En évoquant l’incident d’Antioche, Roberto de Mattei juge la correction publique du Pape « urgente et nécessaire »

Le Professeur Roberto de Mattei jus­ti­fie et juge « urgente et néces­saire » la « cor­rec­tion publique » du Pape – deman­dée par quatre car­di­naux – par l’exemple his­to­rique de la lettre de saint Paul aux Galates qui rap­porte « l’in­ci­dent d’Antioche » au cours duquel l’a­pôtre des Gentils s’est oppo­sé à saint Pierre – Rome, le 21 février 2017.

Note de la rédac­tion de La Porte Latine :
il est bien enten­du que les com­men­taires repris dans la presse exté­rieure à la FSSPX
ne sont en aucun cas une quel­conque adhé­sion à ce qui y est écrit par ailleurs.


Professeur Roberto de Mattei

Peut-​on cor­ri­ger un pape publi­que­ment pour son com­por­te­ment répré­hen­sible ? Ou bien l’at­ti­tude d’un fidèle doit-​elle être l’o­béis­sance incon­di­tion­nelle au point de jus­ti­fier n’im­porte quel mot ou geste du pape, même s’il est ouver­te­ment scan­da­leux ? Selon cer­tains, comme le vati­ca­niste Andrea Tornielli, on peut expri­mer « face à face », son désac­cord au pape, mais sans le mani­fes­ter publi­que­ment. Cette thèse contient mal­gré tout un aveu impor­tant. Le pape n’est pas infaillible, sauf quand il parle ex cathe­dra. Sinon, la dis­si­dence ne serait pas licite, même en pri­vé, mais la voie à suivre serait seule­ment celle du silence. 

Au contraire, le Pape, qui n’est pas le Christ, mais seule­ment son repré­sen­tant sur terre, peut pécher et peut se trom­per. Mais est-​il vrai qu’il ne peut être cor­ri­gé qu’en pri­vé, et jamais en public ?

Pour répondre, il est impor­tant de se rap­pe­ler l’exemple his­to­rique par excel­lence, celui qui nous offre la règle d’or du com­por­te­ment, connu sous le nom d”«incident d’Antioche ».

Saint Paul le rap­pelle en ces termes dans la Lettre aux Galates, écrite pro­ba­ble­ment entre 54 et 57. 

« […] l’annonce de l’Évangile m’a été confiée pour les incir­con­cis (c’est-à-dire les païens), comme elle l’a été à Pierre pour les cir­con­cis (c’est-à-dire les Juifs). En effet, si l’action de Dieu a fait de Pierre l’Apôtre des cir­con­cis, elle a fait de moi l’Apôtre des nations païennes. Ayant recon­nu la grâce qui m’a été don­née, Jacques, Céphas [nom ara­méen par lequel était appe­lé Pierre] et Jean, qui sont consi­dé­rés comme les colonnes de l’Église, nous ont ten­du la main, à moi et à Barnabé, en signe de com­mu­nion, mon­trant par là que nous sommes, nous, envoyés aux nations, et eux, aux cir­con­cis. Ils nous ont seule­ment deman­dé de nous sou­ve­nir des pauvres, ce que j’ai pris grand soin de faire. Mais quand Céphas est venu à Antioche, je me suis oppo­sé à lui ouver­te­ment, parce qu’il était dans son tort. En effet, avant l’arrivée de quelques per­sonnes de l’entourage de Jacques, Pierre pre­nait ses repas avec les fidèles d’origine païenne. Mais après leur arri­vée, il prit l’habitude de se reti­rer et de se tenir à l’écart, par crainte de ceux qui étaient d’origine juive. Tous les autres fidèles d’origine juive jouèrent la même comé­die que lui, si bien que Barnabé lui-​même se lais­sa entraî­ner dans ce jeu. Mais quand je vis que ceux-​ci ne mar­chaient pas droit selon la véri­té de l’Évangile, je dis à Pierre devant tout le monde : « Si toi qui es juif, tu vis à la manière des païens et non des Juifs, pour­quoi obliges-​tu les païens à suivre les cou­tumes juives ? » » (Gal 2 : 7–14)

Pierre, de peur de heur­ter la sen­si­bi­li­té des juifs, favo­ri­sait avec son com­por­te­ment la posi­tion des « judaï­sants », les­quels croyaient qu’il fal­lait appli­quer la cir­con­ci­sion et d’autres dis­po­si­tions de la loi mosaïque à tous les chré­tiens conver­tis. Saint Paul dit que saint Pierre avait clai­re­me­ment tort et pour cette rai­son « s’op­po­sa à lui ouver­te­ment », c’est-​à-​dire publi­que­ment, afin que Pierre ne fût pas un scan­dale dans l’Eglise sur laquelle il exer­çait l’au­to­ri­té suprême. Pierre accep­ta la cor­rec­tion de Paul, en recon­nais­sant avec humi­li­té son erreur.

Saint Thomas d’Aquin aborde cet épi­sode dans beau­coup de ses œuvres. Avant tout, il note que « l’a­pôtre s’op­po­sa à Pierre dans l’exer­cice de l’au­to­ri­té et non dans l’au­to­ri­té de gou­ver­ne­ment » (1). Paul recon­nais­sait en Pierre le chef de l’Eglise, mais jugeait légi­time de lui résis­ter, compte tenu de la gra­vi­té du pro­blème, qui tou­chait le salut des âmes. « La moda­li­té de la répri­mande était juste car elle fut publique et mani­feste » (2). L’épisode, observe encore le Docteur Angélique, contient des ensei­gne­ments tant pour les pré­lats que pour leurs sujets : « Aux pré­lats [fut don­né] un exemple d’hu­mi­li­té, pour qu’ils ne refusent pas d’ac­cep­ter des aver­tis­se­ments de leurs infé­rieurs et de leurs sujets ; et aux sujets [fut don­né] un exemple de zèle et de liber­té, pour qu’ils ne craignent pas de cor­ri­ger leurs pré­lats, sur­tout quand la faute a été publique, deve­nant un dan­ger pour beau­coup»(3).

A Antioche, saint Pierre mon­tra une pro­fonde humi­li­té, saint Paul une ardente cha­ri­té. L’Apôtre des Gentils se mon­tra non seule­ment juste, mais misé­ri­cor­dieux. Parmi les œuvres de misé­ri­corde spi­ri­tuelle, il y a l’ad­mo­ni­tion des pécheurs, appe­lée par les mora­listes « cor­rec­tion fra­ter­nelle ». Elle est pri­vée, si le péché est pri­vé, publique si le péché est public. Jésus Lui-​même en pré­cise les moda­li­tés. « Si ton frère a com­mis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère.S’il ne t’écoute pas, prends en plus avec toi une ou deux per­sonnes afin que toute l’affaire soit réglée sur la parole de deux ou trois témoins. S’il refuse de les écou­ter, dis-​le à l’assemblée de l’Église ; s’il refuse encore d’écouter l’Église, considère-​le comme un païen et un publi­cain. Amen, je vous le dis : tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel.» (Mt 18, 15–18).

On peut ima­gi­ner qu’a­près avoir ten­té de convaincre saint Pierre en pri­vé, Paul n’a pas hési­té à l’ad­mo­nes­ter publi­que­ment, mais – dit saint Thomas – « parce que saint Pierre avait péché devant tout le monde, il devait être répri­man­dé devant tout le monde » (4).

La cor­rec­tion fra­ter­nelle, comme l’en­seignent les théo­lo­giens, n’est un pré­cepte option­nel, mais obli­ga­toire, sur­tout pour ceux qui ont des charges de res­pon­sa­bi­li­té dans l’Église, parce qu’elle découle de la loi natu­relle et la loi posi­tive divine (5). L’admonition peut même être adres­sée par des infé­rieurs à leurs supé­rieurs, et aus­si par des laïcs au cler­gé. A la ques­tion de savoir si l’on est tenus de reprendre publi­que­ment un supé­rieur, saint Thomas dans le Commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard, répond par l’af­fir­ma­tive, fai­sant tou­te­fois remar­quer qu’il faut tou­jours agir avec le plus grand res­pect. Par consé­quent, « les pré­lats ne doivent pas être cor­ri­gés par leurs sujets devant tout le monde, mais hum­ble­ment, en pri­vé, à moins que ne leur incombe un dan­ger pour la foi ; alors le pré­lat devien­drait l’in­fé­rieur, s’il glis­sait dans l’in­fi­dé­li­té, et le sujet devien­drait le supé­rieur » (6).

Dans la « Somme théo­lo­gique », le Docteur Angélique s’ex­prime dans les mêmes termes : «[…] en cas de péril immi­nent pour la foi, les pré­lats doivent être repris, y com­pris publi­que­ment, par leurs sujets. Ainsi, saint Paul, qui était sou­mis à saint Pierre, le répri­man­da publi­que­ment, à cause d’un dan­ger immi­nent de scan­dale en matière de foi. Et, comme le dit le com­men­taire de saint Augustin, « le même saint Pierre a don­né un exemple à ceux qui gou­vernent, afin que, s’il leur arri­vait de s’é­loi­gner du droit che­min, ils ne rejetent pas comme injus­ti­fiée une cor­rec­tion venue de leurs sujets » (ad Galate 2,14)» (7).

Cornelius a Lapide, résu­mant la pen­sée des Pères et des Docteurs de l’Église, écrit : « […] les supé­rieurs peuvent être repris, avec humi­li­té et cha­ri­té, par leurs infé­rieurs, afin que la véri­té soit défen­due, c’est ce déclarent, sur la base de ce pas­sage [Gal. 2, 11], saint Augustin (Ep. 19), saint Cyprien, saint Grégoire, saint Thomas et d’autres men­tion­nés ci-​dessus. Ils enseignent clai­re­ment que saint Pierre, bien qu’é­tant le supé­rieur, fut répri­man­dé par saint Paul […]. A rai­son, donc, saint Grégoire dit (Homil. 18 in Ezech.): « Pierre se tut afin que, étant le pre­mier dans la hié­rar­chie apos­to­lique, il fût aus­si le pre­mier dans l’hu­mi­li­té ». Et saint Augustin dit (Epis. 19 ad Hienonymum): « en ensei­gnant que les supé­rieurs ne doivent pas refu­ser d’être répri­man­dés par les supé­rieurs, saint Pierre a don­né à la pos­té­ri­té un exemple plus excep­tion­nel et plus saint que celui de saint Paul ensei­gnant que, dans la défense de la véri­té et de la cha­ri­té, aux plus petits, il est don­né d’a­voir l’au­dace de résis­ter sans crainte aux plus grands »» (8).

La cor­rec­tion fra­ter­nelle est un acte de cha­ri­té. Parmi les péchés les plus graves contre la cha­ri­té, il y a un schisme, qui est la sépa­ra­tion de l’au­to­ri­té de l’Eglise ou de ses lois, cou­tumes et tra­di­tions. Même un pape peut tom­ber dans le schisme, s’il divise l’Eglise, comme l’ex­plique le théo­lo­gien Suarez (9) et comme le confirme le car­di­nal Journet (10).

Aujourd’hui dans l’Église la confu­sion règne. Quelques cou­ra­geux car­di­naux ont annon­cé une éven­tuelle cor­rec­tion publique envers le pape Bergoglio, dont les ini­tia­tives deviennent chaque jour plus inquié­tantes et souces de divi­sion. Le fait qu’il omette de répondre aux « dubia » des car­di­naux sur le cha­pitre 8 de l’Exhortation Amoris lae­ti­tia, accré­dite et encou­rage les inter­pré­ta­tions héré­tiques ou proches de l’hé­ré­sie en matière de com­mu­nion aux divor­cés rema­riés. La confu­sion, ain­si favo­ri­sé, pro­duit des ten­sions et des luttes internes, autre­ment dit une situa­tion de conflit reli­gieux qui pré­lude au schisme. L’acte de cor­rec­tion publique est urgent et nécessaire. 

Pr. Roberto de Mattei

Sources : /​Traduction de Benoit-​et-​moi /​La Porte Latine du 21 février 2017

Notes de l’auteur

(1) Super Epistolam ad Galatas lec­tu­ra, n. 77, tr. it. ESD, Bologna 2006
(2) Super Epistolam ad Galatas, n. 84
(3) Super Epistulam ad Galatas, n. 77
(4) In 4 Sententiarum, Dist. 19, q. 2, a. 3, tr. it., ESD, Bologna 1999
(5) Dictionnaire de Théologie Catholique, vol. III, col. 1908
(6) In 4 Sententiarum, Dist. 19, q. 2, a. 2
(7) Summa Theologiae, II-​IIae, 33, 4, 2
(8) Ad Gal. 2, II, in Commentaria in Scripturam Sacram, Vivès, Parigi 1876, tomo XVII
(9) De schis­mate in Opera omnia, vol. 12, pp. 733–734 e 736–737
(10) L’Eglise du Verbe Incarné, Desclée, Bruges 1962, vol. I, p. 596