparecida (2007). » Bien que la théologie de la libération ait été critiquée dans un premier temps par le magistère et par d’éminents théologiens (pour Kasper) comme Congar, Chenu ou Rahner, le Cardinal affirme qu’elle est aujourd’hui pleinement acceptée dans l’Eglise : « La prise de position du magistère se fit par l’instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi de 1984, sur certains aspects (!) de la théologie de la libération. Elle reçut un grand écho médiatique et, pour quelques théologiens (L.Boff et J.Sobrino, entre autres) fut accompagnée de censures. La seconde instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi de 1986 adopta déjà un ton plus modéré, et l’objectif essentiel de la théologie de la libération, l’option préférentielle pour les pauvres, apparût bientôt dans le magistère universel de l’Eglise. De cette manière, la contribution latino-américaine à la réception du concile est aujourd’hui patrimoine commun de la doctrine ecclésiale. L’actuel préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi est particulièrement réceptif au courant de la théologie de la libération représenté par Gustavo Gutiérrez. » Cette affirmation s’est vue vérifiée le 12 mai dernier lorsque ce dernier, considéré comme l’un des principaux tenants de la théologie de la libération, a donné une conférence de presse au Vatican, entouré du Cardinal Müller. A cette occasion, il a signalé que « la notion centrale de la théologie de la libération est l’option préférentielle pour les pauvres, à 90%. (…) L’option préférentielle pour les pauvres est désormais un concept beaucoup plus clair grâce au témoignage du pape François, qui parle d’une Eglise pauvre pour les pauvres.»[7]
2. La réception du Concile en Europe. « La réception du concile en Europe s’est déroulée d’une manière différente. Elle ne s’intéressa pas au problème de la libération, mais au problème de la liberté et à la confrontation avec l’histoire moderne de la liberté. » Cette approche donna lieu à diverses interprétations de la doctrine conciliaire :
- Interprétation néomarxiste. « Cette confrontation (avec l’histoire moderne de la liberté) se concrétisa en 1968, peu de temps après le concile, à travers le mouvement d’émancipation connu comme « révolution étudiante », mais que l’on doit également définir comme une révolution culturelle de l’ensemble de la société qui, en tant que telle, eut également des répercussions dans l’Eglise. La rénovation conciliaire et la liberté chrétienne, d’une part, ainsi que la pensée néomarxiste et libéral-individualiste, d’autre part, s’associèrent fréquemment. »
- La liberté de conscience personnelle érigée en principe absolu. « Certains soutenaient que le Concile, en raison des compromis que nous avons signalés plus haut, contenait encore trop de traditions dépassées et considéraient que, pour ainsi dire, une fois que le Concile avait enflammé la première phase de la fusée, il était temps désormais de mettre feu à la seconde. Mais l’allumage de cette seconde phase s’assimila rapidement à une navette spatiale incontrôlable qui ne pouvait plus désormais être dirigée depuis la terre. L’encyclique Humanæ vitæ (1968) et son interdiction d’utiliser des moyens artificiels de régulation des naissances donna lieu à une chaude discussion sur la liberté de conscience personnelle. »
- Rejet complet des « acquis » du Concile de la part des traditionnalistes. « Aux positions qualifiées de progressistes s’opposèrent bientôt celles d’orientation traditionnelle. Ces dernières trouvèrent un porte-parole à l’aspect réactionnaire dans la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X de l’archevêque Marcel Lefebvre, qui accusa le concile d’avoir trahi la tradition dans ses affirmations essentielles, en particulier sur la question de la liberté religieuse. Les partisans de Lefebvre considèrent le Concile comme un accident dans l’histoire de l’Eglise, le plus grand malheur de l’histoire de l’Eglise moderne et contemporaine. Il est trompeur, néanmoins, d’affirmer que tout ce qui s’est passé après le concile lui est dû. » Bien qu’il soit vrai que, dans le postconcile, se soient réalisés certains excès radicaux et violents qui dépassèrent l’intention des textes conciliaires, ce n’est pas sans raison que Mgr Lefebvre n’hésitait pas à comparer le Concile à une troisième guerre mondiale, dont les dévastes furent « incalculables dans le domaine des ruines matérielles, mais bien plus encore spirituelles. (…) Le résultat de ce Concile est bien pire que celui de la Révolution ; les exécutions et les martyres sont silencieux ; des dizaines de milliers de prêtres, de religieux et religieuses abandonnent leurs engagements, les autres se laïcisent, les clôtures disparaissent, le vandalisme envahit les églises, les autels sont détruits, les croix disparaissent… les séminaires et noviciats se vident. Les sociétés civiles encore catholiques se laïcisent sous la pression des autorités romaines : Notre Seigneur n’a plus à régner ici-bas ! L’enseignement catholique devient œcuménique et libéral. Les catéchismes sont changés et ne sont plus catholiques. La Grégorienne à Rome devient mixte, saint Thomas n’est plus à la base de l’enseignement. »[8] Walter Kasper passe pudiquement sous silence ces ravages postconciliaires…
- Critique de la part de Paul VI et de célèbres théologiens d’une « réception faussée » du Concile. « Des critiques surgirent également et rapidement de la part de théologiens que l’on comptait, durant le concile, parmi les progressistes. Ils ne critiquaient pas le Concile en lui-même, mais une réception faussée. La critique vint de Jacques Maritain et Louis Bouyer. Paul VI parla aussi d’une autodissolution de l’Eglise. L’« Entretien sur la foi » du Cardinal Joseph Ratzinger, publié en 1985, fut particulièrement important : son appréciation se distinguait clairement des évaluations antérieures, plutôt enthousiastes, sur les diverses périodes des sessions du concile. Des critiques analogues apparaissent dans les derniers écrits d’Henri de Lubac, chez Avery Dulles et enfin chez Hans Urs von Balthasar (…). »
Kasper reconnait alors les indéniables difficultés dans la réception du Concile : « Toute personne avisée ne pourra que prendre en compte ces questions et réserves. La crise postconciliaire ne pouvait être ignorée. Les heurts du magistère avec H.Küng, E. Schillebeeckx, Ch. Curran et autres rendirent la crise évidente. Les termes de « conservateur » et « progressiste » possédaient désormais une signification distincte de celle qu’ils avaient eue durant le concile. Durant ce dernier, les authentiques conservateurs étaient les progressistes [NDLR : par opposition aux « gardiens » ou traditionnalistes], qui défendaient la tradition la plus antique ; dans le cas des nouveaux progressistes, au contraire, leur intérêt principal ne se portait pas tant sur la tradition que sur le rapprochement avec la modernité, alors que les défenseurs de la tradition étaient désormais tenus pour conservateurs. » Ainsi, comme il arrive régulièrement dans les révolutions, les progressistes du Concile furent dépassés dans le postconcile par d’autres encore plus progressistes ! A ce point de l’exposé surgit finalement une question : parmi ces diverses interprétations, quelle sera la véritable ? Quelle version adopter ?
Critère Kaspérien d’interprétation du Concile
Le Cardinal Kasper révèle alors sa propre clé interprétative : la Tradition est une réalité essentiellement évolutive. C’est pourquoi les « acquis » du Concile, loin d’être un point final, furent en réalité un point de départ vers de nouveaux développements : « La tradition n’est pas, cependant, une réalité immobile ; elle est, dans l’Esprit-Saint, une tradition vivante, une source de laquelle jaillit en permanence de l’eau fraîche. Tradition et innovation ne sont pas des termes opposés. La tradition est une tradition vivante. C’est pourquoi de nouvelles ouvertures théologiques firent leur apparition sur la base du concile. Malgré des différences concernant leur développement concret, plusieurs d’entre elles portaient dans leur titre le terme d’« introduction » ; « Introduction au christianisme » de Joseph Ratzinger (1968), « Introduction à la foi » de Walter Kasper (1972) ou le « Traité fondamental de la foi : Introduction au concept de christianisme » de Karl Rahner (1976). (…) Il y eut également de nombreux essais pour entamer, sur la base du concile, un dialogue sérieux avec l’histoire moderne de la liberté ainsi qu’un véritable dialogue œcuménique et interreligieux. »
De cette manière Kasper prend résolument position pour une interprétation progressiste et évolutionniste. Il rejette une vision « traditionnaliste » du Concile, qui verrait dans les textes conciliaires la doctrine définitive de l’Eglise, sans possibilité d’innovation postérieure. La tradition « kasperienne » évolue, elle suit les inspirations prophétiques de l’Esprit-Saint à l’Eglise vivante. Il est clair que cette notion de tradition s’oppose pleinement à la notion catholique de Tradition et de Magistère. Evoquons les paroles de saint Pie X, dans son encyclique Pascendi Dominici gregis, condamnant l’évolutionnisme doctrinal : « Ils (les modernistes) posent tout d’abord ce principe général que, dans une religion vivante, il n’est rien qui ne soit variable, rien qui ne doive varier. D’où ils passent à ce que l’on peut regarder comme le point capital de leur système, à savoir l’évolution. (…) Ainsi, Vénérables Frères, la doctrine des modernistes, comme l’objet de leurs efforts, c’est qu’il n’y ait rien de stable, rien d’immuable dans l’Église. »
Application du concile par le magistère
A la lumière de ce principe, le Cardinal résume ensuite l’application plus ou moins efficace et appropriée du Concile par Rome :
1. Missel, codes et catéchismes. « Le nouveau missel (1970) permit d’atteindre une certaine stabilisation liturgique, tout comme, dans d’autres domaines, les nouveaux codes de droit canonique de l’Eglise latine (1983) et des Eglises orientales (1990) ainsi que le Catéchisme de l’Eglise catholique (1993). Le nouveau droit canon prétendait traduire la doctrine conciliaire de l’Eglise au langage canonique et aux formes juridiques. » Mais de nouveau Kasper s’élève contre une vision conservatrice, fermée et non évolutive du Concile : « Certains canonistes voyaient le nouveau code comme l’interprétation magistérielle définitive du Concile. Cela n’est pas possible, pour la seule raison que le droit canonique peut uniquement régler la forme juridique extérieure de l’Eglise mais ne capte pas la dimension spirituelle profonde. »
2. Surabondance de documents qui freinèrent l’application prophétique du Concile : « Aux documents déjà mentionnés s’ajoutèrent une profusion de documents issus des dicastères romains, que personne, même avec la meilleure volonté du monde, ne pouvait lire dans leur intégralité et encore moins digérer intellectuellement. » En cela nous sommes pleinement d’accord avec le Cardinal… « Les documents se citaient sans cesse les uns les autres ; cela revenait à tourner en rond. La mentalité défensive [NDLR : c’est-à-dire de tendance conservatrice, non évolutionniste] de nombreux documents étouffa la dynamique du concile dans une sorte de scholastique conciliaire. Le large souffle du concile avait disparu. Les réformes espérées par beaucoup ne se réalisèrent. Cela occasionna de la déception et de l’insatisfaction chez de nombreux prêtres et laïcs, qui se manifestèrent dans des déclarations publiques. »
3. Conclusion difficile du pontificat de Jean-Paul II : « L’année jubilaire 2000 fut, une fois de plus, une imposante parade militaire, planifiée et programmée par Jean-Paul II. Mais durant la longue agonie du Pape, le mouvement de rénovation agonisa également peu à peu. Le monde séculier s’étendait et pénétrait également dans l’Eglise ; pour beaucoup, la force prophétique de l’Eglise semblait à présent éteinte. »
4. Pontificat de Benoit XVI : ombres et lumières. Kasper applaudit le discours du 22 décembre 2005, dans lequel Benoit XVI « oppose deux herméneutiques contraires du Concile : ‘l’herméneutique de la discontinuité et de la rupture’, qu’il attribue à l’Ecole de Bologne, et ‘l’herméneutique de la continuité’, qu’il entend comme une herméneutique de la réforme, de la rénovation de l’unique sujet-église garantissant la continuité. Le pape allemand affirme littéralement : l’Eglise ‘est un sujet qui croît dans le temps et se développe, mais demeure toujours elle-même, unique sujet du peuple de Dieu en chemin.’ De cette manière, le Pape Benoit se démarque clairement d’une compréhension anhistorique et statique de la continuité et de l’interprétation traditionnaliste qui existaient et existent encore à Rome. Pour lui, la continuité est une continuité vivante, une tradition vivante, qui ne peut pas se ‘congeler’ avec la mort de Pie X ou Pie XII. L’Eglise est la même hier, aujourd’hui et demain, mais elle est aussi une réalité vivante, guidée par l’Esprit de Dieu, une Eglise en chemin. » Walter Kasper voit, avec raison, dans la théorie ratzingerienne une similitude avec sa propre théorie évolutionniste, ce que Mgr Lefebvre remarquait déjà en son temps : « le Cardinal Ratzinger met en doute qu’il y ait un Magistère qui soit permanent et définitif dans l’Eglise. (…) Il s’attaque à la racine même de l’enseignement de l’Eglise, de l’enseignement du Magistère de l’Eglise. Il n’y a plus de vérités permanentes dans l’Eglise, de vérités de foi, par conséquent plus de dogmes dans l’Eglise. »[9]
Malheureusement le pontificat de Benoit XVI ne réalisa pas la profonde rénovation prophétique souhaitée par Kasper : « Il y eut des motifs d’irritation par l’autorisation de la célébration de l’eucharistie selon le missel de Jean XXIII (la dénommée messe tridentine) comme rite extraordinaire (2007) et la levée des excommunications des évêques de Lefebvre (…). » Kasper regrette ici le regard favorable de Benoit XVI vers un passé de l’Eglise qu’il estime totalement désuet, conformément aux lois de l’évolution. De plus, « les scandales de pédophilie et les scandales au sein de la Curie romaine elle-même détériorèrent le prestige de l’Eglise à l’extérieur et créèrent un état d’abattement à l’intérieur. » Ces faits freinèrent l’application prophétique du Concile. C’est pourquoi « un nouveau départ était requis ; un vent frais était nécessaire. La voix de l’Eglise dans l’hémisphère sud devait être écoutée. Cela conduisit à la surprenante démission du Pape Benoit XVI au ministère de Pierre le 13 février 2013 et à l’élection consécutive du Pape François ».
Le Pape François
Avec l’arrivée du Pape François, la rénovation souhaitée par Walter Kasper est entrée dans une nouvelle phase : « Le pape François veut récupérer de nombreuses idées qui se sont perdues en chemin ou qui ont été oubliées ou étouffées. Avec lui, le processus de réception du Concile Vatican II est entré dans une nouvelle phase. Il prend au sérieux le fait que l’Eglise a besoin en permanence de rénovation et réforme. » « L’exhortation apostolique Evangelii gaudium (2013) expose d’une manière détaillée le programme de rénovation. » Et le Cardinal de résumer les aspects les plus importants du programme de l’actuel pontife :
1. Une réforme radicale, tant des institutions que de la mentalité. « En cela, la réforme de la Curie est seulement un aspect, et non le plus important. Le pape François l’affirme régulièrement : une réforme des institutions sans une réforme de la mentalité ou, comme il le dit lui-même, sans une conversion profonde et véritable de la pastorale, de l’épiscopat et de la papauté, serait une erreur. »
2. Une réforme en continuité avec Vatican II, fondée sur la « miséricorde ». « La solide base sur laquelle le Pape veut construire est le Concile Vatican II et la doctrine de l’Eglise qu’il suppose. La continuité l’intéresse, en effet, mais la continuité de la réforme. Il veut faire revivre et développer le démarrage qu’a signifié le concile. Pour lui, le fondement est la joie de l’Evangile. Sa perspective n’est ni libérale, ni conservatrice, mais évangéliquement radicale, dans le sens originel du mot. Il va jusqu’à la racine (radix). La bonne nouvelle de la miséricorde infinie est, pour lui, le centre de l’Evangile. Elle doit devenir la poutre maîtresse de la vie de l’Eglise et le soutient pour comprendre la doctrine et la morale ecclésiastiques. Avec ce message, le pape a ému le cœur de nombreuses personnes. En effet, qui parmi nous n’a besoin de la miséricorde ? » Le Supérieur Général de la Fraternité Saint Pie X, dans sa Lettre aux Amis et Bienfaiteurs nº84, a montré que le concept de miséricorde mentionné par Kasper ne s’identifie pas avec la véritable miséricorde évangélique, qui recherche la conversion du pécheur, mais avec une miséricorde tronquée et faussée, qui raffermit le pécheur dans son vice.
3. Une réforme guidée par la théologie de la libération, sous sa forme argentine. « Pour le Pape François, en parfaite conformité avec la théologie argentine, l’Eglise comme peuple de Dieu en chemin occupe le devant de la scène. De cette manière, il remet en valeur de nombreux éléments imparfaitement développés dans le postconcile et parfois même réprimés : le sensus fidei de tous les croyants, l’importance des Eglises locales à l’intérieur de l’Eglise une, la structure collégiale et synodale de l’Eglise, le dialogue œcuménique et interreligieux. Le pape François veut une Eglise en mission permanente, une Eglise qui sort vers les périphéries, qui avec miséricorde se dévoue tout spécialement aux pauvres, les défavorisés, les oubliés. » Devant cet esprit pluraliste et inclusif, nous pouvons nous demander : que restera-t-il de l’unité de foi, de culte et de gouvernement de l’Eglise ? Walter Kasper nous répondrait que tout cela est déjà dépassé…
4. Une attention particulière aux pauvres et à l’écologie. « En cela, le pape complète le Concile : il veut une Eglise pauvre pour les pauvres. Le Concile n’a pas oublié le problème de la pauvreté dans le monde mais ce sujet n’a pas attiré l’attention autant que l’auraient souhaité certains évêques d’Amérique latine, comme Helder Camara, Aloísio Lorscheider ou Giacomo Lercaro, Cardinal de Bologne, et d’autres évêques. Le pape François a replacé la question à l’ordre de jour. A travers lui, l’Eglise a retrouvé son langage prophétique. Dans l’Encyclique Laudato si, s’y sont ajoutées comme d’importantes préoccupations la conservation de la création et la nécessité d’une écologie humaine. Le pape veut un monde dans lequel les êtres humains puissent vivre dans la justice et la miséricorde, avec dignité et harmonie. » Concernant « l’option préférentielle pour les pauvres », une étude spéciale serait nécessaire. Soulignons au passage qu’il ne s’agit pas essentiellement de la pratique des œuvres de miséricorde spirituelles et corporelles, telles que les a recommandées Notre Seigneur Jésus-Christ dans l’Evangile, mais d’une mystérieuse rencontre avec le Christ, présent dans les pauvres, qui nous évangélise par eux.[10]) Cette option préférentielle pour les pauvres se traduira facilement par un message teinté de socialisme, comme nous le constatons dans certains discours du pape actuel.
Conclusion : vers l’Église du troisième millénaire
En concluant sa conférence et sa description enthousiaste du programme du pontificat actuel, le Cardinal Kasper contemple l’avenir avec espoir : « Le Concile Vatican II fut une œuvre de l’Esprit-Saint, un cadeau pour l’Eglise, un don qui doit être communiqué. Il mit en marche un mouvement que le pape François a remis en marche. Le programme impressionnant qu’il s’est proposé ne peut se réaliser sur la brève durée d’un seul pontificat. Le Pape François le sait. Il ne mise pas sur des prises de position mais sur des processus que lui-même a démarrés. De cette manière, le mouvement conciliaire continuera à tenir en haleine notre XXIème siècle et à imprégner l’aspect de l’Eglise durant le troisième millénaire. »
Pour Kasper, la réforme commencée par le Pape François aura un immense impact et donnera sa configuration à l’Eglise du troisième millénaire. Après deux ans et demi de pontificat, nous pouvons déjà nous faire une idée de cette Eglise du futur, telle que la souhaitent le Pape actuel et son Cardinal théologien : une église en changement permanent, culturellement et doctrinalement pluraliste, prêchant un évangile fardé de socialisme, d’écologisme et d’œcuménisme. En d’autres termes : une église conforme aux idéaux maçonniques, collaboratrice d’un nouvel ordre mondial antichrétien. La révolution libérale du Concile Vatican II atteint désormais ses ultimes conséquences.
Face à cet esprit évolutionniste et libéral, notre regard doit, plus que jamais, se tourner vers la Vierge Marie. « Forte comme une armée rangée en bataille », « victorieuse de toutes les hérésies », nous mettons en elle notre espérance. Quand la Providence le jugera opportun, Marie mettra fin à cette terrible crise qui secoue actuellement l’Eglise, portant remède au venin moderniste grâce à la Vérité éternelle et immuable, qui n’est autre que son divin Fils : « Jésus-Christ était hier, il est aujourd’hui, et il sera de même dans tous les siècles » (Hébreux 13, 8).
Abbé Jean-Michel GOMIS, FSSPX
- Se reporter par exemple à l’étude de la FSSPX, De l’œcuménisme à l’apostasie silencieuse, dans laquelle il est rapporté comment le Cardinal Kasper, entre autres choses, nie la visibilité essentielle de l’Eglise et le sacerdoce ministériel du prêtre, défend la justification sans les œuvres et promeut le rejet de toute forme de prosélytisme.[↩]
- On peut lire à ce sujet l’article La nouvelle morale du Cardinal Kasper de l’abbé Matthias Gaudron[↩]
- Angélus du 17 mars 2013.[↩]
- Citation de l’abbé Carlos María Galli, Docteur en théologie, dans la conférence qui a suivi celle du Cardinal Kasper durant le congrès de Buenos Aires.[↩]
- Le texte intégral de la conférence du Cardinal Kasper donnée à Buenos Aires, dont nous extrayons et traduisons les citations, se trouve dans la revue Teología nº 117 d’août 2015, pp. 95–115.[↩]
- Une analyse complète des prétendus « acquis » du Concile dépasse les limites de notre article. Les lecteurs pourront se référer avec profit aux ouvrages suivants : 1) Ils l’ont découronné (Mgr Lefebvre) ; 2) Iota unum (Romano Amerio) ; 3) Catéchisme de la crise dans l’Eglise (abbé M.Gaudron) ; 4) Vatican II, Tome I et II (éditions du MJCF).[↩]
- Cité par Elisabetta Piqué dans le quotidien argentin La Nación du 13/05/2015.[↩]
- Mgr. Lefebvre, Itinéraire spirituel, prologue.[↩]
- Conférence spirituelle à Ecône du 8 février 1991. [↩]
- « (…) je désire une Église pauvre pour les pauvres. Ils ont beaucoup à nous enseigner. En plus de participer au sensus fidei, par leurs propres souffrances ils connaissent le Christ souffrant. Il est nécessaire que tous nous nous laissions évangéliser par eux. La nouvelle évangélisation est une invitation à reconnaître la force salvifique de leurs existences, et à les mettre au centre du cheminement de l’Église. Nous sommes appelés à découvrir le Christ en eux, à prêter notre voix à leurs causes, mais aussi à être leurs amis, à les écouter, à les comprendre et à accueillir la mystérieuse sagesse que Dieu veut nous communiquer à travers eux. » (Evangelii gaudium nº198[↩]