Quel genre de rapport ?

Vitrail de Notre-Dame de Lourdes au cimetière de Bercy, Paris.

L’indéfectibilité de l’Église condamne, aujourd’hui comme hier, tous les rap­ports du genre de celui remis par Monsieur Sauvé aux évêques de France.

Les miracles de Lourdes sont des faits par­fai­te­ment obser­vables aux yeux de la droite rai­son et de la science médi­cale [1]. Les pre­mières gué­ri­sons ont lieu dès 1858, et pour l’ensemble de cette année 1858, on dénombre une cen­taine de gué­ri­sons inex­pli­cables, enre­gis­trées par le doc­teur Dozous, d’abord incré­dule, mais qui finit par être convain­cu lors de la gué­ri­son de son patient Louis Bouriette, 54 ans atteint d’une amau­rose à l’œil droit. Ce patient est gué­ri après avoir asper­gé son œil avec de l’eau de la Grotte de Lourdes, en mars 1858. Sur cette cen­taine de gué­ri­sons, sept furent recon­nues comme des miracles authen­tiques par l’Église. Pour ce faire, Mgr Laurence, évêque de Tarbes ins­ti­tue une Commission de méde­cins experts, char­gée de rédi­ger un rap­port, puis une Commission cano­nique qui reprend le rap­port de la Commission médi­cale. Tout cela abou­tit le 18 jan­vier 1862, au man­de­ment épis­co­pal de Mgr Laurence qui affirme à la fois l’authenticité des appa­ri­tions de 1858 et l’origine sur­na­tu­relle des sept guérisons.

2. Par la suite, c’est-à-dire à par­tir de 1866, les cas de gué­ri­sons furent signa­lés par les cha­pe­lains de la Grotte dans le bul­le­tin offi­ciel, les Annales de Notre Dame de Lourdes et en 1884, le doc­teur de Saint-​Maclou fonde une ins­tance médi­cale offi­cielle, le Bureau des consta­ta­tions char­gé d’examiner ces gué­ri­sons décla­rées. « Non seule­ment il ne mani­fes­tait aucune espèce de par­tia­li­té en faveur d’une expli­ca­tion mira­cu­leuse du chan­ge­ment sur­ve­nu mais au contraire il avait tout l’air d’un homme fai­sant preuve d’une par­tia­li­té déter­mi­née pour toute expli­ca­tion qui excluait le mira­cu­leux, si je n’avais pas su que c’était un excellent et pieux catho­lique » [2]. En 1892, le doc­teur Boissarie suc­cède au doc­teur de Saint-​Maclou après avoir publié en 1891 la pre­mière his­toire médi­cale des gué­ri­sons de Lourdes. Le Bureau des consta­ta­tions devient en 1946 le Bureau médi­cal de Lourdes. Ce Bureau médi­cal n’est pas une ins­tance médi­cale catho­lique mais une ins­tance médi­cale tout court. Il com­mence par consta­ter une pre­mière fois le cas de gué­ri­son. Par la suite le patient est invi­té à se pré­sen­ter au moins une autre fois au Bureau Médical et par­fois même pen­dant plu­sieurs années pour que la gué­ri­son puisse être qua­li­fiée de durable et non pas consi­dé­rée comme une amé­lio­ra­tion pas­sa­gère. Les gué­ri­sons qui ne sont pas rete­nues comme des cas inex­pli­cables par la science médi­cale sont : celles qui sont réelles et expli­cables par des fac­teurs d’ordre natu­rel ; celles où l’amélioration n’est que fonc­tion­nelle ; les gué­ri­sons de nature psy­chia­trique, où le dis­cer­ne­ment est très aléa­toire. De 1858 à fin 1998, sur 6772 gué­ri­sons décla­rées, 2000 sont consta­tées non expli­cables parle Bureau Médical. En 1947 Mgr Théas crée le Comité médi­cal natio­nal qui devient en 1954 le Comité Médical International de Lourdes (CMIL). C’est la deuxième ins­tance au-​dessus du Bureau Médical pour un deuxième exa­men des cas. Depuis 1975, est requis de plus, avant l’examen accom­pli par le CMIL, un rap­port de la Commission médi­cale du dio­cèse d’origine de la per­sonne guérie.

3. L’examen de toutes ces ins­tances, ain­si que les rap­ports qui en sont le fruit, se jus­ti­fient aux yeux de la droite rai­son, car le miracle est un fait consta­table par la science. Il s’agit en effet d’un résul­tat bien visible, pro­duit par Dieu seul en dehors du mode de pro­duc­tion de la nature créée. Le concile Vatican I l’af­firme, dans la consti­tu­tion Dei Filius : « Pour que l’hommage de notre foi soit conforme à la rai­son (Rom XII, 1) Dieu a vou­lu que les secours inté­rieurs du Saint-​Esprit soient accom­pa­gnés de preuves exté­rieures de sa Révélation, à savoir des faits divins, et sur­tout les miracles et les pro­phé­ties qui, en mon­trant de manière impres­sion­nante la toute-​puissance de Dieu et sa science sans borne, sont des signes très cer­tains de la Révélation divine, adap­tés à l’intelligence de tous » [3]. Et le Serment anti­mo­der­niste du Pape saint Pie X le redit avec une insis­tance mar­quée : « J’admets et je recon­nais les preuves exté­rieures de la Révélation, c’est-à-dire les faits divins, par­ti­cu­liè­re­ment les miracles et les pro­phé­ties comme des signes très cer­tains de l’origine divine de la reli­gion chré­tienne et je tiens qu’ils sont tout à fait adap­tés à l’intelligence de tous les temps et de tous les hommes, même ceux d’aujourd’hui » [4]. Le miracle doit jouer le rôle d’un motif de cré­di­bi­li­té, et pour ce faire, il est néces­saire qu’il soit consta­table, comme tel, par la droite rai­son, lais­sée à ses propres lumières – comme tel, c’est-à-dire comme un fait d’ordre natu­rel (par exemple une gué­ri­son), dont la pro­duc­tion appa­raît inex­pli­cable par le moyen d’aucune cause de ce même ordre natu­rel. Le miracle se défi­nit en effet comme un résul­tat qui est sur­na­tu­rel, non en lui-​même, dans son essence, mais pré­ci­sé­ment parce qu’il dépasse les capa­ci­tés de pro­duc­tion et les exi­gences de la nature créée, alors qu’il ne dépasse pas ses capa­ci­tés de connais­sance [5]. Par consé­quent, la droite rai­son doit être en mesure de véri­fier par ses seules lumières qu’une gué­ri­son est inex­pli­cable aux yeux de la science médi­cale. Le rap­port qui constate le carac­tère inex­pli­cable de ce genre de gué­ri­sons se doit alors d’être celui d’une ins­tance pro­pre­ment médi­cale, c’est-à-dire un rap­port dres­sé en ver­tu de cri­tères exclu­si­ve­ment scien­ti­fiques. Voilà pour­quoi aus­si bien le Bureau Médical des Constatations que le Comité Médical International de Lourdes sont des orga­nismes essen­tiel­le­ment acon­fes­sion­nels. Cette acon­fes­sion­na­li­té est déjà suf­fi­sante, puisque les lumières de la foi ou l’influence de la reli­gion n’ont de soi rien à faire dans le dis­cer­ne­ment. Et cette acon­fes­sion­na­li­té est de sur­croît néces­saire, car elle donne en l’occurrence une garan­tie d’authenticité et d’impartialité, puisque le ver­dict n’en appa­raît que mieux comme celui de la science pour­vue de toutes ses ressources.

4. Il en va tout autre­ment de la sainte Église de Dieu, de l’Église catho­lique. A l’instar du Christ, celle-​ci n’est pas seule­ment humaine. Elle est divine et humaine. Et lorsque nous disons qu’elle est aus­si bien divine qu’­hu­maine, nous vou­lons dire qu’elle est essen­tiel­le­ment et intrin­sè­que­ment divine, dans son être ins­ti­tu­tion­nel et dans sa nature de socié­té – de la même manière que Jésus Christ est essen­tiel­le­ment et intrin­sè­que­ment Dieu, dans son être et sa nature mêmes. Comme le Christ, l’Église pos­sède une dua­li­té de natures, divine et humaine, dans l’unité d’une même per­son­na­li­té divine – per­son­na­li­té au sens propre d’une per­sonne et d’un être phy­sique chez le Christ, per­son­na­li­té au sens impropre d’une per­sonne et d’un être moral chez l’Église. L’Église, pour reprendre les expres­sions pré­cises dont usent les théo­lo­giens, est une réa­li­té sur­na­tu­relle quant à la sub­stance, et pas seule­ment quant au mode [6]. Autrement dit, l’Église n’est pas seule­ment sur­na­tu­relle comme peut l’être un miracle, c’est-à-dire comme une gué­ri­son bien obser­vable, quoique pro­duite en dehors des capa­ci­tés de la nature créée ; l’Église est aus­si et sur­tout sur­na­tu­relle comme le sont la grâce et les mys­tères de foi, c’est-à-dire comme des réa­li­tés qui dépassent non seule­ment les capa­ci­tés de pro­duc­tion de la nature créée mais encore ses capa­ci­tés de connais­sance. L’Église est certes en par­tie recon­nais­sable aux yeux de la seule rai­son, dans ce qu’il y a d’humain en elle et du point de vue où elle se défi­nit comme une socié­té visible. Mais l’Église n’est pas tota­le­ment recon­nais­sable aux yeux de la seule rai­son, car elle ne l’est pas dans ce qu’il y a de divin en elle et du point de vue où elle se défi­nit comme une socié­té qui n’est pas comme les autres, comme une socié­té d’ordre pro­pre­ment sur­na­tu­rel, comme le Corps mys­tique du Christ, ou, ain­si qu’aimait à le dire le regret­té Père Calmel, comme le Royaume de la grâce. Voilà pour­quoi un rap­port du genre de celui remis par Monsieur Sauvé aux évêques de France, rap­port qui se veut éla­bo­ré à par­tir des seules lumières de la rai­son natu­relle, et qui émane en consé­quence d’une Commission acon­fes­sion­nelle, est lit­té­ra­le­ment sans objet et sans aucune valeur démons­tra­tive. Comment en effet avoir la pré­ten­tion de consta­ter le carac­tère « sys­té­mique » des crimes repro­chés à cer­tains membres de la hié­rar­chie clé­ri­cale ou la « défaillance ins­ti­tu­tion­nelle » de la socié­té ecclé­sias­tique, dès lors que l’on se ferme déli­bé­ré­ment les yeux sur la nature pro­fonde de l’Église, en fai­sant abs­trac­tion des lumières de la foi, les seules qui peuvent don­ner à la rai­son l’intelligence suf­fi­sante de ce grand mys­tère du Royaume de la grâce ?

5. Un rap­port de ce genre n’est pas seule­ment voué d’avance à l’échec – c’est-à-dire à l’erreur. Il est inex­cu­sable. Car si la rai­son lais­sée à ses seules lumières ne peut avoir idée de la nature pro­fonde de l’Église, elle reste capable de se rendre compte qu’il y a là un mys­tère qui la dépasse – et qui appelle la sou­mis­sion de la foi. En effet, dit le concile Vatican I, « l’Église […] est par elle-​même un grand et per­pé­tuel motif de cré­di­bi­li­té et un témoi­gnage irré­fu­table de sa mis­sion divine [7]. Et elle l’est grâce à ces faits par­fai­te­ment consta­tables par la droite rai­son que sont les miracles, « car c’est à l’Église catho­lique seule », dit encore Vatican I, « que se réfèrent tous ces signes si nom­breux et si admi­rables dis­po­sés par Dieu pour faire appa­raître avec évi­dence la cré­di­bi­li­té de la foi chré­tienne ». Elle l’est plus encore et sur­tout par elle-​même « à cause de son admi­rable pro­pa­ga­tion, de son émi­nente sain­te­té et de son inépui­sable fécon­di­té en tout bien, à cause aus­si de son uni­té catho­lique et de son invin­cible fer­me­té », autre­ment dit à cause de ses notes, qui sont les quatre com­po­santes de ce grand miracle moral qu’est la vie même de l’Église, vie pro­fonde qui demeure inal­té­rable par-​delà tous les péchés, même les plus redou­tables, de ses membres. L’Église est ain­si, dit pour finir Vatican I, « comme un éten­dard levé par­mi les nations », selon la pro­phé­tie d’Isaïe, cha­pitre XI, ver­set 12. Elle l’est, alors même que la cor­rup­tion du péché qui atteint ses membres sem­ble­rait lui reti­rer toute cré­di­bi­li­té. « Seul un miracle de la puis­sance divine », dit le Pape saint Pie X, « peut faire que, mal­gré l’invasion de la cor­rup­tion et les fré­quentes défec­tions de ses membres, l’Église, Corps mys­tique du Christ, puisse se main­te­nir indé­fec­tible dans la sain­te­té de sa doc­trine, de ses lois et de sa fin, tirer des mêmes causes des effets éga­le­ment fruc­tueux, recueillir de la foi et de la jus­tice d’un grand nombre de ses fils des fruits très abon­dants de salut » [8].

6. C’est ce grand miracle de l’indéfectibilité de l’Église qui condamne, aujourd’hui comme hier, tous les rap­ports du genre où a cru pou­voir se com­mettre un Jean-​Marc Sauvé, au béné­fice des évêques de France. Voilà pour­quoi ni l’aveugle ni ceux qu’il conduit ne sau­raient être tota­le­ment excu­sés d’avoir man­qué à la lumière.

Source : Courrier de Rome n° 647

Notes de bas de page
  1. Léonard-​Marie Cros : Lourdes, 1858. Témoins de l’événement, Paris Lethielleux, 1957 ; René Laurentin-​Bernard Billet : Lourdes. Documents authen­tiques, 7 vol. Lethielleux, 1957 (témoi­gnages de 1878) ; Quatre thèses de méde­cine et études médi­cales ont été consa­crées à ces phé­no­mènes, dont celle qui étu­die la gué­ri­son mira­cu­leuse authen­ti­fiée en 1999 : Marianne Sirop, Guérison inex­pli­quée à Lourdes. Un cas diag­nos­ti­qué : sclé­rose en plaques. Analyse des fac­teurs de la gué­ri­son. Thèse sou­te­nue le 17 octobre 1994 à la Faculté de méde­cine de Lyon-​Sud (Université Claude Bernard-​Lyon I). 188 pages dac­ty­lo­gra­phiées.[]
  2. Richard Clarke, sj, Lourdes et ses miracles, 1892. Le père Clarke est un témoin pri­vi­lé­gié puisqu’il a séjour­né auprès du doc­teur de Saint-​Maclou en 1887.[]
  3. DS 3009.[]
  4. DS 3539.[]
  5. Cf. Réginald Garrigou-​Lagrange, De Revelatione, t. I, 3e édi­tion, 1929, p. 202–203[]
  6. Garrigou, ibi­dem.[]
  7. DS 3013.[]
  8. Saint Pie X, Encyclique Edita saepe du 26 mai 1910, dans AAS, t. II (1910), p. 361. Traduction fran­çaise dans Les Enseignements Pontificaux de Solesmes, L’Église, t. 1, n° 726.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.