L’amour de la Sagesse

Les Israélites traversent la Mer Rouge, Jordaens (image Wikipedia)

L’acte iso­lé est bien dif­fé­rent de l’habitude. Entre les deux, il y a même tout un monde. Car l’acte iso­lé, tant qu’il reste pas­sa­ger, n’ébranle pas notre équi­libre inté­rieur et ne touche en rien à ce que nous sommes en pro­fon­deur. L’habitude en revanche vient avec la répé­ti­tion des actes et elle finit pas nous trans­for­mer, tout dou­ce­ment, mais de fond en comble : elle éta­blit en nous une seconde nature, sur laquelle il sera dif­fi­cile de reve­nir et contre laquelle il fini­ra par être qua­si­ment impos­sible de lut­ter. L’acte iso­lé n’est pas à craindre mais l’habitude est redou­table. Nos enne­mis, et le pre­mier d’entre eux, le diable, le savent très bien.

Il n’est pas tou­jours vrai de dire « qui vole un œuf vole un bœuf », car celui qui vole une fois en pas­sant n’est pas encore un voleur et ne le sera peut-​être jamais. Mais celui qui vole tous les dimanches fini­ra par voler tous les jours de la semaine.

C’est donc dire le dan­ger qui nous guette avec cette situa­tion si étrange où nous nous trou­vons depuis plus d’un mois et qui va pro­ba­ble­ment durer encore un cer­tain temps : le temps de répé­ter des actes, qui pour­raient créer en nous une seconde nature. Nous voi­là pri­vés de l’assistance à la messe et la messe est la grande habi­tude qui trace le sillon de la vie chré­tienne. Le dimanche est le jour de la messe, et c’est parce qu’il l’est qu’il reste le jour du Seigneur, le jour grâce auquel nous n’oublions pas que nous sommes catho­liques, c’est à dire fils de Dieu et de l’Eglise. Un dimanche sans messe est davan­tage qu’un jour sans soleil ; c’est un jour dan­ge­reux, car c’est un jour où plus rien ne nous rap­pelle et ne nous dit notre iden­ti­té pro­fonde. Si ce jour se pro­duit une fois en pas­sant, le dan­ger est minime et le sen­ti­ment de frus­tra­tion que nous en éprou­vons, le désar­roi, la tris­tesse, le malaise que nous res­sen­tons com­pensent l’absence de repère car ils en exa­cerbent le besoin : notre iden­ti­té se ren­force, para­doxa­le­ment, lorsqu’elle se trouve iso­lée pour une seule fois en terre étrangère.

Mais si les dimanches sans messe se suc­cèdent et deviennent la règle géné­rale, alors nous ris­quons de nous habi­tuer à nous pas­ser de la messe, et nous ris­quons de perdre notre prin­ci­pal repère. Notre iden­ti­té risque de s’estomper et pour finir c’est une nou­velle seconde nature qui risque de prendre la place de l’ancienne. Un catho­lique habi­tué à se pas­ser de la messe est un chré­tien déna­tu­ré. Tel est le pro­tes­tant. Tel est aus­si deve­nu le pseu­do catho­lique conci­liaire, d’autant moins catho­lique qu’il est plus conci­liaire. Le che­na­pan qui vole un œuf pour la pre­mière fois en éprouve un cer­tain remords. A la deuxième fois, il en éprouve moins. Et à la troi­sième, il n’en éprouve plus du tout et c’est alors qu’il est mûr pour aller voler un bœuf.

Nous ne sommes pas pour autant condam­nés à deve­nir pro­tes­tants ou conci­liaires. Ni à perdre notre iden­ti­té pro­fonde de catho­liques. Le fata­lisme ne devrait pas avoir de prise sur nous, car c’est le Bon Dieu qui nous enlève la messe, pro­vi­soi­re­ment, et aus­si long­temps qu’il le juge­ra pro­fi­table pour nous, dans sa Sagesse. Ce n’est pas nous qui l’abandonnons les pre­miers. Mais soyons vigi­lants et ne nous rési­gnons pas faci­le­ment à cette tra­ver­sée du désert. Il faut que les dimanches sans messes, s’ils se suc­cèdent, se res­semblent tous, dans l’attente renou­ve­lée et fer­vente du retour de la messe. Ces dimanches sans messe, qui durent et vont encore durer, peut-​être, doivent aug­men­ter en nous le grand désir de la messe, désir qui sera grand à la mesure de la durée de la pri­va­tion. Ainsi nous ne nous habi­tue­rons pas à être pri­vés la messe et nous ne serons pas déna­tu­rés. Mais au contraire nous serons puri­fiés par un désir plus intense. Si nous y réflé­chis­sons, c’est exac­te­ment là la situa­tion et la défi­ni­tion du Purgatoire : le désir intense du bon­heur dont nous sommes pri­vés et qui se fait attendre dans la durée, c’est cela le Purgatoire. Alors, le plan de la Sagesse de Dieu, pour cette année 2020 est pro­ba­ble­ment de nous faire pas­ser par un Purgatoire et c’est le signe que nous avons besoin d’être puri­fiés, pour que notre désir de la messe ne soit pas l’expression d’une rou­tine mais d’un amour sin­cère. Si nous voyons les choses ain­si, ce petit pas­sage, espérons-​le iso­lé, dans notre vie ne nous chan­ge­ra pas dans notre nature pro­fonde, mais il la confir­me­ra. Ainsi Dieu reconnaîtra-​t-​il les siens au milieu de l’épreuve, au milieu de ce pur­ga­toire de la messe.

Abbé JM Gleize (Séminaire Saint Pie X d’Ecône)

Sources : La Porte Latine du 30 avril 2020

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.