Les deux articles qui précèdent (1) nous ont rappelé quelques idées maîtresses et l’action du cardinal Berboglio avant son élection. Les deux articles qui suivent dessinent quelques traits de la première année de pontificat de François, et les perspectives qui s’annoncent.
« Après cinquante ans, avons-nous fait tout ce que nous dit l’Esprit Saint dans le Concile, dans cette continuité dans la croissance de l’Église qu’a été le Concile ? Nous fêtons cet anniversaire en érigeant une sorte de monument au Concile, mais nous nous inquiétons surtout qu’il ne nous dérange pas. Nous ne voulons pas changer. Il y a plus : certaines voix veulent revenir en arrière. Cela s’appelle être des nuques raides, cela s’appelle vouloir domestiquer l’Esprit Saint, cela s’appelle être des cœurs lents et sans intelligence. »
Voici comment s’exprimait le pape François dans une homélie, le 16 avril 2013, peu après son élection au souverain pontificat. C’est dire que le nouveau pontife s’inscrit manifestement dans la continuité de ses prédécesseurs et a l’intention de poursuivre la révolution engagée en poussant jusqu’au bout les potentialités inscrites dans les textes du concile Vatican II.
Un pape progressiste ?
C’est une première question que l’on peut se poser. Et à cette question, la citation que l’on vient de donner en guise d’introduction devrait suffire pour apporter une réponse positive. Ne nous en tenons pas là cependant, et recueillons ce que ses admirateurs les plus enthousiastes ont dit de lui. On est obligé de constater que c’est l’aile ultra-progressiste de l’Église conciliaire qui applaudit à tout rompre ! « Il est maintenant pape et peut faire ce qu’il veut. Beaucoup seront surpris par ce que va faire François (2) », a déclaré après l’élection de celui-ci Leonardo Boff, promoteur de la théologie de la libération. Hans Küng, théologien au dernier concile, a affirmé quant à lui : « Il est agréable de voir un changement dans la direction du concile Vatican II. J’ai la grande joie de voir encore de mon vivant le succès des idées de réforme de l’Église pour lesquelles j’ai combattu si longtemps, de pouvoir voir le début du tournant (3). » Le jésuite Salvadorien Jon Sobrino écrivait en juin « sentir le vent du changement, celui que l’on respirait à l’époque de Vatican II (4) ».
Attachons-nous, à présent, à considérer ce que le pape François dit de lui-même. Dans un entretien aux revues jésuites, le 19 septembre 2013, il déclarait sans détour : « Je n’ai jamais été un conservateur (5). » Il y affirmait également que ses penseurs français contemporains préférés sont les jésuites Henri de Lubac et Michel de Certeau (voir article ICI), deux figures du modernisme. Un programme Se poser la question de savoir quel sera le programme d’un pape fraîchement élu paraît a priori incongru. Le pape saint Pie X disait en effet : « Nous proclamons n’avoir d’autre programme que celui de tout restaurer dans le Christ (6). » Ce fut d’ailleurs le programme naturel de tout pape jusqu’à Pie XII. Mais le changement ayant été adopté comme leitmotiv des pontifes issus du Concile, on comprend que la presse scrute avec intérêt l’orientation que va prendre le nouveau pontife, et attende le programme de François. Il semble cependant qu’une partie – si ce n’est la totalité – dudit programme soit déjà public. Il a été comme indiqué à celui qui devait être élu par les congrégations générales, ces conférences de cardinaux de pré-conclave tenues à huis clos. « Les changements ont été demandés par les cardinaux avant le conclave (7) », a confirmé le pape. Récemment, il a précisé : « En mars dernier, je n’avais aucun projet pour changer l’Église. (…) J’ai commencé à gouverner en essayant de mettre en pratique ce qui avait émergé du débat entre cardinaux dans les diverses congrégations. Dans ma façon d’agir, j’attends que le Seigneur me donne l’inspiration (8). » Précisément, lors des congrégations générales, les cardinaux ont évoqué la nécessité d’une nouvelle évangélisation, le besoin d’une plus grande collégialité, mais aussi les scandales qui ont secoué l’Église sous Benoît XVI : les affaires de pédophilies et les révélations de Vatileaks, qui ont mis en évidence la présence de corruption et d’intrigues au sein de la Curie.
Qui cherche à analyser les propos du pape afin de découvrir d’autres éléments de son programme ne peut être que déconcerté. Celui qui devrait enseigner de la chaire de saint Pierre par des textes mûrement réfléchis, se répand dans la presse de façon imprudente et inconvenante pour un vicaire de Jésus-Christ, multipliant les phrases ambiguës qui le rendent populaire. Après une étude attentive, on constate cependant que le pape François revient assez souvent sur les mêmes sujets : devoir pour l’Église de cesser d’être auto-référentielle et d’évangéliser les périphéries ; opposition ferme à tout cléricalisme ; priorité à l’oecuménisme ; repenser la pastorale du mariage dans un monde qui change, en particulier s’agissant de l’accès aux sacrements des divorcés-remariés ; réforme de la Curie pour accroître la collégialité en s’inspirant des synodes orthodoxes ; reconnaître la place des laïcs et en particulier l’accession des femmes à des emplois d’autorité dans l’Église ; refus d’un retour à la tradition de l’Église.
En développant davantage, ici, les trois derniers points, nous mettrons en lumière les actes et les paroles du Saint-Siège après une année de pontificat, afin que paraisse dans la plus grande clarté une des directions – et pas des moindres – qu’entend donner à la barque de saint Pierre le nouveau pape, à savoir une plus grande collégialité dans le gouvernement de l’Église à la suite du concile Vatican II. Nous pourrons constater que ce n’est rien moins que le dogme de la primauté de saint Pierre, énoncé par le premier concile du Vatican (1869–1870) qui court le danger d’être piétiné.
Méthode de gouvernement
Pour engager la réforme de la Curie et être conseillé dans le gouvernement de l’Église, le pape a décidé, le 13 avril 2013, de s’entourer d’un groupe de huit cardinaux en qui il a toute confiance, et ceci en marge des structures étatiques classiques du Vatican.
« À la seule exception de l’australien Pell, considéré comme plus conservateur, tous les autres cardinaux peuvent être rangés dans le camp modéré ou progressiste du collège cardinalice (9) », estime un vaticaniste.
En la matière, encore une fois, le pape n’a fait que se conformer au souhait manifesté par les cardinaux avant le conclave, ainsi qu’il l’a exprimé lui-même (10). Convaincu par cette formule il a fait, le 30 septembre 2013, de ce « C8 » un conseil permanent.
Toutefois, du fait de la création de cet organe extérieur à la Curie, la Secrétairerie d’État, équivalent de l’organe du premier ministre en France, a bel et bien été mise sur la touche. Elle n’est plus au centre de toute l’information et de toutes les décisions !
Mieux encore, dans le cadre de la réforme des institutions financières du Vatican, le Secrétaire d’État n’est plus le numéro deux du Vatican. Il y a désormais… deux numéros deux, car la Secrétairerie pour l’économie créée le 24 février 2014 dépendra directement du souverain pontife, devra certes collaborer avec le Secrétaire d’État, mais pourra contrôler tous les dicastères, y compris la Secrétairerie d’État.
Le Secrétaire d’État doit être, non plus une forme de premier ministre ou de vice-roi, mais tout simplement le secrétaire du pape, considère le C8 (11).
Davantage de collégialité
La Curie romaine désigne traditionnellement l’ensemble des organismes qui assistent le pape dans le gouvernement de l’Église : la Secrétairerie d’État, les Congrégations romaines, les Tribunaux et les Conseils pontificaux. Elle est le symbole d’un pouvoir monarchique, pyramidal, forcément dépassé et qu’il faut abattre. Celuici s’oppose à la conception d’une Église collégiale, c’est-à-dire plus démocratique. Selon le cardinal Oscar Rodriguez Maradiaga, coordinateur du C8, le pape François voudrait décentraliser l’Église, favoriser la collégialité et renforcer la responsabilité des conférences épiscopales (12). La Curie ne doit plus être gestionnaire, mais au service de l’Église. Au centralisme romain doit laisser la place un fonctionnement permanent du synode, cette assemblée d’évêques. « On doit marcher ensemble : les personnes (la gente), les évêques et le pape. (…) D’eux [les orthodoxes], nous pouvons en apprendre davantage sur le sens de la collégialité épiscopale et sur la tradition de la synodalité (13) », a déclaré le pape.
Collégialité vs primauté
« Avec François, l’ecclésiologie de Vatican II peut devenir réalité (14) », s’enthousiasme le théologien progressiste Vito Mancuso. En effet, le dernier Concile a introduit, avec la constitution Lumen gentium (22 et 23) deux têtes dans l’Église : le pape seul d’un côté, et le collège des évêques unis au pape de l’autre côté (15).
Cette bizarrerie nécessite une explication. Le concile Vatican I avait proclamé le dogme de la primauté du souverain pontife. La seule source de l’autorité revient, de droit divin, au successeur de saint Pierre, qui l’exerce sur l’Église universelle, et donc également sur chacun des évêques. Un concile oecuménique qui les réunit n’a d’autorité qu’en tant qu’il est convoqué, présidé et approuvé par lui.
Le concile Vatican I avait ainsi condamné sans équivoque la théorie dite du conciliarisme qui soutient que l’autorité suprême n’appartient qu’au seul collège épiscopal.
Or, au concile Vatican II, trois visions de la collégialité se sont affrontées (16) : la traditionnelle, issue du premier concile du Vatican ; une vision très progressiste qui considère que le pouvoir suprême dans l’Église n’appartient pas au pape seul, mais au collège des évêques dont l’évêque de Rome est le président ; une position modérée, qui l’a emportée, en ajoutant à la lecture traditionnelle que le pouvoir des évêques unis au pape était de droit divin. Quelle est aujourd’hui la pratique dans les églises orthodoxes que le pape donne en exemple ? Ce qu’il faut en retenir, c’est que le synode des évêques élit le patriarche. Son pouvoir est limité. Il a certes un rôle de représentation et des fonctions liturgiques importantes. Il préside le synode, mais il ne peut cependant prendre aucune grande décision sans le vote de ses pairs. Le synode contrôle ses actes et peut même le déposer.
L’exemple orthodoxe semble pousser vers la solution progressiste qui n’a pu l’emporter au Concile. Mais on voit mal comment la primauté du pape pourra être conservée, sans porter atteinte au dogme et tomber dans les anathèmes du premier concile du Vatican.
Les femmes
Le pape souhaite également donner une place plus grande aux laïcs, notamment les femmes, dans le gouvernement de l’Église, dans la droite ligne de Lumen gentium. Cette constitution du concile Vatican II contient en effet une mise en valeur du laïcat qui le met à égalité, si ce n’est en premier par rapport au clergé. C’est l’Église peuple de Dieu. De fait, dans les quinze postes prévus récemment pour le Conseil pour l’économie, huit sont réservés à des ecclésiastiques et sept à des laïcs.
L’exemple orthodoxe semble pousser vers la solution progressiste qui n’a pu S’agissant des femmes, le pape affirme qu”« une Église sans les femmes est comme le collège apostolique sans Marie. (…) Souvenons-nous que Marie est plus importante que les Apôtres évêques, et donc la femme dans l’Église est plus importante que les évêques et les prêtres (17). » C’est la confusion portée à son comble entre clercs et laïcs ! Des mesures concrètes ont été adoptées. Une Commission pontificale pour la protection des mineurs a été créée le 22 mars 2014. Sur les huit emplois, quatre sont occupés par des ecclésiastiques et quatre par des femmes laïques.
Questions brûlantes
Les orientations conciliaires du pape François trouvent naturellement leur prolongement dans son attitude à l’égard de la liturgie et des traditionalistes.
Le pape François est attaché à la liturgie de la nouvelle messe, fruit du Concile. À propos de la libéralisation de la messe de toujours, il a déclaré : « Je pense que le choix du pape Benoît fut prudentiel, lié à l’aide de personnes qui avaient cette sensibilité particulière. Ce qui est préoccupant, c’est le risque d’idéologisation du vetus ordo, son instrumentalisation (18). » Ce rit ne doit évidemment pas être le porte-drapeau de ceux qui remettent en cause le Concile. On remarquera que le pape a taxé la messe de saint Pie V de vetus, de vieille messe, terme assez dépréciatif.
Au sujet du Concile, le pape a ajouté : « Il y a certes des lignes herméneutiques de continuité ou de discontinuité, pourtant une chose est claire : la manière de lire l’Évangile en l’actualisant, qui fut propre au Concile, est absolument irréversible (19). » On l’a vu au début de notre article, ceux qui veulent revenir en arrière sont qualifiés de « nuques raides », terme utilisé dans la Bible pour désigner l’entêtement du peuple juif, sa difficulté à obéir à Dieu. Le souverain pontife s’oppose à tout retour en arrière.
Le traitement infligé aux Franciscains de l’Immaculée est éloquent à cet égard. Voilà une communauté de 400 religieux, répartis dans 50 maisons à travers le monde, à la tête de plusieurs stations de radios, de télévisions, et d’une maison d’éditions qui a publié notamment le livre de Mgr Brunero Gherardini, Vatican II, un débat à ouvrir, et qui a été réduite à néant à cause de son attachement grandissant à la messe de saint Pie V, et surtout de sa « dérive crypto-lefebvriste et sûrement traditionaliste (20) » selon le père Fidenzio Volpi, le commissaire apostolique nommé par Rome. Par un décret du 11 juillet 2013, approuvé par le pape François, le supérieur a été destitué, et injonction a été faite aux frères de célébrer la nouvelle messe, sauf autorisation spéciale. Le père Volpi a fermé les séminaires de la communauté, repoussé les ordinations prévues, interdit les activités de la maison d’éditions, suspendu les groupes de laïcs liés aux frères et interdit tous liens avec les soeurs.
Ce traitement infligé à une communauté accusée de crypto-lefebvrisme est révélateur de la volonté pontificale d’aller toujours plus loin dans les errements du concile Vatican II, et de la ligne de conduite que suit le Saint-Siège vis-à-vis des communautés d’obédience traditionnelle qui ont obtenu une reconnaissance canonique parfaitement régulière… On remarquera que, de son côté, la Fraternité Saint-Pierre, évitant toute critique envers le Concile, n’a a priori aucune crainte à avoir. À l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de sa création, le pape a exprimé sa satisfaction : « En célébrant les mystères sacrés selon la forme extraordinaire du rite romain, les membres de la Fraternité Saint-Pierre contribuent, dans la fidélité à la Tradition vivante de l’Église, à une meilleure compréhension et mise en œuvre du concile Vatican II (21).»
Celui-ci reste la boussole incontournable du pape dans le chemin qu’il veut faire prendre par l’Église. Les prochaines canonisations de Jean XXIII et Jean- Paul II, instruites en dépit des règles élémentaires de prudence, serviront sans nul doute à canoniser le concile Vatican II.
Par Julien Moreau
Sources : Fideliter n° 219 de mai-juin 2014
Notes
1 – Voir François avant la papauté : la passion de la réforme et Un maître du futur pape : Michel de Certeau
2 – Der Spiegel, 18/03/2013, traduit par nos soins.
3 – La Repubblica, 10/02/2014.
4 – Apic, 12/08/2013.
5 – Revue Études, octobre 2013.
6 – Encyclique E supremi, 04/10/1903.
7 – Entretien au retour des JMJ, 28–29 juillet 2013.
8 – Entretien au Corriere della Sera, le 4 mars 2014.
9 – http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/ 1350500 ? fr= y
10 – Revue Études, octobre 2013.
11 – Entretien du card. Maradiaga, La Croix, 17/02/2014.
12 – Radio Vatican, 16/02/2014.
13 – Revue Études, octobre 2013.
14 – Le Point, 21/03/2013.
15 – Nous renvoyons nos lecteurs vers l’étude très abordable Vatican II, l’Église à la croisée des chemins, tome II, MJCF, 2012.
16 – Idem.
17 – Entretien au retour des JMJ, 28–29 juillet 2013.
18 – Revue Études, octobre 2013.
19 – Idem.
20 – Lettre du père Volpi à La Stampa, 06/12/2013.
21 – Lettre du pape à la FSSP, 29/10/2013.