L’acte isolé est bien différent de l’habitude. Entre les deux, il y a même tout un monde. Car l’acte isolé, tant qu’il reste passager, n’ébranle pas notre équilibre intérieur et ne touche en rien à ce que nous sommes en profondeur. L’habitude en revanche vient avec la répétition des actes et elle finit pas nous transformer, tout doucement, mais de fond en comble : elle établit en nous une seconde nature, sur laquelle il sera difficile de revenir et contre laquelle il finira par être quasiment impossible de lutter. L’acte isolé n’est pas à craindre mais l’habitude est redoutable. Nos ennemis, et le premier d’entre eux, le diable, le savent très bien.
Il n’est pas toujours vrai de dire « qui vole un œuf vole un bœuf », car celui qui vole une fois en passant n’est pas encore un voleur et ne le sera peut-être jamais. Mais celui qui vole tous les dimanches finira par voler tous les jours de la semaine.
C’est donc dire le danger qui nous guette avec cette situation si étrange où nous nous trouvons depuis plus d’un mois et qui va probablement durer encore un certain temps : le temps de répéter des actes, qui pourraient créer en nous une seconde nature. Nous voilà privés de l’assistance à la messe et la messe est la grande habitude qui trace le sillon de la vie chrétienne. Le dimanche est le jour de la messe, et c’est parce qu’il l’est qu’il reste le jour du Seigneur, le jour grâce auquel nous n’oublions pas que nous sommes catholiques, c’est à dire fils de Dieu et de l’Eglise. Un dimanche sans messe est davantage qu’un jour sans soleil ; c’est un jour dangereux, car c’est un jour où plus rien ne nous rappelle et ne nous dit notre identité profonde. Si ce jour se produit une fois en passant, le danger est minime et le sentiment de frustration que nous en éprouvons, le désarroi, la tristesse, le malaise que nous ressentons compensent l’absence de repère car ils en exacerbent le besoin : notre identité se renforce, paradoxalement, lorsqu’elle se trouve isolée pour une seule fois en terre étrangère.
Mais si les dimanches sans messe se succèdent et deviennent la règle générale, alors nous risquons de nous habituer à nous passer de la messe, et nous risquons de perdre notre principal repère. Notre identité risque de s’estomper et pour finir c’est une nouvelle seconde nature qui risque de prendre la place de l’ancienne. Un catholique habitué à se passer de la messe est un chrétien dénaturé. Tel est le protestant. Tel est aussi devenu le pseudo catholique conciliaire, d’autant moins catholique qu’il est plus conciliaire. Le chenapan qui vole un œuf pour la première fois en éprouve un certain remords. A la deuxième fois, il en éprouve moins. Et à la troisième, il n’en éprouve plus du tout et c’est alors qu’il est mûr pour aller voler un bœuf.
Nous ne sommes pas pour autant condamnés à devenir protestants ou conciliaires. Ni à perdre notre identité profonde de catholiques. Le fatalisme ne devrait pas avoir de prise sur nous, car c’est le Bon Dieu qui nous enlève la messe, provisoirement, et aussi longtemps qu’il le jugera profitable pour nous, dans sa Sagesse. Ce n’est pas nous qui l’abandonnons les premiers. Mais soyons vigilants et ne nous résignons pas facilement à cette traversée du désert. Il faut que les dimanches sans messes, s’ils se succèdent, se ressemblent tous, dans l’attente renouvelée et fervente du retour de la messe. Ces dimanches sans messe, qui durent et vont encore durer, peut-être, doivent augmenter en nous le grand désir de la messe, désir qui sera grand à la mesure de la durée de la privation. Ainsi nous ne nous habituerons pas à être privés la messe et nous ne serons pas dénaturés. Mais au contraire nous serons purifiés par un désir plus intense. Si nous y réfléchissons, c’est exactement là la situation et la définition du Purgatoire : le désir intense du bonheur dont nous sommes privés et qui se fait attendre dans la durée, c’est cela le Purgatoire. Alors, le plan de la Sagesse de Dieu, pour cette année 2020 est probablement de nous faire passer par un Purgatoire et c’est le signe que nous avons besoin d’être purifiés, pour que notre désir de la messe ne soit pas l’expression d’une routine mais d’un amour sincère. Si nous voyons les choses ainsi, ce petit passage, espérons-le isolé, dans notre vie ne nous changera pas dans notre nature profonde, mais il la confirmera. Ainsi Dieu reconnaîtra-t-il les siens au milieu de l’épreuve, au milieu de ce purgatoire de la messe.
Abbé JM Gleize (Séminaire Saint Pie X d’Ecône)
Sources : La Porte Latine du 30 avril 2020